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Meurtres à Lacanau
Meurtres à Lacanau
Meurtres à Lacanau
Livre électronique313 pages4 heures

Meurtres à Lacanau

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À propos de ce livre électronique

Un policier du terroir au cœur de Lacanau, commune de la côte médocaine, entre étang, océan et marais.
Habités par des personnes discrètes, fantasques, hautes en couleur, humbles, cette mosaïque humaine respire de mille pores et ainsi de mille façons. Mais voilà qu’un matin d’automne, Maria meurt sur le bas-côté d’une route. Tout choque. La mort mais surtout l’endroit et la manière. On apprend, plus tard, alors que la gendarmerie enquête, que peut-être la drogue qui a été retrouvée sur la côte Aquitaine serait une des causes. Une seulement, parce certaines familles ayant des relations compliquées pourraient être impliquées. Puis une jeune fille est enlevée, et un autre de leurs amis est tué !!! Jean-Marc, François, Ginou et quelques autres, depuis le bar le Janjan, enquêtent sur la mort de leur amie, avec la complicité de Lucienne qui, de sa fenêtre, observe le village.


À PROPOS DE L'AUTEUR

Après avoir été représentant de commerce, en 1978, Bernard Duporge ouvre un café et un Salon de coiffure, à Lacanau et devient également directeur d’une radio libre. Huit ans à ce rythme, et je cède son fonds de commerce de café, je ne garde que le Salon de coiffure. Élu dans la commune de Sainte-Hélène, où il réside, il devient adjoint à la Culture. Il crée, à l’occasion de la sortie de son premier roman, un Salon du livre avec la complicité de Georges Coulonges, grand ami, qui l’a poussé vers l’écriture. Dans le même temps, il écrit des pièces de théâtre qui sont jouées avec succès par une troupe locale d’amateurs. Il devient correspondant de presse pour le journal Sud-Ouest, et pendant 20 ans, il signe une chronique humoristique tous les samedis : Les humeurs de Duvallon. Il vit à Saint-Hélène (33).

LangueFrançais
Date de sortie23 mars 2023
ISBN9791035321345
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    Aperçu du livre

    Meurtres à Lacanau - BERNARD DUPORGE

    Prologue

    Lundi 8 Septembre 1980

    Lacanau s’est vidé de ses touristes.

    Saison terminée, le calme, qui plaît tant aux gens d’ici est revenu. Ils respirent enfin. Quand l’école reprend, que les enfants ne crient plus dans les rues et que la vie retrouve sa vitesse de croisière : les habitants revivent. Les commerçants, à pied d’œuvre durant deux mois, soufflent un peu. La saison a été bonne, ils songent à leurs vacances à venir.

    D’autres ne ressentent pas ainsi la saison, cette période où tout s’accélère. Où le calme du village disparaît quand arrive la foule et que leur identité est diluée. Ceux-là ont bâti un monde, leur monde, et s’y réfugient en évitant les touristes. Le bruit. Ils fuient les envahisseurs de l’été, comme ils les nomment.

    Le bar de Janjan est le centre de cette rébellion calme, mais ferme. Le repère des gens qui vivent ici, autrement. Ces résistants savent bien que c’est trop tard et qu’il y aura toujours plus de touristes, mais bon, l’important c’est d’y croire.

    Au village, on sourit d’eux. On se moque parfois. On les critique même. Ce ne sont que des imbéciles entend-on çà et là. Des gens arriérés qui n’ont rien compris au modernisme. Peu leur importe parce que, comme ceux qui n’osent pas l’afficher par peur de passer pour des arriérés, ils ont en commun l’amour de ce pays fait de sable et de marais. D’étang et d’océan. De pins et de vent. D’espace et de liberté. De chasse et de pêche. Comme tous les autres, mais eux osent le dire. Le vivre. Au fond d’eux-mêmes, ils ont reçu l’héritage instinctif de ces chasseurs-cueilleurs. Cet héritage millénaire mais encore vivant quoi qu’on dise, quoi qu’on fasse. Alors, les quolibets leur passent par-dessus la tête, mais pourtant :

    — Calomniez calomniez, il en restera toujours quelque chose.

