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Vol de milouins en baie de Somme
Vol de milouins en baie de Somme
Vol de milouins en baie de Somme
Livre électronique426 pages6 heures

Vol de milouins en baie de Somme

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À propos de ce livre électronique

Aux aurores, entre terre et eau, une jeune fille est étendue, morte… La panique gagne le promeneur qui la découvre ; néanmoins, son regard ne peut éviter des traces de lacération bien visibles sur les poignets de la petite, qu’il n’a aucun mal à reconnaître, puisqu’elle est pensionnaire dans l’institution dans laquelle il travaille.
Ce n’est vraiment pas de chance pour Jérôme, c’est la deuxième fois que semblable mésaventure arrive sur ses terres, et ce, pratiquement au même endroit.
Les vieux démons resurgissent, un passé trouble, qu’il croyait avoir enterré. Sonné, Jérôme se rend chez Pauline, sa sœur jumelle qui tient un bar à proximité de là. Pauline connaissait bien la jeune Clara : une orpheline, devenue sa protégée.
La gendarmerie est prévenue et commence ses investigations, tandis que Pauline tente de surmonter sa peine afin de répondre à ses obligations : ce soir-là, on célèbre le centenaire de Mona, une figure emblématique du coin, et la fête doit rassembler tout le gratin de la région… impossible de se dérober…
Peu après ces évènements tragiques, Damien, le fils de Jérôme découvre le corps de Pauline dans la bergerie appartenant à la famille.
Les histoires de Clara et de Pauline vont se mêler, révélant des secrets qui ébranlent les protagonistes, avec, en toile de fond, la baie de Somme, insaisissable, changeante…, avec sa beauté et sa rudesse, ses traditions, ses personnages hauts en couleur.
LangueFrançais
Date de sortie24 oct. 2017
ISBN9782312055671
Vol de milouins en baie de Somme

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    Vol de milouins en baie de Somme - Martine Pellegrina

    cover.jpg

    Vol de milouins en baie de Somme

    Martine Pellegrina

    Vol de milouins en baie de Somme

    LES ÉDITIONS DU NET

    126, rue du Landy 93400 St Ouen

    © Les Éditions du Net, 2017

    ISBN : 978-2-312-05567-1

    Pauline

    Tout était bien calme ce matin-là ! Les clients ne s’étaient pas bousculés…, normal pour un vendredi matin ! C’était fort heureux, car elle avait eu quelques difficultés à s’arracher du lit. La nuit avait été rude, il était souhaitable de passer à autre chose. Elle avait à peine enfilé un pantalon et passé un tee-shirt bien moulant en se trémoussant – elle aimait sentir le tissu à même la peau qui lui titillait la pointe de ses seins –, elle entendit quelqu’un l’interpeller. Elle risqua une percée à travers le rideau de bambou qui séparait la salle de café de la cuisine ; un client aussi matinal, c’était le père Réglisse, assurément !

    Elle l’appréciait, celui-là : un vieux bonhomme, une figure emblématique, probablement mi naïf/mi filou, qui passait quasi quotidiennement prendre son p’tit canon chez elle avant d’aller travailler au jardin, situé à l’extrémité du village, une véritable aubaine pour lui, que ce lopin de terre… L’homme vivait chez sa fille, depuis son veuvage, une situation qui ne datait pas d’hier… la drôlesse le surveillait en le rationnant, pour son bien, évidemment… alors, avec le temps il s’était adapté : il se débrouillait donc pour boire en douce, sans pour autant avoir jamais un sou vaillant en poche ! Il s’échappait aux aurores, pressé de faire l’ouverture de l’estaminet pour s’octroyer une bonne rincette. Pauline, hostile à l’intransigeance dont souffrait le pauvre vieux, selon elle, avait pris son parti. Elle le régalait volontiers, par indulgence ou provocation – probablement les deux à la fois, d’ailleurs, c’était bien dans son caractère… cela lui valait de temps à autre des scènes intempestives qui venaient apporter un peu d’animation auprès de la clientèle, de préférence lors des périodes d’affluence. La fille du vieux, excédée, faisait irruption, exprimant violemment sa vindicte à l’adresse de Pauline, devant un parterre d’hommes plus ou moins avinés, jouissant sans retenue du spectacle : deux jolies petites loulouttes hargneuses comme des renardes qui glapissent à qui mieux mieux…, régal sans pareil ! Pauline attisait volontiers le feu, forçant sur son air dédaigneux ; cela procurait du spectacle, déchargeait les batteries et n’était nullement préjudiciable aux affaires… les compensations n’étaient pas négligeables, d’autant que le vieux avait sa fierté : ne voulant pas être redevable, il proposait en échange de sa consommation, des produits de sa récolte, de fameux légumes, il fallait bien le reconnaître ! Bon, durant l’été il n’était pas trop à plaindre, les occasions ne manquaient pas d’aller ici et là, afin de proposer sa marchandise, ce qui lui permettait de satisfaire un vice, somme toute, bien compréhensible à cet âge ! Chacun s’y retrouvait, on n’hésitait pas à forcer sur la dose, histoire de faire bisquer la fille, alors le vieux rentrait le soir passablement éméché, paré à affronter les foudres domestiques.

