Sept

A la recherche des fantômes du Cap Arcona

L’air est saturé d’un brouillard lourdement ancré sur le sol. Soudain, le train s’immobilise dans une ultime secousse. Mon sommeil s’interrompt, mais un rêve m’habite. Nous descendons au terminus maritime de Zeebrugge, dans le nord de la Belgique. Une humidité glaçante enveloppe la petite gare de briques rouges. Il est à peine six heures du matin.

Je suis accompagné de ma femme, qui m’assiste comme à chacun de mes repérages. C’est elle qui les organise. Nous contournons le bâtiment dont les portes du hall sont encore closes. L’agent de la compagnie maritime qui doit nous accueillir devrait être là, mais il est en retard. Nous battons le pavé, seuls au monde. Un réverbère balance à sa triste potence une ampoule nue, qui clignote, hésitante, s’éteint, puis se rallume au gré du hasard. Par habitude. Elle projette dans les flaques une lumière agressive. Sur le rond-point qu’elle éclaire par intermittence, la pesanteur a figé le temps. Elle lui a fait perdre son cap. Patients, nous sommes encalminés, assis sur nos sacs, à la manière des personnages surréalistes du peintre Paul Devaux. Pour nous, comme pour eux, cette gare préfigure l’accès aux contrées de l’imaginaire.

Sporadiquement, le brouillard dévoile un peu du paysage alentour et ses rues désertes. Loin de la Bruges romantique, cet endroit nous offre un décor cinématographique. Ici, tout est en noir et blanc. On s’attend à voir descendre le commissaire Maigret d’une Traction d’avant-guerre. Au loin, une cloche sonne: c’est à n’y pas croire ! J’en ai la chair de poule. On s’imagine loin de toute activité humaine et pourtant, le port qui jouxte cette cité fantôme est l’un des plus actifs d’Europe.

Un employé de la compagnie des chemins de fer s’affaire à décadenasser la porte du hall de la gare, à l’intérieur duquel j’aperçois un percolateur. Je m’y rends pour y tirer deux cafés fumants, dont le parfum me réconforte déjà. Il secoue la porte qui résiste à son agacement et à ses invectives en flamand. Je l’assiste vigoureusement tandis qu’il me fait comprendre du regard que son honneur est en jeu. Au même instant, ma femme me fait signe de la rejoindre. Et tandis que l’homme continue de maudire la porte battante, je comprends qu’elle est au téléphone avec le bureau de la compagnie. Elle m’apprend qu’une avarie sur notre bateau retardera son départ. Elle n’en sait pas davantage.

C’est à bord d’un cargo battant pavillon français que nous embarquons à destination de Hambourg, sans autre perspective que d’affronter les frimas et d’y photographier les glaces dérivantes annoncées sur le parcours. Par ailleurs, je serai attentif à la vie de l’équipage dont les préoccupations n’ont pas grand-chose à voir avec la marine des Anciens. La littérature n’a plus droit de cité à bord de la «marchande» d’aujourd’hui. Néanmoins, j’espère en apprendre suffisamment sur eux pour nourrir mon imaginaire, soutirer des anecdotes aux hommes de mer et peut-être m’abandonner à l’envie d’écrire un roman de voyage. Seulement voilà: rien ne se déroule jamais comme prévu, et ce qui s’annonçait comme une aventure personnelle me fera percuter de plein fouet la mémoire collective, entrer par effraction dans une parenthèse proscrite par l’histoire officielle: un naufrage inavouable, un assassinat collectif programmé, dont je ne savais rien parce que les livres n’en parlent pas.

Soudain, tandis que nous nous sommes mis à l’abri du crachin sous un avant-toit précaire, le moteur d’une voiture attire notre attention. Mais elle s’engage à gauche et disparaît. Je consulte ma montre d’un geste machinal, sans regarder précisément l’heure. Par moments, le brouillard se frange et traverse la place comme un journal soulevé par le vent. Au loin, dans le matin qui tarde à se lever, il me semble distinguer le port, que je crois à proximité. J’en perçois la rumeur, le bruissement des portiques et le chuintement des grues. Les silhouettes représentatives des ports: mâts de charge dessinant leur squelette sur la crasse d’un ciel noirci par la fumée des cheminées, châteaux de tôle visqueux s’élevant par-dessus les toits des maisons rouges… Or ce n’est qu’un fantasme, une illusion, car nous sommes trop loin des bassins. J’ai cédé à mon impatience, qui doit se lire sur mon visage.

Enfin, alors que nous ne l’avons pas entendue venir, une vieille Mercedes noire s’arrête à notre hauteur. Une vitre se baisse et le chauffeur nous invite à monter. Il s’excuse, nous explique les raisons de son retard que nous avons toutes les peines du monde à traduire. Puis, réalisant que le néerlandais nous échappe, il se lance dans un commentaire en anglais qui nous reste obscur encore aujourd’hui. Néanmoins, nous comprenons que l’un des moteurs du navire est en panne et qu’il doit être réparé avant de

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