Volte-face

Gersende et son époux ne faisaient désormais que se croiser dans leur grand château. Pourquoi avait-elle tant tenu à ce qu’ils dînent ensemble ce soir-là ?

Romain regardait d’un œil torve Gersende décortiquer ses gambas. L’acharnement qu’elle y mettait lui rappelait ses années de lycée, quand, lors des cours de sciences naturelles, ses camarades prenaient plaisir à disséquer les grenouilles. C’était une jolie femme, issue d’un milieu aristocratique, mais ses manières de faire révélaient chez elle un instinct de prédateur. Ne lui avait-elle pas raconté avec force détails ses souvenirs de chasse à courre que ses parents, encore argentés à l’époque, organisaient sans

état d’âme ? Ils n’étaient pas du même monde. Romain venait d’un milieu modeste, où dans chaque famille on possède un lapin, un chat ou un chien, et ce manque de sensibilité envers les animaux l’ulcérait.

Mais s’il détestait ces gens pleins de morgue et d’inhumanité, il n’en enviait pas moins le cadre souvent somptueux dans lequel ils vivaient. C’était le cas de Gersende, et il avait su faire taire ses ressentiments quand il l’avait rencontrée. Ses ambitions passaient avant tout, et il se serait bien vu annoncer à sa clientèle qu’il résidait dans le château qu’elle possédait encore, grâce à un providentiel mariage.

Les parents de Gersende, ruinés, ne lui avaient rien laissé à leur mort, que des dettes. Elle avait alors 25 ans, mais avait très vite rebondi en épousant celui qui s’était porté acquéreur de leur domaine, Michel Plantain, un roturier. Cette union avait dû faire retourner père et mère dans leur tombe. Mais la jeune fille était du genre pragmatique. Ce propriétaire d’une chaîne de supérettes lui avait ainsi permis de retrouver en partie le train de vie qu’elle avait connu naguère.

Romain était le notaire de ce dernier, et ce fut à l’occasion de son décès prématuré qu’il rencontra pour la première fois sa jolie veuve, qu’il avait convoquée pour lui faire lecture du