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Les jonquilles fleurissent en décembre
Les jonquilles fleurissent en décembre
Les jonquilles fleurissent en décembre
Livre électronique462 pages13 heures

Les jonquilles fleurissent en décembre

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À propos de ce livre électronique

Paris, septembre 1941,

Claire, étudiante idéaliste et entière, s’engage dans la Résistance avec l’insolence frondeuse de sa jeunesse, sans présager un instant des sombres conséquences qui en découleront et des douloureux sacrifices auxquels son âme devra consentir au nom de la lutte contre l’Allemagne nazie.
Dans la famille Saint-leu, dont la jeune fille est la cadette, on n’accepte ni la défaite ni la collaboration éhontée du gouvernement de Vichy. Vincent, son frère aîné, s’embarque pour Londres.
Du fin fond de la campagne lotoise, ses parents, quant à eux, tentent d’arracher le plus grand nombre d’enfants juifs aux griffes barbares de la déportation et à la traque acharnée de la police vichyste.

Dans une France occupée, livrée à l’oppression et à la tyrannie de la botte hitlérienne, des destins se croisent et se révèlent, sombres ou flamboyants, selon le choix que chacun fait.
Une chronique de la vie de Français ordinaires, placés dans des circonstances extraordinaires et ballottés par la sourde réalité de l’Histoire. Un quotidien où se mêlent espoirs de lendemains meilleurs, craintes d’une dénonciation anonyme, opérations clandestines et règlements de comptes sanglants.
LangueFrançais
Date de sortie3 déc. 2015
ISBN9782322021208
Les jonquilles fleurissent en décembre
Auteur

Annie Fayet

Depuis son plus jeune âge, Annie Fayet est une lectrice passionnée et assidue. L’écriture s’est peu à peu imposée à elle comme un passage incontournable, une évidence, un besoin vital. Ses livres ne se lisent pas, ils se vivent aux fils des pages où elle explore l’âme humaine dans toute sa richesse et ses contradictions, avec une grande finesse et une extrême sensibilité. Elle signe ici son second roman dont l’intrigue se déroule durant la douloureuse période de l’Occupation. Les lecteurs qui ont aimé « Une vie ne suffit pas » retrouveront avec plaisir le style fluide de l’auteure et sa capacité à nous faire voyager dans le temps en nous entraînant au cœur de son récit comme si nous en étions acteurs nous-mêmes.

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    Aperçu du livre

    Les jonquilles fleurissent en décembre - Annie Fayet

    26

    1

    Le martèlement des bottes sur le pavé se faisait de plus en plus proche. Claire jeta un regard éperdu de chaque côté de la rue et se précipita dans le renfoncement d’une porte-cochère. Son cœur battait à tout rompre tandis qu’un frisson d’angoisse mêlée d’excitation la parcourait toute entière.

    Elle se plaqua contre le mur comme si elle voulait se fondre dans la pierre. Le souffle court, elle attendit. Sa respiration sifflante rythmait les pas de la patrouille dont le bruit s’amplifiait, remplissait sa tête d’une terreur délicieuse. Elle s’imaginait découverte et escortée, manu militari, jusqu’à la Kommandantur par des soldats en uniforme gris-vert. Ils l’interrogeraient, la tortureraient peut-être, mais elle ne dirait rien. Elle se montrerait héroïque comme l’avait été son père lors de la Grande Guerre.

    Une bouffée d’orgueil patriotique enflamma ses yeux verts aussi brillants, dans la nuit sombre, que ceux d’un chat. Elle ferma précipitamment les paupières.

    « Je suis folle, songea-t-elle. Je ne dirai rien parce que je ne sais rien. Je n’ai encore rien fait d’important ». À cette pensée, une vague de tristesse et de frustration la submergea lui faisant oublier pour un temps l’imminence du danger.

    Au bruit des bottes se mêlaient, à présent, des voix à l’accent guttural. Tous les sens en alerte, Claire tendit l’oreille. La patrouille s’était arrêtée. Un rire de femme cristallin, séducteur, s’éleva dans la nuit comme une invitation à la joie de vivre, au plaisir.

    Malgré la peur qui la tenaillait, Claire risqua un œil à l’extérieur. Les soldats, immobilisés à l’angle de la rue, lui tournaient le dos et plaisantaient avec une jeune femme en jupe rouge et corsage à fleurs qui leur tendait son ausweis avec un sourire effronté.

    Sûrement une prostituée ou la maîtresse d’un officier allemand, pensa Claire en se rejetant précipitamment contre le mur. Un profond sentiment de dégoût la submergea. Comment ces femmes pouvaient-elles pactiser avec l’ennemi en les accueillant dans leur lit ? À cette idée, la jeune fille vibrait d’indignation. La fougue idéaliste de ses vingt ans lui interdisait tout compromis.

    Au bout de la rue, les voix graves des hommes en armes continuaient à se faire entendre puis cessèrent brusquement. La patrouille se remit en route. Claire retint son souffle et se colla contre le mur dont les aspérités lui labouraient le dos. Sa tension était telle, qu’elle mit quelques secondes à réaliser que le claquement des bottes, qui résonnait encore dans ses oreilles, s’amenuisait, se dissolvait dans le silence de la nuit jusqu’à devenir un bruissement imperceptible. Elle poussa un profond soupir de soulagement.

