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Le ver à soie
Le ver à soie
Le ver à soie
Livre électronique365 pages5 heures

Le ver à soie

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À propos de ce livre électronique

« L’Indochine c’est terminé ! », s’est écrié Ray, au cours d’une escale effectuée par « Le Scobryn », bateau affrété par la France pour rapatrier les familles prises de panique.
En mai 1954 la France perd la bataille de Diên Biên Phu, mettant fin à environ soixante-dix ans de colonisation. Deux ans plus tard, un bateau appareille dans la rade de Marseille avec à son bord des passagers qui fuient leur pays : le Viêt Nam. Accompagné d’une partie de sa famille, Ray, un gamin de seize ans né au Cambodge, s’apprête, le cœur vacillant, à mettre pied sur une terre étrangère. On suppute qu’un lointain ancêtre a fait voile en sens inverse pour tenter d’échapper à la ruine causée par la débâcle de 1870. La colonisation française a placé l’Indochine sous son joug depuis une quinzaine d’années. Ce paysan va tisser des liens en Indochine, terre pétrie de passion et de souffrances, lui rappelant ainsi la sienne.
La grande Histoire va peser sur les protagonistes, emportés dans la tourmente d’une guerre coloniale qui influera sur le devenir de plusieurs générations. Dans un contexte aussi troublé, qui aurait pu imaginer que Ray, le plus jeune membre de cette famille frappée par la guerre, la misère, contrainte à la fuite, deviendrait un physicien et un astrophysicien de renommée internationale ?
La collusion entre deux mondes, les influences culturelles et religieuses, la question des origines et de la filiation constituent les éléments de ce récit autobiographique dans ses grandes lignes.
LangueFrançais
Date de sortie5 juin 2017
ISBN9782312052144
Le ver à soie

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    Aperçu du livre

    Le ver à soie - Martine Pellegrina

    978-2-312-05214-4

    Les origines

    Le village était exsangue, les recruteurs de l’armée napoléonienne avaient ratissé les campagnes, faisant payer aux hommes un rude tribut et infligeant de lourdes pertes aux familles.

    Lorsque la France s’engagea dans une nouvelle guerre face à la Prusse, le marin pensait échapper à l’enrôlement du fait de sa situation familiale. Les paysans traînaient les pieds pour aller à boucherie, et lorsque le garde champêtre tambourina l’ordre de mobilisation dans le village adressé à tous les hommes valides de vingt-et-un à quarante ans, certains tentèrent, avec la complicité des leurs, de se « mucher{1} » dans les endroits où la maréchaussée ne viendrait pas les déloger.

    Peu enclin par nature à la rouerie, le marin n’eut pas recours à ce subterfuge, bien mal lui en prit !

    Au conseil de révision, il suivait dans la file l’un de ses « pays », un jeune homme peu attiré par le prestige de l’uniforme, qui déclara être : « un infirme, miraud comme une taupe et n’y voyant goutte à plus de dix pas ». Le marin, appelé à témoigner, confirma les dires du petit malin, après tout, entre petites gens, il fallait bien se serrer les coudes !

    Les membres du conseil, soucieux de boucler leurs effectifs, trouvèrent en la personne du marin une recrue qui pourrait faire l’affaire, d’autant qu’ils ne perdaient pas au change, le gredin ayant l’air bien plus costaud que l’avorton, bigleux ou non !

    Le marin avait reçu la nouvelle sans broncher, il se rhabilla avec son air placide ; c’est à peine si ses mains tremblaient en boutonnant sa chemise.

    C’est seulement à son retour qu’il réalisa ce qui arrivait. La dernière côte avant d’atteindre le village était sévère, les chevaux l’amorcèrent poussivement ; au sommet du promontoire le vallon apparut dans toute son étendue. Le paysan dirigea son regard vers la droite, là où la végétation se faisait encore plus dense, il situa sans hésiter sa maison, repérable au noyer unique entre tous, par sa hauteur et sa ramure généreuse. En tous points du village, quel que soit l’endroit où l’appelait son labeur, il oubliait sa fatigue rien qu’en fixant ce repère qui le rapprochait de Mariette. Rassuré, il pouvait reprendre de plus belle. Jamais pourtant il n’avait autant appréhendé leurs retrouvailles, il ne savait lui mentir, mais comment avouer les circonstances dans lesquelles son enrôlement s’était effectué ? Il pesta contre la malchance…, pourquoi le sort avait-il placé ce roublard au mauvais endroit, scellant ainsi le sort de sa famille ?

