Sept

Les demeures sans nom

Les maisons, blotties dans le sommeil et la torpeur, tombaient en ruine. C’était jour de fête. Ce matin-là, un vieillard solitaire, about de souffle, installait, suant sang et eau, son manège de chevaux de bois sur le champ de foire, comme il avait coutume de le faire depuis des lustres à chacune de ces fameuses et radieuses fêtes, les fêtes d’autrefois. Dès que se dressèrent, prêts à tourner, les petits chevaux - le jaune, le rouge, le bleu, le vert, le noir et l’orange - il poussa d’une main forte le jaune et tous s’élancèrent. C’était à croire que chacun voulait rattraper celui qui le précédait. Mais, lassés de cette vaine poursuite, ils ne tardèrent point à s’arrêter progressivement. Satisfait, le vieillard caressa une à une leurs jambes de bois et s’assit ensuite au bord de son manège: il ne lui restait plus qu’à attendre,les maisons n’étaient pas endormies et tristes; mais c’étaient les fêtes d’autrefois, c’étaient des fêtes radieuses… Dès l’aube, les enfants se précipitaient hors des maisons, se bousculaient dans leurs vêtements neufs et chamarrés et envahissaient par marées le champ de foire. Il venait seulement aux fêtes de cette ville. Le voir arriver avec ses chevaux de bois était pour les enfants le signal de la fête, c’était la fête elle-même. Il se souvenait de ces masses grouillantes de couleurs que formaient les enfants. Ces masses anonymes tachées de bleu, de vert, de rouge, de jaune et d’orange tournoyaient frénétiquement autour de lui, piaillaient, bourdonnaient, se bousculaient et jouaient des coudes et des épaules pour monter sur les chevaux de bois. Il ne voyait même pas leurs visages, il se perdait parmi toutes ces petites mains enduites de henné en signe de fête, qui serraient entre leurs doigts des piécettes et les tendaient vers lui en une brûlante supplication. De petites têtes se penchaient gentiment sur l’épaule pour l’implorer tandis qu’un gazouillis de cris infantiles répétait: «Allons, petit père, encore un tour… sois gentil, encore un tour!» Il cueillait les piécettes dans cette foule de petites mains blanches, de mains rougies de henné, de mains noires, poussiéreuses, gercées, crevassées, toutes sortes de mains garnies de piécettes, de mains qui finissaient par lui donner le tournis. Ses mains à lui ruisselaient de sueur. Son coeur exultait de voir tous ces petits êtres autour de lui. Le poids des piécettes alourdissait tellement ses poches qu’il se courbait peu à peu, sans qu’il cessât pour autant de remplir tout ce que ses vêtements pouvaient receler de poches. Cependant, les chevaux tournaient, tournaient au point qu’on ne comptait plus les tours, et le vieux frémissait de plaisir. Il avait envie de serrer dans ses bras chaque cheval et d’en couvrir le bois de baisers reconnaissants, mais il n’en avait pas le loisir: les essaims grouillants et chamarrés le tiraient par les mains et les manches, et, avec des cris d’oisillons excités, lui assourdissaient les oreilles. Son coeur ravi fourmillait de piaillements d’enfants. Lors des autres fêtes, qui étaient des fêtes radieuses - mais c’étaient les fêtes d’autrefois, n’est-ce pas? - quand ces masses grouillantes et chamarrées s’étaient mises en marche avec le lever du soleil et qu’elles avaient envahi par marées le champ de foire, elles tournaient ensuite jusqu’au soir autour du vieil homme et de ses petits chevaux. Quand tombait l’obscurité et qu’il commençait à s’appuyer péniblement sur ses jambes vieillies, un dernier enfant venait alors l’implorer avec ferveur, la tête inclinée sur l’épaule: «Encore une fois… encore un tour! sois gentil, un dernier tour!» Et il tendait de tout son coeur la piécette au vieillard. Lui, ému par la petite main où brillait la piécette, faisait tourner, tourner encore les petits chevaux éreintés mais toujours animés du vain espoir de rattraper le précédent… Quand l’obscurité avait reconduit chez elles les masses grouillantes et multicolores, le vieux versait ses