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Little Bighorn: Un été en Limousin
Little Bighorn: Un été en Limousin
Little Bighorn: Un été en Limousin
Livre électronique272 pages3 heures

Little Bighorn: Un été en Limousin

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À propos de ce livre électronique

Perdus dans le Haut-Limousin écrasé par la chaleur de l'été, des destins ne vont pas tarder à se croiser...

D’abord, il y a Lucille, dix-sept ans, qui a bien du mal à revenir dans cette petite ville qui l’a vue naître et qu’elle appelle le « trou du cul du monde ». Mais elle n’a pas le choix. Elle doit composer. Avec tous ces adultes et leur mesquinerie, leurs mensonges, leur lâcheté. Qui ne comprennent rien à rien.
Ensuite, il y a Martinez, adjudant-chef de gendarmerie. Qui lui non plus, ne parvient pas à s’intégrer dans ce paysage du Haut-Limousin. Il traîne d’autres images. D’autres histoires. Dans sa tête.
Et puis, il y a les autres, Camarade, l’immigré parisien au verbe haut, à la langue bien pendue, et surtout, il y a Cheyenne.
Le premier à regarder Lucille. Autrement.
Dans la chaleur de l’été, parfois, les esprits vacillent.
Le 25 juin 1876 a eu lieu la bataille de Little Bighorn, territoire du Montana, États Unis.
Ce fût un massacre.

Un roman noir haletant en terre limousine.

EXTRAIT

Le silence. De la nuit.
Un souvenir peu à peu dissipé dans l’oubli. Dilué dans l’autre ville. Dans cette autre vie dont elle ne parvient pas à se défaire. Le silence. Haché de cris d’oiseaux en chasse. D’animaux en rut. La vie. D’insectes aiguisant leurs ailes, leurs mandibules. L’amour. Une profondeur impalpable. La résonance d’un monde hors du temps. La vie. La mort. Qui s’éveille. Un monde ouvert de prédateurs et de victimes dont la seule règle est de survivre. Jusqu’à l’aube. Jusqu’à ce que le jour vienne glacer le dernier cri de la dernière victime.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Joël Nivard est né à Limoges où il a passé toute une carrière de commercial, il vit toujours dans cette ville qu’il a longuement évoqué dans les pièces de théâtre qu’il a écrite et qui ont été jouées à Limoges comme Limoges avril 1905 ou Les chroniques du trolley. Il a publié 2 romans : Loser en 1983 aux Éditions Denoël et On dira que c’est l’été, deux ou trois jours avant la nuit aux Éditions Albin Michel en 1986. Son théâtre On pourra pas dire qu’il a pas fait beau aujourd’hui, Rien n’arrive pour rien, Limoges, avril 1905, T’avais qu’à prendre le trolley et Faut-il abattre les tringleurs de rideau ? est publié aux Éditions Le Bruit des Autres. Il aime la nuit, le vin, le roman noir et le rock’n’roll qu’il consomme sans modération.
LangueFrançais
Date de sortie6 déc. 2017
ISBN9782367469980
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    Aperçu du livre

    Little Bighorn - Joël Nivard

    1

    Au travers des volets à demi clos, par la fenêtre ouverte, la lumière immobile de la campagne baigne le parquet de chêne clair, jusqu’à ses pieds. La torpeur de l’après-midi s’enlise dans les bruits du dehors qui lui parviennent ouatés. À la fois lointains et si proches. Tellement dérangeants par leur diversité.

    Engoncé dans le moelleux défoncé d’un fauteuil club de cuir usé, le ventre débordant de la ceinture, la paupière lourde, l’adjudant-chef Martinez devine, plus qu’il ne la voit, l’étendue du bocage limousin. Par-dessus le toit d’ardoises de la gendarmerie, il se perd dans le ciel d’un bleu dur que seul un nuage vient tacher d’un lambeau de gaze immaculé.

    Il rote et l’acidité du goût de l’ail lui revient. Lui reproche, comme il aime à dire. Et ce n’est pas pour lui déplaire. Il tire sur le mégot éteint de son cigarillo par habitude. Il n’a pas le courage de le rallumer.