    Rentré au bercail, le marin s’affala sur le banc. Mariette, dans l’attente d’une bonne nouvelle, avait soigné la cuisson des légumes en ajoutant dans la marmite une tranche de lard bien épaisse. La mine sombre et la bouche crispée de son mari la renseignèrent immédiatement sur la gravité du moment, elle le servit copieusement puis retourna vers l’âtre pour éparpiller les braises afin de cacher ses yeux embués de larmes. Il mangea bruyamment pour combler le silence pesant qui s’était installé, savourant à chaque lampée le bonheur de ce repas frugal mais riche de la présence bienfaisante des êtres chers. Il força un peu plus qu’à l’habitude sur le chabrot, en versant dans son bol le vin suret qui s’adoucit en léchant les restes encore fumants de soupe, puis il ratrucha{2} consciencieusement le mélange. Après avoir rangé son couteau dans sa poche, il osa poser un regard coupable sur sa femme.

    Les mobilisés furent éparpillés sur les trois fronts ; contre toute attente, le marin échappa à la règle qui consistait à arracher les paysans de l’influence débilitante de leur région : il servirait en tant que fantassin, enrôlé sous le commandement de Faidherbe, et bataillerait à Bapaume, à deux pas de chez lui, pour ainsi dire.

    Cet homme frustre partit au combat le cœur en lambeaux, et les discours emphatiques, déclamés à l’unisson en faveur de la guerre civilisatrice ou en hommage à la vaillance des soldats, n’y changèrent rien. Au village, adversaires et partisans du conflit s’étaient finalement rassemblés pour mettre en train les appelés. Durant la cérémonie d’adieu, le maire s’empêtra dans une invocation à la patrie invincible et triomphante ponctuée par les roulements de tambour du garde champêtre, un ennuyeux salmigondis constitué de bruit et de verbiage invectivant le prussien, une diatribe bien incapable de raviver la juste flamme belliqueuse du marin : il laissait derrière lui une femme et un fils qui commençait tout juste à devenir un homme. Il pensait devoir lui apprendre encore bien des choses et se demandait s’il lui serait encore loisible de le faire. En bon paysan habitué à vivre à la dure, il s’efforça de contenir son agitation pour dire adieu aux siens en composant un air un peu bourru, puis il rallia ses compagnons d’arme en entonnant avec eux la Marseillaise.

    Celui que tout le village appelait le marin n’avait pourtant jamais pris la mer, d’ailleurs il n’était pas même « sorti d’son coin », mais René Duquesnes, puisque tel était son état civil, s’accommodait fort bien de cet usage fort répandu dans les campagnes, consistant à être affublé d’un nom souvent ridicule mais largement répandu. Pour certains individus, l’origine de leur sobriquet s’était perdue dans la nuit des temps, pour René il en allait tout autrement, preuve matérielle à l’appui !

    Il avait définitivement été traité d’original, qualificatif peu enviable s’il en fut dans nos provinces, car il possédait une petite charrette à bras à l’aspect bien curieux. L’instrument était utilisé par la plupart des villageois pour transporter les légumes ou le bois. René, allez savoir pourquoi, avait fabriqué une « carriole » unique en son genre, si bien que chacun s’accorda à attribuer à l’engin, après amples et maintes tergiversations, la forme d’une barque. Sa bizarrerie lui valut de perdre ainsi l’usage de son nom, pour lui-même mais aussi pour l’ensemble de sa famille. Ainsi disait-on généralement à leur propos : « le fils du marin » et « la femme du marin »…