    Il n’en restera rien, disent-ils, et sont persuadés qu’un jour, l’eau qui grignote régulièrement le rivage récupérera la place cédée depuis des millénaires aux hommes, et plus aucune trace de leur orgueil ne restera debout.

    — Regardez les blockhaus sur la dune, disent-ils en souriant, le reste suivra aussi.

    Alors, quelles que soient les querelles, les avis, le temps passe et s’écoule sous l’indifférence des uns, sous le regard des autres, comme ce matin de septembre où, comme tous les jours, le village s’éveille.

    1

    L’épicerie à côté du café du Commerce, a levé son rideau métallique et, comme tous les autres matins, le bruit grinçant et ferraillant qu’il a fait, a réveillé tous les voisins. Le patron a eu la même remarque, faite par sa femme depuis plusieurs semaines : quand allait-il enfin se décider à graisser cette grille. Lui ayant dit, à l’époque, qu’il le ferait un jour, il ne répondit pas mais haussa seulement les épaules en espérant qu’elle ne le verrait pas faire ce geste d’humeur.

    La cloche a sonné l’angélus. Le curé sort du presbytère et se dirige vers l’église pour dire la messe. Les coqs ont chanté, les chiens, gamelles servies, ont cessé d’aboyer, et le chat de mademoiselle Amélia, comme tous les matins, a traversé la petite place en courant, poursuivi par le chien d’Hector. Du coup, Mademoiselle Amélia et Hector s’entendent à l’égal de leur animal de compagnie : comme chien et chat.

    Tous ces matins hors saison, on entend des bonjours, des comment ça va, des bonnes journées, des il va pleuvoir, des il va faire beau, tandis que Lucienne lève délicatement le rideau brodé de sa fenêtre pour commencer une nouvelle journée d’observation. Les commentaires qu’elle fera en privé auront le ton de la confidence, mais, répétés à tous avec une telle détermination qu’eux même, comprenant l’importance de la nouvelle, iront vite la répéter chez leurs voisins, l’enjolivant à l’envi.

    Ce matin sent bon comme l’odeur de pain frais qui se répand sur la place par la porte ouverte de la boulangerie, où trône fièrement Raoul habillé de blanc comme sa farine.

    Alors que les acteurs du quotidien se mettent en place dans ce décor, espérant passer une excellente journée, le klaxon deux tons de l’ambulance des pompiers retentit, suivi de près par celui des gendarmes, brisant cette tranquillité matinale. La rue s’emplit immédiatement de curieux, regards braqués vers la direction prise par les secours, tandis que d’autres partent aux renseignements.

    Une heure, plus tard la nouvelle tombe comme un couperet : on a retrouvé Maria morte sur le bas-côté de la route.

    — Maria ? La fille Bordessoulles ? La femme de François Lambert ? Morte ?

    — Les gendarmes pensent qu’elle a été fauchée par une voiture, son vélo est à moitié écrasé parait-il. Mais aucune trace de freinage sur la route n’a été trouvée, et aucun témoin ne s’est manifesté.

    — C’est arrivé où ?

    — Sur la route de ceinture de Talaris.

    — Elle faisait quoi sur cette route ? C’est loin de chez elle.

    Certains sourient sous cape. À cause du lieu, pas de sa mort.

    À partir de cet instant, le village devient une ruche bourdonnante. Des paroles sont dites. Des mots sont lancés comme des accusations. Comme des flèches acérées. Des clins d’œil de connivence sont échangés. Sur le champ, la population commence son enquête. Toutes les hypothèses fusent déjà. Sans savoir. Décidément, les Bordessoulles font encore la une dans le village.