    Sa main descend jusqu’à son entrejambe qu’il caresse voluptueusement. Du plat de la main, en appuyant par pression lancinante et répétitive, jusqu’à ce que l’érection ait atteint une taille suffisante. Puis sa main remonte jusqu’à la boucle du ceinturon que d’un mouvement sec il défait. Il glisse un doigt entre les passants déboutonnés de la braguette. Il fourrage avec dextérité entre les plis des sous-vêtements. Enfin il peut toucher la chair chaude de son sexe dur. Il promène avec méthode l’ongle de son index sur la peau tendue.

    Sans que son regard ne quitte la découpe de la fenêtre, il passe dans ses yeux mi-clos, un frémissement satisfait ainsi qu’une légère accélération de sa respiration. L’adjudant-chef Martinez a trop mangé. Trop bu.

    Il s’assoupit ainsi. La bouche ouverte, la mèche noire et luisante barrant son front moite. La main fermée sur la raideur de son érection dans le désordre de son pantalon de service grand ouvert.

    Il peut entendre tous les bruits. Celui de la mouche bourdonnante dans la pièce qui se heurte aux vitres dans le rai de soleil. Celui des oiseaux dehors qui lancent leurs piaillements incessants. Plus loin, l’échappement libre d’un moteur de mobylette grimpant sur la route de Limoges. Le raclement de la vaisselle contre la pierre de l’évier dans la pièce à côté. Le commentaire nasillard d’une radio provenant de l’appartement de Loquet. Le sifflement de la télé dont il a éteint le son. Il aime le coma doucereux de la sieste digestive. Ces absences entrecoupées dont il perçoit en fond sonore, par intermittences, l’infini de tous ces détails minuscules.

    Il remonte la main sur son sexe. Il traverse le mur mitoyen et s’embusque dans le chambranle de la porte. Il n’a aucun mal à imaginer la femme de Loquet, en petite culotte. Les jambes écartées laissant deviner le bombé du pubis par l’échancrure, en train d’enduire de vernis les ongles de ses pieds. Elle porte des sous-vêtements noirs qui tranchent sur sa peau laiteuse de vraie blonde. Des gouttes de sueur glissent le long de sa gorge, entre ses seins menus. Elle est appliquée quand il la surprend. Elle sent la femme. Elle sent le cul. Il la désire violemment. Il aime les odeurs fortes des femmes dans l’abandon du désir. Elle le regarde venir et ne bouge pas. Quand il est face à elle, il défait son ceinturon. Elle lâche le pinceau qu’elle tenait à la main et plante son regard dans l’entrejambe de l’adjudant-chef. Elle peut voir l’envie, tendue, presque douloureuse. Le regard de Mme Loquet se brouille. Elle bredouille vaguement : « On pourrait nous voir… » Il prend sa tête entre ses mains et lui applique le visage sur son bas ventre, les lèvres de la femme s’ouvrent sur son sexe.

    L’adjudant-chef Martinez revient peu à peu à lui. La mouche maintenant lisse méticuleusement ses longues pattes diaphanes dans la lumière du soleil oblique. Dehors les oiseaux s’ouvrent toujours la gorge dans la chaleur de l’après-midi. Les hirondelles griffent de leurs ailes affûtées les avant-toits de la gendarmerie. La radio est éteinte, seul le sifflement de la télé persiste sur des images d’une accablante médiocrité. L’adjudant-chef Martinez a chaud à la tête. Une veine à sa tempe n’en finit pas de battre en accéléré. Il bande toujours.

    Il défait totalement son ceinturon, les boutons de la braguette de son pantalon de service qu’il fait glisser le long de ses jambes lourdes et velues. Il porte un slip à rayures blanches et noires, tendues. Il appelle mollement. Personne ne répond. Personne ne vient. Il réitère. Un ton au-dessus :

    – Maria !

    Il entend des pas traînants venir dans la pièce. Des pas pesants et las. Des pas comme cet instant dans une après-midi d’été.