    Si la guerre fut courte, elle n’en fut pas moins meurtrière. En cet hiver 1870, la misère galopante ravagea le Nord de la France. La Picardie, si coutumière des désastres séculaires engendrés par des batailles qui passaient inévitablement sur ses terres, courbait silencieusement l’échine. Cette année là encore, la région paya le prix fort et perdit bon nombre de ses enfants. La plaine, si fertile hier encore au temps radieux de la moisson, sombrait dans le chaos ; vacillante, elle râlait sous le poids de chaque corps, étouffée par des gargouillis sanglants, saturée par des monceaux de ferraille qui la défiguraient. Mais la neige se fit consolatrice et vint à son secours : de gros flocons se mirent à voltiger, parvenant à cacher ses blessures, tout doucement…

    Quelle pitié ! Ne cessait de répéter le marin, l’air hébété devant tant de gâchis… Alors, pris d’une irrésistible envie, il pénétrait dans un champ en reprenant comme à l’habitude son pas cadencé, s’appliquant à coller lourdement au sol comme pour entrer en résonance avec lui. Il se baissait lentement, évaluait la terre, cassait la croûte gelée d’un coup de talon pour en saisir une poignée qu’il palpait au creux de ses mains pour la réchauffer, puis il la goûtait… d’un air comblé il la recrachait, et s’en retournait inévitablement vers la sienne : un peu crayeuse, certes, mais bien belle et grasse… et si constante… on avait beau la meurtrir, la griffer, l’éventrer jour après jour, elle pansait ses plaies, crevant de générosité au printemps, pour offrir même aux plus ingrats la manne inaltérable de ses bienfaits. Éperdu de reconnaissance, il en oubliait presque le froid et la faim qui le tenaillait : équipement mal adapté, manque de ravitaillement, réquisitions intempestives des prussiens, bref, la misère… la bonne volonté des habitants qui jetaient à la sauvette quelques morceaux de pain rassis ne pouvait suffire à adoucir le sort de ces tristes soldats.

    Et puis, à force de traîner éperdument son regard sur les champs, ce monde familier dont on l’avait arraché, la rage, résultante de la frustration, l’étreignait jusqu’à l’étouffement. Devant à toute fin calmer ce tourment stérile et affolant, il cherchait une rangée de peupliers pour s’y poser un instant. La rectitude de ces arbres le rassurait, ses yeux égarés se fermaient, il se retrouvait enfin au creux du sillon, il suivait sa trace, laissant son esprit s’endormir paisiblement comme lorsqu’il poussait la charrue, bercé par le chant des oiseaux et le bruissement métallique du feuillage secoué par le vent, il voulait oublier… la ruine… la mort… en dépit de la folie des hommes, la terre serait la plus forte… toujours…

    Le visage de sa femme lui apparut souvent dans la campagne glacée, avec ses grands yeux tristes, si clairs, si beaux… Ils n’avaient guère plus de huit ans quand ils s’étaient promis l’un à l’autre. Le père du marin avait d’abord souri, pas peu fier au fond de la précocité du garnement, croyant qu’il ne s’agissait là que d’une petite amourette de gosse pas bien méchante. Mais par la suite il avait bien fallu considérer la chose avec sérieux ! Le sot n’avait-il pas eu le culot de pousser la calembredaine un peu loin en dressant un arbre de mai{3} devant le seuil de cette gueuse ? Alors il s’était opposé carrément à son fils, un bon gars pourtant bien obéissant, avec lequel il n’avait jamais eu d’histoire : voilà qu’il s’amourachait d’une fille au sang gâté par la grand-mère, une pauvre folle dont tous les gamins s’étaient moqués – en son temps, du reste, il n’avait pas été le dernier à participer à la fête ayant des airs d’hallali –… le marin avait tenu bon, et pourtant on ne rigolait pas avec ces choses-là sous les clochers, car peste soit d’un lignage taré charriant ainsi derrière lui la honte !

    Ah ! Jamais, au grand jamais, et en dépit de tous les multiples appels au renoncement, le marin n’avait eu à regretter son choix, Mariette lui rendait si bien son amour !

