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Ching Shih - Reine pirate
Ching Shih - Reine pirate
Ching Shih - Reine pirate
Livre électronique357 pages5 heures

Ching Shih - Reine pirate

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À propos de ce livre électronique

L’Histoire est remplie de femmes si puissantes qu’elles ont bouleversé leur époque et subjugué leurs contemporains. Des femmes brillantes, influentes, parfois sans pitié… De véritables conquérantes.

1801. Les pirates sèment le chaos dans les mers du sud de la Chine.

À bord d’une jonque de guerre, la jeune chinoise Ching Shih lutte pour sa survie. Aspirée par la bataille que se livrent les commandants cruels des flottes rivales, elle entreprend de se hisser à la tête de la coalition formée par le terrible capitaine Cheng I.

Assaillie de toute part, elle devra prouver sa valeur dans ce monde hostile, déjouer les machinations de ses adversaires et mettre à profit toutes ses ressources afin d’assurer sa souveraineté sur les mers.

Bientôt, son nom terrorisera jusqu’à ses ennemis les plus redoutables. De célèbres pirates tels que Barbe Noire, Henry Morgan ou William Kidd feront pâle figure à côté de la légendaire Ching Shih…
LangueFrançais
Date de sortie4 avr. 2021
ISBN9782898180699
Ching Shih - Reine pirate
Auteur

Patrice Cazeault

Né en 1985, Patrice Cazeault est l’auteur de la série Averia, une saga de science-fiction primée alliant personnages forts et écriture explosive. Il est aussi le cofondateur de l’événement « Le 12 août, j’achète un livre québécois ». Dans ses temps libres, il vit à Granby.

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    Aperçu du livre

    Ching Shih - Reine pirate - Patrice Cazeault

    verte

    CHAPITRE 1

    Les rayons du soleil traversaient les voiles de la jonque de guerre chinoise et leur conféraient une lueur orangée. Le vaisseau pirate avait longuement contourné le navire portugais, lui tournant autour comme un requin jaugeait la valeur d’une proie avant d’y mordre. Sur le navire européen, les marins attendaient, nerveux. Les pirates avaient répondu à leurs signaux. De petites barques fendaient les vagues de part et d’autre de la jonque. Autant de piranhas qui se lanceraient sans hésiter sur l’ennemi au moindre geste brusque de sa part.

    Sur le pont, le capitaine portugais avisa le drapeau rouge hissé au mât des pirates.

    Sebastian José plissa les yeux et serra les mâchoires. Exactement le genre de rencontres qu’il avait tâché d’éviter en naviguant plus au large des côtes.

    — C’est la flotte rouge ? entendit-il murmurer près de lui.

    Ses hommes se mirent à guetter l’horizon nimbé de feu, s’efforçant de déterminer si les autres points noirs qui saillaient au loin appartenaient à la fameuse escadrille.

    La flotte de Ching Shih.

    — Si c’est Ching Shih, il faut se préparer à être abordés, capitaine, lui souffla son second. Si nous faisons tonner nos canons maintenant, ils prendront peur et s’enfuiront.

    L’officier, un gaillard solide à la barbe forte, observait la progression de la jonque dans sa longue-vue. La sueur étincelait sur son front dégarni. Son commentaire déclencha d’autres chuchotements parmi les marins agglutinés à tribord du navire. Les Chinois manœuvraient maintenant pour les approcher. Leur vaisseau était plus bas et plus agile que la frégate. Moins bien armé, aussi. Autour, les barques, des sampans, grouillaient. Elles semblaient hérissées de piques alors que les pirates agitaient bien en vue leurs lances aux pointes effilées. Les Portugais disposaient de canons lourds, mais seraient débordés par une nuée d’assassins sitôt le combat commencé.

    La jonque ralentit pour s’ajuster à la vitesse de la frégate. Les pirates rigolaient en appelant les marins dans un dialecte qui leur échappait. Ils étiraient des sourires ou des grimaces aux dents noires. Ils étaient maigres et raides, rompus à un régime sévère et à des conditions difficiles. Probablement affamés. Sur leurs uniformes disparates brillaient ici et là des pièces d’armure, ce qui contrastait fortement avec les Portugais aux vestes bleues et rouges et aux pantalons d’un blanc presque immaculé malgré leur long voyage en mer.

    — On raconte qu’elle commande une flotte de 100 000 pirates, poursuivit le second officier. Qu’elle est aussi cruelle que rusée. Qu’elle fait trembler l’empereur jusque sur son trône, à Beijing.

    — Balivernes…

    Aucune femme ne pouvait diriger une telle armada.

    Les pirates continuèrent de s’agiter sur le pont de leur navire. L’un d’eux pointa du doigt le pavillon de la frégate, puis lança des ordres.

    — Il vient de dire « portugais », traduisit le capitaine de sa voix râpeuse.

    Il connaissait peu de mots en mandarin et ignorait tout de la subtilité des intonations de cette langue, mais il jugea que ça n’augurait rien de bon. Il avait entendu parler de prises d’otages, d’officiers capturés qu’on revoyait avec des oreilles en moins. Une cinquantaine de pirates occupaient la jonque, presque autant que de marins sur son navire. Des pièces d’artillerie étaient disposées de chaque côté de l’embarcation, prêtes à l’emploi, et une proportion inquiétante de Chinois maniaient des fusils. Sans doute de l’équipement dérobé.

