La prison des jours
Par Michel Soukar
5/5
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À propos de ce livre électronique
Michel Soukar
Historien, écrivain et journaliste, Michel Soukar vit à Port-au-Prince. Il est connu pour son engagement politique. Il a publié une vingtaine d’ouvrages, dans des genres différents : poésie, théâtre, histoire, roman. Il est l’une des voix des plus écoutées en Haïti. Il a publié le roman historique Cora Geffrard (Mémoire d’encrier, 2011) pour lequel il a obtenu une mention spéciale de l’Association des écrivains de langue française (ADELF). Il a également publié chez Mémoire d’encrier La prison des jours (roman, 2012) et La dernière nuit de Cincinnatus Leconte (roman, 2013).
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Aperçu du livre
La prison des jours - Mémoire d'encrier
Michel Soukar
LA PRISON DES JOURS
Roman
Amomis.comMise en page : Virginie Turcotte
Maquette de couverture : Étienne Bienvenu
Dépôt légal : 2e trimestre 2012
© Éditions Mémoire d'encrier
Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada
Soukar, Michel
La prison des jours
(Roman)
ISBN 978-2-923713-76-2 (Papier)
ISBN 978-2-89712-140-2 (PDF)
ISBN 978-2-89712-030-6 (ePub)
1. Haïti - Histoire - 1915-1934 (Occupation américaine) - Romans, nouvelles, etc. I. Titre.
PQ3949.2.S68P74 2012 843’.914 C2012-940539-6
Mémoire d'encrier
1260, rue Bélanger, bureau 201
Montréal, Québec,
H2S 1H9
Tél. : (514) 989-1491
Téléc. : (514) 928-9217
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www.memoiredencrier.com
Version ePub réalisée par:
www.Amomis.com
Amomis.comToute ressemblance avec des personnages ou des faits passés n’est pas fortuite.
Pour Fabiola
En mémoire d’Antoine Pierre-Paul,
instigateur de la première insurrection
armée urbaine contre l’occupation
militaire américaine d’Haïti en 1915.
Si seulement l’homme
pouvait être digne de ce qu’il aime.
Robert Penn Warren
Une aube sale traîne sur Port-au-Prince. Dans la campagne environnante, ses vapeurs blanchissent les arbres, enveloppent les feuilles des cannes à sucre. Citadins et résidents des faubourgs n’osent pas sortir dans leur cour pour bouillir le café du petit matin. Des détonations ont secoué leur sommeil. Les yeux hagards, ils s’interrogent. Des heures durant, les balles ont tracé des raies lumineuses dans le ciel opaque. À l’aurore, les déflagrations s’espacent, s’affaiblissent telles des gueules en rage fatiguées de s’insulter. Elles se taisent, laissent les habitants cloîtrés dans leur peur. Dans les rues jonchées de détritus, de cadavres d’animaux, de flaques d’eau, nul n’ose encore poser un bout d’orteil. Même les chiens errants, faméliques, ne s’aventurent pas à fouiller les piles de fatras. Rats et chats de gouttière ont suspendu les poursuites qui dérangent d’ordinaire les citadins dans leur repos. Seule une ombre grise occupe les rues. Les cloches ne tintent pas pour convoquer les fidèles à la messe de quatre heures. D’habitude, des pas furtifs répondent à des voix ensommeillées pour prendre ensemble la route de l’église d’où s’élèvent des cantiques vivifiant la pâleur de l’heure. Les couche-tard ont remarqué l’interruption des roulements de tambours sur la montagne surplombant la ville, étranglés par les détonations.
Qui ouvrira sa porte sur ce petit matin inhospitalier ? Même les fous, les mendiants, les ivrognes se tapissent, tremblotent dans des coins obscurs. En vérité, cette nouvelle année 1916 débute fort mal, en ce 5 janvier, quatre jours après le Premier de l’an, la veille de l’Épiphanie. Qui pensera à cuire le gâteau des Rois Mages pour le lendemain ? Prisonniers de l’incertitude et de l’angoisse, les esprits restent perturbés par ce vacarme. Qui a tiré ? Pourquoi ? La nuit se retire et renforce la frousse des citadins. Dans les demeures cossues et les cahutes des bas quartiers, les effluves des corps au réveil se mêlent à l’odeur de l’effroi.
Du cœur de la ville parviennent des intonations rauques, brèves comme des ordres aboyés par de furieux bouledogues. Ils jappent dans une langue incompréhensible aux oreilles des citadins collées aux parois de leurs maisons.
