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Le BONHEUR DES AUTRES: La ronde des prétendants
Le BONHEUR DES AUTRES: La ronde des prétendants
Le BONHEUR DES AUTRES: La ronde des prétendants
Livre électronique449 pages5 heures

Le BONHEUR DES AUTRES: La ronde des prétendants

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À propos de ce livre électronique

Montréal, 1946. Après des années d'attente, Mélina retrouve enfin Médard, son amoureux. De retour de la guerre, le soldat blessé s'est replié dans les tranchées du silence, mais il se voit bientôt impliqué dans une querelle explosive avec Barthélémy, le beau-frère de sa douce.

Quelques semaines plus tard, à la suite d'une scène de ménage, ce dernier claque la porte de son foyer. Mélina accepte de le garder comme pensionnaire, ce qui ne manque pas de nourrir les commérages. Petit à petit, elle prend conscience qu'elle peut refaire sa vie sans oublier son défunt mari. Désirant plaire à Médard et à Barthélémy, elle rend l'affrontement inévitable entre ses deux prétendants.

Pour sa part, Angélina est heureuse à l'atelier de couture. Eprise d'un charmant étudiant polonais, elle fait la connaissance de son étrange famille. Bénédicte, quant à elle, suit un cours de coiffure et rêve de s'acheter un commerce.

Préoccupée par l'avenir de ses filles et le sort des soupirants qui se disputent son coeur, Mélina sera à l'origine de nombreux changements dans la vie de tout ce beau monde. Car, qu'elle le veuille ou non, sa propre félicité se révélera encore et toujours étroitement liée au bonheur des autres…
LangueFrançais
Date de sortie18 nov. 2021
ISBN9782897836016
Le BONHEUR DES AUTRES: La ronde des prétendants
Auteur

Richard Gougeon

Richard Gougeon est né à Granby. Très préoccupé par la qualité de la langue française, pour la beauté des mots et des images qu'ils évoquent. Il a enseigné pendant trente-cinq ans au secondaire. L'auteur se consacre aujourd'hui à l'écriture et est devenu une sorte de marionnettiste, de concepteur et de manipulateur de personnages qui s'animent sur la scène de ses romans.

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    Aperçu du livre

    Le BONHEUR DES AUTRES - Richard Gougeon

    Titre.jpg

    Du même auteur

    chez Les Éditeurs réunis

    La tisserande, 2021

    L’épicerie Sansoucy : Nouvelle administration, 2019

    Le bonheur des autres

    1. Le destin de Mélina, 2016

    2. Le revenant, 2017

    3. La ronde des prétendants, 2018

    L’épicerie Sansoucy

    1. Le p’tit bonheur, 2014

    2. Les châteaux de cartes, 2015

    3. La maison des soupirs, 2015

    Les femmes de Maisonneuve

    1. Jeanne Mance, 2012

    2. Marguerite Bourgeoys, 2013

    Le roman de Laura Secord

    1. La naissance d’une héroïne, 2010

    2. À la défense du pays, 2011

    Elle ne leva même pas les yeux, s’apaisant,

    reprenant son air de résignation courageuse.

    Émile Zola, La Débâcle

    Chapitre 1

    On entendit le martèlement sourd d’une canne progressant dans le passage… Mélina apparut derrière le visiteur.

    — Il commence à être temps que t’arrives, bonhomme, tout le monde est à table…, nargua Barthélémy, la bouche tordue.

    Un sourire ambigu erra sur les lèvres de Médard. Il tendit son bâton à l’hôtesse qui l’appuya dans un coin de la salle à manger. Puis elle tira une chaise et l’invita à s’asseoir. Ce fut le signal. Comme si l’intrus avait été le patriarche d’une grande famille qui venait de réciter le bénédicité, Gertrude Philippon sortit son énorme pâté chinois du réchaud et le posa sur un sous-plat.

    — C’est qui ce monsieur-là ? demanda le petit Léo, effarouché.

    Pendant que l’hommasse servait, la grand-mère Ida expliqua que l’étranger était un ancien livreur de pain et de pâtisseries qui avait laissé son cheval en pension dans l’écurie de madame Bernard. Le boulanger avait fait la guerre, il en était revenu avec une sérieuse blessure à une jambe. La veille, il avait été présent à la cérémonie au cimetière. C’était bref comme renseignement, mais cela avait eu l’heur de satisfaire la curiosité de l’enfant.