    Pauline était assurément la plus fidèle cliente du paysan émérite, les rôles étaient inversés, ils en riaient souvent tous les deux ! L’hiver elle faisait crédit, prenant une option sur les beaux jours en quelque sorte…

    Il lui en savait gré, mais elle ne perdait pas au change, et puis… Il avait toujours quelque chose à raconter, de bien gentilles histoires se rapportant à son coin de campagne qu’il appelait son paradis. Elle l’écoutait d’une oreille distraite, le métier voulait ça : tous ces perpétuels insatisfaits gangrenés par la solitude, planqués derrière le comptoir, à la lorgner à longueur de journée en étalant pêle-mêle d’une voix tonitruante clarifiée par le jaja une flopée de récriminations…, et leur tableau de chasse… ; à force, ça use la santé, corrode les méninges et émousse l’attention… Mais la voix paisible de ce vieux bonhomme la berçait agréablement, son débit régulier suffisait à lui seul, comme un ronron lénifiant qui laissait libre cours aux pensées. Alors, la plupart du temps elle le laissait à son bavardage, une cigarette maïs pendouillant aux coins des lèvres, ce qui lui avait valu le surnom de Réglisse… Il s’inquiétait de la pluie et du beau temps, livrait d’admirables secrets de jardinier qui tombaient invariablement dans une cruelle indifférence, contait son émerveillement de voir la nature se régénérer après un été par trop suffocant et lâchait négligemment sa cendre sur son bourgeron et quelques exclusivités en matière de potins… allez… finalement la journée s’annonçait plutôt bien.

    Elle se mit à laver la vaisselle qui trempait depuis la veille. Jamais ça ne lui était arrivé d’aller se coucher en laissant un tel chantier derrière elle, mais les excuses ne manquaient pas, certes non ! Sa colère la reprit, elle entrechoqua violemment les verres ! Le vieux remarqua son énervement, elle éclata :

    – Cette petite peste de Clara, cette sale gamine m’a fait faux bond hier, et ce, un pareil jour ! Quelle ingrate, vraiment elle abuse, pourtant j’ai toujours été bonne avec elle, et voilà qu’elle me lâche en plein concours de belote ! C’est vraiment honteux de sa part, pourtant elle m’avait promis de venir me donner un coup de main. Et le mieux dans tout ça, c’est qu’elle va revenir toute penaude, et moi, bonne poire, je passerai l’éponge comme d’habitude ! N’empêche, je l’ai mauvaise, père Réglisse. En plus, pour l’occasion je sers des parts de tartiflette, vous imaginez le boulot à réaliser, pour moi, seule là-dedans ?

    – Pour sûr, Pauline, mais tu n’as pas dû écouter ce que je te disais, c’est d’elle dont je te cause depuis tout à l’heure, ça fait plusieurs nuits qu’elle a découché ! Ils ne vont pas être contents, au centre, de voir qu’elle a encore fugué ! Ça va chauffer pour son matricule ! C’est Janvier, son voisin, qui me l’a dit, et pas plus tard qu’hier au soir.

    – Excuse-moi, père Réglisse, je suis un peu cassée ce matin… lâcha Pauline, dans une certaine confusion, sérieusement décontenancée d’avoir laissé échapper pareille information… Elle tressaillit, ne sachant trop si elle s’épanchait sur elle-même ou s’inquiétait du sort de la petite. Bien décidée à se ressaisir, elle reprit sur un ton péremptoire : c’est couru d’avance, la donzelle est allée à la ville, un beau parleur l’y a entraînée, une de ces petites frappes qui va lui promettre monts et merveilles, et la laisser choir après avoir obtenu d’elle ce qu’il voulait ! Décidément, elle est, et restera incorrigible ! Tu verras, père Réglisse, elle ne va pas tarder à réapparaître dans la journée, et dans quel état ! Ah ! Je peux dire que la connais bien, celle-là ! Pourtant, elle m’avait promis de rester bien tranquille, et j’y ai cru, figure-toi ! À chaque fois elle me fait le même cinéma et je tombe quand même dans le panneau, pourtant je devrais être vaccinée à force d’entendre à longueur de temps toutes sortes de bobards débités avec ses faux airs de martyre !

    Pauline retourna à ses griefs contre Clara en malmenant la vaisselle. Cette colère occultait son propre tourment, elle reprit pour elle seule :

    – Au fond, je l’aime bien cette gamine… elle m’émeut… elle a l’air toute lisse, comme ça, mais elle charrie en dedans des émotions formidables, il suffit de plonger dans ses grands yeux pour le constater, ils changent de couleur au gré de ses humeurs…, comme la baie, avant que la tempête ne se déchaîne… de bleus ils deviennent gris, comme s’ils raclaient des fonds troubles venant assombrir la surface…

    Le père Réglisse claqua les lèvres bruyamment après avoir sifflé la dernière lampée, comme il faisait à chaque fois qu’il avait terminé son verre :