– Ce sont les marines américains, glisse un père à sa famille.
– Que disent-ils ?
Les injonctions se conjuguent avec des martèlements de bottes, des cliquetis d’armes. Des détachements se mettent en branle, s’éparpillent dans une course synchronisée pour quadriller la capitale, en boucler les issues. Un événement grave vient d’éclater ou se produit encore. La fête des Rois est gâchée. Quelle déveine cordée !
Dans la campagne de Chancerelles, à deux kilomètres de Port-au-Prince, une silhouette se confond avec la brume. Elle en profite pour bouger avec rapidité. Elle donne l’air de connaître le chemin, de savoir où elle va. Elle se précipite, la vue aiguisée, l’oreille fine, à l’affût de chaque murmure dans la nuit qui vire du noir au gris. C’est une silhouette d’homme dans la force de l’âge. Il respire fortement, transpire à grosses gouttes malgré la fraîcheur matinale. De temps à autre, il s’arrête comme pour surprendre des pas à ses trousses. Il reprend sa marche, se faufile entre les arbres, se dissimule derrière des broussailles, tente de voir à travers la grisaille, repart, chemine en zigzag. À la lisière d’une propriété où se dresse une modeste bâtisse au milieu de manguiers, d’avocatiers et d’orangers, il ralentit l’allure, jette un coup d’œil circulaire, se dirige vers le cabanon, frappe doucement à la porte en murmurant :
– Cius… Cius… Cius…
Une voix bourrue d’homme, brusquement réveillé, répond :
– Qui est-ce ? Si tu es un mauvais air, passe ton chemin.
– Cius, c’est moi.
À l’intérieur, la voix devient subitement respectueuse, et dans un bruit de chaise renversée, des pas se précipitent vers le seuil.
– Excusez, patron. Je dormais. Je ne vous avais pas reconnu.
Cius se frotte les yeux. Dans la pénombre de l’aube, face au visiteur inattendu, il ne cache pas son étonnement.
– Vous êtes vaillant, patron, pour circuler à une heure pareille. Vous n’avez pas croisé les bandes de sans-poil ? Moi, dès que le soleil ferme l’œil, je me terre dans ma cahute. D’autant plus que j’ai entendu des tirs nourris du côté de Port-au-Prince.
Cius tremblote, regrette de ne pas avoir passé sa couverture délavée sur sa chemise avant de sortir dans l’aurore humide. Ses mains rudes frottent la peau noire de ses bras. De ses larges narines et de ses lèvres épaisses s’échappent des bouffées de vapeur.
– Es-tu seul ?
– Bien sûr, répond Cius dans un mouvement d’échauffement.
L’homme jette un dernier regard sur les environs, et ils pénètrent dans la cabane.
Cius ferme la porte avant d’allumer une bougie plantée dans une soucoupe blanche ébréchée au milieu d’une table en bois. Le cercle de lumière jaune qui s’en dégage lui suffit pour remarquer les habits mouillés de sueur et de rosée de son patron, ses cheveux ébouriffés, ses traits tendus, ses chaussures souillées de boue. Il reste debout, laisse à son maître la seule chaise disponible, faite de planches mal équarries. Le propriétaire s’assoit sans y prêter attention. Cius s’interroge : serait-il victime d’une médisance ? Le maître opérerait-il une descente pour vérifier une dénonciation ? Une langue sale aurait-elle révélé son petit commerce de fruits et de légumes de l’habitation ? Il est vrai aussi qu’il arrondit ses fins de mois en retenant une part sur celle de la femme du patron, en plus de la sienne. Et la semaine dernière, il a tripoté les seins de la concubine du chef de section avant de la culbuter derrière un épais talus. Elle n’en demandait pas mieux tant elle couinait de plaisir. Quelqu’un aurait-il rapporté la scène au maître ? Non. Le patron ne laisserait pas son lit pour si peu, même si ce fut un sacré coup !
Cius observe le propriétaire, se frotte le torse sous l’effet du froid et de la défiance.
– Assois-toi, Cius. Tu me rends nerveux.
Cius se pose sur son grabat. Il éprouve la nette impression de se tenir devant un abîme dans lequel on s’apprête à le pousser.
– Cius…
– Oui, maître.
Cius est craintif. Ses doigts chiffonnent un bout de sa chemise, rendue translucide à force d’être lessivée.
