LE TESTAMENT DE NOS CORPS
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À propos de ce livre électronique
Catherine-Lune Grayson
La première fois qu’elle pose les pieds en Afrique pour y faire une série de reportages, Catherine-Lune Grayson ne sait pas encore qu’elle y élira bientôt domicile et ce, pour de nombreuses années. Elle se tourne vers le travail humanitaire, qui la conduira d’une zone de crise à une autre. De pays en pays, elle découvre la poésie du continent et de ses habitants. Catherine-Lune Grayson a notamment travaillé pour les Nations Unies, le Conseil danois pour les réfugiés et la radio de Radio-Canada. Elle est l’auteure de Nul ne revient du pays qui n’existe pas (Michel Brûlé) et de L'invention de la tribu (Mémoire d'encrier). Catherine-Lune Grayson est née en 1977 et a grandi en Estrie.
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Aperçu du livre
LE TESTAMENT DE NOS CORPS - Catherine-Lune Grayson
Catherine-Lune Grayson
LE TESTAMENT DE NOS CORPS
Tombeau de Waberi Abdulaziz Nuur,
dit Aziz Kassim Mohamed
MÉMOIRE D’ENCRIER
Mémoire d’encrier reconnaît l’aide financière
du Gouvernement du Canada
par l’entremise du Conseil des Arts du Canada,
du Fonds du livre du Canada
et du Gouvernement du Québec
par le Programme de crédit d’impôt pour l’édition
de livres, Gestion Sodec.
Mise en page : Virginie Turcotte
Couverture : Étienne Bienvenu
Dépôt légal : 3e trimestre 2016
© 2016 Éditions Mémoire d’encrier inc.
Tous droits réservés
ISBN 978-2-89712-402-1 (Papier)
ISBN 978-2-89712-404-5 (PDF)
ISBN 978-2-89712-403-8 (ePub)
PS8613.R389T47 2016 C843’.6 C2016-941324-1
PS9613.R389T47 2016
MÉMOIRE D’ENCRIER
1260, rue Bélanger, bur. 201, • Montréal • Québec • H2S 1H9
Tél. : 514 989 1491
info@memoiredencrier.com • www.memoiredencrier.com
Fabrication du ePub : Stéphane Cormier
de la même auteure
L’invention de la tribu, Montréal, Mémoire d’encrier, 2012.
Nul ne revient du pays qui n’existe pas, Québec, Michel Brûlé, 2010.
À Sharif
Aux enfants de Kakuma
« It is not the past that rules us – it is the image of the past. »
George Steiner
prologue
Ça commence par un corps, immobile. Cheveux argentés. Taille moyenne. Mince. Étendu au sol. Comme le dormeur du val qui ne dort pas.
Une jeune femme entre. S’arrête un moment sur le pas de la porte. Elle fait quelques pas et se penche, calmement. Elle saisit le poignet gauche de l’homme. Pose deux doigts sur ses veines. Puis elle cherche son pouls dans son cou. Elle reste là, immobile, pendant une petite éternité.
Puis elle se relève, décroche le téléphone.
Elle contemple le combiné.
Elle ne compose pas.
Raccroche le téléphone.
Elle s’agenouille à côté du corps. Elle l’observe longuement. Elle ne hurle pas. Elle ne parle pas. Elle effleure les traits de sa figure du bout des doigts, suit chacune de ses rides, comme si elle voulait les lisser, les effacer. Elle regarde son cou, ses épaules. Elle prend sa main gauche entre les siennes. La caresse. Masse la paume, les doigts, s’attarde un moment aux ongles. Détache les poignets de sa chemise. Ses gestes sont posés et empreints de douceur. Elle observe encore, agenouillée, comme on récite une prière. Son regard s’arrête sur ses bras, ses genoux, descend jusqu’à ses pieds. Le temps dure longtemps.
Le temps qu’elle redevienne enfant, qu’elle devienne orpheline.
Lentement elle s’étend contre le corps inanimé.
Tout à coup elle se tord de douleur.
Tout à coup elle s’étouffe dans ses pleurs.
Il faudra attendre plusieurs heures avant qu’une autre femme, plus âgée, entre, crie le nom d’un homme et se précipite vers le corps.
Puis décroche le téléphone et appelle à l’aide.
Il faut bien que ça commence quelque part.
Ça aurait pu commencer plus tôt.
Avant le passage de la police, avant la mort de l’homme.
Ou encore plus tôt.
Quand l’homme avait les cheveux bien noirs et qu’il vivait déjà là où il mourrait.
Ou lorsque sa fille, qui deux décennies plus tard veillerait son corps mort, était venue au monde. Dans cette fraction de seconde où il avait cru reconnaître sa sœur.
Ou dans le camp de réfugiés qui l’avait vu grandir au milieu du désert kenyan.
Ou bien au moment de sa naissance, vagissant et rose, lorsque rien ne laissait présager qu’il était promis à un destin extraordinaire. Au contraire, ses chances de survie semblaient bien minces, là, à la frontière de la Somalie et du Kenya, à quelques kilomètres de Liboi. À sa naissance, sa mère avait hurlé comme une louve. Le nouveau-né avait hurlé en retour. Un poids plume : même pas deux kilos. Deuxième enfant d’une famille de deux, né moins de dix minutes après sa sœur qui, avec ses trois kilos, avait mangé plus que sa part durant la gestation. Il l’avait bien vite rattrapée, puis dépassée, cette sœur. C’était un enfant vorace, l’un de ceux qui boivent jusqu’à l’épuisement des stocks.
Si ce n’était de la guerre, il aurait grandi à Mogadiscio dans une famille de classe moyenne, bons voisins, jardin soigné, enfants bien élevés, lui fonctionnaire, elle enseignante à l’école primaire, vacances d’été à la campagne chez les grands-parents, mosquée et balade à la plage le vendredi. Si la machine n’avait pas déraillé, son parcours aurait été prévisible : il aurait étudié un peu plus que ses parents. Peut-être serait-il devenu ingénieur ou médecin. Il aurait eu un ou deux enfants. Mais voilà que la guerre bouleverserait les règles de la reproduction sociale et tout ne serait que survie.
Mais ça commence une fois qu’il est mort.
Et tu redeviendras poussière.
Pour seul testament, ton corps.
Sur ton corps, je lirai ta vie et mon passé.
Chacune de tes rides
Chacune de tes cicatrices
Me parlera de tes silences.
Ces histoires que tu ne me raconteras pas.
Même en vie, tu les aurais tues.
Tu disais que les paroles étaient souvent inutiles
Que la vérité est une fiction.
visage
Ce qui nous expose au monde. On aimerait croire qu’il dit la vérité, qu’il suffit de savoir le déchiffrer.
Des traits parfaitement réguliers que l’enfant caresse du bout des doigts, les