    Cependant, à la naissance de leur fils Jean les choses se dégradèrent, une mauvaise fièvre s’empara de Mariette, dont elle ne se remit jamais vraiment. Il fallut renoncer à avoir d’autres enfants, et elle se rabattit sur leur fils unique auquel elle transmit probablement sa trop grande sensiblerie. Le marin ne se plaignit jamais, le père aurait été bien trop content de lui lancer à la figure : « Je te l’avais bien dit, bougre d’andouille, que tout ça ne valait rien de bon, c’est pas faute de t’avoir prévenu… débrouille-toi maintenant ! » Il avait donc laissé faire Mariette, un peu par faiblesse, beaucoup par tendresse, allez savoir… mais aujourd’hui il ne cessait de se tourmenter en songeant à tout cela, et à cette funeste journée de septembre qui avait infléchi sa fermeté vis-à-vis de Jean…

    Il avait commencé l’arrachage des pommes de terre…, ma foi, c’était une bonne année ! Les pieds donnaient d’énormes grappes bien saines, enfoncées profondément dans la terre et jaillissant d’un coup sous la pelletée, pour exulter dans le sol brun ! Jean accomplissait sa part de boulot sans jamais recevoir un compliment, car il avait appliqué pour son fils ce que son propre père lui avait enseigné : « Si tu veux casser une graine, il faut te remuer le popotin pour la gagner ». Le soleil cognait, mais le temps tournait à l’orage, alors il avait accéléré encore un peu plus la cadence. Ils étaient fourbus lorsqu’ils eurent terminé la parcelle, le père, tout autant que le fils, et c’est pas peu dire, car le marin avait la réputation d’en abattre du boulot, en une journée ! Sur le chemin du retour, Jean avait bifurqué vers les étangs : « Pour se rafraîchir », avait-il précisé, congestionné par la fatigue. Un méchant vent commençait à se lever, mais René n’avait même plus assez de ressort en lui pour signifier à son fils d’être précautionneux.

    Mariette commençait à s’inquiéter lorsque Jean rentra à la maison, la mine défaite, en traînant derrière lui une désagréable odeur de vase. Le jeune homme demanda l’autorisation d’aller se coucher immédiatement, ce que son père accepta en disant : « Tu as raison…, si le temps le permet, demain nous aurons de quoi nous occuper, et qui dort dîne, mon gars ! »

    Mariette avait voulu lui porter une tranche de pain tartinée de fromage de chèvre, mais s’était finalement inclinée devant le refus catégorique de son mari. Le lendemain, la carriole était chargée et la musette remplie, mais le gredin n’avait toujours pas pointé le bout de son nez. Alors René, bouillant d’impatience, était allé secouer son fils sans ménagement : « Debout tcheurfalli{4} ! Est-ce que l’on va démarrer avant midi, à la fin ? »

    Sa première ligne de plants était à peine commencée lorsque Jean s’affala face contre terre. Le marin lâcha tout, bondit vers son fils, le souleva dans ses bras comme une plume et l’installa comme il pouvait dans la carriole. Reprenant un peu ses esprits, Jean voulut sortir de ce ridicule équipage, mais renonça devant l’effort à fournir : il laissa reposer sa tête qui bringuebalait dans tous les sens, et lui arrachait des gémissements. René fila bon train jusqu’à la maison, puis il sella son cheval de trait pour s’en aller quérir le médecin installé à une bourgade située à quelques kilomètres du village ; dans la montée, il força la cadence de la pauvre bête habituellement menée au trot. Le cavalier découvrit la vallée s’étendant à perte de vue, magnifique : une trouée de soleil avivait la crête d’une haie d’arbustes, le ciel se marbrait d’une lumière jouant avec les gris et les bleus, l’abbatiale jaillissait de l’écrin de verdure : ses deux tours blanches semblaient à portée de là, et pourtant le trajet dura une éternité, il cravacha la jument en répétant d’une voix sourde : « Vite, vite, vite… » Fort heureusement le praticien consultait chez lui. « Fluxion de poitrine » avait-il diagnostiqué rapidement en ajoutant : « Ce sera long, il lui faudra du repos, de la chaleur et quelques soins dont je vais vous dresser la liste ». Le marin ne pipait mot, ces paroles lui firent l’effet d’un coup de masse… la note serait salée !…