    Tout le monde avait écouté le récit fragmentaire de la dévote. Elle avait sciemment rapporté des faits qui ne compromettaient personne. Dans son omission volontaire, elle aurait pu mentionner qu’il avait fréquenté Mélina, qu’il avait négligé de lui donner des nouvelles et qu’elle s’était morfondue à l’attendre. Mais cela ne lui appartenait pas ! À voir son air embarrassé, elle pressentait que l’amoureuse devait bien chercher dans les secrets replis de son cœur comment pardonner la longueur de ses silences.

    Corinne Dostie, la mère de Léo, se souvenait du type. Elle avait tenté de l’amadouer, de le prendre dans ses filets de femme fatale, mais il lui avait résisté. Il n’avait d’intérêt que pour la belle Mélina, encore anéantie par la douloureuse disparition d’Antonin. Maintenant, l’homme réapparaissait comme un revenant d’outre-tombe. Il lui semblait tellement changé ; le personnage s’était assombri, ses charmes s’étaient flétris, et il n’arborait plus qu’une expression énigmatique.

    Rosita, qui se remémorait d’âpres disputes de l’homme avec son mari, subodorait son retour au travail. Elle voulut connaître ses intentions :

    — Que c’est que vous faites, asteure ? s’enquit-elle.

    La question avait été lancée comme l’archer redoutable qui décoche une flèche en plein dans le mille. Médard prit le temps de mastiquer sa bouchée de pâté chinois en même temps qu’il ruminait sa riposte.

    — Ça va dépendre de la patronne, ricana-t-il. À la boulangerie, ils veulent plus rien savoir de moé. Pour eux autres, je suis juste un éclopé des champs de bataille…

    Tous les regards s’étaient reportés sur Mélina.

    — On va voir à ça ! exprima-t-elle, la voix altérée.

    Barthélémy déposa bruyamment ses ustensiles et braqua un regard belliqueux sur le revenant.

    — Dis-le donc tout de suite, si t’as l’idée de prendre ma place ! réagit le palefrenier.

    — Calme-toi les nerfs ! le rembarra Rosita. On va voir ce qu’il a à nous dire, ton bonhomme.

    Médard affirma qu’il suivait un cours de commis de bureau afin de se réorienter dans un domaine qui convenait à sa condition de blessé de guerre. En tant qu’ancien combattant, il avait reçu cent dollars pour s’acheter des vêtements civils et recevait un petit salaire chaque semaine. Du même souffle, il ajouta que la réorientation entreprise l’ennuyait suprêmement. Ce qui fut de nature à exacerber les tensions plutôt qu’à les diminuer.

    Puis, reprenant la parole, il poursuivit. Pour l’heure, il vivait chez sa sœur Normande, ouvrière à la Macdonald Tobacco, fumeuse invétérée, qui l’hébergeait dans son petit meublé de la rue Chambly. La célibataire avait pris son jeune frère sous son aile, après son séjour à l’hôpital des Vétérans.

    Les convives écoutaient le récit avec intérêt. Angélina se rappela ce collégien qui s’était épris d’elle. Elle avait le goût d’intervenir, de dire qu’elle comprenait Médard, que le père de Damien, profondément marqué par la guerre, errait à longueur de journée, ne tenant plus en place, l’esprit agité de sombres souvenirs. Mais Marek aurait sourcillé à cette indélicatesse. Elle se tut.

    Douée d’une rare perspicacité, Angélina soupçonnait cependant les intentions peu honorables du revenant. L’homme lui semblait calculateur, habité par le désir de profiter de la naïveté de sa mère. Elle l’avait vue souffrir en silence, ne sachant trop si elle rêvait à Antonin ou à l’autre qui avait tenté de se frayer un chemin dans sa vie sentimentale. Elle pensa que les propos atteignaient sans doute Clémence, dont le paternel était affligé de tenaces relents du conflit. Elle aussi aurait pu réagir en s’apitoyant sur le sort du militaire.

    Barthélémy avait englouti muettement son assiettée. Maintenant, il ne bronchait plus ; les mâchoires serrées, les yeux plissés de hargne, il attendait son dessert. Alors qu’il s’enfonçait dans une réflexion pessimiste sur son avenir de palefrenier, Alphonse lança un commentaire qui surprit la maisonnée :

    — J’aurais aimé ça, moi, aller me battre dans les vieux pays ! affirma-t-il. Je m’étais enrôlé, mais je suis resté au Canada.