    Jean-Marc Andron apprend la nouvelle alors qu’il prépare, dans la bonne humeur, avec Janjan, leur petite fête habituelle de l’automne.

    Il ne peut s’empêcher de penser que cet accident n’a rien de normal. Il comprend aussitôt que leur fête a du plomb dans l’aile.

    2

    Quinze jours avant.

    Jean-Marc Andron, assis sur un tabouret au bout du comptoir, a les yeux perdus dans son verre.

    Dans ces moments-là, on sait qu’il navigue dans ses souvenirs.

    Il en a à revendre. Des vrais, des moins vrais peut-être, on ne sait pas vraiment. Il n’a que quarante ans, mais a des souvenirs d’un homme âgé du double. Ses cheveux noirs, son teint mat, sa gueule coupée à la serpe et ses yeux légèrement délavés lui donnent droit à l’imaginaire. Il le sait. Il en use sans doute auprès des femmes. On le dit en tout cas.

    Ici, il fait figure de grand voyageur, de grand baroudeur et donne cette impression d’ailleurs qu’ont les gens qui savent raconter.

    — C’est un beau parleur disent ses détracteurs en souriant ironiquement.

    Parfois, ses souvenirs, il les partage avec la nostalgie qui sied aux grandes choses vécues. L’éloignement les rend sans doute encore plus belles. Peut-être même plus grandes. Personne ne lui a jamais reproché, il raconte si bien. Ils n’ont pas à juger le bourlingueur qu’il a été. Surtout pas ceux qui n’ont bourlingué que dans cette région d’océan et de gourbet flottant sur les dunes de sable, et qui ont tous ce pays accroché au cœur et au corps. Tous. Farouchement. Non, on ne se moque pas. On comprend. On le laisse raconter et chacun prend sa part de rêve. De sa voix grave, cassée sans doute par les cigarettes fumées l’une après l’autre et sans doute aussi par les alcools forts, il déroule les phrases avec une aisance de poète et tous boivent ses mots. Parfois, d’un coup, il se tait, lève les yeux au ciel en suivant la fumée de la cigarette qu’il tient entre deux doigts tachés de nicotine, et part-on ne sait-où. Ce silence donne de la profondeur à son récit.

    Certains, plus observateurs que d’autres, prétendent que dans ces instants de solitude au bout du comptoir, une larme, parfois, coule sur sa joue.

    Certains le disent, mais ce n’est pas sûr.

    Il raconte ses voyages à l’étranger, montre quelquefois la selle magnifique qu’il a ramenée d’un pays d’Amérique centrale.

    — Vous auriez vu le pur-sang que je montais quand j’allais chasser dans la montagne.

    Tous l’écoutent avec une telle attention, qu’à un moment, ils sont avec lui sur les chemins d’altitude, tortueux et pierreux. Ils entendent aussi le cri strident des vautours sifflant à leurs oreilles dans les brumes enveloppantes des montagnes. Avec lui, ils s’arrêtent le soir pour faire un feu de camp et se réchauffer à grands coups de rhum, savourant des galettes de maïs cuites au feu de bois. Après avoir raconté, il prend sa guitare et joue une mélodie de sa composition à l’intention d’un amour perdu du côté du Golfe du Mexique.

    Puis vient l’Afrique. Envoûtante Afrique. À le croire, il a eu maille à partir avec quelques tribus encore sauvages. Il a vécu des aventures, des grandes chasses et s’est même mesuré aux éléphants, sans succès ils étaient trop beaux : on ne peut pas tuer d’aussi belles choses. À des tribus dangereuses aussi. À certaines révolutions quelquefois. Il dit s’être frotté à tout. On le croit. Il a également parcouru le Viêt-Nam, mais il en parle peu. Seulement par bribes et l’on sent une forme de retenue dans ses propos. Cache-t-il quelque chose ?

