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La Gouvernante de la Renardière: Un roman historique poignant
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Livre électronique289 pages4 heures

La Gouvernante de la Renardière: Un roman historique poignant

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À propos de ce livre électronique

Lorsque la guerre de 1914 éclate, Berthe Bardalet et sa mère, Léontine, s’efforcent de maintenir à bout de bras la ferme familiale.

Tous les hommes de la famille, le père, le frère, le beau-frère et même Auguste, le promis de Berthe, sont partis au front. Commencent alors pour les deux femmes de longues journées de labeur et d’attente. En vain, les saisons qui passent n’apportent que de sombres nouvelles : Fernand, le frère, tout juste âgé de 26 ans, tombe en Champagne suivi peu de temps après par son père, Basile. Gaétan, le beau-frère, est grièvement blessé et amputé. Quant à Auguste, il a disparu. La mère tombe malade et la ferme périclite. Il faut alors vendre les terres et trouver à se placer. C’est ainsi que Berthe entre comme repasseuse au château de La Renardière et que les circonstances de la vie la rendent très vite indispensable. Mais le destin de Berthe n’a pas dit son dernier mot. Un jour, un nouveau jardinier est engagé au château...

L'histoire poignante d'une famille qui lutte pour sa survie dans l'horreur de la Première Guerre mondiale.

EXTRAIT

Berthe Bardalet souleva le rideau de la fenêtre. Il était presque midi. Une fois encore, elle prendrait son repas seule, en face de sa mère. La petite table rectangulaire de la cuisine était recouverte d’un tapis usé dont les carreaux rouges dessinaient à peine la géométrie des figures. Les assiettes creuses, disposées pour les deux convives sur le bord de ce modeste revêtement, avaient fini par y laisser leur empreinte, comme une présence vivante. À chaque repas, Berthe prenait soin de déposer les deux assiettes sur les cercles ainsi dessinés. La table faisait face à la fenêtre. Les brise-bise jaunis par la fumée du poêle laissaient découvrir la vie du bourg. Sans le savoir, Berthe surveillait les personnes susceptibles de s’approcher de sa maison. Elle aurait pu dire le nombre de fidèles fréquentant l’église, en semaine et le dimanche à la grand-messe, et aussi celui des habitués des enterrements.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Originaire du Limousin, Sylvie Ongenae exerce en tant que médecin psychiatre-psychanalyste à Limoges et à Guéret. Roman après roman, elle donne toute la mesure de son expertise professionnelle. Elle explore sentiments et émotions avec une vérité saisissante. Elle parle d’amour et d’amitié avec poésie et simplicité, humanisme et profondeur. Débordante d’imagination, habitée par des personnages hauts en couleur, elle régale les lecteurs avec des intrigues passionnantes, savamment construites et émouvantes.
Elle vit en Limousin.
LangueFrançais
ÉditeurLucien Souny
Date de sortie6 avr. 2018
ISBN9782848866918
La Gouvernante de la Renardière: Un roman historique poignant

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    La Gouvernante de la Renardière - Sylvie Ongenae

    I

    Berthe Bardalet souleva le rideau de la fenêtre. Il était presque midi. Une fois encore, elle prendrait son repas seule, en face de sa mère. La petite table rectangulaire de la cuisine était recouverte d’un tapis usé dont les carreaux rouges dessinaient à peine la géométrie des figures. Les assiettes creuses, disposées pour les deux convives sur le bord de ce modeste revêtement, avaient fini par y laisser leur empreinte, comme une présence vivante. À chaque repas, Berthe prenait soin de déposer les deux assiettes sur les cercles ainsi dessinés.

    La table faisait face à la fenêtre. Les brise-bise jaunis par la fumée du poêle laissaient découvrir la vie du bourg. Sans le savoir, Berthe surveillait les personnes susceptibles de s’approcher de sa maison. Elle aurait pu dire le nombre de fidèles fréquentant l’église, en semaine et le dimanche à la grand-messe, et aussi celui des habitués des enterrements.