    Marqué par sa courte expérience militaire, il éprouvait une admiration envers le vétéran. Son cœur de patriote n’avait pas battu très fort pour la patrie, mais l’idée même de se mesurer aux Allemands l’avait exalté. Dès lors, pour se donner une contenance, Médard profita de l’ouverture qui lui était offerte pour relater les tristes événements du 19 août 1942.

    Fort avant dans la nuit, des navires de l’infanterie principalement composée de Canadiens et d’Anglais approchaient de la côte française. À peine avait-on commencé la mise à l’eau des péniches de débarquement. Survint alors un petit convoi ennemi. Un violent combat naval s’engagea. Des troupes réussirent à débarquer sur le rivage de galets. Embusqués au sommet de la falaise, des soldats allemands les attendaient.

    Au milieu de l’épaisse fumée noire des embarcations en feu, des chars détruits et du furieux crépitement des mitrailleuses, dans une effroyable confusion, des soldats traversèrent la plage jonchée de cadavres et parvinrent à atteindre la falaise, échappant ainsi au tir des Boches. Puis, longeant la muraille de pierre, ils s’éloignèrent. Des blessés furent faits prisonniers. D’autres comme lui, sérieusement touchés, mais soutenus par des camarades, ou à califourchon sur leur dos, allèrent escalader plus loin l’escarpement par des ravins ou des crevasses dans la paroi moins abrupte. De là, ils s’acheminèrent vers la ville.

    À travers champs et forêts, dans la débâcle des bataillons, les fuyards rencontrèrent des rescapés du massacre, d’autres lambeaux du contingent. Il fallait éviter de se regrouper à plusieurs, pour mieux se disperser et se fondre dans la nature. Par hasard, dans la campagne dieppoise, sous le soleil accablant, une charrette de foin parut, progressant sur la route terreuse, au pas lent des bêtes. Le fermier, d’abord effarouché, consentit à ce que les soldats blessés, menacés et harassés de fatigue, se cachent dans la meule, et à les éloigner de la région dangereuse.

    Autour de la table, on suivait le récit du brave soldat. Alphonse était impressionné. Il se voyait, fuyant les Boches, à demander asile pour la nuit, dans d’humbles chaumières, se nourrissant de la générosité des habitants, avec une belle fermière pour panser ses plaies. Après des jours et des jours de cavale, il atteignait la côte. De là, à bord d’un bateau de pêcheur, il regagnait l’Angleterre.

    — On n’avait plus que des couteaux pour se défendre, précisa Médard.

    Au fil de la narration, Mélina avait eu peur, elle avait eu faim, elle avait souffert des blessures infligées, mais sachant qu’elle sauverait sa vie. Et dans tout ce récit prenant, elle revit brusquement l’image terrifiante de l’arme qui avait éliminé la vieille Lucinda.

    — Ça va pas, Mélina ? s’inquiéta Médard.

    Elle était pâle de frayeur. Pas un mot ne franchissait ses lèvres frémissantes d’horreur. Bénédicte se leva et se jeta au cou de sa mère. Elle crut qu’elle pensait à Antonin, qui lui n’avait pas participé au débarquement, mais qui avait lutté à sa manière et perdu son combat avec l’existence…

    — J’ai un peu d’émotion, c’est tout, exprima-t-elle, d’une voix dolente ; on va passer au dessert.

    Ida Dostie se leva et apporta son gâteau aux anges. Elle servit d’abord son grouillant petit-fils. Barthélémy, mûrissant un commentaire pour remettre à sa place le revenant qui prenait trop d’importance, lança :

    — Toé t’as été soigné dans un hôpital anglais ; mon frère Antonin a pas eu la même chance. Le médicament qui aurait pu le sauver était disponible seulement pour les soldats. C’est à cause de ça qu’il est mort ! Savais-tu ça ?

    Personne n’avait relevé la remarque acerbe de l’écuyer. Dès lors, Médard sentit qu’il devenait de plus en plus indésirable. Mais dans son entêtement à reconquérir les faveurs de Mélina, il demeura impassible.

    Le petit Léo, incommodé par l’atmosphère trop lourde de la salle à manger, promena un regard espiègle sur les visages assombris. Il avala une bouchée et se précipita dans le coin de la pièce.

    — Essaye de m’attraper, Médard ! défia-t-il.