    Contre toute attente, la patrouille avait fait demi-tour. Pour quelles raisons les soldats avaient-ils bifurqué dans la rue Nationale au lieu de remonter la rue de Tolbiac ? Elle l’ignorait, mais peu importait. La voie était libre, c’était l’essentiel. Sans demander son reste, la jeune fille s’élança à l’extérieur de sa cachette et fit le restant du trajet en courant.

    Une petite pluie fine se mit à tomber. Elle lui offrit son visage, heureuse de se sentir libre, jeune et vibrante de vie. Cinq minutes plus tard, elle poussait la porte de l’appartement du 46 rue de Patay.

    — Où étais-tu passée ? Tu as vu l’heure ?

    Tante Adeline, en chemise de nuit, l’attendait dans la cuisine qu’éclairait faiblement une bougie sur le point de rendre l’âme.

    — Il n’y a pas d’électricité ? demanda la jeune fille en appuyant sans succès sur l’interrupteur.

    — Ne change pas de conversation, s’il te plaît. Je t’ai posé une question, j’attends la réponse.

    La voix d’Adeline avait durci d’un ton. Malgré la semi-obscurité de la pièce, Claire percevait le regard brûlant de colère et d’angoisse réprimée que lui jetait sa grand-tante. Elle baissa les yeux comme une enfant prise en faute.

    — Tu es inconsciente ou quoi ? Il est minuit passé et tu traînes dans les rues sans te soucier du couvre-feu. Je me suis fait un sang d’encre à t’attendre en imaginant le pire, alors j’estime que tu me dois une explication. Je te repose la question : où étais-tu ?

    Claire se racla la gorge pour se donner le temps de réfléchir.

    — J’étais chez Jeanne, expliqua-t-elle, enfin. Nous avions un exposé assez complexe à préparer pour la semaine prochaine et nous n’avons pas vu l’heure passer. Je suis désolée, ma petite tante chérie, ajouta-t-elle en lançant un regard implorant à la vieille dame. Tu me pardonnes ?

    Malgré elle, Adeline sentit fondre sa colère en reconnaissant la lueur de tendre innocence dont sa nièce usait quand elle était enfant. Dans son cœur ne subsistait plus que l’immense soulagement de la savoir saine et sauve. Elle tendit les bras vers elle et la serra avec force.

    — Ne me fais plus jamais ça, sinon je te renvoie à Sordes, chez tes parents. C’est bien compris ?

    Elle savait la menace efficace, mais sa voix avait repris sa douceur coutumière. Claire déposa un baiser léger sur la joue ridée de sa grand-tante et respira le doux parfum de jasmin dont Adeline, en vieille dame coquette, s’aspergeait tous les matins depuis des années.

    — Promis, tantine, je ne recommencerai pas.

    En disant ces mots, la jeune fille sentit un petit pincement titiller sa conscience. Elle savait qu’elle ne tiendrait pas sa promesse. Déjà, elle avait fait un demi-mensonge en affirmant qu’elle était chez son amie Jeanne. Elle s’y était rendue en effet, après les cours, mais ensuite elle avait rejoint un groupe d’étudiants de tendance plus ou moins gauchiste qui rédigeaient des tracts antinazis. Des ouvriers d’usine étaient chargés d’en assurer la distribution.

    Elle sortait de chez l’un d’entre eux, où elle était venue déposer une centaine de feuillets, quand elle avait failli se faire surprendre par la patrouille allemande. Même si elle n’avait plus rien de compromettant sur elle, circuler durant les heures de couvre-feu pouvait s’avérer dangereux.

    Elle eut un frisson de peur rétrospective, mais songea qu’elle recommencerait sans hésiter dès que l’occasion se présenterait à nouveau. Pour l’instant, ses actions se limitaient à rédiger ou transporter des tracts, mais bientôt, elle l’espérait de tout cœur, on lui confierait des missions plus importantes.

    Le sang jeune et bouillonnant qui coulait dans ses veines la rendait impatiente. Elle brûlait d’intégrer un des groupes de résistants qui se formaient aux quatre coins du pays et dont ses amis étudiants parlaient à mots couverts et enthousiastes.

    L’appel de ce général inconnu qui se nommait de Gaule l’avait bouleversée jusqu’aux tréfonds de l’âme. Il résonnait en elle comme un chant d’espoir. La France libre, elle en rêvait et comptait bien prendre une part active à sa libération. Même si elle n’était qu’une faible femme, presque une enfant, comme se plaisait à le souligner son frère Vincent, elle montrerait à tous qu’elle était aussi capable qu’un homme. Rien ni personne ne pourrait l’en empêcher.

    La voix de tante Adeline la tira brusquement des réflexions héroïcopatriotiques dont elle se nourrissait quotidiennement depuis plusieurs mois.

    — J’imagine que tu n’as pas mangé ?

    — Non, tante Ady. Je n’en ai pas eu le temps. Mais, ne t’inquiète pas, je n’ai pas très faim, mentit-elle en refoulant les tiraillements de son estomac affamé.

