La DERNIERE NUIT DE CINCINNATUS LECONTE
Par Michel Soukar
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À propos de ce livre électronique
1912 – Port-au-Prince, Haïti. Le Palais explose. Le président Cincinnatus Leconte et sa garde périssent. Accident ? Crime ? Vengeance d’Ogou, le dieu vodou ? L’explosion du Palais masque-t-elle l’assassinat du président ? Le journaliste Louis Brutus mène l’enquête afin de percer le mystère. Entretemps s’ouvre une guerre sans fin pour s’emparer du pouvoir. Conjurations, traîtrises, trahisons taraudent les esprits. Dans les abysses de ce laboratoire politique plane l’ombre de Reine-Joséphine, l’épouse de Cincinnatus Leconte, obsédée autant par le rachat de la conscience de son mari que par le blanchiment des élites sur cette île des Caraïbes qui hasarde à l’infini des modèles politiques aussi insolites que flamboyants.
Michel Soukar
Historien, écrivain et journaliste, Michel Soukar vit à Port-au-Prince. Il est connu pour son engagement politique. Il a publié une vingtaine d’ouvrages, dans des genres différents : poésie, théâtre, histoire, roman. Il est l’une des voix des plus écoutées en Haïti. Il a publié le roman historique Cora Geffrard (Mémoire d’encrier, 2011) pour lequel il a obtenu une mention spéciale de l’Association des écrivains de langue française (ADELF). Il a également publié chez Mémoire d’encrier La prison des jours (roman, 2012) et La dernière nuit de Cincinnatus Leconte (roman, 2013).
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Aperçu du livre
La DERNIERE NUIT DE CINCINNATUS LECONTE - Mémoire d'encrier
Michel Soukar
LA DERNIÈRE NUIT DE CINCINNATUS LECONTE
Roman
Mise en page : Virginie Turcotte
Maquette de couverture : Étienne Bienvenu
Dépôt légal : 3e trimestre 2013
© Éditions Mémoire d’encrier
Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada
Soukar, Michel
La dernière nuit de Cincinnatus Leconte
(Roman)
ISBN 978-2-89712-084-9 (Papier)
ISBN 978-2-89712-085-6 (PDF)
ISBN 978-2-89712-086-3 (ePub)
1. Leconte, Cincinnatus - Romans, nouvelles, etc. 2. Haïti - Histoire - 1844-1915 - Romans, nouvelles, etc. I. Titre.
PQ3949.2.S68D47 2013 843'.914 C2013-941317-0
Nous reconnaissons, pour nos activités d’édition, l’aide financière du Gouvernement du Canada par l’entremise du Conseil des Arts du Canada et du Fonds du livre du Canada.
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Mémoire d’encrier
1260, rue Bélanger, bureau 201
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H2S 1H9
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Téléc. : (514) 928-9217
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www.memoiredencrier.com
Réalisation du fichier ePub : Éditions Prise de parole
Du même auteur
Roman
La prison des jours, Mémoire d’encrier, 2012.
Cora Geffrard, Mémoire d’encrier, 2011.
L’âge du titre. Journal d’un révolutionnaire, Miami, Educavision, 2010.
Théâtre
La cour des miracles, Paris, Éditions Publisud, 1992.
La maison de Claire, Paris, Éditions Publisud, 1992.
L’Île de braise et de pluie, Paris, Éditions Publisud, 1992.
Requiem pour un empire païen, Paris, Éditions Publisud, 1988.
Histoire
Entretiens avec l’Histoire, tome I-V, Port-au-Prince, 1990-2005.
Biographie
Jacques Mésidor et son temps, Port-au-Prince, 2008.
Arthur Volel. Chemin de sainteté, chemin d’immortalité, Port-au-Prince, 2006.
Pour David
S’il y a faute et s’il y a expiation,
il y a aussi rachat.
Sartre
Port-au-Prince
8 août 1912
3 h 21 du matin
Un énorme fracas se fait entendre, tel un orage assourdissant.
À proximité immédiate du Palais national d’Haïti, les riverains sortent de chez eux en criant :
– Tremblement de terre!