    – À la bonne heure ! Je ne l’ai jamais assez regardée pour m’en rendre compte, mais pour saisir ces subtilités-là, faut être bonne fille comme toi, Pauline ! Moi je ne suis plus dans le coup auprès de la jeunesse, c’est pas toujours rose avec mes petits-enfants, d’ailleurs… enfin, chacun son tour… je l’ai côtoyée ici, dans ton estaminet, tristounette mais gentille, j’ai remarqué qu’elle avait du bran de Judas sur le visage, ça lui donnait un p’tit genre pas vilain…

    Cette phrase, exprimée avec sincérité, fut providentielle et freina la jeune femme dans son emballement. Elle servit machinalement un autre canon au père Réglisse, qui de surprise faillit lâcher son tromblon noirâtre ; un jet de cendres macula le comptoir. Tout contrit, le maladroit voulut effacer ses saletés du plat de la main… il se vautra plus encore sur le bar dans une tentative puérile de réparer sa maladresse, forçant sur son air couillon pour donner le change… Une telle largesse l’étonnait, même de la part de la tenancière de bistrot. Il en était presque gêné de profiter de cette étonnante distraction, estimant lui être déjà assez redevable, car la récolte de pommes de terre ne serait peut-être pas aussi prometteuse que les autres années… mais la tentation était trop forte, le bref moment de surprise passé, il attrapa le verre, descendit une bonne lampée avant qu’elle ne réalise son absurde largesse et ne se reprenne.

    La patronne surprit son trouble sans en comprendre la raison. En manipulant sa casquette, le vieux avait laissé entrevoir la base de son crâne : elle surprit un lambeau de peau lisse et rose, contrastant bizarrement avec la couenne tannée et toute gondolée du visage ; vision fugace, presque indécente, insolite et pathétique…, comme si elle touchait à l’intimité même de ce vieux paysan ; elle n’en demandait pas tant… elle fondit, c’est elle qui se sentit tout à coup vulnérable, touchée au vif, envahie de sentiments contradictoires, mêlant fragilité et rudesse, compassion et rancœur, dans un cocktail des plus détonants. Le ton s’adoucit mais elle parvint à ranimer une colère salvatrice en changeant radicalement de cible :

    – Il faut dire, à décharge de cette pauvre gosse, qu’elle n’a jamais été heureuse chez la mère Annick. Comment elle te les traite, les minots de la DDASS C’est une honte… Combien lui en a-t-on confié, aujourd’hui ? Au moins cinq ! Elle n’a pas de mal, avec tout ce qu’elle touche, à entretenir sa maison… Elle vient de racheter une grosse voiture, à ce qu’on m’a dit… – Consciente de s’engager sur une mauvaise pente (elle-même trouvait immondes les clients qui osaient avancer ce style de remarque), elle marqua une pause, et revit Annick sur les bancs de l’école, là où une inimitié durable s’était installée. Il s’agissait d’une classe à plusieurs niveaux ; quatre années séparaient les deux élèves, Pauline étant la cadette. Quel âge pouvait-elle donc avoir quand l’idée d’accepter ce stupide pari lui était-elle venue ? Oh ! Ma foi, sept ans, guère plus… Elle se revit alors, mutine, primesautière, et complexée par une chevelure épaisse, hésitant entre brun et roux, coiffée de nattes invariablement placées de guingois…, une gosse toujours prête à libérer ce trop-plein d’énergie canalisé par sa famille, donc prédisposée à se fourrer dans tous les coups pendables… la carnation pure d’Annick la fascinait, un jour Pauline avait laissé échapper qu’elle lui faisait penser à un gros jambon. Une fille, un peu plus vieille, ayant entendu la remarque, rétorqua qu’Annick ressemblait plutôt à un cochon de lait. La grande, fille du libraire, ajouta à l’adresse de Pauline qu’elle pouvait en faire rapidement la preuve : à l’aide d’une plume, tout simplement, il suffisait de l’appuyer dans la cuisse rose et dodue du cochonnet, pour qu’elle s’enfonce sans provoquer la moindre égratignure, tout comme s’il s’agissait d’un bloc de saindoux ! La maligne termina en invitant Pauline à réaliser l’expérience pendant la classe, ajoutant que si elle s’exécutait, elle recevrait en récompense trois numéros de « Strange », un de ces fascicules circulant sous le manteau lors des récréations, suscitant convoitise et excitation, d’autant que le régime patriarcal interdisait formellement toute acquisition de ce genre. L’appât étant trop beau, cela fut fait ! Une sévère punition s’en suivit, l’entreprise n’étant pas du goût de l’instituteur, mais « la grande » n’avait pas tout à fait tort, les cris de goret qui retentirent lors de l’instant fatidique attestèrent la nature profonde de cette créature molle et dolente. Cela valut une certaine notoriété à l’une et de constantes moqueries à l’autre. D’où une rupture que le temps n’atténua jamais. La récompense ne fut pas à la hauteur des espérances, « la grande » lâcha, après moult atermoiements, un seul magazine, mais ce bien, acquis avec panache, généra un engouement pour la bande dessinée qui s’accrut au fil du temps. Il suffisait d’entrer dans le bar pour s’en rendre compte : un rayonnage couvrait entièrement le mur du fond, présentant dans ce domaine un choix très éclectique.

