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Ce que racontent les cannes à sucre: Un roman initiatique dans les îles
Ce que racontent les cannes à sucre: Un roman initiatique dans les îles
Ce que racontent les cannes à sucre: Un roman initiatique dans les îles
Livre électronique256 pages3 heures

Ce que racontent les cannes à sucre: Un roman initiatique dans les îles

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À propos de ce livre électronique

Préparez-vous pour un voyage envoûtant au cœur de l'Île Maurice...

Une scénariste se rend à l’Île Maurice pour préparer un film sur Malcolm de Chazal, le grand poète mauricien. Une fois sur place, elle rencontre un personnage intrigant, venu d’un autre temps. Qui se cache derrière cet homme qui apparaît tel un fantôme et lui dicte jour après jour le récit mystérieux de sa vie ? Pourquoi s’adresse-t-il à elle en particulier ?
Prise au piège entre le désir d’en savoir plus et l’angoisse que lui inspirent ces révélations, la jeune femme va alors devoir réfléchir sur le véritable sens de son voyage. Ce roman emmène le lecteur dans un périple captivant à travers l’Île Maurice, ses paysages et son passé colonial, tout en explorant les pensées les plus intimes de ses personnages. Un voyage qui permet de s’initier à la magie de l’Île et à ses secrets. Une lecture envoûtante !

Un livre étrange et fascinant qui fait voguer son héroïne entre deux histoires, coloniale et familiale.

EXTRAIT

Cependant, les pieds ainsi plantés dans mon champs, j’aime à me balancer légèrement, ainsi que le font les tiges de cannes, en m’efforçant de pénétrer leur être. J’écoute les secrets qu’elles me racontent dans le vent. Peu à peu, je deviens moi-même canne. Alors dans ce léger balancement je m’enracine dans le sol et je me hisse vers les nuages, inventant un inexprimable rapport entre la terre, l’eau, le soleil et le ciel.

CE QU'EN PENSE LA CRITIQUE

Un souffle envoûtant habite ce livre riche de sensations et d’intuitions- sur une base documentée mais sans pédanterie aucune. - A.B., Vie protestante

Grâce à l’écriture puissante et à la force d’évocation d’Annick Mahaim, le lecteur pénètre dans le for intérieur du personnage principal, vit une angoisse de perdre pied, ressent le vide de ce ventre qu’elle ne nourrit plus, étouffe dans la chaleur humide du climat mauricien. - Jacques Poget, 24 heures

Ce roman est une belle découverte, d’un lieu, d’une plume, d’un poète, d’une époque où le passé s’invite au présent pour une danse troublante. - Mot à Mot

À PROPOS DE L'AUTEUR

Annik Mahaim, romancière et nouvelliste, vit au Mont-sur-Lausanne. Elle a emprunté de multiples chemins d’écriture, chanson, textes pour la scène, journalisme, radio, publications historiques. Lauréate du prix Bibliomedia 1991, Sélection Lettres Frontières 1995.
Elle se consacre actuellement à l’animation d’ateliers d’écriture et au suivi d’auteur-e-s, tout en poursuivant son oeuvre de fiction.
LangueFrançais
Date de sortie2 janv. 2018
ISBN9782940486151
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    Aperçu du livre

    Ce que racontent les cannes à sucre - Annik Mahaim

    livre.

    Aujourd’hui seulement je déchiffre comment tout s’enchaîna, dès lors que je posai le pied sur ce bateau. J’y avais embarqué à Trou d’Eau Douce pour des raisons inexplicables ; il m’avait pour ainsi dire happée.

    Bien sûr, le projet que je venais réaliser à l’île Maurice aurait pu m’entraîner à un peu de navigation. Si je le voulais, toute une flottille de plaisance s’offrait à moi, bien plus simplement que cette embarcation qui n’était en rien destinée au tourisme (d’ailleurs, les événements ne cessèrent de me détourner de mon projet initial, pour finalement me le livrer achevé, et cela de la manière la plus étrange – de la même façon qu’après avoir pensé errer pendant des heures dans une forêt touffue où l’on s’estimait perdu, on parvient à sa plus grande surprise à sa destination, ayant parcouru le chemin utile.)

