La belle canuse
La contremaîtresse l’a convoquée, Anne-Lise n’est pas inquiète. Elle n’a rien fait de mal, sérieuse, courageuse, souriante et aimable, c’est une ouvrière appréciée de ses compagnes comme de ses chefs. Elle monte à l’étage où se trouvent les bureaux.
Cela fait presque dix ans que la jeune fille travaille là, elle est rentrée à l’âge de huit ans, son père venait de mourir dans un accident à la fabrique, sa mère était morte depuis plusieurs années en donnant naissance à son dernier fils. Le bébé n’avait pas vécu, tout comme les autres enfants précédents. Seule Anne-Lise a survécu et c’est ainsi qu’elle se retrouve seule en ce matin de février. Les patrons de la manufacture où a péri son père, écrasé par une lourde poutre qui s’était détachée d’un métier, avaient décidé de placer l’enfant dans une de ses « fabriques couvents » qui existent dans la vallée. C’est pourquoi elle vit là, au cœur de la campagne du Bugey, dans la propriété d’un soyeux lyonnais. Il s’agit de l’une des premières usines à la campagne, un lieu qui présente bien des attraits : des grands espaces permettent le développement des bâtiments, avec des employés plus dociles qu’à la ville. On y maîtrise toutes les étapes de la chaîne de production.
Anne-Lise est passée par tous les postes de la fabrique, toutes les étapes de la filature au tissage : de l’atelier où l’on forme le fil, à l’atelier de bobinage en passant par le dévidage, le moulinage et l’ourdissage. Elle a connu les tristes dortoirs et les réfectoires bruyants où l’on sert des repas frugaux. Tout cela est installé dans les bâtiments appelés le « ménage », où sont logées les jeunes filles.
Au XIX siècle, alors que la main-d’œuvre qualifiée fait défaut, des patrons ont l’idée de créer des usines-pensionnats qui accueillent des jeunes filles pauvres, orphelines ou filles de cultivateurs locaux. Des filles que l’on place à l’usine en échange du gîte, du couvert et d’une éducation rigoureuse. Elles sont encadrées par les sœurs de l’ordre de Saint-Joseph qui imposent une droiture morale et une pratique religieuse aux ouvrières. Dans le parc le propriétaire a fait construire une chapelle, la direction incite le personnel à assister aux
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