Une clameur de détresse absolue se propage :
– La fin du monde!
Les habitants des environs découvrent avec effroi l’édifice officiel en feu, ils accourent dans la rue, noirs de suie, en pyjamas, en robes de chambre. Au Chemin-des-Dalles, à un kilomètre à l’ouest, un jeune homme, dont le lit est disposé près d’une fenêtre, est violemment projeté dans la cour, un étage plus bas. Au centre de la capitale, à l’école Saint-Louis de Gonzague, où de nombreux frères de l’instruction chrétienne venus de province se sont joints à ceux de Port-au-Prince pour la retraite annuelle, c’est le branle-bas. Les religieux se réveillent en sursaut, secoués par les trépidations qui accompagnent ce vacarme étourdissant de tonnerre et de ferraille. Leurs chambres leur apparaissent en feu. Les volets ont sauté, la chapelle a l’air de flamber. Livres et ustensiles sont éparpillés. Les religieux croient à une éruption volcanique. Après tout, les géologues écrivent que la terre d’Haïti est un volcan éteint ; il pourrait s’être réveillé. La première idée des frères consiste à gagner le rivage, à fuir. L’un d’eux grimpe sur la toiture, distingue un bateau dans la rade. Le panache qui s’échappe de la cheminée se mêle à la fumée qui enveloppe la cité en panique.
– Sauvés! crie le religieux.
C’est un steamer de la Royal Mail qui a attendu l’aube pour prendre le large. Un poète haïtien, couronné par l’Académie française, le célèbre Etzer Vilaire, est à bord. À cause de la chaleur asphyxiante, ce mulâtre mince au visage osseux, au nez épaté et aux cheveux filandreux a quitté sa cabine et se repose, la tête sur un coussin, dans la salle à manger. La formidable explosion ébranle la terre avec une telle violence que le navire en est secoué, comme si elle s’était produite à son bord. Tous ceux qui dormaient se mettent debout ; quelques-uns sont tombés de leur couchette. Tous se précipitent sur le pont. Une immense traînée de flamme éclaire sinistrement la ville, se hisse vers la nue, répand ses reflets écarlates sur la mer. Les hommes restent immobiles, pétrifiés d’effroi, s’imaginant qu’une gueule monstrueuse de feu dévore Port-au-Prince.
Au cœur de la terreur, Thomas Lechaud, un prosateur au teint pâle et aux lunettes de myope, enregistre dans sa mémoire une explosion infernale faite de trois ou quatre craquements lugubres, la sensation d’une énorme masse s’arrachant du sol, puis s’affalant sur elle-même. Un silence affreux de quelques minutes suivi d’un crépitement de balles, puis comme le déferlement d’une avalanche charriant d’innombrables galets. Dans les rues, une cavalcade d’enfants éperdus et de femmes hagardes à demi nues fuyant cette nouvelle Sodome.
À l’autre bout de la capitale, sur les pentes du quartier résidentiel de Turgeau, le ministre des Relations extérieures, Jacques Nicolas Léger, ressent la commotion. Un formidable choc l’a renversé de sa couche. Il croit d’abord à un séisme ; l’histoire de cette terre en est lézardée. La maisonnée est sur pied et gagne la cour quand l’une des nièces de Léger, Louise Bourke, dont la chambre donne sur la ville, déclare apercevoir des lueurs d’incendie. Le ministre est encore en costume de nuit quand son voisin et collègue des Finances, Lespinasse, un mulâtre cultivé et avocat disert, l’appelle de sa clôture :
– Jacques! Que se passe-t-il?
– Je l’ignore, Edmond.
Celui-ci s’amène dans la cour de Léger. Ensemble, ils entendent des crépitements pareils à des coups de fusil.
– Jacques, est-ce une attaque?
– Je cours passer un veston.
– Je donne l’ordre d’atteler.
La voiture de Lespinasse est prête promptement et les voilà partis pour Port-au-Prince. Un silence funèbre, accompagné d’un épais nuage, les enveloppe. La cendre retombe, les citadins suffoquent. Une pétarade nourrie éclate, ponctuée de canonnades. Un fuyard presque nu, la chevelure hirsute, s’écrie, un doigt pointé vers la place du Panthéon où s’élève le Palais :
– La poudrière du Palais a sauté!