    Le médecin avait vu juste, ce fut bien long… Jean resta alité durant tout l’hiver, veillé sous le regard inquiet de sa mère. Le marin se maudit tout d’abord, puis il reprit les choses en main et fabriqua un lit afin que son fils puisse rester dans la pièce principale, près de la fenêtre, non pas qu’il y eût quelque distraction : la maison se tenait au fin fond de la cour, mais le malade occupa tout son temps à la lecture. Le marin était tout estourbi, et ce, rien qu’à regarder la grosseur des livres apportés par le curé…, et sans images en plus ! C’est à cause de cette saleté de maladie, dont il s’était tenu pour responsable, que son fils s’était enfermé dans la solitude, à dévorer toutes ces idioties jusqu’à ce que ses yeux n’y voient goutte. Au printemps, il avait ajouté au lit des roulettes et des poignées afin de transporter un peu le convalescent au dehors, et permettre ainsi à son fils de profiter un peu des premières chaleurs. Jean avait meilleure mine, le marin s’en trouva réconforté, et lui prit la main dans la sienne… il saisit dans sa grosse paluche noire et calleuse, une toute petite chose, pareille à un oisillon tombé du nid, si faible, si vulnérable, et étrangement blanche… une main plus habile à tourner la page qu’à tenir la bêche. La lumière vive accentuait le contraste, le marin fut terrifié en constatant cela, il frissonna en dépit de la douceur ambiante, sa crainte de perdre son fils l’assaillait à nouveau, cette idée lui traversa l’esprit dans un éclair fulgurant, il eut la sensation qu’un fossé les séparait désormais, Jean était devenu différent, il s’était détourné de la terre, il s’échappait… le marin dut se ressaisir pour se réjouir de la guérison de son fils… enfin il se reprit en tapotant la joue du convalescent : « Tu es presque retapé, bientôt tu porteras mon carnier, lui promit-il en essayant de se convaincre lui-même. En allant du côté des cailloux blancs, j’ai repéré quelques belles compagnies de perdreaux à qui nous irons bientôt faire un brin de causette ». À partir de ce moment, le marin s’adressa à son fils avec une certaine défiance, il se sentait dépossédé, car en goûtant à des plaisirs insondables, Jean côtoyait un domaine qui resterait à jamais inaccessible à ses parents.

    Confondu entre admiration et rejet, il ménagea son fils tout autant qu’il protégeait la mère.

    Le marin avait bien cru sa dernière heure arriver lorsqu’il se trouva nez à nez, au détour d’un bosquet, avec un uhlan bien imprudent qui avait dû s’égarer de son bataillon. Transi de peur, mais galvanisé par les rasades de tord-boyaux, il tira le premier, tuant net le soldat, un prussien entre deux âges. Il sursauta une seconde fois en entendant le bruit terrifiant de la déflagration qui venait de signifier la mort d’un homme. René n’aurait jamais dû s’attarder sur son visage, car il allait le hanter continuellement durant le peu de jours qui lui restaient à vivre. C’était donc ça la guerre dont les hommes s’enorgueillissaient tant, et qu’ils étaient toujours si prompts à mener ! Au premier coup d’œil il sut immédiatement qu’il venait de rectifier un pauvre paysan comme lui, venu crever ici loin de tout. Il lorgna avec envie sur les bottes de l’ennemi en les comparant à ses godillots pourris dont la semelle en carton n’avait pas résisté à huit jours de marche…, mais il refusa d’en être réduit à ne devenir qu’un misérable détrousseur de cadavres… il serra les ficelles qui les maintenaient et s’en retourna vers son régiment.