– Tu vas aller à Port-au-Prince pour dire à ma femme que je suis ici. Tu lui parleras seul à seule et tu me reviendras très vite.
– Oui, maître
– Dépêche-toi. Tu dois être de retour avant la mi-journée. Est-ce clair ?
– Oui, maître
Cius se hâte de se laver, jette un sac de toile sur le dos d’un cheval et part au galop vers la capitale. Le battement des sabots du coursier diminue, puis s’éteint. Dans la case, l’homme est seul avec le calme environnant. Son isolement et le silence aiguisent son instinct de survie. Il applique les leçons des parties de chasse de son adolescence. Il tend l’ouïe, perçoit les remous d’une source et le froissement des feuilles jaunies raclant la terre humide. Le vent souffle les rumeurs des bois en réveil. L’air se dépouille de l’odeur de la nuit pour s’imprégner de la poussière des champs. Quelque part, des paysans brassent la terre pour la féconder. Le vent et l’air ne lui dévoilent rien d’alarmant. Il quitte la case, jette des coups d’œil à la ronde, s’accroupit, arrache des brins d’herbe, écarte pierres et mottes jusqu’à ce que la terre apparaisse, nue. Lentement, il s’allonge, applique son oreille droite à même le sol tout en fixant l’entrée de l’habitation. Les racines des arbres ressemblent à des tentacules de pieuvres géantes pompant la sève de la glèbe. Il capte les palpitations du terrain. Les chuintements aquifères, les grattements d’insectes, les éboulis de roches dans d’étroites galeries souterraines… les bruits de la vie du sous-sol. Une intuition, comme un sixième sens, le retient à l’écoute. Ses nerfs tendus lui jouent-ils un tour ? Il se détache du sol, applique l’oreille gauche pour éviter d’être berné par la fatigue de la droite. Oui… Des bruits réguliers comme ceux de pas cadencés avancent dans sa direction. Dans quelques minutes, ils atteindront la cour.
Il se dresse, gagne les bois à grandes enjambées, repère une butte derrière laquelle il s’allonge et d’où il peut observer les allées et venues sur l’habitation. Brusquement, une escouade de marines américains et de gendarmes haïtiens surgit, envahit la cour, fouille la case. Ils tirent à travers le pâturage. Les balles sifflent en rasant les arbustes à l’ombre desquels l’homme se cache.
– Il n’y a personne ici, lieutenant Kenny, constate un sous-officier haïtien dont le fugitif identifie la voix.
L’émotion lui noue la gorge lorsqu’il reconnaît le ton sec, presque mécanique de Paul Dammone, un ami de vieille date. Il colle sa bouche dans la terre comme pour enfouir sa déception. Dans sa tête, il martèle : « Paul ! Toi ! Pourquoi ? »
Ses poings serrent des cailloux qui lui égratignent les paumes, tandis que le lieutenant Kenny hurle ordres et jurons :
– God damn ! Son of a bitch !
Leurs fusils crachent de fureur dans tous les sens. Désappointés, ils vident les lieux.
Le sous-officier Dammone, sans un regard en arrière, prend la tête du peloton de gendarmes. Le bruit de la marche couvre ces paroles écrasées entre ses dents jaunies par le tabac :
– Cache-toi bien, compère. Sinon…
Dammone avait été lié d’amitié au fugitif pendant bon nombre d’années. Il l’avait toujours connu obsédé par la pente périlleuse que prenait le pays. Son ami détonnait dans le paysage politique, dénonçant les abus, la violence du pouvoir, pourfendant les ministres corrompus. Ces piètres politiciens, suicidaires sans s’en rendre compte, ne sont bons qu’à jouer à « Ôte-toi que je m’y mette ! » Pour leur tour de manège, ils dépensent, recrutent de pauvres campagnards, les arment et les voici à la tête d’une horde hurlante de mercenaires descendant vers Port-au-Prince, siège du pouvoir et des réjouissances. Quand ils y arrivent, ils ne peuvent satisfaire la soif de rapine de ces va-nu-pieds. Alors, un politicard rival les enrôle à son tour, distribue monnaie et promesses, bouscule son prédécesseur, et le cirque continue, jusqu’à l’assassinat de Vilbrun Sam, dépecé tel un poulet par une populace vengeresse. Puis les Américains interviennent pour mettre fin à ce cirque infernal. Dammone croyait son ami plus perspicace. Mais ce dernier avait refusé de prendre le train au départ de la gare. Il jouait les héros. Patriote bon teint. Quel naïf !