    Ce souvenir rafraîchissant la détendit au point qu’elle balaya ses beaux principes, Pauline repartit de plus belle – : Je ne parle même pas de lui, son acolyte de mari, cette chiffe molle, pour rester polie… Il dit Amen à tout, ce traîne-savates ventripotent, pourvu qu’on le laisse tranquille, à regarder à longueur de temps ses conneries à la télévision, avec son œil bovin, son mégot qui pendouille et son marcel maculé de taches ! Ah, la la ! Quelle engeance ! Elle se retint à temps d’ajouter au tableau la tendance du bonhomme à forcer sur le gros rouge, elle ne voulait surtout pas froisser son vieil ami qui aurait pu à juste titre se sentir visé ! Cette salve la soulagea, elle reprenait son souffle en hoquetant, comme après avoir échappé de justesse à une noyade.

    – Pour sûr, Pauline, se contenta de répéter le père Réglisse. – Il ne voulait pas courir le moindre risque de contrarier la patronne, d’autant qu’en portant son verre à hauteur de son visage, il s’attarda un instant sur celui de la jeune femme : il venait seulement de remarquer la vilaine teinte violacée de son œil, brutalement révélée par un rai de lumière intrusif. Il s’écarta, rentra la tête dans les épaules, trop tard ! Alors, comme pour se dédouaner de cette fâcheuse vision, il enfonça le clou ; conscient et dégoûté de céder lâchement à la facilité, il lança rapidement sa phrase, comme pour mieux s’en débarrasser- : Annick montait déjà à graines lorsque son amoureux a déboulé…, tu m’étonnes, qu’elle lui ait mis le grappin dessus, faut dire que les prétendants ne se pressaient guère pour entrer dans le gourbis de sa souillon de mère ! Il a bien fallu qu’elle se fasse peu regardante, Annick, et accepte de s’accoquiner avec un moins que rien…, un grand dépendeux d’andouilles, comme Lucien… toujours d’accord avec le dernier couillon qui la ramène…

    Sagace, Pauline chercha à déchiffrer ce qui se cachait derrière un assentiment par trop excessif qui ne correspondait nullement à ce personnage doté d’une nature somme toute plutôt consensuelle. Cette soudaine rafale, déversée à l’encontre d’un type contestable, certes, mais un peu trop falot pour provoquer une telle verve, ne fit qu’attiser les soupçons… Elle lut l’étonnement dans le regard du vieux et vit la gêne qui l’agitait. Du coup, ne sachant la raison motivant cette attitude, elle en fut déstabilisée, lâcha prise, et se calma. Elle s’essuya machinalement les mains sur son pantalon, laissant deux grandes auréoles au niveau des cuisses. Il fallait réfléchir : ce matin, au réveil, elle s’était précipitée vers le miroir pour constater avec soulagement qu’elle ne portait aucune marque sur le visage. Ouf ! C’était heureux, car la vache n’y était pas allée de main morte cette nuit ! Ce n’était pas la première fois qu’il la tabassait, mais jamais il ne s’était permis de la corriger avec une telle rage…, et dans l’intention de laisser des traces !

    Entre eux, un jaloux et une possessive, les algarades, n’avaient rien d’exceptionnel et enflaient invariablement autour des mêmes thèmes ! Elle abhorrait sa situation confortable tandis qu’il lui reprochait son infidélité ! C’était trop fort ! Comment ne pas se tordre de rire à l’écoute de telles inepties ! Ces hommes mariés, douillettement installés et unanimement respectés alentour, s’enorgueillissant d’une réussite presque outrancière, finissaient par se convaincre de leur supériorité, traitaient leur entourage avec une condescendance honteuse et infamante, ne leur octroyant que quelques miettes jetées avec arrogance ! Et l’écornifleur n’échappait pas à la règle, loin s’en faut !

    Non, elle ne se laissait pas manœuvrer ainsi ! Il avait le toupet de faire valoir ses prérogatives, et à ce titre, exiger qu’elle lui rende des comptes ! Prenant conscience qu’elle s’emballait à nouveau, elle renversa la vapeur… Allez… autant relativiser, rien de bien original, si ce n’est deux tempéraments bouillonnants qui se sont fourrés dans une impasse !

    Mais ce fameux soir, il était arrivé visiblement préoccupé, alors elle s’était sentie flouée : elle le voulait, à condition qu’il reste un amant conforme à ses exigences, entièrement dévoué à sa cause, libéré des contingences extérieures, rassurant, infaillible… exigences minimales et justifiées, eu égard à ses visites en pointillé : ceci compensait cela… mais à l’inverse, il se montra pitoyable comme jamais : il s’en venait chez elle en espérant chercher secours, c’était une certitude… elle en fut exaspérée, voire déçue qu’il ravale ainsi sa dignité au point de révéler ses faiblesses ; en sortant du cadre, il perdait le prestige qu’elle lui avait attribué et se fondait dans la masse des bouffons qui venaient pleurer sur leurs misères…, comme Jérôme, précisa-t-elle méchamment !