    Le haut fait d’arme du marin ranima le moral des troupes rudement éprouvé. Mais il n’eut guère le temps de jouer les héros, il fut fait prisonnier au cours d’une embuscade alors qu’il cherchait un peu de paille pour la nuit en compagnie de pauvres hères qui, comme lui, traînaient péniblement leurs pieds gelés. L’adversaire étant largement supérieur en nombre et en équipement, il fallut bien se résoudre à rendre les armes, la France était vaincue, et ses soldats rompus.

    Mais les réjouissances ne s’arrêtèrent pas là, la IIIème République avait remplacé l’Empire, les nouveaux dirigeants du pays négocièrent avec les prussiens le retour des prisonniers. Arrivés derechef à la case départ, à Cambrai en l’occurrence, ils furent appâtés par une prime sensée libérer leurs familles du besoin, moyennant un engagement pour aller délivrer paris car : « L’ennemi est maintenant dans nos portes ! » Leur avait-on clamé : il ne restait plus qu’à faire demi-tour, et aller d’un bon pas, mâter une émeute fomentée cette fois par une « tourbe de misérables », ainsi que l’on nommait les Communards.

    L’idée d’accomplir son devoir en tirant sur ses compatriotes ne l’emballait guère, si on avait réussi par la force à le convaincre de lutter contre l’étranger, il lui paraissait plus difficile de combattre des hommes couverts, tout comme lui, sous la même bannière ! Durant le trajet qui le menait jusqu’à Paris il aurait bien voulu s’éclipser, mais l’occasion ne s’était pas présentée et la pratique d’exécutions sommaires ordonnées sans état d’âme par des officiers en quête de gloire, en avait déjà refroidi plus d’un !

    Lors d’une étape il s’abrutit dans l’alcool pour tenter d’échapper au désespoir qui le taraudait. Mais le tord-boyaux ne faisait qu’aviver la blessure, hanté par l’inquiétude, le marin revenait obstinément à Mariette… Parvenait-elle à se débrouiller toute seule ? À bout de ressources, il interrogeait le ciel, guettant fébrilement un signe favorable sous la forme d’un nuage ou l’apparition d’un oiseau, et finissait à force de persuasion, par attraper avidement l’élément répondant à ses attentes… un instant de répit éphémère…

    En regardant la troupe entassée dans le wagon, il en vint à songer à ses chevaux de labours, auxquels il prenait grand soin. Il aimait leur caresser les flancs, il retrouvait des sensations…, leur chaleur, sentait encore leur frémissement sous ses doigts ! Pourtant, parvenus à bout de force, en dépit des multiples services rendus, il les conduisait chez l’équarrisseur, le cœur bien lourd, il est vrai… il se demanda si les généraux éprouvaient les mêmes sentiments à leur égard… débusqué de son trou par la guerre comme la plupart de ses camarades, il découvrait pour la première fois de sa vie d’autres régions et admirait inlassablement la campagne alentour qui défilait à grande allure.

    Encore étonné de tenir un tel fusil dans ses grosses mains plus habiles à manier le fourchet, il investit les pavés de la capitale par une belle journée de mai.

    Au cours d’une échauffourée particulièrement confuse, il fut fait prisonnier par les insurgés qui l’obligèrent à dresser des barricades près de la place Saint Michel. Il tomba donc la vareuse, pas mécontent du reste de devoir lâcher le fusil pour porter main forte aux ouvriers, hâves et dépenaillés comme lui. Un homme, se faisant passer pour le chef, le poil hirsute et l’œil acéré, se démenait comme un beau diable afin de revigorer des combattants désabusés. Un discours opposé à celui dont on leur avait rebattu les oreilles au début de l’offensive… les temps changent… Durant trois jours l’édifice fut renforcé, de nombreuses femmes venaient prêter main forte en renseignant les insurgés sur l’avancée des versaillais. L’une d’elles retint l’attention du marin : même âge, même corpulence que Mariette, et un regard aussi troublant. Mais la ressemblance s’arrêtait là, se méprenant quant à l’insistance avec laquelle René l’observait, elle l’invectiva hargneusement un soir, alors qu’on l’avait attaché pour la nuit au poteau de l’estaminet qui servait de quartier général aux communards :

    – Qu’as-tu à me mater de la sorte, vieux marlou ? Ménage ta garde pour demain, tu en auras bien besoin, les Versaillais{5} ont gagné Paris avec leur artillerie, et nous ne les laisserons pas nous fusiller sans combattre, n’est-ce pas mes amis ? Hurla-t-elle à la cantonade en lâchant un rire faussement enjoué.