    La vieille dame haussa les épaules et s’activa dans la cuisine.

    — Assieds-toi, intima-t-elle, d’un ton qui n’admettait pas la réplique. À ton âge, il faut se nourrir. Il me reste un peu de ragoût et un morceau de pain. Tu t’en contenteras.

    Après un bref sursaut, la bougie s’éteignit les laissant quelques secondes dans l’obscurité, avant que Claire n’en rallume une autre. Adeline pesta contre ces multiples coupures d’électricité qui faisaient fondre son stock de bougies aussi sûrement qu’une glace au soleil. Sans compter qu’elle n’avait pas pu écouter les émissions de la BBC, ce qui la contrariait au plus haut point. Elle décida d’en faire abstraction et revint à des considérations bassement matérielles.

    — Il faudra que tu te lèves tôt demain pour faire la queue à l’épicerie. Le père Dillon attend une livraison de sucre et de farine, alors les gens vont se bousculer devant sa porte. Je viendrai te relayer dès que ta sœur sera revenue de l’hôpital.

    — Elle dort là-bas ? s’étonna Claire en écrasant consciencieusement l’unique morceau de pomme de terre qui flottait dans son assiette.

    — Ils ont été débordés aujourd’hui dans son service et elle n’a pas pu rentrer avant le couvre-feu. C’est la concierge qui m’a prévenue. Comme notre ligne ne fonctionnait pas, Élise lui a téléphoné pour que je ne m’inquiète pas.

    Claire saisit parfaitement l’allusion à peine voilée à sa récente incartade.

    — Je sais, tantine, approuva-t-elle dans un soupir. Élise est la perfection incarnée… C’est pour ça qu’elle est la préférée de papa.

    Adeline leva les yeux au ciel, déconcertée.

    — Pourquoi dis-tu ça ? Ton père vous aime tous les trois de la même manière. Il donnerait sa vie pour chacun d’entre vous.

    — Je n’en ai jamais douté, tante Ady. Mais, reconnais qu’il a un faible pour Élise. Remarque, je le comprends, puisque nous l’avons tous…

    Claire se fendit d’un large sourire pour bien montrer que nulle trace de jalousie ne motivait ses propos. Elle émettait un simple constat, une évidence incontournable. Si son père regardait tous ses enfants avec amour, le regard qu’il posait sur Élise était différent. C’était une lueur subtile de tendre complicité qui brillait dans ses yeux quand il s’adressait à sa fille aînée, une sorte de fil conducteur indicible dont eux seuls possédaient le code secret.

    Claire n’en concevait aucune amertume. Au contraire, elle partageait cette adoration pour sa sœur et lui vouait une admiration sans bornes, même si sa sagesse exemplaire lui tapait, parfois, sur les nerfs.

    Assise en face d’elle, Adeline remuait d’un air absent l’infusion qu’elle s’était préparée. Son geste, parfaitement inutile, puisqu’on ne trouvait plus le moindre gramme de sucre depuis plusieurs semaines, lui permettait de mettre de l’ordre dans ses pensées.

    — Je crois que cela tient à la ressemblance d’Élise avec ta grand-mère, lâcha-t-elle, enfin. Moi-même, je m’y laisse prendre. Quand je la regarde, j’ai l’impression, parfois, de faire un bond dans le temps et de retrouver ma sœur Marie. Élise a hérité de ses yeux, pareils à un ciel de Provence, avec ces nuances changeantes au gré de ses humeurs. Elle a aussi la même petite fossette au coin des lèvres qui se creuse quand elle sourit. J’imagine très bien ce que ton père doit ressentir à son contact… Il a toujours été très proche de sa mère et ne pas la retrouver à la fin de la guerre a été pour lui un déchirement. À son retour de captivité, trois femmes l’attendaient sur le quai de la gare : Lucie, Rose et la brave Madeleine qui est morte peu de temps après. Seule Marie manquait à l’appel. À sa place, Pierre a découvert une enfant de deux ans, à la mine apeurée. C’était ta sœur Élise qui posait, pour la première fois, son regard bleu azur sur son papa. C’est sûrement à cet instant que s’est noué entre eux ce lien si particulier dont on se sent parfois exclu. Dans les yeux et le sourire de sa fille, si semblables à ceux de Marie, ton père a puisé la force et le courage de se reconstruire. Élise l’a aidé à combler le vide immense que la perte de sa mère avait creusé en lui. Et, crois-moi, petite, ce n’était pas facile après ce qu’il avait vécu…

    La voix d’Adeline mourut, brisée par la tristesse qui l’envahissait chaque fois qu’elle évoquait cette période douloureuse. Elle aussi avait eu son lot de souffrances. Son mari et Charles, son fils aîné, étaient revenus sains et saufs de la guerre. Le soulagement et la joie égoïste de les retrouver avaient été de courte durée. Quelques semaines plus tard, la grippe espagnole les emportait tous les deux.

    Aujourd’hui encore, Adeline se demandait pourquoi Dieu l’avait épargnée. Mais il est des questions dont on n’obtient jamais la réponse.