    Léo tenait des propos incohérents, une litanie marmonnée rapidement, des mots qui se culbutaient, puis une phrase qui revenait comme un refrain : « Ils ne vont pas me rouler aussi facilement, qu’ils aillent donc chercher un autre président ! Ah ! Pas question de marcher dans leurs sales combines ! »

    Encore et encore ces sempiternelles histoires de chasse ! Quelle manie de s’exciter pour de telles imbécillités ! D’autant qu’après leurs chicaneries, ils finiraient inévitablement par se retrouver tous attablés, copains comme cochons, autour d’un repas bien arrosé, pour se donner de grandes bourrades viriles dans le dos en exagérant leurs exploits !… se sentant délaissée, elle entreprit alors de le titiller, sachant qu’en attisant un feu incontrôlable, elle risquait de provoquer l’irréparable. Impossible de s’arrêter, pourtant ! Déclenché par la désillusion, le torrent dévastateur surgi des entrailles la poussait à ignorer la raison qui effectuait une percée, lui laissant déjà entrevoir l’inévitable regret qui viendrait parachever le désastre à venir. La machine de guerre s’était ébranlée…, rien ne saurait arrêter sa puissance destructrice, elle ferraillait à l’aveuglette, la puissance et l’intensité du tir lui octroyant une fulgurante précision. Elle lança de multiples petites pointes féroces, habilement acérées, de celles qui font mouche à coup sûr et se repaissent des meurtrissures. Au début, il n’y prêta aucune attention, il était bien trop surexcité. Mais elle chargea la dose, consciente qu’il lui fallait immédiatement cesser ce jeu de massacre. Trop tard ! Il déchira le drap d’un coup de dents, laissant Pauline sidérée ; elle faillit céder à la frayeur et lâcher raisonnablement du lest, mais l’exaspération induite par ce geste frénétique provoqua l’irréparable (très attachée à sa bimbeloterie, la moindre détérioration, même involontaire, était vécue comme une agression personnelle) : après un bref et lourd silence annonciateur des pires catastrophes, elle renchérit la manœuvre, s’engouffra dans la brèche, trouva matière à affubler Léo de reproches en invoquant l’outrage qu’il y avait à apporter ruine et destruction dans sa maison.

    Elle le poussa dans ses ultimes retranchements, en appuyant délibérément là où ça fait le plus mal avec une exagération presque morbide, une pratique dont elle était experte et qui lui valait depuis toujours de multiples déboires. Lancée telle une toupie, elle chercha à l’atteindre en s’auto flagellant, s’accusant à tort d’une conduite inique « Ici je suis chez moi, tu peux venir me sauter quand ça me chante, encore faut-il que je prenne mon pied… alors, un peu de décence ! Ne me bassine pas avec tes emmerdes, oublie tes jérémiades et laisse tes casseroles chez bobonne… je ne suis pas de celles qui se dessèchent et se ratatinent doucement mais sûrement dans l’attente ! J’ai grandi, mon p’tit père, et avec l’âge, fini les illusions…, j’use de mon corps comme il me plaît, et je ne te demande aucun compte sur tes exploits…, vas-y, ne te gêne pas, tu peux monter à ta guise ton vieux canasson ! » La colère inspirant cette violente diatribe n’en atténua guère la portée. Chaque mot atteignit sa cible. Ainsi dénigrait-elle en bloc toutes les passions de Léo, n’hésitant pas à se dévaloriser par la même occasion, et ce, pour mieux l’atteindre à travers sa femme. L’allusion perfide à son physique ingrat ferait mouche, Méline faisait partie de son cheptel, ce qui représentait un label de qualité en soi, aucune critique n’était donc admise, car lui aussi était particulièrement soucieux de son bien ! D’ailleurs, il avait de quoi en être fier ! Son élevage de chevaux comptait parmi les meilleurs, une renommée acquise grâce à une opiniâtreté exemplaire et des options éloignées des effets de mode… choix inspirés grâce à la clairvoyance de Méline. Tout cela fut piétiné avec une ironie féroce…, la réaction ne s’était pas fait attendre, il s’était déchaîné en lui flanquant une belle frousse, ce qui l’avait soudainement calmée. De rage, elle avait lâché quelques sanglots entrecoupés de vagues excuses, et en signe d’acceptation de la reddition, elle s’était recroquevillée dans un coin ; puis, vaincue, malheureuse et dépitée, elle voulut récupérer la situation cette fois encore en se lovant dans ses bras, pour sentir sa force l’incorporer et retarder une fois encore la faillite qui menaçait de l’abattre à peine aurait-il tourné les talons. Mais il l’avait repoussée, et c’est à ce moment qu’il la frappa durement au visage avec l’envie de le lui bousiller.