    La beauté surnaturelle de la mer à l’instant où je décidai (mais était-ce moi qui décidais ?) d’embarquer contribua sans doute à me projeter hors de moi, et, je le sais maintenant, vers des dimensions inconnues dont je ne devais pas revenir. La beauté, ou l’extrême lumière. Je les pris en plein visage aussitôt le port quitté. L’équipage quant à lui entamait une partie de cartes (le vent étant faible, il avait laissé les voiles serrées et enclenché le moteur).

    Assise à la proue, je fus emportée par les bleus. Jusqu’à l’horizon un turquoise iridescent sous l’azur mauve. D’un coin de l’œil à l’autre rien que cela vibrant.

    Je m’en éclaboussais, incrédule.

    La lumière ne cessait de changer. Sitôt franchie la barrière de corail, l’eau brassa un profond émeraude brusquement moucheté d’or. L’instant d’après, le ciel se voila et une mer pastel s’étala, irréelle, sous des nuages de cendres pâles.

    C’était dans l’après-midi, le troisième jour de mon séjour. Je m’étais rendue à Trou d’Eau Douce à la suite de ce que je nommais un pointage. Fermant les yeux, j’avais pointé un stylo sur la carte de l’île et y avais tracé ainsi à l’aveugle six ou sept cercles. Ayant par ailleurs acquis la veille un dictionnaire toponymique découvert dans une librairie de Curepipe, j’y avais également entouré d’un cercle une quinzaine de noms de lieux-dits, dont les sonorités m’attiraient sans que je susse pourquoi. Je constatai aussitôt que tous ces lieux-dits se situaient à l’intérieur d’une des zones sélectionnées sur ma carte.

    Cette technique de « pointage » me paraissait découler très logiquement de mon projet, Trou d’Eau Douce se trouvait être l’un de ces lieux « pointés ». Feuilletant mon guide de voyage, j’avais lu qu’il s’agissait d’ « un gros village où personne ne s’arrête vraiment ». Cela avait accru mon envie de m’y rendre.

    On m’avait conseillé de me renseigner à la gare routière de Mahébourg. Il me fut impossible d’obtenir un plan des itinéraires des bus, un horaire moins encore. Quant aux chauffeurs, attendant à l’ombre de leur véhicule hors d’âge qu’il soit rempli pour partir, ils m’avaient fourni des indications contradictoires. Je crus saisir qu’ils appartenaient à des compagnies rivales. Finalement, des gens m’avaient poussée dans un bus incroyablement plein, « vite-vite ! »

    À chaque cahot, je manquais m’asseoir sur les genoux d’une grand-mère en sari, qui devançait mes questions inquiètes en me faisant signe de ne pas descendre (le bus s’arrêtait toutes les cinq minutes environ dans des grincements effrayants ; en outre, j’observais qu’il ne suivait pas l’itinéraire qui m’eût paru logique, c’est-à-dire le plus court ; il effectuait nombre de détours par des villages où des passagers l’attendaient, et parfois revenait sur son chemin ; il observait une autre rationalité, celle de desservir le plus d’endroits possibles en un seul trajet ; j’étais donc complètement perdue.) Une heure et demie et un changement de ligne plus tard (j’avais calculé que Trou d’Eau Douce était à un peu plus de trente kilomètres de Mahébourg), le bus s’étant arrêté sur une placette poussiéreuse, un mouvement général vers la sortie s’amorça et la grand-mère me signifia : « Là ! »

    Mes pas me portèrent vers le port où, assoiffée, j’achetai à une marchande ambulante de dholl puri un soda d’un vert fluorescent, censément aux amandes. Je le bus en regardant le vent rebrousser la surface du lagon, dont le turquoise brassait des zones d’un vert semblable à celui de mon soda. Cette plaisante concordance m’aidait à ignorer le goût de mon breuvage (je n’ai jamais bu de gel douche, mais à mon avis c’en était proche).

    C’est alors qu’une large bande de ce vert, cette fois-ci courant le long d’une coque, attira mon attention. Ce bateau ne ressemblait à aucun de ceux qui mouillaient dans le port. Une vingtaine de mètres peut-être, deux mâts barrés chacun d’une longue vergue. Des hommes s’agitaient sur le pont. J’eus aussitôt envie d’y embarquer.