    Berthe avait vingt-cinq ans. Ses cheveux relevés en chignon lui donnaient un air grave et sévère et durcissaient les traits de son visage. Cette coiffure qu’elle aimait particulièrement la faisait paraître beaucoup plus vieille que son âge. Chaque matin, avec une attention toute particulière, elle enroulait les boucles de ses cheveux pour les enfermer dans un petit filet juché au sommet de son crâne. Elle ne s’était jamais posé la question d’une autre coiffure. Un secret chagrin, qu’elle taisait même à sa mère, lui donnait l’apparence d’être prématurément usée.

    Était-elle belle ? Nul n’aurait pu le dire. Toute l’année, elle portait une jupe froncée grise, pareille à un habit monacal, avec un corsage également gris taillé dans les restes d’un vieux manteau et dont les boutons étaient dépareillés. Berthe ne considérait en toute chose que l’utilité matérielle. « Après tout, à qui faut-il plaire » se répétait-elle, sur le ton d’une ritournelle.

    Pour économiser les vêtements de tous les jours, elle portait toute l’année un tablier descendant jusqu’aux pieds ; les cordons, ramenés de l’arrière vers l’avant, étaient noués de telle façon à dessiner une taille qui paraissait fine. Elle confectionnait ce vêtement de protection dans la partie la plus solide de ses vieux habits qui trouvaient ainsi une deuxième vie avant de finir en chiffons. « Il faut être économe dans la vie », lui avait toujours répété sa mère, et la période de guerre qu’elle venait de vivre avait fini de la convaincre de cette nécessité, elle qui, sans rien dire, n’avait pourtant pas mangé à sa faim tous les jours.

    Berthe habitait avec sa mère, dans le bourg de Ladignac, une vieille bâtisse limousine aux murs épais, humides les trois quarts de l’année, et qui ne comptait que deux grandes pièces. L’une servait de chambre, l’autre de pièce à vivre. Pour se tenir chaud, les deux femmes avaient pris l’habitude de dormir dans le même lit pendant la saison froide. La jeune femme aurait bien aimé disposer son grand lit près de la cheminée, mais cela aurait forcément déplu à sa mère, qui n’acceptait la moindre douceur qu’à contrecœur. « La fumée risque de salir plus rapidement les draps, et il n’est pas bon de mollir près du feu ! Nous ne sommes pas encore à l’article de la mort ! » Ainsi parlait la mère. Berthe ne trouvait rien à répondre à de tels propos. La logique de l’aînée avait l’habitude de régner et de n’admettre aucune contradiction.

    Berthe était née dans cette petite bourgade qu’elle connaissait dans les plus infimes recoins. « C’est là que je suis née et c’est là que je mourrai », pensait-elle souvent. La jeune femme ne s’accordait aucune liberté, pas même celle d’espérer un sort meilleur, autre part. Du lever au coucher du soleil, elle s’affairait aux quatre coins de la maison et dans les différentes parties de la ferme. Et en dépit de cela, un ennui mortel l’habitait. Elle n’avait jamais imaginé aller s’établir plus loin, dans un autre bourg, encore moins à la ville.

    Située près de l’église, la maison ne bénéficiait pas d’une bonne exposition. Seules les journées de plein ensoleillement, pendant l’été, permettaient que les pièces fussent un peu plus lumineuses. Le reste du temps, on eût dit le cloître de l’abbaye de Solignac habité par deux moniales autorisées à se déplacer seulement à l’intérieur de la clôture.

    Berthe avait grandi dans cette demeure, à laquelle la porte cloutée donnait l’aspect d’une citadelle moyenâgeuse, imprenable, et où elle habitait seule avec sa mère depuis que la guerre avait mobilisé les deux hommes de la maison : son père et son frère. Les deux pièces, habituellement trop petites, lui donnaient maintenant l’impression d’un vide effroyable.