    Peu de temps après, sa fille, Adrienne, s’était mariée et avait quitté le nid, la laissant seule, confrontée à une solitude intolérable. Elle aurait pu aller vivre chez elle, mais elle ne voulait pas encombrer sa nouvelle vie de sa présence. Et puis, pour être sincère avec elle-même, elle tenait aussi à son indépendance.

    Dans un premier temps, elle s’était installée à Sordes près de Pierre et Lucie, et avait reporté toute son affection sur les enfants qui leur étaient venus. Elle les avait vus grandir et les connaissait mieux que ses propres petits-enfants, tant les visites d’Adrienne se faisaient rares. Elle était, à la fois, leur grand-tante et leur grand-mère de substitution. Grâce à eux, sa vie avait un sens.

    Quand Élise était partie sur Paris suivre ses études d’infirmière, elle l’avait tout naturellement accompagnée pour l’assister dans son installation. Son séjour, qui ne devait durer que quelques semaines, s’était transformé en mois, puis en années. Claire, attirée par le parfum de liberté qu’elle attribuait à la capitale, était venue les rejoindre l’année dernière.

    Celle-ci posa une main affectueuse sur le bras de la vieille dame.

    — Je sais, tante Ady, fit-elle avec conviction. Je sais que vous avez tous connu des moments difficiles et que papa a vraiment vécu des choses horribles durant la guerre, mais…

    Elle s’interrompit brusquement, consciente du regard étonné, presque suspicieux que ses paroles avaient suscité chez sa tante.

    — Comment pourrais-tu savoir, petite ? Ton père s’est toujours refusé d’en parler.

    — Eh bien, disons que je m’en doute, murmura Claire, visiblement embarrassée. Et, si nous allions nous coucher, maintenant ? Il se fait tard et tu dois être épuisée, ajouta-t-elle en repoussant sa chaise pour se lever.

    Adeline la retint par le poignet avec douceur, mais fermeté.

    — Nous irons au lit, dit-elle quand tu m’auras expliqué ce qui te permet de dire ça. Aurais-tu appris des choses que je ne saurais pas ?

    Claire se mordit les lèvres et maudit son impulsivité qui la faisait parler à tort et à travers. Elle connaissait l’opiniâtreté de sa tante et savait qu’elle la harcèlerait jusqu’à ce qu’elle ait obtenu gain de cause.

    — Tu ne vas pas aimer, prévint-elle, avec un sourire contrit.

    — C’est à moi d’en juger, répliqua Adeline en l’encourageant à parler d’un signe de tête.

    — Eh bien, commença Claire, après une hésitation. Papa a écrit un journal durant sa captivité et il a continué à le tenir à son retour, jusqu’à la naissance de Vincent. Je l’ai trouvé, par hasard, au grenier dans une boîte en carton, parmi de vieilles photos de famille.

    La jeune fille s’interrompit, n’osant en dire plus.

    — Et, tu l’as lu ?

    Claire opina. Le silence lourd de reproches, que troublait seulement le tic tac de l’horloge, lui fit monter le rouge aux joues.

    — J’avais douze ans, protesta-t-elle sous le regard réprobateur de sa grand-tante. J’étais curieuse et je ne pensais pas à mal. Papa refusait obstinément de parler de cette période, alors c’était l’occasion de mieux le connaître…

    Dans le silence pesant qui se prolongeait, la jeune fille releva bravement la tête :

    — Je ne regrette rien, tante Ady, ajouta-t-elle une lueur de défi dans les yeux. Si c’était à refaire, je le referais. Cela m’a permis de comprendre beaucoup de choses, et l’admiration que je vouais déjà à mon père n’en a été que plus grande.

    — Il n’empêche que tu as mal agi en lisant ces feuillets qui ne t’étaient pas destinés. Ce que ton père a écrit ne concernait que lui. Tu n’avais pas à y mettre ton petit nez de fouine. Tu es trop curieuse, ma chérie, et un jour, ça te jouera un mauvais tour, déclara Adeline dans un froncement de sourcils.

    Elle sourit, néanmoins, pour ne pas ajouter au sentiment de culpabilité qu’elle décelait chez sa nièce malgré sa bravade.

    — Sais-tu ce qu’il a écrit sur Élise ? reprit Claire qui se sentait en partie absoute. Il disait qu’elle lui était d’autant plus chère qu’elle était l’ultime cadeau que ses parents lui avaient fait par delà la mort, puisque l’un et l’autre s’étaient battus pour préserver sa paternité. À l’époque, je n’ai pas très bien saisi ce que cela signifiait, mais cela m’a fait comprendre la raison pour laquelle Élise était si particulière à ses yeux. Elle représentait le lien qui l’unissait à ses parents disparus. Et, vois-tu, tante Ady, à partir de ce jour je n’ai plus été jalouse de ma sœur… même si la nature a été plus généreuse avec elle qu’avec moi, ajouta-t-elle dans un souffle.

    Une émotion sincère faisait briller ses yeux d’ambre vert. Émue, Adeline tapota le poignet de sa nièce aux attaches si fines qu’il évoquait la fragilité d’un enfant.