    Un jour, un de ses copains, plus curieux, plus hardi que les autres, peut-être plus aviné, lui a demandé s’il avait été mercenaire. Jean-Marc l’a foudroyé du regard et la question n’a plus jamais été posée.

    Jean-Marc parle avec émotion et gourmandise de la beauté des filles d’Afrique. Aussi de la beauté de celles de Madagascar, du Mexique, de tous ces pays aux noms exotiques, qui donnent à ces corps ambrés et souples des allures érotiques aux promesses de rêves. De la beauté également de celle de… et puis aussi celles de… ! Vous l’aurez compris, pour lui, les femmes sont une passion autant importante que les combats qu’il a menés. Peut-être pour leur douceur après la violence, on ne sait pas.

    Quelle chaleur dans la voix pour expliquer l’accueil reçu dans certains villages de brousse, fait de cases de bambous et de feuillage, au sol balayé régulièrement par des femmes tout en portant un bébé sur le dos. Ce balai court et sans manches les faisait se baisser à chaque instant. Au début, il a craint que ces bébés ne tombent. Ces femmes devaient faire ce travail de nettoyage pour éviter la prolifération des rats mangeurs de récolte lui avait expliqué le chef de la tribu. Elles le faisaient toujours en chantant, en se répondant l’une à l’autre devant le mari qui regardait travailler ses femmes.

    — Ces femmes, avait demandé Pelote ?

    — Oui, là-bas, ils en ont tous plusieurs.

    Pelote avait rompu le charme par un sonore : « Hébé hil dé pute » qu’on hésita à traduire entre « oh les veinards ou bien oh les pôvres ».

    Jean-Marc prétend que ces gens simples et pauvres de tout lui ont fait comprendre que le bonheur est dans la simplicité. Que se battre n’est pas forcément la meilleure solution. Que le dialogue, parfois, est la meilleure chose à faire. D’ailleurs, les anciens se retrouvaient souvent devant l’arbre à palabre, et les jeunes écoutaient et tenaient compte de leurs conseils. De leurs avis. Lors de conflits, le chef du village recevait tous les plaignants, puis donnait son verdict et sa sentence était respectée de tous. Sans aucun commentaire. La voix de la sagesse avait parlé.

    — Hébé putain, avait rétorqué Pelote, c’est pas comme ici ou tous râlent en permanence !

    À commencer par lui.

    L’homme est ainsi fait.

    Jean-Marc s’est adapté au mode de vie de tous, en a ramené une sagesse apparente, mais on sent bien qu’il cache des écorchures de l’âme.

    Malgré ces escales multiples, Jean-Marc revient toujours à son port d’attache sur les bords de cet étang qui l’a apprivoisé il y a plus de vingt-cinq ans. C’est ici, dans cette région qu’est la vérité, dit-il d’un ton qui n’admet pas la réplique. Il donne la recette à ceux qui doutent :

    — Allez au petit matin à l’étang du Cousseau, cet étang de poche qui se blottit au pied du Mont, ce lieu de silence et de paix. Postez-vous à l’endroit qu’on appelle le point du jour, à deux pas de la cabane. Regardez le soleil se lever en face de vous, au-dessus du marais que l’on voit frémir. Que l’on sent fébrile. C’est l’heure où les grues et les oiseaux de passages s’éveillent, s’étirent et s’envolent pour une étape nouvelle en perçant le silence de leurs cris de rassemblement. Quel spectacle ! Dans cette lumière qui naît, c’est l’image de la vie qui explose.

    Il observe un temps de silence et dit avec certitude :

    — Un matin de création du monde vous entendez ? Vous verrez un matin de création du monde.

    Un temps, puis :

    — J’en suis sûr, au commencement il y avait le Cousseau

    Et il referme la parenthèse en plongeant son regard vers on ne sait où. Vers on ne sait quoi.

    Qu’a-t-il laissé dans ces multiples pérégrinations, des amis ? Des amours ? Des drames ? Sans doute un peu de tout ça. Le saura-t-on un jour ? Sans doute jamais. Pourtant, avides d’en savoir plus, tous espèrent.