    C’est ainsi que débuta le surprenant enchaînement d’événements qui devait bouleverser mon séjour sur cette île.

    Embarquer ne fut pas simple. Il me fallut d’abord trouver un canot qui voulût bien m’y emmener. Puis, du pont, on me lança que ce bateau marchand ne transportait pas de passagers.

    Finalement, je parvins à obtenir qu’on me laissât grimper sur le pont pour discuter et je convainquis le capitaine, un Afromauricien d’une soixantaine d’années, non je crois avec les roupies que je lui proposai, mais en lui racontant pourquoi j’étais venue à Maurice. Il m’écouta en silence et, ses yeux noirs brusquement fendus d’un sourire :

    - Toutes les clés ont la même pointure pour entrer dans la Serrure universelle des choses, malgré les divergences d’aspects, malgré les antinomies apparentes.

    Ayant aussitôt reconnu un vers de Malcolm de Chazal, je lui adressai un demi-sourire incrédule.

    Profitant de son triomphe, il enchaîna en chantant :

    longtemps, longtemps, longtemps

    après que les poètes ont disparu

    leurs chansons courent toujours dans les rues

    la foule les chante un peu distraite

    en ignorant le nom de l’auteur

    sans savoir pour qui battait leur cœur…

    J’eus du mal à croire que sa voix énorme, incroyablement basse et rocailleuse, pût sortir de son corps frêle et sec.

    Ils allaient à Mahébourg.

    C’est ainsi que je me retrouve assise à cette proue, le bateau s’éloignant de la côte au moteur. Je n’ai pas pu apprendre ce qu’il transportait dans ses cales. Je ne sais pas pourquoi j’y suis montée. Je me trouve juste là, submergée de lumière.

    Au large de Quatre Sœurs (me dit-on alors que je déplie ma carte dans l’envie d’identifier les reliefs du rivage), le vent forcissant, l’équipage se met à hisser les voiles. La grand-voile et un foc établis, une secousse incline le bateau qui s’envole aux mains du vent. Aussitôt, grincements, craquements, bruissements. Les joues piquetées par les embruns, levant les yeux vers l’architecture de voiles, de coutures, de cordages, de nœuds savants et de bambous de toutes tailles, je suis éblouie par l’intelligence qui a conçu cet appareillage. Danser ainsi sur la mer, jouer avec le vent, se faire pousser où l’on veut et cela avec tant d’élégance !

    On vogue bon plein. Assise le dos au vent, je ne vois plus la côte que me cachent les voiles.

    C’est alors que j’aperçois le cafard. Il surgit entre deux lattes du pont, près du triangle de la proue et il paraît m’observer. Très noir, très plat, il me semble gros pour un cafard.

    – Bonjour… lui dis-je et je m’interromps aussitôt, traversée par l’idée invraisemblable que je sais comment il s’appelle. C’est une intuition informe, en deçà du dicible, en train de se frayer un chemin dans mon esprit.

    – Bonjour, Roi-du-Monde, dis-je au cafard.

    J’entends l’équipage crier en créole et brutalement, dans le grincement des cabestans, le bateau s’incline plus au près encore. Cramponnée pour ne pas glisser vers le bord opposé, je ne perds pas des yeux Roi-du-Monde que la manœuvre n’a pas paru troubler. Il agite ses antennes dans ma direction. Je sais comment il s’appelle. Il m’a été familier il y a longtemps… longtemps.

    Je consulte ma carte qui claque dans le vent. Nous nous apprêtons je crois à doubler la Pointe du Diable. Je lève les yeux. Le ciel s’est plombé au-dessus des pics de la rive. La coque se redressant légèrement, un triangle inscrit entre le pavois, le bord inférieur du foc et le grand mât me dévoilent les remous d’un soleil métallique filant sur la mer, et c’est à cet instant que j’éprouve la première fluctuation.

    Ce que je nomme fluctuation. Sur le moment, je la pris pour une sorte d’hallucination.