Dans les yeux écarquillés des ministres s’exprime l’effarement devant la soudaine compréhension de l’ampleur de la catastrophe.
Dans la cour du Palais, la panique et l’horreur. Un bruit atroce d’écroulement est suivi de clameurs d’effroi, de douleur, de galops sauvages. La hâte folle des hommes encore endormis résonne dans la nuit opaque de fumée. Les uns s’agrippent aux autres avec la rage du désespoir devant les portails clos : la terreur de la mort imminente ; l’espérance de s’échapper en vie.
De l’édifice, rien ne subsiste qu’une traînée de décombres sur lesquelles s’acharnent de hautes flammes. Par paquets, encore, des cartouches fusent, mêlent leur éclatement aux râles des mourants, aux lamentations des femmes en quête d’un mari, d’un fiancé, d’un père ou d’un frère. Des blessés surgissent sanglants, affreusement brûlés. Nombreux sont à l’agonie. L’un d’eux s’éteint, une étoile pourpre au front. Les murs de clôture de la propriété se sont affaissés. Des pièces de canon penchent sur leurs roues éclatées. Une odeur de chair grillée empuantit l’atmosphère. Le mat métallique du sémaphore a été projeté à dix mètres de sa base. Des lambeaux de chair achèvent de se calciner. Des fusils et des sabres gisent, tordus, tout autour. Les deux chevaux du carrosse présidentiel sont appuyés l’un contre l’autre par terre, éventrés, leurs robes carbonisées. Des milliers de balles, de douilles vides, de projectiles de mitrailleuses, d’obus jonchent le sol, intacts, luisants. Un énorme trou marque l’emplacement de la poudrière qui a explosé. Par moments, des détonations, des rafales isolées. Là, des bras, des jambes, des capotes, des képis… tous dispersés. La grande grille du portail a été soufflée à une trentaine de mètres de l’entrée. Les provisoires casernes Dessalines se sont écroulées avec leur mur d’enceinte. Aux alentours, les locaux des ministères sont presque entièrement décoiffés de leur toiture.
À un carrefour situé à quelques centaines de mètres de l’épicentre du désastre s’érige un poste militaire. Léger et Lespinasse y arrivent, demandent des renseignements.
– Le Palais est en feu, répondent des policiers ahuris.
– Suivez-nous! ordonne Léger.
Six d’entre eux obéissent. Il est trois heures quarante quand ils abordent un coin de la place du Panthéon d’où le spectacle de la résidence présidentielle transformée en une gigantesque torche les arrête. Lespinasse commande au cocher de fouetter les chevaux effrayés afin de traverser la savane vers le Palais. Rendus à la ravine Bois-de-Chêne, ils constatent cependant qu’il leur est impossible de franchir le pont : la vive ardeur de l’incendie et la chute de débris les arrêtent. Des balles explosent, des murs s’écroulent. Ils se replient, s’orientent vers le quartier général de la police de la capitale qu’ils trouvent presque désert. Seul s’y tient son responsable, le général Ducasse, un homme au sang-froid imperturbable. Il leur apprend, flegmatique :
– L’explosion a dérangé mon repos. J’ai dénombré des victimes parmi mes subordonnés. J’ai fait évacuer des soldats vers un bureau de police du centre-ville. Je n’ai pas vu le président Leconte.
Léger et Lespinasse, toujours décidés à se rendre au Palais, lui enjoignent de rassembler ses soldats et d’attendre des instructions. À peine sortis du quartier général, ils rencontrent le ministre de l’Intérieur et de la Police Antoine Sansaricq avec deux adjoints. Ces derniers descendent de voiture et, malgré les explosions et la pluie incessante de débris, les trois ministres s’entretiennent rapidement.
– Antoine, que savez-vous? interrogent les nouveaux venus en chœur.
Il leur brosse un tableau de la situation, puis conclut, lapidaire :
– Pas d’illusion, le président est mort avec on ne sait encore combien de soldats et de civils. Il faut s’y résoudre.