    — Janjan ressers-moi une pression s’il te plaît.

    Janjan le ressert et repart à ses occupations. Il n’est pas encore l’heure des conversations. Il y a un temps pour tout.

    3

    Cigarette se consumant lentement entre ses lèvres, le patron essuie les verres avec une mécanique d’habitude, puis les pose sur l’étagère à côté de la machine à café.

    Il a ouvert ce bar depuis pas mal d’années, dans cet endroit béni des dieux comme il dit, face à l’étang.

    Il ne regarde plus depuis longtemps les verres qu’il essuie, mais cherche surtout à ne pas louper le vol d’un canard col vert allant se cacher dans les roseaux plus loin. Il y a toujours un « tonnayre » qui lui demande s’il en a vu.

    — C’est sacré ici la chasse à la tonne.

    Du coup, Janjan a deux choses à faire : servir ses clients et observer l’étang.

    Lui aussi, il dit qu’il lui doit tout. Cette douce étendue d’eau lui a fait retrouver son calme, une sérénité perdue au cours de la guerre d’Algérie, où il a vécu, affirme-t-il, des choses difficiles.

    Le flop léger de la vague qui s’étale en chuintant sur le sable teinté d’alios de la plage, lui est tout aussi utile que le ronronnement rassurant du chat qui trône sur une chaise haute, à deux pas de la cheminée. Des choses anodines, mais indispensables, cet indispensable qui, mine de rien, habille les choses de douceur. De quiétude.

    Janjan est en colère depuis que les inventeurs de loisirs modernes, dans les années soixante-dix, ont décidé que le mot « lac » paraissait, à leurs yeux, plus important qu’étang. Plus noble. Plus attrayant. Plus chic. Ce qu’il avait traduit dans le langage local par moins plouc.

    — Voilà pour qui ils nous prennent. Pour des culs terreux.

    Conséquence de ce changement d’appellation, sur tous les papiers officiels, le mot Lac a remplacé le mot étang. Janjan prétend que l’orgueil est une bien vilaine chose, et ajoute que ces gens-là peuvent s’attirer des ennuis à vouloir péter plus haut que leurs culs. À l’époque, le maire a laissé faire. Le conseil municipal aussi, sauf un conseiller qui a démissionné pour ne pas voir un terrain de golf remplacer la forêt dans laquelle il était né. Où il avait grandi et travaillé. Ça n’a pas arrêté le rouleau compresseur de la modernité.

    — Pensez, ces champions du changement nous viennent de Paris, alors… !

    — Belle excuse, dit Janjan !

    Janjan a son franc parler. Pour lui, un chat est un chat, rien d’autre. Le maire ? Quoi le maire, répond-il, il est au service de ses concitoyens et rien d’autre. Il faut dire que chez Janjan, les campagnes électorales ne laissent personne indifférent.

    Du coup les autorités passent devant sa porte sans s’arrêter. Peu importe, il y a les autres. Les vrais. Les copains.

    C’est sacré les copains. Les jeunes, les moins jeunes, les carrément vieux. Ils ont tous une part de mystère ou une tranche de vie à déposer dans un coin du bar. À déposer dans une oreille attentive de l’un d’entre eux. Ils sont une sorte de relais d’opinion. Un confessionnal ouvert sans condition à tous les pécheurs du village. Ceux qui ont, souvent à tort, mauvaise réputation mais le cœur chaud. Ici, on parle beaucoup mais on écoute beaucoup. Sans juger. Et on boit. Parfois trop, mais ainsi va la vie des hommes.