    – Je me fous bien des Versaillais, je ne comprends pas leurs intentions, pas plus que je ne saisis ce que vous me voulez ! Tenta de se défendre René, non sans laisser percer une certaine hargne.

    – Écoutez-moi ce joli accent qui sent la bonne bouse de vache bien fraîche…, mais sais-tu que tu commences à me plaire, paysan, dit un individu plutôt amène, vêtu d’un frac de piètre aspect. Viens, je t’offre une pinte, ajouta-t-il en tranchant les liens du marin.

    Les autres s’offusquèrent du geste inconsidéré de leur camarade. Mais il poursuivit : « Allons, ce sont nos dernières heures à tous, buvons à l’idéal que nous voulons défendre au prix de notre sang, nous n’assisterons pas à la naissance de la société républicaine à laquelle nous aspirons. Demain nous serons tous morts, mais il ne sera pas écrit que nous entraverons les miséreux dont nous nous gargarisons pour justifier notre lutte. »

    Avant que les vapeurs de l’alcool ne les abrutissent, le petit bourgeois prévint René : « Mon ami, ne cherche pas à t’enfuir cette nuit, tu ne trouveras aucun refuge, les versaillais sont partout, ils te fusilleront sans sommation, ils flairent l’odeur du sang des traîne-misère à des lieues à la ronde. L’homme chuchota : si tu le peux, éclipse-toi en plein combat, tu auras peut-être une chance, enfin, espérons-le… »

    Le marin écouta les conseils. Pour autant il ne ressentit aucune forme de reconnaissance envers l’homme qui venait de le délivrer. C’est la première fois que pareille indifférence le gagnait, non, songea-t-il en rejoignant le pilier auprès duquel il avait été retenu, il s’agit bien plus que cela : du dégoût, il éprouvait une furieuse envie de le déverser, afin qu’il les atteigne tous, à commencer par ses pays, qui l’avaient envoyé au casse pipe sous des paroles ronflantes, puis les généraux qui n’hésitaient pas à utiliser l’indigence de leurs subalternes comme moyen de pression, et même les communards qui n’avaient pas hésité à l’exposer comme une bête. Ainsi, durant toute sa pauvre vie il avait été bringuebalé tel un fétu de paille. La seule action souveraine dont il pouvait se targuer restait son mariage avec Mariette, mais cette joie paisible, acquise au prix du désaveu paternel, lui avait été dérobée, elle aussi. Il entendait vaguement les communards se gargariser de paroles virulentes, abjurant la mort, avec des mines défaites : ils s’échauffaient vaille que vaille, disaient l’espoir sur un ton faussement péremptoire, tandis que la pétroleuse qui lui rappelait vaguement Mariette chantait doucement le temps des cerises. Les communards voulaient le bonheur des classes, poursuivit René, qui, au demeurant, ne doutait pas de leur sincérité, mais lui avaient-ils seulement demandé son avis ?

    L’aube ne parvenait pas encore à s’arracher des ténèbres que le tocsin sonnait déjà ; le chef invita ses hommes à rejoindre la barricade. Comble de l’absurde, c’est là que René fut abattu par son propre bataillon.

    Dans les mois qui suivirent le départ de son mari pour la guerre, Mariette avait reçu par deux fois des nouvelles, deux enveloppes affranchies qu’il n’était point nécessaire d’ouvrir, le couple ne sachant ni lire ni écrire. À cette évocation, elle se redressa, pétrie de fierté à l’idée que leur « fieu{6} » avait appris, lui, grâce au curé qui s’était intéressé à quelques gamins du village un peu plus dégourdis que les autres.