    — C’est une bonne chose, ma chérie, fit-elle avec un sourire indulgent. Mais, je veux que tu saches que si Élise a reçu le regard et le sourire de sa grand-mère en héritage, toi, elle t’a légué son courage et sa détermination avec, en prime, la curiosité passionnée de ma petite Émilie. Quant au physique, tu n’as pas trop à te plaindre, il me semble ! Les yeux verts de ton père alliés à la chevelure flamboyante de ta mère font, à mon avis, un mariage très acceptable. Tu vois, la nature n’a pas trop mal distribué les cartes.

    Sur ces mots, Adeline repoussa sa chaise en soupirant et s’appuya sur le rebord de la table pour se lever. La fatigue se lisait sur ses traits où les cernes jetaient de larges traces sombres.

    — Maintenant, je te souhaite une bonne nuit, ajouta-t-elle en déposant un baiser léger sur le front de sa nièce. Mais, je ne te tiens pas quitte pour autant. Nous reprendrons cette intéressante conversation un peu plus tard, car mon petit doigt me dit que tu me caches encore quelque chose.

    Claire salua la perspicacité de sa tante d’un sourire désarmant d’innocence.

    — Dors bien, tantine, répondit-elle avec tendresse. Et, ne t’inquiète pas pour demain matin, je ferai la queue à l’épicerie.

    — Tu ferais mieux de dire « tout à l’heure », souligna la vieille dame avec un trait d’ironie. Ta nuit va être courte, fillette. À ta place, je ne traînerais pas.

    Comme pour lui donner raison, la pendule sonna la demie de deux heures.

    2

    La vieille jument tirait bravement la carriole sur le chemin pentu qui menait à la ferme des Lartigues. Pierre l’encourageait de la voix tout en lâchant les rênes pour la laisser monter à son rythme. Le poitrail de la bête s’arc-boutait sous l’effort, mais Princesse, qui devait son nom à la petite tache blanche en forme de lys qui ornait son chanfrein, avançait avec courage, malgré son âge avancé. Arrivée sur le plateau, elle reprit un trot régulier, tout en douceur et souplesse, comme si elle voulait ménager son passager.

    — C’est bien, ma belle ! la félicita Pierre en reprenant les rênes. Nous sommes presque arrivés.

    Aux champs de luzerne, qu’ils venaient de longer, succédèrent les plants de vigne aux ceps chargés de raisins dont la couleur noire bleutée tranchait sur le camaïeu vert du feuillage. Dans les rangs à l’alignement parfait, des vendangeurs s’activaient depuis le matin.

    L’équipe, composée d’une majorité de femmes, faisait la navette entre les pieds de vigne et le tombereau où chacun venait déverser son panier rempli à ras bord de grappes gorgées de soleil. D’un même ensemble, ces besogneux de la terre levèrent la tête au passage de la carriole et saluèrent Pierre d’un signe de la main.

    — Victor vous attend à la maison, docteur, lui jeta une femme aux cheveux en bataille, en s’épongeant le front d’un revers du poignet. Il ne tient plus en place. Un vrai lion en cage !

    Sa déclaration fut ponctuée d’un rire sonore, puis elle disparut derrière son pied de vigne comme happée par le feuillage.

    Pierre clappa de la langue et Princesse, docile, accéléra le rythme. Elle savait que son maître se rendait à la grande bâtisse surmontée d’un pigeonnier dont la toiture d’ardoise jouait gaiement avec les derniers reflets du soleil.

    Elle s’arrêta devant le porche et hennit doucement en secouant sa longue crinière blonde. Pierre sauta prestement au sol et saisit sa sacoche. Avant de pénétrer dans la maison, dont la porte largement ouverte disait clairement qu’il était attendu, il flatta doucement l’encolure de sa jument.

    — Attends-moi ici, ma jolie, murmura-t-il à son oreille. Je reviens dès que je peux.

    La bête frémit sous la caresse et racla le sol de son sabot comme pour signifier qu’elle avait compris.

    Dès les premiers mois de la guerre, le docteur Pierre de Saint Leu avait troqué sa voiture à essence contre un vieil attelage que tractait fièrement la brave jument. Au fil des kilomètres parcourus ensemble, quels que soient l’heure et le temps, une réelle complicité s’était tissée entre l’homme et l’animal, et le médecin appréciait de plus en plus de sillonner la campagne au rythme lent du pas de sa fidèle amie.

    Entre deux consultations, il tirait sur sa pipe et laissait errer ses pensées au gré du balancement régulier de la carriole. Les rênes négligemment tenues, il faisait confiance à Princesse pour le mener à bon port. La bête connaissait la route par cœur, jusqu’au moindre nid-de-poule qu’elle évitait avec adresse pour ne pas malmener son compagnon.

    « On forme une belle équipe tous les deux », songea Pierre en gratifiant sa jument d’une dernière caresse.

    Victor Lartigues le héla du pas de la porte, impatient. L’inquiétude crispait ses traits.

    — Vous venez, docteur ? Mathilde a ses douleurs depuis plus de quatre heures et je ne sais plus quoi faire.

    Pierre le rassura d’un sourire et d’une tape amicale sur l’épaule.

    — Ne vous inquiétez pas, Victor. Nous avons encore du temps devant nous. Malheureusement pour ces dames, les premiers-nés ne sont jamais pressés de montrer le bout de leur nez. Nous en aurons sûrement pour une bonne partie de la nuit.