    La femme est large de hanche, les seins avantageusement lourds, un visage aux traits fins de brune à peau mate qui a dû être belle et dans lequel il subsiste une certaine jeunesse. Elle remonte de la main son opulente chevelure vers l’arrière, donnant une arrogance fière à son regard sombre. Elle pose sur la table basse l’abricot qu’elle est en train de manger. Elle plonge dans le regard de l’adjudant-chef Martinez la cendre de son sourire immobile. Puis elle descend ses yeux sur le sexe tendu de l’homme qui darde sous la panse ventrue. Doucement alors, il abaisse l’étoffe de son slip. Son sexe turgescent se cabre. Elle ne bouge pas. Contemplant l’érection. Puis elle s’avance et lentement glisse à genoux. Entre les jambes de l’homme.

    Martinez ferme les yeux. Il émet quelques gémissements plaintifs en maintenant la tête de la femme agrippée à son sexe. Lentement. D’un mouvement doux. Liquide. Puis, soudain, il ne sent plus la bouche de la femme. Les yeux toujours clos, il entend le bruit du tissu que l’on remonte. Enfin il sent contre son ventre la toison rêche de la femme. Le sexe humide aux lèvres goulues qui lentement enveloppe le sien. Il rouvre les yeux. Elle est sur lui et le fixe étrangement. Sa tête se balance de haut en bas. Un peu de sueur perle à son front. Puis elle s’arrête. Brutalement. Alors que dans ses yeux le plaisir dérive. Elle se retourne et appose une main sur le plateau de la table. Elle tend sa croupe généreuse. Puis elle prend le sexe de l’homme dans son autre main et en écartant les fesses se l’enfonce dans l’anus.

    – Tu aimes ça, hein ! Dis que tu aimes ça ! Elle ne répond pas. Elle laisse échapper un léger râle.

    – Tiens ! Tiens ! Prends ça !

    Il a la voix rauque. Le coup de rein autoritaire. Puis il referme les yeux et jouit instantanément.

    Il pense alors furieusement à la femme de Loquet.

    Plus tard. Beaucoup plus tard. Maintenant que les volets sont grands ouverts, l’adjudant-chef Martinez vient jusqu’à la rambarde de la fenêtre. Il se campe face au paysage, au-delà de la cour de la gendarmerie, les jambes bien écartées, les reins cambrés, il promène son œil noir sur l’étendue desséchée des champs, jusqu’aux touffes sombres des bosquets de chênes.

    Il allume un cigarillo et se dit qu’il ne sera jamais d’ici. De ce pays. Qu’il ne se fera pas à cette région. À ce climat. Il n’est pas d’ici. Il ne le sera jamais.

    Rêveusement il promène sa main sur le granit de la fenêtre. Même s’il fait beau aujourd’hui, même s’il fait chaud, ça n’aura jamais rien à voir. La lumière n’est pas la même. Les odeurs non plus. Il ne peut pas oublier. Rien oublier. Mais il n’a pas choisi.

    Il retourne dans la pièce. Maria coud tout en regardant la télé. Elle lui adresse un sourire qu’il ne lui rend pas. Il s’installe dans le fauteuil et essaie de suivre le défilé des images sans y parvenir. Il est ailleurs.

    La soirée est encore longue et il n’a rien à faire. On est dimanche. Et il hait les dimanches.

    2

    Ce qu’elle n’aime pas dans le train, c’est le train. Le train, le dimanche. Le dimanche, l’été. L’été, quand on revient.

    Les oreilles prises dans les écouteurs de son iPod, elle écoute avec une attention lointaine la musique d’un standard éculé programmé par toutes les stations FM estampillées « jeunes » depuis près d’un mois. Elle ne saurait dire si elle aime ou non cette musique. Elle n’a aucun avis. Elle écoute comme on consomme. Comme on respire. Elle ne s’est jamais demandé si elle souhaite ou non respirer. C’est comme ça. Point.