    Elle y porta instinctivement la main : et oui ! Celui-là, elle l’avait vraiment dans la peau ! C’était pour lui faire payer cette dépendance qu’elle le titillait sans relâche à seule fin de le rendre jaloux. Aucun espoir n’était permis, il ne quitterait jamais sa femme, ce sac d’os bête comme ses pieds, mais dont la principale qualité résidait dans la part monstrueuse de sa dot ! L’argent aidait à corriger bien des tares, à ignorer bien des insuffisances !

    Le vieux s’était remis à parler… Distraite, Pauline fit répéter… Ah ! Il ne s’agissait que de la chatte ! Le soleil, faisant une fugace mais brève apparition, venait de trahir sa présence, alors qu’elle se prélassait sur une table, vautrée de tout son long, présentant son ventre tendu et ses tétons proéminents… ses yeux mi-clos et sa posture lascive pouvaient donner le change, mais l’animal souffrait, le bout de sa petite langue rose pointait, ses flancs battaient… : « Oui, oui, je sais, prévint Pauline, non sans agacement, je dois lui poser un emplâtre pour stopper la montée de lait… cette salope…, jamais rassasiée… si seulement ça pouvait la calmer de morfler ainsi…, mais dans trois mois elle remettra ça… »

    Estimant qu’il valait mieux s’éclipser, le père Réglisse disparut en lançant son sempiternel : « À la revoyure ! », accompagné d’une vive rotation de la casquette. Enfin libérée, Pauline se retourna pour se regarder dans le grand miroir qui couvrait la paroi sur laquelle s’alignaient les étagères. Elle laissa échapper un cri d’effroi ! Son œil avait pris une affreuse teinte lie de vin. Incrédule, elle effleura l’hématome comme pour réaliser l’ampleur des dégâts. Je comprends mieux pourquoi le vieux m’a agrippée du regard de la sorte, se dit-elle, profondément embarrassée : je vais avoir bonne mine auprès des clients, poursuivit-elle, profondément soucieuse.

    Elle appliqua un glaçon en tournant lentement autour de son arcade sourcilière. Le froid lui fit grand bien. Le soulagement fut pourtant bref. Le manque déjà la taraudait, le désir cognait dans ses entrailles, elle fléchit son corps, croisa les jambes en s’accroupissant comme pour tenter désespérément d’étouffer les spasmes qui la fouaillaient : et si cette fois il était vraiment ébranlé par le brasier de cette colère attisé par la frustration, provoquant ces scènes récurrentes ? Et s’il la quittait vraiment ?

    Haletante, elle s’agrippa au bar, tellement la douleur était insupportable… elle releva péniblement la tête, une lumière sale tentait sans conviction d’effectuer une percée à travers les vitres poussiéreuses… tout paraissait gris, désolant, telles ses pensées. Elle se sentit submergée par la lassitude, le dégoût, de tout, et surtout d’elle-même… elle se liquéfiait, cela n’était nullement comparable aux attaques précédentes, assez familières somme toute, eu égard aux aléas précoces qui avaient marqué sa vie !

    Ah ! Léo, je voudrais tant être un rempart fortifié prêt à te dissimuler, un arc tendu par ta force libérée, une épaule prête à recevoir ton fardeau, une guérisseuse qui panse tes plaies à la nuit tombée, une vigne dont les pampres se déroulent à l’infini pour suivre chacun de tes pas…, mais je suis entravée par des attaches invisibles dont j’essaie en vain de me défaire…, je veux t’ouvrir grand les bras, m’enivrer de ta présence…, mais à peine ai-je laissé éclater ma joie lors de nos retrouvailles, que ma ferveur se transforme aussitôt… malgré moi, mon enthousiasme retombe… mon cœur s’embrase…, pourtant, mon amour n’est que cendre…

    Le besoin d’espace se fit impérieux, elle fut tentée de fermer l’établissement, afin d’aller sur la plage, marcher à grandes enjambées, laisser le vent envelopper son corps meurtri, et extirper la peur, attendre la métamorphose qu’elle appelait de toute son âme…, et laisser la confiance s’infiltrer… peut être, un jour, parviendrai-je à me libérer, lâcha-t-elle à haute voix. Mais elle rentra les épaules : impossible de réaliser ce désir ! Elle détestait entrevoir des perspectives qui lui échappaient aussitôt… Mais là, au demeurant, l’empêchement était tout trouvé : aujourd’hui la salle était louée pour une soirée privée, la célébration du centenaire de Mona ; un événement exceptionnel à plus d’un titre, car outre son extraordinaire longévité, Mona avait tenu l’établissement sa vie durant, pour ainsi dire ; elle avait ignoré l’opposition catégorique d’une bonne partie de sa famille, hostile à Pauline pour de sombres et vaseuses raisons… et lui avait cédé l’affaire. Reconnaissante, la nouvelle propriétaire s’était engagée auprès de l’aïeule à laisser le bar en l’état, promesse facile à tenir, en effet, son goût frénétique de la modernité connaissait des limites : jamais la tentation de détruire ce meuble en chêne entièrement sculpté dans la masse, par un amoureux de la mer comme elle, ne l’avait effleurée. Bien entendu elle avait apporté sa touche personnelle : outre ses bouquins, elle proposait un choix de bières inouï, fabriquées pour la plupart dans des brasseries artisanales.