    Tout en parlant, il se dirigea vers la cuisine où il se lava consciencieusement les mains, puis grimpa jusqu’à la chambre des époux. Pierre connaissait bien les lieux. Il s’était rendu plusieurs fois au chevet de la jeune femme dont la grossesse gémellaire demandait une surveillance accrue.

    Mathilde Lartigues reposait dans le grand lit conjugal, les mains crispées sur le drap. Des mèches de cheveux défaits, plaqués sur son visage couvert de sueur, témoignaient du combat douloureux qu’elle menait depuis la fin de matinée.

    Malgré la souffrance qui déformait ses traits, Mathilde l’accueillit d’un sourire.

    — Je suis bien contente de vous voir, docteur, souffla-t-elle en lui tendant une main brunie par les travaux des champs. Ça me rassure de vous savoir là. Ces chenapans me font un mal de chien ! ajouta-t-elle en grimaçant sous l’assaut d’une nouvelle contraction.

    Pierre posa une main rassurante sur le ventre énorme et durci au sein duquel deux petits êtres luttaient pour venir au monde.

    — Je vais vous examiner, Mathilde. Détendez-vous, tout ira bien.

    Généralement, le ton de sa voix, doux et ferme, suffisait à apaiser ses patients. La jeune femme soupira, rassurée, et se prêta, sans fausse pudeur, à l’examen minutieux du docteur. Avec une totale confiance, elle abandonna son corps torturé à cet homme au regard étrange et fascinant que la fixité d’un œil de verre ne parvenait pas à défigurer. On disait qu’il avait perdu son œil lors de la dernière guerre. Mathilde l’avait toujours connu ainsi. Parfois, quand le frottement de sa prothèse devenait trop irritant, il arborait un bandeau noir.

    Quand elle était enfant, Mathilde frissonnait de peur en imaginant le trou béant qui se dissimulait derrière le tissu. Devenue jeune fille, puis femme, elle trouvait que ce bandeau ajoutait une touche d’exotisme et de mystère au charme du docteur et faisait ressortir la douceur lumineuse de son regard. Il ressemblait au pirate, héros de ces livres d’aventure sentimentale qu’elle dévorait à ses moments perdus.

    Mais, aujourd’hui, son esprit était loin de ces considérations. Si elle suivait des yeux chaque geste du médecin et épiait la moindre expression de son visage, c’était pour mieux y lire l’espoir de sa délivrance prochaine.

    Enfin, Pierre rabattit le drap sur son ventre déformé et s’assit familièrement sur le bord du lit. Dans le regard brillant d’attente anxieuse de la jeune femme, il revit la frimousse brûlante de fièvre de la fillette qu’il était venu soigner, pour la première fois, il y a vingt ans.

    — Je vais être franc avec toi, ma petite Mathilde, dit-il en reprenant d’instinct le tutoiement. La dilatation du col n’en est qu’au premier stade. Ce qui laisse supposer que tes petits chenapans prennent leur temps. Il faudra donc te montrer patiente et courageuse. De plus…

    Il s’interrompit, cherchant ses mots pour formuler ce qu’il avait à dire sans rajouter à l’angoisse palpable de la jeune femme.

    — Il y a un problème, docteur ? demanda aussitôt Mathilde.

    Pierre essaya de se montrer aussi rassurant que possible.

    — Rien que l’on ne saurait surmonter, mon enfant, expliqua-t-il d’une voix posée. Un des bébés ne s’est pas placé correctement et gêne un peu l’arrivée de son frère. Il suffit d’inculquer un peu de discipline à ces petits diables. Tu veux bien m’aider à le faire ?

    Il avait ponctué sa demande d’un sourire confiant. Mathilde opina et porta les mains à son ventre qui durcissait, à nouveau, comme un bloc de granit. Son visage se couvrit d’une fine pellicule de sueur sous la douleur qui la foudroyait. Elle se mordit les lèvres pour ne pas crier.

    — Respire à petits coups, lui conseilla Pierre. Comme un petit chiot qui halète. Tu verras, cela te soulagera.

    La jeune femme suivit docilement ses instructions, tandis qu’il notait mentalement l’heure de la contraction. Quand la douleur reflua suffisamment pour permettre à Mathilde de se mouvoir, il l’incita à se lever.

    — Il te faut marcher, ma grande. C’est le meilleur moyen de permettre à tes enfants de se placer correctement. On fera une pause chaque fois que tu te sentiras fatiguée.

    — Je suis déjà fatiguée, railla Mathilde en s’appuyant sur le bras du docteur.

    Durant plus d’une heure, ils alternèrent les périodes de marche et les séances de pause durant lesquelles Pierre massait le ventre de la jeune femme. Le rythme des contractions s’accélérait. De temps en temps, Victor Lartigues entrebâillait la porte.

    — Ça va ? demandait-il en jetant un regard inquiet sur le visage de plus en plus creusé de sa jeune épouse.

    — Ça ira quand tes fils arrêteront de me labourer les entrailles, rétorquait immanquablement Mathilde avec une grimace de douleur.