    Je suis sur ce bateau, ce bateau même. Il en diffère pourtant légèrement par le fait qu’il sent le neuf et que son bois n’est pas peint, mais enduit de galipot ; les voiles sont d’un bon lin serré, la mâture en bambou. Ce bateau comme son équipage sont miens. Il se nomme La Beauté.

    La ligne de flottaison basse sur l’eau, mes cales remplies à ras bord, j’emporte mon sucre au Port Louis. Nous cinglons en direction de Souillac et dans le triangle inscrit entre le pavois, le bord inférieur du foc et le grand mât, je regarde distraitement filer les remous d’un soleil métallique. Je songe à la gorge de bronze de Parveen, au parfum d’épices et d’océan de ses reins. Je suis déjà chez elle en pensée ; j’aperçois l’encens, la statuette dorée brillant au-dessus de sa couche, la flamme de la lampe à huile.

    Les sommets de la rive défilent en m’indiquant la distance qui me sépare encore d’elle ; l’équipage me déposera à Port Souillac et me reprendra en revenant du Port Louis. Pour tromper mon impatience, je tends une miette de pain à Roi-du-Monde ; c’est qu’au fil des voyages, j’ai formé l’intention de l’amener à venir manger entre mes doigts.

    Sur la rive se succèdent des collines quadrillées d’ocre, de vert banane et de safran ; au-dessus, les silhouettes bleuissantes des anciens volcans, procession de personnages bizarres façonnés par l’érosion.

    Mes sensations sont étranges. Sans la moindre transition je suis lui, sans l’être. Comment dire ? Je reste moi-même, assise à la proue de ce bateau et en même temps, je suis vêtu d’une chemise en baptiste, d’un gilet de satin grivelé et de pantalons marron clair ; je porte une montre à gousset dont la chaîne dépasse de la poche de mon gilet ainsi qu’une chevalière à l’annulaire et je cingle vers Souillac, emportant mon sucre dans mes cales. Tout cela, et mon désir tendu vers cette femme que j’appelle Parveen, et la vision de sa caze, et la miette que je tends à Roi-du-Monde et les volcans défilant en cet instant qui n’en est pas un, un instant sans durée, un éclair.

    donne-moi encore une fois…

    Le Capitaine chantant me fait passer un gobelet d’acier. C’est du rhum.

    … donne-moi encore une fois

    l’illusion d’être dans tes bras…

    Je lui souris. Ils ont affalé les voiles et se dirigent au moteur vers la baie de Mahébourg. Je n’ai rien vu. Nous accostons déjà.

    – Nou’ne arrivé. Enn lot lokazion !

    Je les connais tous. Je connais très bien ces hommes.

    À quai, je leur demande où on les trouve habituellement. Je veux aussi entendre le nom du bateau écrit en caractères hindis :

    – Coubsourati, entends-je.

    – Coubsourati. Merci, je m’en souviendrai. Au fait, quel jour est-on ? J’ai un peu perdu de vue le calendrier depuis mon arrivée.

    – Diss set novam.

    – C’est la première fois que je reviens ici, lâché-je.

    Je ne comprends pas ce que je viens de dire. Mais le Capitaine s’en fout. Il finit son rhum. Et c’est en chantant qu’il me fait ses adieux tandis que je m’éloigne :

    …un chalet bleu

    tombé du ciel…

    Dans la chambre que j’occupe à Pointe d’Esny, je me tiens assise sur le seuil comme chaque soir depuis mon arrivée (étonnant comme le corps, à peine a-t-il trouvé un coin qui lui convient, il en prend l’habitude), les fesses posées sur le carrelage rouge et les pieds reposant sur la deuxième des trois marches qui mènent au jardin. C’est le moment que je préfère. Je me suis baignée dans le lagon en revenant de Mahébourg, j’ai pris une douche d’eau douce, j’ai grignoté quelque chose et la nuit tombant, je bois un punch.

    Je récapitule, je laisse mon esprit divaguer. Sur mon lit, la carte dépliée, le dictionnaire toponymique, mon carnet de notes, l’appareil photo, un stylo et La Clef du Cosmos, recueil du grand poète mauricien Malcolm de Chazal ; c’était le seul de ses textes que je possédais avant mon départ.