    Barthélémy s’esclaffa. Léo venait de s’emparer de la canne et déguerpissait en direction du vestibule. Sitôt saisie par l’impertinence du geste, la grand-mère intervint :

    — Ramène ça tout de suite, mon petit vlimeux !

    Corinne avait décidé de s’engluer sur sa chaise et laissait courir sa mère derrière l’enfant. Les indispositions du militaire ne la touchaient pas. Dans l’état où il se trouvait, elle ne lorgnait plus de son côté. Le temps où il avait été l’objet de ses convoitises était bel et bien révolu.

    Comme indifférent à la gaminerie, Médard recula sa chaise, se leva lourdement et se retira en boitant jusqu’à la galerie. Les convives posèrent les yeux sur Mélina.

    — Il faut croire qu’il avait besoin de fumer, commenta-t-elle.

    Dehors, le regard braqué sur l’écurie, le militaire exhala une longue bouffée de Player’s. « Avant longtemps, ce désagréable Barthélémy saura de quel bois je me chauffe ! » grogna-t-il.

    Chapitre 2

    Au retour des vacances, le travail reprenait à l’atelier Eaton. Dans le brimbalement du tramway qui la ramenait à l’ouvrage, Angélina repassait mentalement ses deux dernières semaines. Elle avait d’abord été séduite par le moniteur du camp, un beau jeune homme au teint cuivré, qui enseignait aux vacancières les rudiments de la navigation en chaloupe. Avec lui, les deux compagnes avaient goûté aux plaisirs du grand air, loin des préoccupations quotidiennes. Elle avait passé les premiers jours dans l’oubli de sa réalité montréalaise jusqu’à ce que Marek et Alphonse surgissent en bagnole au lac de l’Achigan. Après une traversée hasardeuse, elles avaient accosté dans l’obscurité à l’auberge Desèves, fourbues, exténuées, crevées. Les garçons les avaient accueillies avec peu d’empressement, résolus à leur faire payer leurs petites excursions maritimes avec l’instructeur. Elles avaient séjourné une nuit dans l’habitacle de la voiture. Puis, la compagnie était retournée au camp où l’intraitable madame Olga les attendait.

    La seconde semaine, la Chevrolet bondée de passagers et de bagages s’engageait sur la route de la Gaspésie. Après un interminable périple ponctué de courts arrêts et d’une nuit dans un motel miteux, la voiture s’immobilisait en soirée chez l’oncle Octave. Devant l’accueil peu cordial, la guimbarde repartait chez le beau-frère Évariste où le cœur de Virginie s’était attendri. Par la suite, les journées avaient été éprouvantes. Alphonse avait expérimenté durement la pêche, la maigrelette avait mis les femmes au tranchage et au salage de la morue, de quoi profiter du séjour des Montréalais à Rivière-au-Renard. La soirée au cinéma Cartier s’était achevée abruptement par une panne de la génératrice.

    Puis le déterrement et la translation des restes de son père avaient créé des émois qu’Angélina n’était pas disposée à oublier. Médard était revenu dans le décor pour brouiller les sentiments de sa mère. Elle en était encore bouleversée. Mais ce matin, elle s’acheminait à l’ouvrage, persuadée qu’elle occupait les pensées de Marek.

    Angélina marchait sur la rue De Bleury lorsqu’elle vit Clémence à l’entrée de l’édifice Caron, entourée de couturières. La meneuse émergea du groupe.

    — Tiens, v’là l’autre vacancière ! lança-t-elle, l’air narquois. Il paraît que vous avez eu des aventures galantes avec un beau moniteur du camp, puis que vos chums sont arrivés sans prévenir et vous ont prises sur le fait…

    — Qui c’est qui vous a dit ça ? s’indigna Angélina. Des faussetés, rien que des faussetés ! Clémence puis moi, on est pas des courailleuses, tu sauras, Denise Robitaille !

    La pimbêche avait déclenché le rire chez les travailleuses de l’atelier. Angélina darda un œil stupéfait sur son amie.

    — C’est pas moi, je le jure ! se défendit Clémence, piteuse.

    Sous le poids des racontars, elles s’engouffrèrent dans l’immeuble.

    La plupart des employées étaient revenues au travail après une semaine de vacances. Depuis le renvoi précipité du camp par madame Olga, la nouvelle avait eu le temps de circuler sur les étages.

    Angélina venait à peine de s’installer à sa couseuse. À proximité, assises en rang à leur poste de travail, les travailleuses surveillaient le bout de l’allée. Madame Rochon, une dame à la maigreur ascétique habillée de rouge cramoisi, fit irruption.