    Le bilan n’était pas à la hauteur de ses espérances, cependant elle aurait été injuste de se plaindre. Durant la saison estivale, quelques touristes appréciaient l’ambiance, ensuite, la clientèle locale reprenait ses quartiers, le samedi étant relativement calme jusqu’à midi, heure d’affluence durant l’ouverture de la chasse : les hommes déposaient les fusils vidés de leurs cartouches dans un coin, s’embusquaient derrière les pompes à bière tout au long de la journée, se gargarisant de leurs exploits en sifflant quelques mousses, et en s’échauffant autour des sujets sensibles, à commencer par Bruxelles, le plus épineux d’entre tous, un thème qui revenait immanquablement sur le tapis. Elle connaissait parfaitement le refrain : « Il ferait beau voir à ce que ces hypocrites de bureaucrates viennent nous chatouiller avec la protection des oiseaux ! Pour commencer, ils n’ont qu’à troquer leurs mocassins vernis contre nos cuissardes et s’en venir ramasser les cadavres sur nos plages, après, seulement, on pourra causer : des colonies entières, asphyxiées par les saloperies dégueulées par les foutus pétroliers qui déboulent à fond les manettes, par tous les temps, sur l’autoroute de la mer, un peu plus haut…, si c’est pas malheureux ! Et nous, on a plus que marre de jouer les boucs émissaires et de passer pour une bande d’assassins ! » Là-dessus, Pauline joignait sa voix au chœur des ténors… sachant qu’il faudrait encore bien des lustres avant que cela ne change… À la fraîche, les jeunes occupaient le terrain ; chacun rentrait dans ses pénates pour laisser place à la relève, qui avait fait du bar son traditionnel lieu de rendez-vous, avant d’aller se défouler en boîte, à quelques kilomètres de là. Ensuite, la routine… : les réguliers, tous ceux qui assuraient le chiffre d’affaire, et s’en venaient écraser quotidiennement leurs misères sur le comptoir, le teint fleuri et la langue déliée, dégueulant sur tout ce qui passe, l’air blasé et l’œil chassieux. Après s’être bien défoulés, ils s’amarraient au comptoir le bide en avant, puis se lançaient, en file indienne, d’une démarche chaloupée, pour aller pisser un bock ; puis, rajustant pantalon et bretelles avec force et mâles torsions, ils s’en retournaient en se camouflant sous leurs visières, parés à braver leur pauvre quotidien… jusqu’à la prochaine… Globalement, cette catégorie considérait Pauline comme une originale, à la réputation scabreuse, un substrat fort commode autorisant bien des plaisanteries salaces, avec toutefois l’indulgence que l’on confère généralement à une fille du pays : « Pauvres de nous » ! Se contentait-elle souvent de soupirer ; manière d’ignorer ces regards de crapauds morts d’amour.

    Allez ! Arrêtons de mouliner !… Il fallait sans plus tarder se remettre au travail… pas question d’accueillir les convives dans un tel désordre.

    L’air marin lui lava la tête, le cri des mouettes ouvrait sur le large : signe que les chalutiers rentraient au port, entourés des voraces espérant leur part de poisson frais. Sans trop savoir pourquoi cette idée lui déplut, alors elle évita de laisser son regard traîner vers la baie, de peur de s’y laisser dériver… ça suffisait pour aujourd’hui !

    Forte de cette décision, elle retrouvait un peu d’allant, peut-être la crise aurait pu être évitée si elle avait commencé la journée ainsi, en se débarrassant de cette puanteur qui embrouille les méninges. En retournant vers le bar, elle ne put échapper à la vision de son reflet dans le miroir. Cela faillit la démolir à nouveau : « Je ressemble à une pocharde », se dit-elle avec mépris. Mais cette fois elle dirigea toute sa hargne vers l’extérieur, et prise d’une énergie soudaine, elle entreprit de tout chambouler pour réaliser le grand nettoyage. La chatte avait résisté à l’ambiance électrique, puis au bruit et à la fureur, en puisant toute la force d’une bienveillance salvatrice dont elle tentait d’envelopper sa maîtresse qui ne tournait visiblement pas rond, et en gardant sur elle un œil écarquillé, fixe et inquiet qui ne rencontrait que le vide. Lassée de gaspiller ses forces et chassée par les embruns, la pauvre bête décida cette fois d’abandonner derechef une sollicitude et une dévotion accueillies dans la plus grande indifférence. Constatant son échec à saisir la moindre accroche, elle cligna les paupières en signe d’abandon, ou de reproche, puis fila au dehors au mépris de sa dignité : dans sa hâte à fuir tant d’ingratitude, ses mamelles, plus que fatiguées par de successives et généreuses portées, se balancèrent, en pendouillant lamentablement.