    écouter est le maitre mot. Jean-Marc est de l’avis du patron. Il a connu au Viêt-Nam, dans les villages des montagnards, des vieux appelés mainteneurs de traditions. Ils étaient la mémoire vivante du peuple, et leur savoir se transmettait de père en fils. On les respectait. Il fait observer que dans tous les pays qu’il a visités, les plus jeunes respectent l’expérience, la sagesse des anciens. Maintenant cette sagesse, ici, on en rit de plus en plus. Ce sont des histoires de vieux, disent certains en souriant d’un air entendu. Les élus confirment :

    — Qui n’avance pas recule.

    Tout est dit.

    Pourtant, dans la région, aucun d’entre eux ne sort des grandes écoles, celle de la vie leur a suffi. Avec l’aide des anciens, ils ont tout appris sur le tas, et ici, le tas, c’était un quotidien de travail souvent pénible en forêt, agrémenté de chasse à la tonne, de pêche au ganchins dans l’étang, au filet à l’océan, et aux bons coups à boire chez Janjan. Tous y parviennent. Avec réussite. Avec maladresse. Aussi attachants les uns que les autres. Amusants. Maladroits. Écorchant les mots. Les phrases. Janjan se rappelle l’an dernier, ce soir de juin, au jour finissant, lorsque la lune, grosse et parfaitement ronde s’était accrochée au ciel et donnait l’impression de vouloir se rincer la bouche dans ces eaux calmes et limpides de l’étang. Elle s’y reflétait même un peu. Ils étaient quelques-uns, attablés à la terrasse, admiratifs au spectacle, silencieux, lorsque Pelote avait dit en appuyant ses mots :

    — Putain, c’est sphérique !

    L’éclat de rire avait fait exploser le silence et rompu l’enchantement.

    — Hébé quoi, c’est pas vrai s’était-il énervé ?

    — Si si Pelote, c’est vrai.

    — Ah, quand même !

    Inutile de lui dire que féerique était plus approprié, il aurait nié.

    Pelote n’était pas son nom, mais Georges Lestrade dit à tous propos : ça me fout les nerfs en pelote. Le résultat ne s’est pas fait attendre, il a été baptisé Pelote et Georges Lestrade a disparu. Il s’en accommode fort bien et s’amuse même à répondre avec un grand sourire à certaines occasions officielles, quand on lui demande son nom : Monsieur Pelote. Ce qui lui vaut un regard curieux du demandeur.

    Janjan non plus, ce n’était pas son vrai nom. Il s’appelle en réalité Pierre, Hector, Jean Janvier. Lors du choix de son prénom, sa mère lui a donné le prénom de Pierre, puis par ordre d’âge, celui de son propre père et de son grand père. Trop compliqué dit-il. Mal foutu. Il prétend descendre d’une noble lignée, il l’affirme sans rire et maudit la révolution qui lui a coupé la particule nécessaire à son rang. Ça fait rire tout le monde mais semble le blesser, où fait-il semblant de l’être. Par jeu. Du coup, Pierre, Hector, Jean, Janvier s’est donc très rapidement transformé en Janjan, plus amical et moins pompeux. Désormais, il fait partie de la lignée des sobriquets de la région qui ont pignon sur rue.

    Janjan n’a jamais connu son père. Du coup, dans la cour de l’école, il était déjà un peu à l’écart des autres, se construisant sa propre bulle qui l’isolait des quolibets ironiques des autres enfants. Quand sa mère était revenue dans le village, il avait douze ans. Études secondaires à la ville, donc il était étranger dans son propre pays, il le voyait d’un œil différent. Plus libre.

    À la mort de Madame Jeanne, comme on l’appelait dans le village, Janjan a hérité de cette grande maison, et a décidé de transformer une pièce en bar, une pièce à boire, comme il aime à dire. Elle est située à deux pas de l’étang, si près de lui que certains hivers, l’eau s’enhardit jusqu’à venir tutoyer l’entrée avec légèreté. Ces hivers-là, tous passent par la porte de derrière. Ils veulent bien se mouiller le gosier, mais les pieds au sec.