– Tourne le dos au passé, lui avait dit Dammone. Une ère nouvelle commence. Les Américains nous apportent l’ordre, et peut-être la prospérité. Alignons-nous. Profitons de leur présence. Cessons de patauger dans la boue de l’impuissance.
– Paul, que dis-tu ? Jamais ! Jamais de collaboration avec l’occupant !
– Tu comptes le chasser ? Comment ? C’est de la foutaise ! De la folie !
– Paul, je t’aime comme un frère, mais…
– J’admire ton courage, l’avait interrompu Paul. Je respecte tes opinions. Mais, comprends cette époque ! Veux-tu te préparer un avenir politique, oui ou non ?
– Oui. Mais pas à n’importe quel prix.
– Tu fais preuve d’un manque effarant de sens tactique. Tu fixes l’objectif à long terme, tu ne vois pas le chemin pour l’atteindre.
– Que veux-tu dire ?
– Bouche tes narines et avale cette eau puante. Immerge-toi dans la fange pour remonter plus tard, plus loin. L’occupant est menteur ? Sois hypocrite. Infiltre-toi dans l’administration pour tirer ton épingle du jeu. Qui sait ? Peut-être arriveras-tu à saisir la pelote ? La présidence à vie, c’est terminé. Tandis que tu prendras ce chemin, je m’engagerai dans la gendarmerie. Elle est la force de l’avenir. Quand les marines partiront, elle contrôlera le pays.
– Un chemin tortueux, en vérité.
– Le seul viable.
– J’accepterais de lécher les bottes des Yankees ?
– Ce sera à toi de tailler tes habits.
– Je ne me sens pas une âme de comédien.
– Le pouvoir vaut une comédie.
– Elle serait trop longue à jouer.
– Dans ce cas, ta vie risque d’être courte.
Agacé, Paul s’en alla.
Son compagnon fonça tête baissée dans cette entreprise suicidaire. Depuis cette conversation, il ne lui parla plus politique, l’écarta de ses desseins. « Quel projet ! pensait Dammone. Se fier à des instables… Avait-il prévu un plan de retraite ? Je ne peux rien pour le tirer d’affaire. D’ailleurs, ne m’a-t-il pas retiré sa confiance ? N’a-t-il pas lui-même séparé nos itinéraires ? Je ne me sens nulle obligation de risquer ma vie pour le sauver. J’imaginais un plan de combat sur plusieurs années. Je l’exécuterai seul. Jamais plus je ne m’ouvrirai à quiconque. Au départ des marines, la gendarmerie tiendra toutes les ficelles. Alors, main basse ! Avant, je gagnerai la confiance des marines. Je monterai en grade, je contrôlerai la machine. Elle broiera quiconque sur mon passage. »
Le fugitif reste allongé derrière la butte, tant par prudence que par abattement. Il ne se sent pas la force de se redresser. Ses bras et ses jambes sont en coton, ses veines vidées de leur sang. La faiblesse le cloue face contre terre, l’empêche de se retourner. Il se résout à guetter dans cette posture le retour de Cius qui ne devrait pas tarder.
Le temps s’écoule. Défilent les événements de la veille et la trahison de Dammone. Son regard trouble tombe sur une fourmi noire qui se faufile entre les herbes. Elle s’éreinte à rouler un grain de millet. Il est seul, le chétif insecte, à se démener sous la pesante charge. Il s’agrippe, pousse, souffle, recommence, son butin bouge légèrement. Où sont ses compagnons de colonie ? Pourquoi le laissent-ils seul à la tâche ? Pourtant, tous se nourriront de ce grain qu’il aura transporté à la fourmilière. Il reprend son calvaire, la graine roule sur une infime distance, stationne encore. L’insecte épouse sa rondeur pour mieux la déplacer et hop ! il redémarre. Le fugitif voit mieux, son trouble se dissipe. Il s’imprègne de cette patience, de cette ténacité. Ce courage lui inspire de la reconnaissance.
– Comment t’aider ? Si je prenais ce grain, je ne saurais où te le déposer. J’ignore où tu vas. D’ailleurs, tu ne comprendrais pas mon geste et t’affolerais. Tu te croirais dépouiller de ton travail, de ta raison de trottiner, minuscule sur cette terre si douce et si dure.