    Les douze coups retentirent au clocher de l’église. Elle frémit, s’agita, regarda machinalement par la fenêtre et sortit sur le seuil. En rentrant, elle regagna sa place devant un couvert qui, comme d’habitude, s’annonçait peu glorieux. Sa fourchette prête à piquer le palais ressemblait à un véritable instrument de torture. Sa cuillère en argent était tachetée à force de servir et de n’être pas astiquée, le manche nacré du couteau, qu’elle avait depuis son enfance et que lui avait offert son père, était fendillé et son verre ébréché.

    Le couvert de la mère était aussi pitoyable que celui de la fille. Pour les deux femmes, il s’agissait là de détails qui n’avaient aucune espèce d’importance et qu’elles ne remarquaient même pas. Elles savaient par expérience que le matériel était fait pour durer le plus longtemps possible. Et même hors d’usage, l’habitude était de le garder, comme si un ustensile cassé était tout de même préférable à rien du tout dans cette maison plutôt vide.

    En effet, l’habitation avait été « visitée » un jour où les deux femmes étaient aux champs. La belle vaisselle offerte par la mère de Léontine pour son mariage avec Basile Bardalet et les deux paires de draps en lin offerts par le père de ce dernier, Bertrand Bardalet, avaient disparu. Léontine Bardalet, la mère de Berthe, avait la conviction que les voleurs ne devaient pas habiter bien loin, que c’était peut-être leurs plus proches voisins. La mère Bardalet regrettait surtout le vol des beaux draps neufs brodés des mêmes initiales que celles de Berthe et qu’elle avait gardés pour confectionner le trousseau de mariage de sa fille cadette. Elle y voyait un mauvais présage.

    En regardant la table dressée, Berthe pensa qu’elle s’installait peu à peu dans des habitudes de vieille fille. Elle avait besoin d’avoir le même couvert et la même place, face à la fenêtre ! Et souvent, trottaient dans sa tête les paroles de son père : « L’habitude, c’est une seconde nature ! » À cela, il n’y avait rien à dire, et c’était bien réconfortant d’avoir à traiter de vérités définitives qui ne pouvaient que recueillir l’assentiment général, c’est-à-dire celui de sa mère. Et même ces dictons répétés à droite et à gauche, autour de soi, pouvaient faire croire à une certaine forme d’intelligence.

    Trois fois par jour, se répétait ce face-à-face mère-fille, qui donnait à la jeune femme l’impression que tout était ordonnancé pour le mieux, d’une façon immuable, indéfectible. Dans ce décor figé, plus rien ne semblait laissé au hasard. Il n’y avait rien à redire, hormis le fait que la vie de Berthe se déroulait dans une monotonie déconcertante.

    Berthe pensait souvent à ce jeune homme, Auguste Audevin, parti au combat et qui l’avait quittée avec une promesse de mariage au retour. C’était le fils unique d’une famille de riches agriculteurs qui travaillaient la même terre depuis des générations. Berthe l’avait connu au bal de la Saint-Jean, son premier bal, en cet été 1914. Auguste venait de fêter ses vingt-trois ans, et elle, ses vingt et un printemps.

    Son père, qui redoutait que Berthe et sa sœur aînée Léone ne devinssent des dévergondées, lui avait toujours dit : « On ne fréquente pas de garçon avant d’être majeure. Je préfère prendre les devants en guise de conduite à adopter. » En jeune fille craintive, elle avait scrupuleusement observé la consigne et attendu l’âge autorisé.

    Berthe ne disait rien de l’attente insupportable dans laquelle Auguste la plongeait malgré lui. Elle ne voulait pas ajouter à sa peine quotidienne des plaintes aussi lourdes qu’inutiles. Une seule fois, elle lui avait envoyé en secret un petit colis de vivres. Les deux femmes ne pouvaient pourvoir à l’entretien des hommes partis au front.