    Depuis la séparation, Mariette regardait chaque jour la glycine dont les rameaux noueux couraient le long des murs lézardés de la petite maison basse, en espérant qu’elle fleurirait une fois encore pour son époux : il aimait tellement son parfum et ses festons délicats ! Elle espéra son homme de longs mois durant, se tenant roide devant le seuil déjà toute de noir vêtue, le regard figé dans l’attente. La cour carrée de la ferme dénota rapidement un terrible état d’abandon : le tas de fumier croupissait, laissant monter une odeur fétide, les portes des granges s’écroulaient, même le chien attaché près du puits avait perdu la voix à force d’appeler vainement son maître ! Jean essayait pourtant de se démener comme il pouvait, mais le cœur n’y était plus, décidément…

    Un jour il fallut bien se rendre à l’évidence, tous les soldats rescapés devaient être rentrés depuis longtemps.

    Mariette n’eut pas même la consolation de se recueillir sur la tombe de son époux, son corps ne lui fut jamais rendu.

    L’EMBARQUEMENT

    Après avoir rallié la caserne d’Amiens, le jeune homme fit ses classes à Toulon. C’est de là qu’il embarqua le trente septembre 1872, sur un bateau à vapeur, « Le Surcouf », prêt à renforcer le corps de l’infanterie de marine.

    Jean quitta la terre ferme sans état d’âme. Il n’éprouvait aucune crainte face à l’inconnu qui s’ouvrait devant lui, car rien ne pouvait être plus douloureux que ce qu’il avait connu jusqu’à présent. Accroché au bastingage, à mesure que le navire s’éloignait, il fut empli d’émotion. Jamais il n’aurait pu imaginer que son pays était si beau, ses contrées si variées, et cependant toutes ces merveilles lui firent mal. Il ne pouvait comprendre comment tant de misère pouvait exister dans un tel écrin. Noyé de tristesse, il se sentait si proche, éperdu d’amour envers la masse des petites gens, ses semblables, qui se débattaient pour tenter de survivre, tout comme lui. Le cœur déchiré, au bord des larmes, il quitta la rade.

    Bientôt tout fut fondu dans le bleu, alors, assailli de tourments, il scrutait l’horizon à la recherche de la terre de ses ancêtres, noire, lourde, humide, celle qu’il avait foulée, travaillée, torturée, lui soulevant les entrailles sans répit…, saison après saison ! Il constata soudain avec effroi que ce départ sonnait le glas de son lignage : il interrompait la chaîne et ne laissait derrière lui qu’un effrayant trou béant.

    Le manque, déjà, le taraudait. Sans cesse ses yeux s’égaraient à perte de vue pour comprendre la mer, ce milieu inconnu qui lui parut hostile.

    Il s’était familiarisé aux couleurs verdoyantes, aux pentes douces, au ciel barré de boqueteaux, à la luminosité subtile, à l’eau sombre des étangs animée par les reflets changeants des nuages, au silence seulement troublé par le chant des alouettes ou le son de la cloche de l’église rythmant les travaux des champs. Il en oubliait la grisaille des longs hivers, le vent féroce, la plainte des corbeaux, l’humidité âcre et les miasmes pénétrants venus des marécages jouxtant leur maison…

    En mer, tout était démesure, le ciel immense, le soleil brûlant et la lumière aveuglante ; et puis…, il y avait le bruit assourdissant des voiles claquant au vent, les vagues rageuses et par-dessus tout, l’odeur du large, qui ne vous laisse aucun répit et s’insinue jour et nuit dans les moindres recoins du navire. Il ne pouvait se joindre aux militaires qui passaient le temps à jouer bruyamment aux cartes. Peu habitué à l’oisiveté, il regardait étrangement ses mains inutiles, bien embarrassantes à présent. La traversée fut longue, difficile, il parvint néanmoins à échapper à l’ennui en s’essayant à l’harmonica, le cadeau d’adieu de son oncle, et non des moindres : « Tiens, c’est pour toi, avait-il dit, en lui tendant, d’un geste un peu hésitant, une jolie boîte en ferraille peinte de couleurs

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