    — J’espère que vous êtes bien remise de votre escapade au lac de l’Achigan, et que vous n’avez pas perdu la main, parce que l’ouvrage ne manque pas, mademoiselle Bernard, proféra la superviseuse.

    Des rires étouffés avaient fusé de l’entourage. Angélina ravala.

    Qu’aurait-elle pu rétorquer à pareil commentaire ? À présent, on la considérerait comme une libertine qui était allée se débaucher dans le nord. Certaines prendraient plaisir à répandre l’incident avec la contremaîtresse. Elle ne pouvait supporter de telles allusions blessantes ; elle ne put contenir quelques larmes.

    Angélina s’était absorbée instinctivement dans son travail. Dans le roulement cadencé des couseuses, comme replongée dans la routine rassurante, ses mains habiles l’avaient guidée. Le tâcheron ne pensait plus qu’à s’appliquer et à donner le meilleur rendement possible. Cela, au moins, on ne lui reprocherait pas.

    Le timbre de l’atelier se fit entendre. Le bruit décroissant des machines fut bientôt dominé par un frottement de chaises qu’on recule sur le parquet. Angélina se laissa devancer par ses compagnes. L’enfermement de l’avant-midi l’avait oppressée. Elle sortit sur la rue. Le soleil de la fin d’août plombait la façade ; elle se retira à l’angle de la rue De Bleury, à l’ombre du bâtiment.

    Voilà trois minutes qu’elle l’espérait. Après le regard accusateur que son amie lui avait adressé, le besoin de s’entretenir avec elle s’imposait. Clémence parut, un Coke à la main, le visage assombri.

    — Penses-tu vraiment que je me suis vantée d’avoir flirté avec le gars du lac ? demanda-t-elle.

    La plus pure franchise transparaissait dans la physionomie défaite de son amie. Au milieu des railleries de ses voisines, elle aussi avait subi le jugement de madame Rochon. Désormais, elles se méfieraient du commérage à l’atelier.

    * * *

    Bénédicte avait passé de belles vacances d’écolière. Chaque matin, après avoir vaqué aux obligations de l’ordinaire, elle s’était payée du bon temps avec Odette. Les jeux dans l’arrière-cour n’étant plus de leur âge, les amies avaient usé leurs chaussures à quadriller les rues du quartier. Souvent, elles s’étaient promenées sur Ontario ou Sainte-Catherine à lécher les vitrines, à se gaver de beaux rêves. De temps en temps, le soir, au grand désespoir de la dévote, les jeunes filles s’étaient aventurées au parc Lalancette, à tenter les garçons qui flânaient.

    Cependant, Bénédicte entrevoyait la reprise des classes avec l’angoisse obsédante des élèves qui détestent l’école. Jusque-là, elle avait réussi à monter de niveau. Mais cette année, elle désirait mettre fin aux fastidieux devoirs et aux torturantes leçons.

    Angélina revenait de sa journée d’ouvrière. Elle la trouva en discussion avec Odette.

    — Je sais pas ce que ta mère va penser, commenta l’amie.

    — Elle devrait être d’accord quand je vas lui dire que je veux rentrer aux Arts et Métiers.

    — D’après ce que je vois, t’as pas lâché ton idée de devenir coiffeuse, constata l’aînée. Si tu veux savoir ce que je pense, t’es ben mieux de continuer à étudier le plus longtemps possible. Le monde du travail est pas facile, tu sais. Si j’étais toi, j’attendrais encore une couple de jours avant d’en parler à maman…

    Compte tenu de ce qui s’était déroulé durant la journée, Angélina n’avait pas voulu se livrer. L’air abattu, elle s’absorba dans les offres d’emploi de La Presse. Puis, voyant l’heure, elle incita la voisine à regagner son logis et s’employa à la préparation du repas.

    Mélina rentra plus tard qu’à l’accoutumée. Après son odyssée en Gaspésie, et après la fin de semaine éprouvante qu’elle avait traversée, elle s’était remise à la besogne avec une ardeur intense et paraissait exténuée. Le dernier livreur venait de passer la porte charretière. Normalement, elle aurait salué Barthélémy. Mais elle était contente d’accoster chez elle et de retrouver ses filles. On frappa au chambranle.