    Le projet qui m’amenait, et cela pour la première fois sur cette île, était un film sur le poète mauricien Malcolm de Chazal. Je n’avais pas eu de mal à convaincre Nejib, mon ami de toujours et mon associé, de l’intérêt d’un documentaire sur de Chazal : une grande figure littéraire francophone méconnue, l’exotisme, l’originalité du sujet, j’avais des arguments. Mais surtout, je crois que Nejib lisait sur mon visage les signes de la passion, et qu’en bon cinéaste, il savait que c’était de cette pâte que l’on pétrit un scénario. Je tombais bien, une chaîne culturelle avec laquelle nous travaillions venait de lui demander un projet. Le planning et son financement avaient été montés en peu de temps. Et maintenant, je voyageais sur notre budget et j’entendais revenir avec un synopsis inspiré et précis qui permette à Nejib de venir faire des repérages.

    Avant de partir, un peu à l’arraché il faut dire, j’avais pris contact avec un spécialiste de Chazal, LE spécialiste m’avait-on dit : F.D. Une entrevue n’avait pas été possible : il venait de subir un pontage fémoral et sa femme, rechignant à me le passer au téléphone, m’avait indiqué d’un ton revêche qu’il ne recevait pas en ce moment. J’avais pu échanger quelques mots avec lui, ensuite de quoi l’épouse avait raccroché d’autorité. Je me contentais donc d’emporter son ouvrage consacré au poète.

    J’en avais lu le premier chapitre à mon arrivée. Malcolm de Chazal, expliquait F.D., adepte des voyages extatiques, n’avait cessé de sillonner Maurice en utilisant des techniques hallucinatoires. Je comprenais mieux le conseil qu’il m’avait donné au cours de notre bref entretien téléphonique, m’engageant à me « laisser faire par l’île » : « Chère Madame, allez-y au radar, comme on dit aujourd’hui ».

    C’est alors que m’était venue l’idée de me diriger par cette méthode de « pointages » en laissant mes intuitions orienter mes trajets. J’envisageais d’errer ainsi un certain temps. Je pensais aussi, au fur et à mesure de mes lectures, entreprendre des démarches plus précises, et notamment me rendre sur les lieux qui avaient compté pour de Chazal. Je voulais enfin effectuer certaines recherches à la Bibliothèque nationale au Port Louis.

    Il me semble être ici depuis des mois, alors que cela ne fait que trois jours.

    C’est par hasard que j’ai fini par louer une chambre à Pointe d’Esny (mais qu’entends-je quand j’écris « par hasard » ? que les choses se sont présentées ainsi, sans que j’aie eu l’impression de les vouloir ?) Je pensais initialement séjourner au Port Louis pour être près des archives, des musées et de la Bibliothèque nationale, et parce que c’était dans la capitale que j’imaginais de Chazal. Mais une connaissance, me déconseillant la ville, m’avait recommandé cette location ; la chambre, située au rez-de-chaussée d’un bungalow, présentait l’avantage de se trouver juste à côté d’un restaurant appartenant aux propriétaires. Le tout se trouvait à trois kilomètres de la petite ville de Mahébourg, tout près de l’aéroport international. Un coup de fil avait suffi, j’avais de la chance, quelqu’un venait de se désister, c’était libre. J’avais aussitôt réservé. Je ne voulais pas perdre de temps avec des problèmes d’intendance.

    À mon arrivée, j’avais eu la sensation inattendue en posant ma valise sur le lit de reconnaître des odeurs ; quelque chose me semblait familier dans l’ameublement colonial vieillot et l’atmosphère. La chambre était spartiate, un lit, une table de nuit, une petite table en demi-lune, une commode, un ventilateur. Bien entendu je n’avais jamais vu ni ce bouddha noir émacié posé sur la commode, ni le meuble assez particulier à deux battants en croisillons de bois roux, mais ils me rappelaient quelque chose. L’odeur même de la pièce m’évoquait une ambiance connue et je m’étais sentie joyeuse sans savoir pourquoi.

    Je m’en étonne depuis trois jours, je me sens singulièrement accordée à cet endroit, à ce coin de l’île. D’ailleurs, je constate que je repousse un déplacement au Port Louis, où j’avais l’intention de me rendre dès mon arrivée.