    Jour après jour, Berthe constatait que les traits de sa mère accusaient les traces d’une fatigue évidente. Mais jamais les deux femmes ne partageaient le trouble de leur cœur, pourtant si commun à maints égards. « Nous ne faisons pas partie de la race de ceux qui se lamentent sans cesse ! » avait répondu un jour Basile Bardalet à sa fille cadette, qui grelottait et qui regrettait qu’un bon feu ne flambât pas encore dans la cheminée.

    Et à chaque fois que Berthe se mettait à table, les deux places vides la heurtaient de plein fouet. Les propos de son père se mettaient à résonner dans sa tête et l’absence se faisait torturante. « C’est bien suffisant pour moi, se dit-elle en regardant son couvert. Pour quelle raison aurais-je besoin de le changer ? » Elle aurait pu prendre les couverts réservés jadis aux autres membres de la famille, mais elle n’y tenait pas, comme sous l’effet d’une superstition. Il ne faut surtout pas prendre la place de l’autre pendant qu’il est absent.

    Sa voisine, Léocadie Lardeau, venait parfois partager la solitude et la pitance des deux femmes. Pour l’occasion, celle-ci amenait un morceau de pot-au-feu, accompagné de pommes de terre et de quelques grosses carottes. C’était alors un moment festif pour les deux femmes.

    Quand il s’agissait de préparer les repas, Berthe Bardalet manquait totalement d’imagination, de savoir-faire, mais aussi d’argent. Elle se sentait comme empêchée de suivre les goûts que lui aurait dictés son palais. La même phrase, prononcée avec insistance par son père, résonnait comme un interdit infranchissable : « L’argent dépensé pour la nourriture, c’est de l’argent perdu ! » Il s’agissait de s’alimenter et non de succomber aux plaisirs du palais ! Et lui, au fond de ses tranchées, que mangeait-il ? Avait-il le temps de penser à l’heure à laquelle il mangerait ou ce qu’il se « mettrait sous la dent », selon son expression favorite ?

    Berthe, qui était devenue désormais la maîtresse de maison et qui avait relayé sa mère depuis que les hommes avaient déserté le domicile familial, s’efforçait de cuisiner toute l’année avec les produits du potager, frais ou en conserve, qu’elle économisait pour pouvoir durer jusqu’à la prochaine saison. Sa mère avait toujours agi ainsi, et elle lui avait appris à faire de même. C’est donc ce que faisait Berthe sans état d’âme, d’autant plus que lui revenait la charge de s’occuper du potager.

    Elle eut beau regarder à plusieurs reprises par la fenêtre, personne ne vint. Personne ne l’attendait et elle n’attendait personne. Les jours se suivaient avec une désespérante monotonie.

    — Léocadie, à cette heure-ci, doit encore être dehors, occupée à soigner le bétail, dit-elle en guise de conversation, histoire d’alléger l’atmosphère pesante.

    Berthe posa à nouveau son regard sur les deux couverts qui attendaient et se mit à table, déçue une fois de plus qu’il ne se fût rien passé d’extraordinaire. Elle regarda sa mère, mais celle-ci ne desserra pas les dents : les deux femmes manquaient terriblement de conversation ! Elles craignaient d’aborder ouvertement le motif de leur chagrin secret. Il leur semblait qu’à ne rien dire la situation était plus supportable.

    La soupe chaude versée dans l’assiette accentuait, jour après jour, l’empreinte sur le tapis usé, comme la marque assurée d’un temps qui s’écoule tout de même. Berthe fixait les carreaux rouges comme pour retenir en elle une géométrie que le temps effaçait peu à peu. Elle avala goulûment le contenu de son assiette. Des bruits de déglutition retentirent dans toute la cuisine et vinrent trouer le silence de plomb. Berthe aspirait sa soupe comme un chien affamé la lape dans son écuelle. La comparaison n’aurait en rien déplu à la jeune femme qui aimait les chiens et qui, de surcroît, avait une chienne de vie.