piécettes dans des sachets de toile que sa femme lui avait cousus pour les soirs de fête. Et ce n’était pas mince affaire pour le vieux que de soustraire à la pesanteur les sacs prêts à éclater! Il y parvenait péniblement mais ressentait en même temps un picotement de plaisir d’avoir à traîner pareil butin. Une fois ses recettes en lieu sûr, il se levait tranquillement, sans se presser, et caressait le dos de ses chevaux. Et ils se mettaient à tourner, le jaune, le rouge, le bleu, le vert, l’orange et le noir… les yeux fixés droit devant eux, ils tournaient encore, lentement cette fois et sans parvenir à se rattraper… Le vieux regardait alors autour de lui: quand, poussé par la tombée du soir, le dernier enfant avait repris, contraint et forcé, le chemin du bercail, non sans s’être retourné pour jeter un dernier regard plein de regret sur les chevaux de bois, le vieux, satisfait, se hâtait de démonter le manège. Puis, fort de la fierté momentanée que lui conférait le poids des sachets de piécettes, il croisait les mains derrière son dos, et, immobile, contemplait les environs d’un regard empli de plaisir et d’orgueil. Il cherchait un porteur. Du haut de sa fierté éphémère, il faisait d’abord semblant, un instant, de ne pas le voir tout en l’interrogeant secrètement du regard. Il l’appelait ensuite et lui montrait les chevaux, mais restait lui-même à l’écart, se vengeant ainsi des jours passés où il les avait tirés lui-même sur son épaule et, suant et soufflant, les avait portés jusque chez lui. Le portefaix, homme de métier, empilait les petits chevaux de bois les uns sur les autres, le jaune, le rouge, le bleu, le vert, l’orange, le noir… Il passait des brides autour de leurs pieds et de leurs encolures et les hissait enfin sur son dos. Les petits chevaux, comme s’ils s’étaient offusqués du manque de reconnaissance du vieux, fixaient de leurs yeux de bois ses épaules frêles et creuses. Lui, toujours aussi fier et comblé pour le moment, se mettait alors en marche et le portefaix suivait en se traînant. Le vieux s’arrêtait parfois devant un étal de fruits ou une boutique et achetait ici un fruit, là une sucrerie, serrait les sachets sous son bras et reprenait son chemin. Le papier des sachets pleins à craquer se froissait en un doux bruissement qu’il aurait souhaité entendre pendant toute sa vie. Mais dans ces moments-là, un regret lui perçait aussi le coeur, celui de ne pas avoir d’enfants qui se seraient jetés, les soirs de fête, sur ces sachets de papier remplis de bonbons et de fruits qui leur auraient fondu dans la bouche en s’écrasant doucement; le vieux entendait mastiquer leurs petites bouches roses. Les soirs de fête, ce regret le torturait. Bien des fois, des larmes étaient tombées, goutte à goutte, sur les sachets de papier. Il lui semblait même que tout le monde les entendait tomber; les hommes d’ici et ceux d’ailleurs, ceux du lointain et ceux de cette ville, les hommes du monde entier le regardaient avec commisération. Il sentait comme une fermentation en lui, qui s’accentuait avec le temps, une sorte d’abcès auquel personne ne pouvait rien, pas même sa femme. C’était un sentiment d’une nature si particulière que seuls une petite tête, des petites mains, des petits pieds et le petit corps d’un enfant auraient pu résorber, avec ses yeux toujours étonnés, ses cris et ses rires sans raison. Parfois, ce sentiment le torturait: il lui semblait qu’il allait exploser, mais d’avoir passé la journée avec les enfants et les chevaux l’apaisait. Il se leva, fit de l’ombre à ses yeux et jeta un regard circulaire pour voir si le moindre petit bonhomme était sorti de chez lui. D’enfant, il n’y avait âme qui vive. Ils n’avaient pas, comme aux radieuses fêtes d’autrefois, envahi le champ de foire. Les maisons et la ville tout entière somnolaient dans la même torpeur. Le vieux serrait les dents, sans qu’il sût lui-même si c’était de colère ou de tristesse…

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