    Elle lui lançait alors un œil excédé, chargé de rancœur contenue, comme si elle lui reprochait les souffrances qu’elle endurait. Victor s’esquivait, penaud et honteux, l’estomac noué par l’angoisse. À son troisième passage, Pierre l’interpella :

    — Il faudrait que vous me remplaciez auprès de votre femme. Je vais aller chercher madame Combes. J’aurais sûrement besoin d’elle le moment venu.

    Une lueur de panique passa dans les yeux affolés de Victor Lartigues.

    — Mais, je ne saurais pas ce qu’il faut faire, docteur ! Vaudrait mieux que vous restiez ici et, moi, je me charge d’aller chercher la sage-femme… Qu’est ce que vous en dîtes ?

    Il se tut, plein d’espoir. Pierre eut un regard compréhensif.

    — Ne vous mettez pas martel en tête, Victor. Je suis convaincu que vous vous en tirerez très bien. Il suffit simplement de rester auprès d’elle et de l’aider à marcher si elle se sent capable de le faire. Pour le reste, ajouta-t-il pour couper cours aux protestations qu’il sentait poindre, je serai de retour bien assez tôt. Je ne m’absente qu’une petite heure.

    L’homme baissa la tête, vaincu. Il aurait préféré se tenir en dehors de tout ça, confier sa tendre épouse aux soins du bon docteur et revenir, plus tard, accueillir en père triomphant ses deux héritiers mâles. Car, c’étaient des garçons, il en était sûr ! Il risqua un œil vers le lit où Mathilde, les yeux clos, reprenait des forces entre deux contractions.

    — Vous croyez qu’elle va accepter que je vous remplace ?

    La souffrance de sa femme le rendait lâche et les regards peu amènes qu’elle lui lançait depuis le matin, sapaient le peu de courage qui lui restait. Le docteur de Saint Leu eut un rire franc.

    — Bien sûr, mon ami ! Elle a besoin de vous. La douleur la rend un peu irritable, je vous l’accorde, mais je suis certain qu’elle sera sensible à votre présence. Maintenant, je me sauve.

    Il prit, malgré tout, le temps de rassurer Mathilde :

    — Je te laisse en de bonnes mains, fit-il en poussant un Victor tétanisé vers le lit. Tout ira bien, ne t’inquiète pas. Je serai de retour à temps pour mettre au monde tes petits anges.

    Il accompagna sa déclaration d’un sourire confiant et disparut aux yeux du couple sans leur laisser le loisir de protester. Deux minutes plus tard, il était dans la cour où Princesse l’attendait patiemment. À ses côtés, un seau d’eau et un peu de fourrage attestaient que Victor avait pris soin d’elle durant son absence.

    Pierre saisit les rênes et clappa de la langue pour encourager la jument.

    — Allez, ma belle, on rentre à la maison !

    Comme si elle avait compris que le temps était compté, Princesse adopta aussitôt un petit trot alerte pour parcourir les quelques kilomètres qui les séparaient du château. La crinière au vent, elle filait bon train dans la douceur crépusculaire de cette fin d’été.

    Pierre fit une halte au village prévenir madame Combes qu’il passerait la prendre au retour. Malgré l’heure tardive et la perspective d’une nuit blanche, la brave femme ne fit aucune difficulté :

    — Je serai prête, docteur. Je vous attendrai.

    Dans la Grand-rue, des villageois qui prenaient le frais sur le pas de leur porte le saluèrent avec une familiarité teintée de respect. Depuis son retour à Sordes, le docteur de St Leu jouissait de la considération de tous.

    Elle était loin l’époque où il posait sa main d’enfant tremblante dans celle de sa mère pour remonter la rue principale sous les regards réprobateurs des commères tapies derrière leurs rideaux. Seules, quelques vieilles femmes s’en souvenaient peut-être encore. Mais Pierre n’avait rien oublié de la honte ressentie ni de la souffrance de sa mère qui marchait d’un pas ferme, la tête haute, feignant une assurance qu’elle était loin d’éprouver. Le courage et la détermination qu’il avait lus dans ses yeux avaient forcé son admiration. Au sentiment d’humiliation s’était mêlée une fierté incommensurable d’être le fils de Marie Fontanier.

    Cette fierté, née ce matin-là, dans son cœur d’enfant perdurait encore aujourd’hui dans son cœur d’homme. Tout au long de sa vie, l’exemple de Marie avait guidé ses pas.

    Penser à sa mère, à ce qu’elle aurait fait dans des circonstances similaires, lui permettait de relever la tête et de continuer à avancer quand l’envie de baisser les bras se faisait trop pressante. La voix douce et déterminée de Marie résonnait toujours dans sa tête, aussi claire et distincte que lorsqu’il était enfant :

    « Ne refuse jamais de franchir un obstacle, mon fils, lui disait-elle, car la vie le remettra immanquablement sur ta route jusqu’à ce que tu acceptes de le dépasser ».

    Ou bien encore :

    « N’encombre pas ton cœur de colère ou d’esprit de vengeance, quel que soit le mal qu’on te fait, car c’est toi que tu blesses en chargeant ton esprit du poison de la haine. Accorder ton pardon c’est te libérer de ce poids. C’est t’autoriser à vivre ».