Les plus hautes autorités civiles et militaires se réunissent au bureau du commandant de l’arrondissement de Port-au-Prince et s’accordent pour agir vite. Les robes de chambre des ministres et les uniformes des généraux ont besoin d’un sérieux lavage. Tous ont des faces cireuses, pétries par l’inquiétude et la stupeur. Une brève discussion s’engage sur la nécessité de publier dans l’immédiat la proclamation de la nouvelle de la mort du président.
Le ministre de l’Instruction publique Tertullien Guilbaud n’en revient pas de sa consternation. Il se sent un peu perdu au milieu de ces férus de la chose politicienne. Mais la brusque disparition de Leconte ne l’étonne pas outre mesure. Il se demande même si ce n’est pas le résultat d’un crime. Effrayé par la méthode d’élimination, il s’interroge sur l’identité de l’assassin.
Notes de Louis Brutus
Port-au-Prince
11 août 1912
Deux jours plus tard, les funérailles ont lieu en grande pompe.
Journaliste au quotidien Le Matin, je m’y faufile, profitant de mes avantages physiques : mince, de traits communs et sans signe distinctif, je passe facilement inaperçu.
Le cercueil de Cincinnatus Leconte est transporté à la cathédrale de Port-au-Prince où, il y a un an, l’archevêque célébrait le Te Deum de son investiture. Tout le peuple, riche et pauvre, vient comme une marée communier dans l’affliction aux obsèques de son chef perdu. Des aides de camp montent la garde autour du catafalque présidentiel orné des couleurs nationales. Une masse impressionnante de couronnes métalliques et de bouquets couvrent la bière. Devant la foule immense, Monseigneur prononce l’éloge funèbre, au cours duquel il relate avoir noté l’attention soutenue du défunt à ses prédications dominicales.
– Il m’écoutait, dit-il, avec un regard fixe, extatique.
Dans la chapelle ardente comme au-dehors sur la place, des lamentations s’élèvent. Après l’absoute, le cortège s’ébranle vers le cimetière, au milieu des glas des cloches, du canon de deuil et de l’explosion de douleur de la multitude vêtue de noir et de blanc. Sur le parcours, les maisons ont été voilées de crêpes et les galeries sont comblées de gens en pleurs. Je recueille des propos :
– Que va-t-il se passer?
– Est-ce un simple accident?
– S’il avait gouverné plus longtemps, tout aurait été rétabli.
– Hélas! Nous n’étions pas dignes de lui.
Au cimetière, autour de la fosse, des représentants de l’exécutif, du Parlement, du pouvoir judiciaire et de l’armée, ainsi que le maire de la capitale, prononcent de touchantes oraisons funèbres.
De jeunes soldats venus de la ville des Cayes, aux gestes maladroits de provinciaux, intimidés sans doute par la présence des potentats de la capitale, s’inclinent avec respect vers le cercueil du président et y déposent un modeste bouquet orné d’un ruban portant ce mot : « Remerciements ». Ils baissent les yeux sous des regards interrogateurs, se retirent, silencieux, émus. Leconte avait ouvert, dans leur patelin, une école pour recrues analphabètes de la nouvelle armée. À bride abattue, ils ont franchi des kilomètres pour venir remercier leur bienfaiteur.
Où est passée la mémoire collective? Est-ce tout ce que l’on a retenu de Leconte? Qu’est-il advenu du souvenir du ministre prévaricateur de Tirésias Sam, condamné pour corruption?
Notes de Louis Brutus
Port-au-Prince
Novembre 1904
Le procès. Foule au prétoire sur les bancs neufs surplombés par le drapeau national. J’y suis dépêché par mon journal. L’accusateur public, maître Pascher Lespès, un mulâtre frêle dont le regard placide cache un tribun foudroyant à la compétence rare, a revêtu son costume des grands jours : habit noir brodé de galons d’argent, pantalon et gilet blancs, épée et brandebourgs, gants, galons, bicorne. Un silence tombe, les accusés défilent au milieu d’un double cordon d’agents de police. Parmi eux,