    Le bar aurait pu s’appeler le rendez-vous des amis, mais son nom était tout trouvé : chez Janjan. Ici, certains viennent au Janjan comme d’autres vont à la messe, avec la même ferveur, la même dévotion. Il faut dire que cette pièce, ancienne salle à manger de sa mère, est restée fidèle au passé. Seul un comptoir, avec desserte sur l’arrière et barre chromée devant, acheté à un vieux bistrot du Médoc proche, la coupe un peu. La barre chromée est très utile les soirs de roulis à trop boire. Seul luxe, quelques tables entourées de chaises de bistrot en bois, pour le confort des plus âgés, ceux qui préfèrent s’asseoir plutôt que de rester debout pour consommer. Lui fait face un vieux piano sur lequel jouait sa mère ; mais dans les dernières années de sa vie, des rhumatismes déformant ses doigts avaient eu raison de sa passion d’artiste. À une époque, elle avait même tenu l’harmonium à l’église, mais n’avait réussi à transmettre à son fils ni ce poste, ni ses croyances. Janjan pianote, mais pas assez pour jouer en public, on a quand même son orgueil. Janjan croit, pourquoi pas, mais pas assez pour aller à la messe, un homme a quand même son orgueil.

    Le piano, toujours fermé, devenu muet, est désormais l’endroit où l’on dépose les choses insignifiantes qui, la plupart du temps, oubliées, y restent et ramassent la poussière.

    Ce noble instrument évoque le souvenir de cette femme à l’allure noble qu’était Jeanne Janvier, sa mère, emportée par un cancer du sein à soixante ans. De bonnes personnes affirment, d’un air réprobateur, que cette brave femme doit se retourner dans sa tombe en voyant sa demeure transformée en bistrot. Il se dit que le fils ressemble à Hector, son grand-père maternel qui avait, paraît-il, fait les quatre cents coups entre les deux guerres.

    Ce bar fait jaser. Les bonnes langues du pays racontent, sans n’y avoir jamais mis les pieds, qu’il s’y passe des choses horribles, allant des beuveries sans nom à des choses, sans doute, que la morale réprouve. Et lorsqu’on ne voit pas et que l’on imagine, les suppositions prennent vite des proportions incalculables. Aucune importance, Janjan s’en moque et laisse dire. Il faut vivre, affirme-t-il, vivre le présent. Philosophe, il ajoute :

    — Le présent c’est l’éternité. Hier est passé. Demain ? Peut-être. Alors vivons le présent. Intensément.

    De l’avis du patron, l’idée mauvaise que les gens se font de son bar est sans doute dû à la porte d’entrée qui doit leur faire penser à une maison close. Il faut dire qu’elle est restée la même : une porte pleine en bois, avec au centre une vitre protégée par des arabesques de fer forgé qui laisse passer la lumière, et, sur un côté, un gros loquet de métal en forme de poing fermé, mobile. Mais, si elle reste ouverte dès que le soleil chauffe un peu, certains s’amusent et frappent en entrant. Du coup, surpris, le chat fait un bond et montre ses griffes, accompagné d’un feulement rauque. Il n’aime pas être surpris.

    La cheminée aussi a été conservée. Les jours de froidure, on s’y rassemble devant les flammes en se grillant les fesses, un verre à la main. Un vrai bonheur. L’ennui de cette cheminée, dit Janjan, c’est qu’elle donne faim. Et c’est vrai que certains jours, vers les midis d’hiver, les braises devenant d’un rouge flamboyant, donnent des idées de viande à griller qui titillent les glandes salivaires rien qu’en y pensant. Il y a toujours une « lèche » de bonne viande au frigo pour calmer les gourmandises. Rapidement, des odeurs de grillades remplissent la pièce. Pendant que le gras de la viande roussit en se racornissant et en jetant des petites éclaboussures de graisse dans le foyer sous l’œil observateur de Janjan, maitre-queue pour la circonstance, les amis dressent la table. Une assiette, un verre, une fourchette et une grosse miche de pain. Pas

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