Sept

La légende noire du Mékong

Au terme de sa captivité en mer de Chine, une aventurière française écrivait dans ses mémoires: «J’étais prisonnière d’une population d’hommes dénaturés qui me les rendaient horribles.» Elle s’appelait Fanny Loviot et son témoignage a bouleversé plusieurs générations de voyageurs. Séquestrée sur une jonque par des pirates, elle ne fut libérée, par un bâtiment de guerre anglais, qu’après des semaines de souffrances physiques et psychologiques. Les faits remontent à plus de cent cinquante ans, mais ils racontent la vie d’une engeance criminelle dont l’échelle des valeurs humaines était étrangère aux mœurs européennes fondées sur une stricte distinction entre le bien et le mal. Or, dans les mers orientales, on définissait la vertu à l’aune du profit.

Rien n’a vraiment changé dans cette partie du monde où la piraterie demeure endémique. Elle participe d’une économie locale fondée sur la contrainte et la violence et défie ouvertement les lois internationales pourtant reconnues par les pays riverains de ces voies maritimes inscrites sur les listes noires. Formellement déconseillée pour sa dangerosité, la mer de Chine est néanmoins extrêmement fréquentée par le commerce et la plaisance, et c’est par dizaines chaque année que l’on dénombre des attaques sanglantes, des enlèvements par centaines et des demandes de rançons représentant plusieurs centaines de milliers de dollars. Opérées par de petites escadres très aguerries, ces déprédations s’effectuent le plus souvent le long des côtes où les repaires sont inexpugnables. Difficilement sécurisées, les voies maritimes les plus fréquentées restent donc le terrain de chasse d’acteurs redoutables, d’autant plus insaisissables qu’ils ne sont pas des professionnels du crime et que leurs activités relèvent des circonstances. Si la faim et le dénuement sont générateurs des pires brutalités, ils ne sont que les déclencheurs de la violence. Pour que des populations en viennent au crime, il faut que deux facteurs essentiels s’additionnent: la coutume ancestrale et le laxisme politique.

Depuis le début du XX siècle, la péninsule indochinoise est un terrain de chasse très couru de la planète. Et contrairement au brigandage maritime occidental, la piraterie asiatique n’est pas exercée par des équipages de réprouvés, mais par des familles dont chaque génération accroît l’expérience. Agriculteurs, pêcheurs et commerçants, ils sont aussi des pirates claniques sévissant les uns contre les autres et s’alliant lorsqu’il est question de s’en prendre aux étrangers qui croisent dans leurs eaux. A bord de jonques et de sampans traditionnels, toutes les générations cohabitent, les vieillards gouvernent les attaques, les fils insufflent les valeurs empiriques d’une criminalité tutélaire à leur descendance, pendant que les enfants les plus jeunes les regardent sévir avec admiration. Quant aux femmes, elles ne négligent pas le coup de fusil et, selon leur âge, elles participent à la barbarie de la séquestration. Sortant des méandres de la côte où la forêt leur offre d’innombrables repaires, les pirates fondent sur leurs proies. Au pillage en règle s’ensuit l’hallali et les rescapés sont faits prisonniers dans l’attente d’un substantiel tribut. Quant aux bateaux arraisonnés, ils sont coulés pour en monnayer les pièces détachées. Les très grosses unités sont abandonnées en pleine mer et deviennent des bateaux fantômes accréditant les histoires que les marins raconteront aux escales.

L’heureuse conclusion que connut Fanny Loviot dans les années 1880 nous a laissé le témoignage de cette barbarie, toujours d’actualité. Or pour cette confession, des milliers d’autres victimes, marquées au fer, sont restées prisonnières de leur traumatisme sans jamais l’exorciser. Au milieu du XX siècle, Jorge Luis Borges a dit à propos des pirates asiatiques: «Ils ont la face osseuse et le regard éteint de ceux qui perpétuent de funestes exactions.» Et ce n’est pas une légende que la rumeur aurait exagérée, car il est attesté que certains d’entre eux, groupés en «syndicats», sont si puissants et redoutés que les autorités sont contraintes de leur céder.

L’un de ces acteurs les plus féroces était une femme. Elle s’appelait Lai Choi San et sévissait sans partage dans les années 1930. Un journaliste américain, Aleko Lilius, la rendit célèbre en Occident. Alors que la figure du pirate asiatique se développait dans l’imaginaire des feuilletonistes, les exploits sanglants de la prédatrice faisaient comprendre au monde civilisé que le terrorisme maritime n’appartenait pas au magasin des accessoires hollywoodien. Lai avait dix ans lorsqu’elle prit sa place au sein de l’organisation criminelle de son père. Avec ses deux frères, la jeune fille gracile au regard de braise participait à tous les coups de main; son bras ne tremblait pas lorsqu’il fallait se servir d’un sabre ou d’une arme à feu et ses yeux toisaient l’ennemi avec une redoutable assurance. A la mort du patriarche, elle prit sa succession. C’est alors que commença vraiment l’histoire de Lai Choi San dans la mer de Chine, de Macao à la péninsule indochinoise.

A la suite de cette figure tutélaire, les forbans n’ont pas disparu devant la mondialisation du commerce maritime. Ils ont au contraire modernisé leurs modes opératoires et continuent depuis lors d’écumer les eaux orientales. Si cette activité criminelle a si longtemps perduré, c’est parce qu’elle est demeurée nourricière et que son ancestralité est respectée par la population qui en profite directement.

Je croise le regard de ma femme, qui sait pertinemment à quoi je pense. Autour de nous, l’air est saturé de brume. Les abords de la forêt dégagent une forte odeur de terreau. Le sampan (embarcation asiatique, à fond plat, marchant à la godille ou à l’aviron et qui comporte, au centre, un dôme en bambou tressé pour abriter les passagers) sur lequel nous avons embarqué le temps d’un reportage longe lentement la rive droite du Mékong. Chaque maison flottante me rappelle une mésaventure contée par un voyageur, des scènes d’enlèvement et de séquestration, qui m’excitent et m’inquiètent à la fois, car ici comme ailleurs la pauvreté concourt à la prédation.

Des villages s’ouvrent sur les rives en pente douce. De jeunes enfants me dévisagent tandis que je les photographie, une petite fille brandit quelques objets d’artisanat local, mais notre pilote les ignore et nous passons notre chemin. Des sampans sont amarrés

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