    C’était une musique étrange. Au bruit que faisait Berthe répondait celui que faisait sa mère. Chaque cuillère frappait le fond de l’assiette comme un appel lointain qui restait sans écho. Quand Berthe, à la fin du repas, avala un grand verre d’eau, ce fut comme un torrent aux multiples cascades, ultime remède contre la solitude. Berthe avait gardé intactes les habitudes de son enfance, comme celle sans cesse rappelée par sa mère de ne pas boire d’eau en mangeant, car ça fait gonfler l’estomac et ça coupe l’appétit.

    — Encore un de terminé, nous v’là ben tranquilles ! s’aventura à dire Berthe. Les deux femmes échangèrent un regard furtif. Elles n’avaient pas l’habitude de beaucoup se parler, encore moins à table, où une certaine éducation voulait qu’il fût interdit de parler, comme s’il eût été inconvenant d’accomplir deux choses à la fois.

    En dehors des repas, et bien que toujours occupée, Berthe passait le plus clair de son temps à s’ennuyer. Les jours d’enterrement constituaient pour elle une distraction sans égale, qu’elle se joigne au cortège mortuaire ou, assise près de la fenêtre, qu’elle se contente de regarder. « Encore un de parti pour l’éternité ! » se disait-elle. Et elle ne savait si elle devait être triste ou se réjouir d’être encore vivante. Elle eût aimé pouvoir se hisser dans le cercueil pour vérifier si chaque mort avait la même physionomie, impassible et livide.

    Mais dès qu’un enterrement passait, une frayeur la traversait. Elle ne pouvait s’empêcher de penser aux deux hommes partis sauver la patrie. Devait-elle se féliciter de ce patriotisme de tous les Français mobilisés pour défendre leur pays ?

    Aux deux absents de la maison, il fallait bien sûr ajouter Auguste. Celui-ci l’avait quittée avec la promesse solennelle d’un mariage à son retour. « J’essaierai de revenir, par tous moyens, le plus vite possible. » Et il avait fait jurer à Berthe, sur la croix qu’elle portait autour du cou depuis sa première communion, de n’épouser personne d’autre que lui.

    — Je te le jure. C’était sur ces paroles que les deux fiancés s’étaient quittés.

    Basile Bardalet, d’une santé robuste, fort comme un ours, était parti au combat à cinquante-trois ans, peu de temps après son fils, Fernand, qui avait tout juste vingt-quatre ans. « La vie n’a jamais été tendre avec moi, mais elle n’est pas pour autant terminée », avait déclaré le père Bardalet au moment d’être enrôlé.

    Son épouse, née Depret, fragile de nature, fut plongée dans une profonde détresse. C’était la première fois qu’ils étaient séparés depuis leur mariage. La force de Basile suffisait à la rassurer, elle qui n’avait jamais pris de décision dans sa vie, hormis, peut-être, celle d’épouser Basile Bardalet, comme le lui avaient conseillé ses parents. Elle avait toujours pensé qu’il la protégeait de tout danger.

    La quinquagénaire aimait se souvenir d’un certain dimanche de l’hiver 1888, soit un an avant la naissance de leur fille aînée, Léone. Les jeunes mariés s’étaient promenés dans les bois pour se rendre compte du ravage de la tempête et de la quantité d’arbres tombés au sol. Ce jour-là, Basile avait fait fuir un loup affamé en cognant ses sabots l’un contre l’autre. Il avait sorti son opinel, qui l’accompagnait toujours, prêt à l’enfoncer dans la gorge de l’animal, mais sa détermination avait suffi pour faire détaler l’animal.