    — Je voulais juste te dire que j’aimerais ça, moi aussi, prendre des vacances…

    — Me semblait que tu voulais pas en prendre, à cause de Rosita ; t’as besoin de ton argent, puis les enfants qui retournent à l’école…

    Le palefrenier enleva sa casquette, se gratta la tête.

    — Je le sais ben, la belle-sœur, exprima-t-il, mais à un moment donné, on est comme tout le monde, on arrive au bout du rouleau. Je vas être ben avancé si je tombe malade…

    Ils convinrent de songer à un remplaçant, un homme fiable qui aimait les chevaux. Une semaine suffirait à le raplomber…

    * * *

    Les journées de mardi et de mercredi s’égrenèrent dans la routine habituelle : soin des bêtes, va-et-vient des voitures et bonne entente avec les hommes. Plus le temps s’écoulait, plus Barthélémy tirait la langue et s’efforçait de se maintenir à l’ouvrage. Il avait saisi toutes les circonstances opportunes de discuter avec les livreurs afin de dégoter un substitut. Chaque jour, Mélina s’informait auprès de son beau-frère du résultat de ses recherches. De son côté, elle n’avait rien trouvé de mieux que de faire paraître une annonce dans le journal. L’idée lui semblait inappropriée pour un remplacement d’une semaine. Mais l’humeur du palefrenier devenait massacrante. Un chien galeux, jappant sans cesse après les chevaux, avait payé pour toutes les frustrations accumulées. Au retour du laitier, têtu, le petit quadrupède avait poussé son harcèlement jusque dans l’arrière-cour. Exaspéré, Barthélémy l’avait embroché avec sa fourche puis jeté sur le tas de fumier.

    Le jeudi, vers la fin de l’après-midi, un individu s’amena sous la porte piétonne. L’air trouble, le pas traînassant, il semblait animé d’intentions douteuses. Dans l’arrière-cour, adossé au chambranle d’une porte de l’écurie, Barthélémy s’allumait une cigarette en attendant la rentrée des voitures. Une ombre glissa sur la terre battue. Il releva la tête.

    — T’es ben le dernier que je pensais voir apparaître, affirma-t-il sur un ton méprisant.

    — Ben vois-tu, mon bonhomme, j’étais supposé revenir seulement samedi soir pour revoir ta belle-sœur, mais en retournant jaser avec les gars à la boulangerie, j’ai appris qu’elle avait besoin d’un remplaçant pour l’écurie. Ça fait que me v’là !

    — Me semblait que tu suivais des cours de commis de bureau. Tu fais l’école buissonnière ou quoi ? ricana Barthélémy.

    Médard avait abandonné la formation qu’on lui avait proposée pour réintégrer le marché du travail après son rétablissement. Cela ne lui convenait pas. Il venait tâter le terrain pour mieux s’informer des conditions d’embauche et de la besogne à accomplir.

    — Je veux pas te faire de peine, mon Médard, mais amanché comme t’es là, c’est pas pour toi cette job-là, déclara le palefrenier. Un mal-portant comme toé est ben mieux de pousser un crayon que de s’échiner après des ouétures puis des jouaux.

    Le visiteur avait brandi sa canne et se retenait de sauter au visage de l’écuyer. L’insulte avait atteint sa personne physique et écorché son amour-propre. Avec les paroles qu’il lui avait proférées sur un ton persifleur, Barthélémy s’attendait à ce qu’il décampe. Mais il s’enracinait.

    Sur ces entrefaites, on entendit un hennissement sourd se répercuter dans l’arrière-cour. La voiture du boulanger parut. C’est lui qui avait rapporté à la boulangerie que la veuve Bernard était à la recherche d’un remplaçant. Mais il s’étonnait de voir le blessé de guerre. Feignant de le reconnaître, il débarqua et alla rejoindre le palefrenier. Médard appuya sa canne sur un mur de l’écurie. Il s’approcha de l’animal, lui tapota une fesse. Puis il promena sa main large sur ses flancs.

    — Dorothée est pas mal efflanquée, mon Paquin ! nargua-t-il. Tu dois ben te rappeler : je te l’avais confiée quand je me suis engagé dans l’armée. Pour moi, elle est mal soignée. As-tu déjà pensé à trouver une autre pension ?

    Comme si de rien n’était, avec une froide insolence, Médard commença à dételer la bête. À la dérobée, il jetait des regards provocateurs sur les deux hommes. Il n’était pas un impotent, il leur montrerait de quoi il était capable. La guerre ne l’avait pas réduit à la fainéantise ni à la remorque des autres.