    Cette dernière maxime avait été, pour Pierre, la plus difficile à suivre.

    À son retour de captivité, il avait connu les affres de la colère, de la haine et du désespoir. Il en voulait à Dieu de la cruauté des hommes. Il en voulait aux dirigeants qui avaient sacrifié, sur l’autel de la vanité patriotique, la vie de tant de pauvres bougres innocents. Il en voulait au destin qui ne lui avait pas permis de serrer Marie une dernière fois dans ses bras. Après tout ce qu’il avait enduré, était-ce trop demander ?

    Dans le tumulte de son âme en révolte brûlait un profond sentiment d’injustice et d’incompréhension qui le consumait de l’intérieur et rendait le pardon inconcevable.

    Il avait fallu le regard d’Élise, le choc de ses prunelles limpides où Marie survivait avec une telle intensité que cela en était presque douloureux, pour que le soldat meurtri retrouve le chemin de son humanité.

    L’amour de Lucie avait fait le reste. Dans la douceur de ses bras, les cauchemars s’étaient espacés, la colère s’était émoussée, le désespoir s’était amoindri. Les sillons, que l’amertume avait creusés dans son âme et qu’il croyait indélébiles, s’étaient peu à peu comblés.

    Il ne savait pas s’il avait pardonné, mais il avait choisi la vie. La naissance de Vincent en 1920, puis de Claire deux plus tard, en était la preuve irréfutable.

    Et voilà qu’aujourd’hui, tout recommençait. La folie d’un homme plongeait, à nouveau, le monde dans le chaos. Des familles entières erraient sur les routes à la recherche d’un abri, avec parfois pour seul bagage, une valise hâtivement remplie du strict nécessaire.

    Le pays était divisé, les opinions aussi. Les partisans de la France libre prônaient la résistance. Les pétainistes croyaient aux bienfaits de la collaboration. Et la majorité silencieuse tentait de vivre, tant bien que mal, en observant une neutralité prudente et suspicieuse où la préoccupation première était de subsister.

    À l’annonce de la reddition de la France, Pierre avait senti les vieux démons de la colère renaître en lui. La déception était d’autant plus amère qu’il vouait une profonde admiration à ce grand chef d’armée qu’était Pétain. Comment lui, le sauveur de Verdun, avait-il pu s’abaisser à un tel compromis ?

    Suffit-il de fermer les yeux pour se donner bonne conscience ? Suffit-il de nier la persécution des juifs pour qu’elle n’existe pas ? Pierre ne pouvait se résoudre à accepter l’inacceptable.

    Tandis qu’il remontait l’allée de cyprès qui menait au château, la même émotion le gagnait, faite d’une saine révolte et d’un cuisant sentiment d’impuissance face à la marche inexorable de l’Histoire qui le réduisait une fois de plus à un rôle de misérable pion.

    Adrien, son compagnon de toujours, l’attendait dans la cour intérieure, assis sur le vieux banc de pierre, à côté du perron. Dès qu’il le vit, il sauta sur ses pieds aussi vite que le lui permettait sa patte folle, souvenir d’un éclat de shrapnel dans le genou en 1916.

    — Te voilà, enfin ! claironna-t-il en claudiquant vers lui. Roger m’a prévenu que la réunion a été avancée, souffla-t-il plus bas.

    Pierre ne lui laissa pas le temps d’en dire plus.

    — Désolé, je repars, dit-il en lui confiant les rênes de l’attelage. Sois gentil, occupe-toi de Princesse, s’il te plaît. Je prendrai la voiture tout à l’heure.

    En deux enjambées, il était à la porte.

    — Tu peux pas nous faire ça ! protesta Adrien, médusé.

    — Dis-le à Mathilde Lartigues, rétorqua Pierre en s’engouffrant dans la maison. Elle a choisi d’accoucher aujourd’hui et j’ai bien peur qu’elle n’ait besoin d’une césarienne. J’en ai pour une bonne partie de la nuit.

    — Putain de bonne femme ! maugréa Adrien en conduisant la jument à l’écurie.

    Pierre trouva Lucie dans la cuisine, occupée à préparer le repas. Assise devant la longue table de chêne qui avait dû voir défiler des générations de domestiques, un foulard noué en bandeau sur ses cheveux, elle épluchait des légumes. Il se glissa derrière elle et l’embrassa sur le sommet de la tête.

    — Des nouvelles de Vincent ? demanda-t-il en chapardant une rondelle de carotte qu’il croqua aussitôt.

    Sa voix était calme tandis que son cœur battait à grands coups dans sa poitrine, suspendu à la réponse de sa femme.

    — Toujours rien, soupira-t-elle sans lever les yeux de son labeur.

    Le visage baissé, concentrée sur sa tâche, elle maniait le couteau avec dextérité, mais le léger tremblement de ses mains n’échappa pas à l’observation attentive de Pierre. Il sentit monter en lui une bouffée de tendresse pour le petit bout de femme qui partageait sa vie depuis plus de vingt ans.

    Une mèche de cheveux, échappée du bandeau, retombait sur ses yeux lui donnant l’apparence fragile d’une adolescente. Mais, Pierre savait le courage qui

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