    Son œil gris ardoise de gamine enfermée dans son rêve intérieur suit la courbe des vallées. Les sinuosités du relief tourmenté qui alterne les nuances de couleurs les plus improbables à juxtaposer. Du chaume brûlé des champs de blé fraîchement coupés, au vert des bosquets et des taillis qui se succèdent tout le long de la voie ferrée, en passant par les taches rousses des bovins, couchés à l’ombre des chênes, dont les regards vides et immobiles ponctuent l’étendue grise des herbages ras. De temps à autre, la nappe plate et métallique d’une eau dormante jaillit dans la lumière abrupte du soleil encore haut dans le ciel. Au loin, parsemés çà et là, les toits éventrés des maisons abandonnées, les murs lézardés, les volets clos tentent de résister au sentiment d’abandon de cette solitude rurale. Au détour d’une courbe, le ruban goudronné d’une route déserte qui semble ne mener nulle part, traverse un improbable hameau perché dans le flanc d’une colline.

    Elle peut sentir, presque palpable, la chaleur du dehors et la désespérante aridité de cette terre. Rentrer. Revenir. Le bruit des roues sur les rails. À chaque traverse. Comme une rengaine. Lancinante.

    Elle n’aime pas plus la campagne que le train. Pas plus que l’image d’elle que lui renvoie la vitre. Elle subit l’un et l’autre, la moue renfrognée et l’œil indifférent.

    Le train roule. La campagne défile. La musique glisse d’une oreille à l’autre. Seul son regard reste absent. Définitivement ailleurs.

    Dans le compartiment climatisé presque vide, elle sent bien sur elle le regard du quadragénaire chauve qui, par intermittences, mais avec obstination et insistance, la détaille sournoisement. Fouillant les angles les plus sombres. Les plus enfouis. Elle sait le poids de cette inspection sans ambiguïté. Il n’est pas le premier. Elle n’a rien à cacher : ni ses jeunes seins libres sous son tee-shirt, ni ses fesses moulées par un jean râpé jusqu’à la trame.

    Quand parfois elle affronte son regard, il détourne les yeux vers le journal déployé devant lui qu’il fait semblant de parcourir distraitement. Elle prend une dragée de chewing-gum dans la poche de son jean et la glisse entre ses lèvres. Puis elle entreprend de faire des bulles en laissant sa langue glisser entre ses dents sans quitter l’homme des yeux. Il souffle par le nez, mal à l’aise, en détournant le visage vers l’autre côté du compartiment. Elle tire un plaisir certain de cet affrontement qu’elle sait avoir gagné.

    Il peut avoir l’âge de son père. À peu près. Elle se demande si lui aussi aurait ce type d’attitude envers une jeune fille de son âge. Ce regard oblique. Malsain. Elle ne trouve pas de réponse.

    Elle sait qu’elle est belle, du haut de ses dix-sept ans, et des types comme celui qui est là, en face d’elle depuis Paris, ne lui font pas peur. Par instinct, elle sait prendre la mesure des hommes. Estimer le danger. Du moins c’est ce qu’elle croit. L’expérience de dix-sept printemps.

    Elle a sur les hommes un jugement définitif. Elle estime qu’ils sont faibles et bourrés d’états d’âme. Tant qu’ils n’ont pas obtenu ce qu’ils veulent. Elle n’a aucune pitié. Aucun sentiment. Aucune émotion. Sa vie, elle l’écrit aujourd’hui. Au jour le jour. Sans concession.

    Elle recrache son chewing-gum dans le cendrier désormais obsolète et brave une fois encore le regard de l’homme. Il est de nouveau sur elle. Dérobé. C’est elle maintenant qui se plaît à contempler la campagne limousine vide, sans intérêt.

    Encore une heure et elle sera arrivée.

    3

    La place Charles-de-Gaulle est écrasée de chaleur. Pas une seule trace d’ombre. Le clou invisible du soleil planté haut dans le ciel incendie les voitures garées dans les stationnements en épi tout autour de la fontaine. La bâche couvrant la terrasse du Café de la Poste s’avance vers la fontaine centrale. Sous les parasols publicitaires, les tables métalliques sont bondées à parts égales entre les habituels et les autres. Touristes d’un jour qui, guidés par les pages vantant l’architecture de la collégiale Saint-Pierre, imposant édifice roman du XIe, viennent étancher une soif légitime, aiguisée par la température anormalement chaude de ce mois de juillet.