    Dans son malheur, Berthe essayait de se dire que tous ceux qu’elle aimait l’entouraient quand même, au loin ou dans la terre ! Elle y pensait d’autant plus que le cimetière se trouvait juste derrière l’église, près d’une terre qui avait appartenu aux époux Bardalet. Le caveau familial, qui ressemblait à une petite chapelle, se remarquait dès l’entrée du cimetière. Les parents de Basile n’avaient pas été avares de leur argent pour construire ce monument funéraire qui était destiné à accueillir plusieurs générations.

    Souvent, Berthe regardait avec une certaine perplexité dans la direction des disparus, sans savoir si la pensée des défunts l’aidait à être de cette terre ou si, en son for intérieur, elle aurait souhaité les rejoindre pour se soustraire à la difficile réalité de la vie. C’était là une bien maigre consolation, mais, dans sa détresse, tout signe de la présence des siens, même des disparus, lui paraissait extrêmement réconfortant. « Mieux vaut prendre même un petit peu que rien du tout. » Telle avait été la rengaine paternelle souvent entendue.

    Puis, dans un sursaut, elle se ressaisit. « Après tout, l’avenir peut changer ! » se dit-elle pour continuer à trouver le courage de vivre. Sa mère ne serinait-elle pas qu’il faut toujours garder l’espoir ?

    Berthe débarrassa la table et pensa que, plus tard, ce serait sans doute mieux. Il fallait donc attendre. Et bien qu’il n’y eût pas de miettes sur le sol, elle passa un coup de balai, comme pour clore de façon officielle le repas.

    — C’est comme cela que l’on doit faire dans les familles de riches ! dit-elle à voix haute. Mais sa mère, qui somnolait près du poêle, n’entendit rien. Les paroles prononcées par Berthe ne perturbèrent en rien le somme de la vieille femme fatiguée.

    * * *

    Berthe n’avait jamais réussi à parler correctement. Elle avait pourtant fréquenté l’école des sœurs de la Visitation, mais pas suffisamment longtemps. Ses parents ne lui avaient pas donné le goût des choses bien faites. A onze ans, elle avait acquis une instruction pour le restant de ses jours. « Après tout ! Que veux-tu de plus ? lui avait dit son père. Tu sais lire, écrire et compter… Ou à peu près ! C’est ben suffisant ! Les filles, ça se marie ! V’là tout ! Et puis, ça a des enfants ! C’est ainsi qu’il faut faire quand on est une fille pour faire sa situation ! »

    Enfant, Berthe avait toujours travaillé à la ferme. Et là encore, le père Bardalet avait appris à ses enfants à ne jamais se plaindre et à n’avoir d’avis sur presque rien, pas même sur la quantité de sucre à mettre dans le café au lait le matin, sur le nombre de tartines à manger ou sur la couleur des vêtements du dimanche achetés par « la mère », ainsi que se faisait appeler Léontine Bardalet par ses enfants et son mari.

    La jeune femme, comme par habitude, se dirigea vers l’unique miroir de la maison, situé dans la cuisine, pour vérifier l’état de sa coiffure. C’était là sa seule coquetterie, car une femme doit toujours être bien coiffée. Son chignon était emprisonné dans une multitude d’épingles soigneusement implantées sur le sommet du crâne et qui n’avaient pas eu la fantaisie de bouger d’un iota. Pour la première fois de sa vie, elle considérait avec gravité le portrait de la jeune femme qui était en face d’elle.

    Son visage était large et osseux. Ses yeux noirs, profondément enfoncés dans les orbites, lui donnaient une gravité particulière. Les rides d’expression imprimaient une étrange tristesse, comme si celle-ci s’était incrustée subrepticement, au fil des jours, depuis le 28 juin 1914.

    Où qu’elle aille, son port de tête était toujours altier, et elle était assez fière d’avoir les oreilles de sa mère, finement ourlées, un peu à la manière d’une dentelle travaillée avec goût. Sa sœur Léone, de quatre ans son aînée, avait également hérité de cette particularité dévolue uniquement aux filles de la famille. Les garçons, quant à eux, avaient des oreilles d’ours comme leur père, épaisses, mal ourlées et rouges comme si elles contenaient une réserve de vin. « On ne sort jamais sans mettre son chapeau ! » répétait sa mère, et Berthe s’en était laissée facilement convaincre.