    Pendant qu’il s’occupait de la voiture, la jument s’était tranquillement rapprochée de l’écurie et broutait les touffes d’herbe roussie qui poussait au bas du mur de planches. Alors que les observateurs couvaient béatement la bête affamée, Médard alla remplir un seau d’eau qu’il lui apporta pour la désaltérer. Puis, la bride passée dans son bras, il la mena à son box.

    D’autres hommes étaient rentrés de leur tournée. Enhardi par le silence du palefrenier, l’ancien boulanger poursuivait le travail. Avec une apparente indifférence, Barthélémy suivait distraitement les gestes de Médard, qui ne semblait pas avoir perdu la main. À présent, ils étaient deux à s’occuper du parcage des voitures, du dételage des animaux et de leur soin.

    Après le départ du dernier livreur, lorsque la cour fut déserte, Barthélémy referma une porte et s’adossa au mur de l’écurie. Il s’alluma une autre cigarette. Médard s’approcha de lui, l’air de quémander des remerciements.

    — Puis ? s’enquit-il, je m’attends pas à des louanges, mais tu pourrais au moins m’en donner une : Player’s, c’est ma sorte…

    Barthélémy mit la main dans la poche de sa chemise, tendit muettement son paquet.

    — Je te demanderai pas d’aller vider le tombereau de fumier, mais je pense que tu pourras me remplacer pendant mes vacances, formula-t-il.

    Il ne lui avait même pas fait l’obole d’un petit sourire de reconnaissance. Les deux hommes fumèrent leur tabac, chacun absorbé dans ses pensées, dans l’atmosphère pesante qui les enveloppait. Médard récupéra sa canne et repartit. Barthélémy s’employa à la décharge de la caisse à bascule. Puis il alla s’asseoir sur le bord de la galerie. Il avait à discuter avec sa belle-sœur qui rentrerait bientôt de son travail.

    Mélina s’était entretenue avec Barthélémy. Une entente était intervenue quant au remplacement du palefrenier. Soulagée, elle pourrait dorénavant dormir tranquille. Elle remercia son beau-frère et rentra au logis.

    La Patrie était déployée. À l’autre bout de la table, la mine un tantinet frondeuse, Bénédicte dardait sur sa mère un regard décidé. Au poêle, Angélina faisait revenir des oignons, dans l’angoisse de connaître l’avis de sa mère. Mélina se pencha sur le papier. Un article avait été encerclé dans le coin gauche, au bas de la page annonçant des maisons d’éducation. Elle balbutia :

    École centrale des arts et métiers. 1265, rue Saint-Denis (ancien immeuble de l’Université de Montréal).

    Ouverture le 16 septembre. Inscriptions à compter du 19 août.

    Classes masculines et féminines

    Boulangerie, coupe et confection du vêtement masculin, couture élémentaire et haute couture, coiffure pour dames et messieurs…

    Elle était restée sur ces mots et semblait réfléchir.

    — Que c’est que vous en dites, maman ? interrogea Bénédicte.

    — Ouan ! C’est un pensez-y-bien, ma fille. Ta sœur puis moi, on se morfond à l’ouvrage pour te permettre de poursuivre tes études…

    — Je veux pas faire l’effrontée, mais je le connais ce discours-là, maman, coupa Bénédicte. Aller aux Arts et Métiers, ça signifie pas d’arrêter d’apprendre : ça veut juste dire qu’on continue à s’instruire autrement.

    Une discussion s’enclencha et meubla les échanges pendant le souper. Après ce qu’elle venait de régler avec son beau-frère et la belle journée traversée, elle avait la tête plus libre pour discuter de l’avenir de sa benjamine. Le repas terminé, Ida Dostie s’encadra dans l’embrasure avec sa fille. Elle avait la mine anéantie, comme la survivante d’une catastrophe.

    — Devine ce que mon Odette m’a annoncé, exprima-t-elle, la tête effarée. J’en reviens pas.

    — Ben, revenez-en, moman, va falloir vous faire à l’idée parce que je reculerai pas, asteure.

    La fille de la dévote s’était croisé les bras pour marquer sa fermeture à toute proposition contraire à ce qu’elle pensait. Elle avait ressenti des aspirations pour le monde des métiers. Après mûre réflexion, elle avait résolu d’embrasser elle aussi la carrière de coiffeuse.