    Les Mauriciens sont fiers de leurs poètes. Quand j’expose le motif de mon voyage, tout le monde s’emploie à m’aider. Devianai, la femme à tout faire de la maison et du restaurant, ne fait pas exception. En fin de journée, elle sort de la cour du linge qu’elle étend sur des fils tendus entre la clôture du jardin et les arbres, et vient volontiers discuter un brin avec moi :

    – Ki manière ? Letan la pa bon. Fer tro so. De Chazal, trouvé quique çôze zordi ?

    Elle s’efforce de parler un français compréhensible pour moi et je commence à me faire l’oreille à son créole. Comment ça va, le temps n’est pas bon, il fait trop chaud. Si j’ai trouvé quelque chose sur le poète aujourd’hui.

    Sans transition, elle entreprend de montrer les plantes du jardin. Me traînant à sa suite, elle me désigne des feuilles et des herbes qu’elle froisse entre ses doigts et qu’elle me fait humer :

    – Ène bon manzé !

    J’en viens à me demander si tout se mange dans ce jardin d’agrément pourtant modeste : sous l’arbre à caripoulé, le manguier, le cocotier, l’arbre à litchis, elle ne cesse de ramasser des « brèdes » semi-sauvages (ainsi qu’elle me l’explique, ce terme désigne en créole tous les légumes verts).

    – C’est le jardin du Bon Dieu ! lui dis-je en riant.

    Levant une main pour me faire taire, les sourcils froncés, elle se concentre et me récite en hésitant :

    – Le Paradis fut créé d’abord… et ensuite vint la vie. Le Paradis… c’est le Réduit d’Essence des Mythes.

    L’Essence des mythes ! Malcom de Chazal ! Elle a dû l’apprendre à l’école.

    J’applaudis. Elle me conseille d’aller au Jardin Botanique de Pamplemousses, j’y trouverai tout tout tout, l’arbre contre les fièvres, l’arbre à saucisses, celui qui guérit les maux d’estomac, celui qui étanche la soif, les caféiers, tout tout tout.

    Les Mauriciens paraissent aussi fiers de la végétation de leur île que de leurs poètes et il y a de quoi.

    Bien sûr, Nejib et moi pourrions aller tourner une partie de notre film à Pamplemousses. Il ne devrait pas être difficile de trouver là-bas de quoi illustrer le panthéisme de Chazal, et une voix off lisant des vers appropriés sur les images habilement montées nous ferait une séquence à peu de frais, mais c’est justement ce que je voudrais éviter. Il va me falloir de la rigueur pour éviter d’enfoncer ces portes ouvertes, si tentantes, si rassurantes, alors qu’ayant envie d’aller au-delà des évidences, j’ignore par définition ce que je cherche.

    J’observe Devianai. Au fil de ces trois petits jours, nous avons fait connaissance et ce n’est pas difficile avec elle, qui déborde de l’envie d’échanger. Nous avons parlé de tout et de rien, des bonnes brèdes et des mauvaises, de la manière de s’y prendre avec les bus, du meilleur endroit pour faire ses commissions à Mahébourg, de mon projet, de son fils, de ma vie en Europe, de la façon d’apprêter un briani mauricien (l’un des nombreux plats qu’elle veut m’apprendre à faire), et ce n’est pas l’essentiel. C’est une femme qui porte son cœur sur sa figure et c’est cela qui me touche vraiment, un cœur chaleureux au naturel, entièrement spontané dans son sourire dénué de retenue, de façade sociale, de considérations irréelles. Juste un vrai sourire du fond du cœur.

    – Dis-moi Devianai, coubsourati cela veut dire quelque chose en hindi ?

    Elle me fait répéter. Elle croit que cela veut dire la beauté.

    Je répète troublée :

    – La beauté.

    Elle me salue :

    – Monn fini travail la.

    Je rentre moi aussi, fermant la porte et les fenêtres à cause des moustiques. J’étouffe aussitôt. Mais j’ai découvert une commande à mon chevet qui non seulement enclenche le ventilateur, mais permet

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