    Des corps boudinés. Des shorts informes. Des tee-shirts avachis. Des tongs encrassées de poussière grasse. Des casquettes relevées sur des fronts bas. La paisible arrogance des passagers de la transhumance estivale.

    Plus loin, les enfants s’éclaboussent avec délice dans le bac en granit de la fontaine. Le jet perpétuel distille une eau claire et fraîche dont le clapotis régulier ne parvient pas à couvrir leurs cris. Ça sent la limonade et le sirop à l’eau, la bière éventée et le soda tiède.

    Dans la profondeur de la salle basse, au-delà du comptoir, l’équipe de foot au grand complet, qui vient d’accuser un cuisant 4 à 0 en dernier match de poule face à l’éternel rival, s’abreuve en silence. Et ce n’est pas les quelques plaisanteries des supporters déconfits par cette débâcle qui changent la lassitude ambiante. La saison est finie et les velléités d’accéder à la division supérieure également. L’entraîneur, petit homme au corps trapu dont le ventre tendu par-dessus l’élastique du survêtement traduit plus une addiction à la bière qu’aux passements de jambes, vitupère. Instituteur dans la vie, il fait et refait les diverses séquences d’un match perdu selon lui par manque de combativité. La laïcité de son engagement quotidien le pousse à un management mesuré, voire pédagogique, alors que par tempérament il aurait volontiers insulté deux ou trois des joueurs qui abordent l’apéritif avec détermination. Beaucoup plus que celle dont ils ont fait preuve tout au long de la partie. Il a fait sienne l’idée que l’esprit collectif, le mouvement associatif et le bénévolat sont une utopie lointaine, totalement hors du temps. Il s’est nourri dans l’idéologie des mouvements des années soixante-dix. Du militantisme qui devait refaire le monde. Les temps ont changé. Il ne s’est rien passé. Pour lui non plus.

    Mais quand il voit la plupart de ces jeunes qui n’ont que des passions homéopathiques, il se dit qu’il n’a rien à regretter, même pas de se sentir plus tout à fait en accord avec ces gamins gavés de Playstation et autres émotions virtuelles. Il rabâche. Et alors ? L’un des joueurs résume parfaitement l’analyse de la défaite en concluant :

    – Tu nous fais chier, Raymond, on a perdu, un point c’est tout, tu ne vas pas nous refaire la vidéo ! On était moins bons qu’eux, il n’y a rien à redire. Ça arrive à tout le monde. Même aux grandes équipes.

    Raymond se tait. Il recommande un Perrier, sans glace, sans rondelle de citron. Rien que de l’eau. Il a l’œil mauvais.

    – L’année prochaine, vous vous chercherez un nouvel entraîneur, je raccroche les crampons, je n’ai pas pour habitude de m’occuper de brêles.

    Il disait ça à chaque fois qu’un match était perdu. Chaque année qui n’atteignait pas l’objectif et pourtant il revenait, chaque saison et avec le même enthousiasme.

    Personne ne s’y trompe, mais l’un des joueurs, un des plus anciens de l’équipe, ne peut s’empêcher de charrier lourdement :

    – Alors on se demande bien ce que tu fous dans l’Éducation nationale…

    Ce qui déclenche des rires et des gloussements. Le bon mot, au bon moment, même facile. Raymond change de couleur. Sa lèvre inférieure frémit. Il regarde ailleurs avant de planter son œil acéré dans celui du gamin.

    – Il est des tâches pour lesquelles je suis rémunéré, comme celle d’apprendre deux/trois conneries à des merdeux qui n’en ont rien à foutre, mais, à ton âge, je n’attendais pas que mes parents me donnent de l’argent pour boire un verre, petit con !