    La puritaine prétendait que sa benjamine pourrait attendre quelques années encore puis dégoter un emploi à la biscuiterie Charbonneau, à la Macdonald Tobacco ou dans un petit commerce du quartier, pas trop loin de la maison.

    Mélina écoutait la femme désemparée confrontée à une réalité qu’elle se refusait à admettre. Elle reconnaissait que la Corinne avait fait suer sa mère pendant des années et qu’elle constituait un mauvais exemple pour sa petite sœur. Néanmoins, quelqu’un devait se charger de l’éclairer ; elle se mandata pour lui ouvrir les yeux :

    — Voulez-vous que je vous dise, Ida ? Ça fait un bon bout de temps que ça me trotte dans la tête, que je me demande si je vas garder ça pour moi, mais je vas vous en parler pareil : vous voulez garder Odette dans vos jupes, c’est ça le problème ! Votre fille réussit pas à l’école parce que ça l’intéresse pas, un point c’est tout ! Vous avez toujours eu l’impression qu’elle était bouchée. Mais donnez-y la chance d’apprendre d’autre chose, puis vous allez voir qu’elle va débloquer…

    Odette, Bénédicte et Angélina s’étonnaient des paroles percutantes de Mélina. La dévote avait abaissé les yeux comme pour méditer sur la remarque de sa voisine qui s’exprimait semblablement à un livre ouvert. En même temps, c’était comme si elle reconnaissait sa faute et que son âme était pleine de contritions.

    Des pas rageurs résonnèrent sur la galerie du deuxième et quelqu’un dévala l’escalier à toutes jambes. Peu après, on entendit le vrombissement d’un moteur et une voiture qui démarra en trombe dans un crissement de pneus. Les femmes se consultèrent du regard, figées dans une expression de frayeur. Une tête frisée se montra à la moustiquaire.

    — Angélina, la blonde à mon frère te demande au téléphone, émit Ange-Aimé Philippon. Ça pas l’air d’aller pantoute…

    Affolée, Angélina sortit sur la galerie et entreprit de suivre le frisé qui remonta à l’étage. À l’extrémité du passage, à l’avant de l’immeuble, la porte était ouverte sur le balcon. Gertrude Philippon avait le corps incliné vers la rue ; elle était accourue à l’avant du logis. L’air bouleversé, son mari céda le cornet acoustique.

    Clémence était dans tous ses états. Elle venait d’annoncer à Alphonse la fin de leur relation. Il était furieux. Comme elle le connaissait, il pouvait commettre des bévues. Elle comptait sur son amie pour l’en empêcher. Angélina raccrocha.

    — On a-tu le droit de savoir ? s’enquit Armand Philippon.

    — Ange-Aimé, viens avec moi, éluda Angélina.

    Le frisé et sa voisine descendirent dans la cour arrière. Le père émergea sur la galerie. En bas, Angélina ouvrait le portillon pendant qu’Ange-Aimé s’emparait de sa bécane remisée sous l’appentis. Rapidement, il rentra et traversa le passage dans toute sa longueur et parut sur le balcon au flanc de sa femme. Au milieu des cris désespérés de l’hommasse, la bicyclette roulait sous la porte cochère et prenait la rue, la jeune fille assise sur les guidons.

    Chez les Philippon, on savait qu’Alphonse fréquentait la taverne Saint-Vincent, que les faubouriens considéraient comme une sorte de Saint-Vincent-de-Paul pour les misérables éclopés de l’existence. Il aimait retrouver des camarades pour jouer au billard et bavarder. Il n’avait pas coutume de s’enivrer. Mais ce soir, animé par une immense frustration, il pouvait déroger à ses habitudes et noyer sa peine.

    La Chevrolet était bel et bien là, au coin de la rue Joliette, garée à proximité du débit de boissons. Angélina sauta à terre et Ange-Aimé alla appuyer la monture contre la devanture de l’immeuble.

    — Attends-moi là ! intima-t-il.

    La noirceur avait envahi la métropole. Comme des sentinelles nocturnes, les lampadaires montaient la garde, projetant de leurs yeux lumineux des gerbes de lueurs pâles. Depuis presque une heure, Angélina frissonnait dans sa robe seyante et légère, enveloppée par la fraîcheur du soir de cette fin d’août. Des passants avaient remarqué la jolie fille qui semblait attendre quelqu’un. Un client, peut-être ? Pourtant, elle n’avait pas l’allure provocante des racoleuses de la rue Saint-Laurent. Des buveurs lui avaient offert

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