    Vaincue par la fatigue, en nage, Pauline se redressa péniblement ; trop en rogne pour se laisser aller à la satisfaction, elle appréhenda le résultat : rien à faire, la grisaille, s’étalait laide, abrutissante, s’accrochant dans les moindres recoins. Décidément, il fallait changer les rideaux, ce marron pisseux lui parut plus que jamais insupportable ; promis, la semaine prochaine elle mettrait des couleurs, c’est le jaune qui conviendrait le mieux ! Forte de cette décision, elle se dirigea vers le jardin pour s’en aller cueillir des brassées de fleurs automnales. Roses, dahlias, reines marguerites, glaïeuls et asters toutes confondues, étouffaient dans un fouillis invraisemblable, pour pointer leurs têtes multicolores en dépit de la concurrence sauvage. Demain matin elle demanderait au père Réglisse de donner un bon coup de faux, cela s’imposait, plus moyen de faire autrement, elle avait laissé le terrain à l’abandon, c’était lamentable… un fouillis tel, que les arbres fruitiers étaient envahis par le lierre et les ronces. Pas étonnant, cette odeur lourde, âcre et suffocante, qui montait du sol : des relents de pourriture, pitoyables exhalaisons de fruits gorgés de soleil et juteux à souhait qui agonisaient… un beau gâchis ! Habituellement, elle rechignait à cueillir les fleurs, mais elle piétina les herbes folles, s’acharnant à casser les tiges qui s’effondraient sous sa poigne vigoureuse en craquant comme des brindilles sèches ; les graminées volaient, troublant ainsi des nuées d’insectes perturbés par cette irruption intempestive. L’air était agréable, une douceur moite l’enveloppait, pourtant, elle se mit à frissonner… à cause des prémisses indiquant la fin de l’été ? Cela affectait ses humeurs, à chaque fois… pourtant, il y avait autre chose… une petite araignée l’hypnotisait… un insecte ridicule, à peine plus gros que l’ongle… mais tellement industrieux… qui parcourait nerveusement sa toile, occupé probablement à parfaire son œuvre. Pauline se revit, petite fille, perdue dans ses rêveries, occupée à chercher ces bestioles dans les sombres recoins… elle pouvait rester debout durant des heures, à les fixer du regard… Ce rappel incongru la toucha de plein fouet, la plongeant dans une infinie tristesse… elle cessa la cueillette…

    Le chemin tracé à travers les herbes hautes attira soudain son attention : une allée rectiligne, foulée à grandes enjambées pour arriver jusqu’à elle, à l’abri des regards indiscrets. L’image de son amant s’imposa, lui seul empruntait cette voie depuis des années, ouvrant ainsi une saignée profonde qui rappelait sa présence. Chaque soir elle l’attendait, trop souvent en vain d’ailleurs, il annonçait sa venue en claquant la porte arrière vigoureusement, tout chez lui était démesure, sa taille, sa voix, son appétit… combien de fois lui avait-elle demandé en riant, d’éviter de faire trembler toute la bâtisse à son arrivée, avant de tomber dans ses bras en éprouvant un étourdissant vertige à se sentir ainsi heurtée avec tant de vigueur. Son passage laissait là un trou béant dont elle ne pouvait détacher le regard.

    Depuis quand leur manège durait-il ? Elle dut s’avouer non sans une pointe de fierté qu’il avait débuté peu après ses noces. Elle gloussa : un mois, deux mois ? Nooon !… une dénégation appuyée, avec une pointe d’amusement : ma foi… c’était fort possible… Benoît, son mari, la laissait souvent seule : comme une taupe, il s’enfermait le jour dans le galetas, occupé à barbouiller ses toiles, et passait la nuit, terré dans sa hutte, et par tous les temps, à guetter le gibier d’eau pour s’en revenir la plupart du temps bredouille. Triste figure, piètre tireur et taciturne, de surcroît… ni plus ni moins qu’une farce, ce mariage, une alliance impossible entre deux familles qui se vouaient une haine farouche, et dont le motif se perdait dans une mystérieuse nébuleuse, avec un bonhomme insignifiant qui ne laissait aucun souvenir agréable, même en grattant bien ! Alors, solitude et insatisfaction réunies avaient conduit l’amant à creuser jour après jour son sillon.

    Et puis un matin, des cueilleurs de salicornes avaient retrouvé le chasseur, face contre terre, la bouche toute barbouillée de vase. Les secours étaient intervenus vainement. La mort, probablement due à l’étouffement, remontait déjà à plusieurs heures. Une enquête de routine, menée sans entrain, avait conclu à une disparition d’origine accidentelle. Favorisée par les circonstances, Pauline ne s’était nullement allée à jouer la comédie de la veuve éplorée. L’intervention de son frère, attentif à sauvegarder les convenances fut vaine ; et après l’enterrement, la place fut prestement nettoyée pour accueillir l’amant sans entrave. Attitude réprouvée au point que les plus malveillants l’avaient accusée de meurtre… une rumeur ayant la vie dure, attisée par le vent mauvais de la sottise… à ces vils ragots, elle n’accorda que mépris ! Les circonstances laissaient le champ libre, à quoi bon donner dans le mélo, d’autant que personne n’aurait été dupe ? Tant pis… non, tant mieux si elle choquait !

    Oui… il fallait que le père Réglisse rapplique au plus vite, pour escamoter l’inconvenante fêlure et ses douloureux effets.

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