    Elle remarqua que sa large bouche laissait découvrir de solides dents blanches, bien implantées, avec les deux incisives de la mâchoire supérieure largement écartées. La peau de son visage, fine et pâle comme celle des demoiselles de la ville, tranchait avec celle de ses mains tannées par le soleil, écorchées, abîmées par les travaux des champs. Un air triste s’était installé dans son regard depuis qu’elle avait perdu l’habitude de rire, c’est-à-dire depuis la déclaration de guerre.

    Elle n’avait jamais eu l’opportunité d’étudier l’histoire du pays puisque son destin la vouait à être une paysanne, comme ses parents et ses grands-parents, mais la guerre la vampirisait en secret.

    — Quelle horreur ! Quelle boucherie ! dit-elle à voix haute.

    Mais il n’y avait personne avec qui dialoguer puisque sa mère était sortie. Et elle laissa échapper un soupir à fendre l’âme. Qu’avait-elle à faire de l’assassinat de l’archiduc héritier d’Autriche-Hongrie, François-Ferdinand, en Bosnie-Herzégovine, elle, Berthe Bardalet, habitante de Ladignac, en Limousin, cadette d’une fratrie de trois ? D’ailleurs, comment aurait-elle pu savoir qu’il existait, ce causeur de guerre, elle qui ne connaissait même pas Limoges ? Il lui suffisait de savoir que la Loue arrosait Saint-Yrieix-la-Perche et que la Vienne débordait parfois dans la capitale de la porcelaine.

    Elle aurait voulu effacer de sa mémoire tout ce qu’elle savait à propos de cette terrible guerre. Mais, en ce mois de décembre 1918, tous les détails de la vie quotidienne lui rappelaient cette affreuse période. Bien sûr, il y avait eu l’armistice signé le 11 novembre précédent, mais les dix millions de morts n’avaient pas ressuscité pour autant !

    Ceux qui étaient revenus du front parlaient maintenant avec une certaine fierté de la période de mobilisation en août 1914. Les familles, quant à elles, se souvenaient seulement de l’absence, de cette terrible absence qui, du jour au lendemain, avait vidé chaque foyer et plongé femmes et enfants dans un univers de désolation. Fernand Bardalet avait été mobilisé un jour de pleine lune, et sa mère avait eu le pressentiment qu’il ne reviendrait pas vivant.

    Berthe, qui déambulait dans sa cuisine, regarda par la fenêtre. Le temps était au froid, mais la cheminée ne flambait pas beaucoup, par souci d’économie. « A quoi bon ! se dit-elle en essuyant des larmes qui perlaient au coin de ses yeux. Ça ne change rien au cours des choses. »

    Son frère Fernand aurait dû fêter, en ce 12 décembre, ses vingt-huit ans. Mais le destin en avait décidé autrement puisqu’il avait péri, en 1915, en Champagne, avec son camarade Isidore Boulet, à la veille de ses vingt-cinq ans. On retrouva sur le mort une photographie qu’avait prise un de ses amis d’enfance, Hector Sarrazin, exempté du service national et habitant Reims. Il portait le fameux fusil Lebel, long de un mètre trente, pesant quatre kilos et ayant une portée de deux mille cinq cents mètres. Il semblait fier d’être au combat.

    Berthe ne douta pas un seul instant qu’il ait combattu valeureusement car on retrouva, accompagnant cette photographie, un petit morceau de papier sur lequel il avait recopié un extrait des ordres du général Joffre : « Une troupe qui ne pourra plus avancer devra, coûte que coûte, garder le terrain conquis et se faire tuer sur place plutôt que de reculer. »

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