    L’ambiance devient électrique. Les rires s’évanouissent. Les gorges se raclent. Et c’est bien ce que détecte, en professionnelle qu’elle est, Armande, la patronne de l’établissement. Forte femme d’une quarantaine d’années. Poitrine opulente et corsage largement dégrafé. Le sourire commerçant. Elle vient mettre un terme à l’algarade.

    – Allez, les petits, c’est ma tournée, les défaites c’est comme avec les femmes, on n’a jamais tout perdu. On va pas se faire la gueule pour un coup du sort !

    Elle envoie à chacun un sourire tendre tandis que les verres se vident promptement. L’équipe de foot, en morte saison, c’est le gros de son chiffre d’affaires du dimanche soir. C’est dire si elle a intérêt à le cajoler, son team de beaux gosses, comme elle dit.

    – Bonne nouvelle, Armande, il paraît que c’est la tournée du patron, c’est du moins ce que j’ai entendu, et comme c’est pas souvent on peut dire que je tombe à pic !

    L’homme qui vient d’entrer n’a pas d’âge défini. Le cheveu blanc en broussaille, la barbe rase, mal taillée, l’œil pétillant sous le sourcil épais. Il est vêtu d’un maillot de corps noir, d’un jean de la même couleur, maculé de taches dont la provenance reste douteuse. Avec une belle voix, forte et cassée par les abus en général, de tabac et d’alcool en particulier.

    Instantanément, son entrée détend l’atmosphère, et l’équipe au complet lève son verre en scandant d’une même voix un retentissant :

    – Salut, Camarade !

    À quoi il répond en levant le poing :

    – Salut, bande de sportifs ! Je vais enfin pouvoir boire sans regret, vous avez perdu et c’est une bonne chose. Un sportif qui gagne, et à plus forte raison une équipe, a toutes les chances de finir totalement con. Vous avez su éviter le pire, vous resterez donc simplement des sportifs, c’est-à-dire des imbéciles en short avec un QI de palourde.

    Les rires fusent : Camarade et le sport, c’est de notoriété une passion impossible, voire contrariée.

    – Armande, une petite côtes, et du bon s’il te plaît, pas de celui de ce négociant en spiritueux, spiritueux mon cul, qui te livre une merde infâme qu’il ose appeler côtes-du -rhône. Cet aigrefin des basses œuvres voudrait nous faire prendre la vinasse des diverses productions de la Communauté européenne pour du Saint-Joseph. Nous n’en sommes pas encore là, mais restons vigilants ! Je ne dirai pas : Dieu merci ; Dieu est dans la Collégiale, au frais, les couilles dans le bénitier. À boire, nom de Dieu !

    Et les rires repartent de plus belle tandis que Camarade se tourne vers l’église qu’il désigne d’un index méprisant.

    – T’es encore saoul, Camarade ! Je te préviens que je ne veux pas d’histoire ! Sinon, je te vire !

    C’est Louis, le mari d’Armande qui s’avance derrière le bar. Le torchon sur l’épaule, les mains prises par des pieds de verres de demi-pression. La chemise largement ouverte sur un ventre rebondi. La chaîne en or descendant presque jusqu’au nombril. Une fine moustache poivre et sel d’hidalgo de bastringue. La banane gominée, vestige des années nostalgiques. Louis a le physique du patron de bistrot qui pue la réussite sociale et la vulgarité crasse. Camarade l’ignore totalement et se penche vers Armande.

    – Armande, tu n’as pas eu de chance. Il a fallu que tu tombes sur cette espèce de tenancier de pissotière, ce Thénardier de la limonade, ce blaireau échappé d’un comice agricole qui te sert de mari et de taulier. J’insiste, de taulier ! Je ne boirai donc pas ce verre de sa main, mais de la tienne, il a des doigts d’avorteur de fond de cour. Mais toi, tu es mignonne, avenante, accorte, et dans la vie on ne choisit pas toujours. Tous ici, nous t’excusons d’avoir succombé aux avances de ce suppôt du grand capital et de la tireuse à bière. À la vôtre les gars ! Et à ce putain de sport qui ne vous rendra jamais plus intelligent, dites-le-vous !

    Il boit son verre d’un trait.

    – Tu

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