    Après un moment, une femme quitta la cale et s’approcha de la rambarde. Ses cheveux brun clair et ses traits détonnèrent parmi les pirates asiatiques aux crânes rasés ou à la chevelure foncée. Elle était habillée à la chinoise, mais une armure de cuir ceignait ses vêtements de soie. Elle s’adressa d’abord aux Chinois avant de tourner un regard étonné vers les Européens, en contre-plongée.

    — Qu’est-ce que vous faites seuls en mer ? demanda-t-elle en portugais.

    Ses yeux verts pétillants détaillaient les marins surpris, l’air à la fois amusé et consterné. Sa présence sur un tel navire alimentait l’imagination du capitaine. Que faisait-elle là ? S’agissait-il d’une interprète ou avait-elle un grade particulier ? Chez les pirates chinois, c’était souvent difficile à déterminer. À sa gauche, l’un des bandits découvrit sa dentition répugnante et s’exprima avec un accent laborieux.

    — Les étrangers sont les bienvenus… tant qu’ils paient des frais de protection.

    — J’imagine que c’est une phrase que tu connais en plusieurs langues, lui lança le second, avant même que son capitaine puisse répondre.

    — Qu’est-ce que vous transportez ? répliqua la femme.

    Le soleil déclinait à l’horizon et éclairait l’équipage de travers. Le pirate au terrible accent inclina la tête de côté.

    — Nous devrions inspecter leurs cales, par précaution. Ching Shih ne veut pas que de la marchandise dangereuse transite par son territoire.

    — C’est moi qu’ils transportent, déclara une nouvelle voix. Envoyé spécial du roi, détaché à Macao.

    Joaquim Santos Almeida se glissa entre le capitaine et son second avant de saluer respectueusement l’assemblée de pirates.

    — Détaché à Macao pour faire quoi ? s’étonna la femme.

    Accoudée au bastingage, elle attendait, nonchalante. Une mèche brune s’échappa de derrière son oreille et s’agita avec la brise.

    — M’entretenir avec le vice-roi au sujet de la stratégie à adopter pour faire face aux…

    Il hésita une courte seconde.

    — … aux troubles qui paralysent les voies commerciales avec l’empire des Qing.

    — Vous voulez discuter de Ching Shih !

    À nouveau, le regard de la femme s’alluma.

    — Nous aborderons très certainement le sujet de cette rumeur tenace.

    — Rumeur…

    Un sourire fugace illumina son visage. Autour, on entendait encore le bruit des sampans sillonnant les flots. Les piranhas tournoyaient toujours. Pendant un instant, l’océan domina l’échange tandis que les bateaux tanguèrent et que l’air marin, chaud et humide, souffla sur les deux équipages.

    — Alors, reprit la jeune femme, j’imagine que vous n’êtes pas passés par l’un de nos postes avant de prendre la mer. Par témérité ou par ignorance ? Dans tous les cas, pour assurer votre transport jusqu’à Macao, ce sera 450 couronnes.

    Cette fois, le capitaine brisa le silence.

    — C’est de l’extorsion…

    — C’est pourtant le tarif en vigueur. N’est-ce pas, Wian ?

    — D’après les livres, c’est plutôt 500 couronnes. Et, s’ils résistent…

    Un air carnassier passa sur les traits du dénommé Wian. Son portugais, finalement, étonnait. La femme haussa les épaules, toujours accoudée, comme si la négociation en cours lui importait peu. Se pouvait-il qu’elle exerce une quelconque autorité sur ces brigands, sur un navire ?

    — Je me permets d’appliquer un rabais. Je dédie certes ma vie à la flotte rouge, mais je peux aussi faire preuve d’un peu de considération pour mon ancienne patrie.

    L’envoyé du roi réfléchit tandis qu’il détaillait les lattes du gréement de la jonque de guerre chinoise. On aurait dit qu’une armure recouvrait la grande voile, comme les écailles d’un serpent gigantesque.

    — Vous la connaissez bien, cette Ching Shih ?

    À nouveau, l’inexplicable femme aux boucles brunes étira les lèvres en un sourire mystérieux.

    Almeida s’humecta le palais, soupesant différentes options.

    — Je voyagerai donc avec vous. J’ose croire que les frais de protection d’un seul individu sont moins dispendieux que pour le passage de tout un navire.

    La proposition déclencha une vague de protestations de la part du capitaine et de son second, que l’envoyé tâcha de contrer par des arguments rationnels. Les marins portugais refusaient de livrer un membre du gouvernement à des pirates chinois. Pendant qu’Almeida lui expliquait qu’il apprendrait beaucoup plus sur leur supposée adversaire de cette façon qu’en se rendant directement à Macao pour écouter le rapport de bureaucrates et de marchands terrifiés, la femme traduisait en mandarin la surprenante demande.

    — Plutôt facile comme prise d’otage, commenta Wian.

    Les arrangements furent négociés et les pirates aidèrent l’envoyé à passer d’un navire à l’autre.

    — Maria Malagueña Davila, se présenta l’interprète.

    Les deux vaisseaux se séparèrent. Bientôt, la frégate portugaise fut avalée par la distance, dissoute dans les reflets dorés scintillant au sommet des vagues. La jonque et son escorte fendaient la mer avec aisance. Sur le pont, le représentant du roi observa les pirates qui œuvraient bruyamment en s’appelant de part et d’autre.

    — Vous pourrez me parler d’elle ? demanda Almeida à Malagueña. Votre mystérieuse reine ?

    Malagueña garda le silence un moment. Sa peau était tannée par le soleil et constellée de taches de rousseur. Elle vivait manifestement cette vie d’aventures depuis un certain temps. Elle ne ressemblait pas à ces filles d’ambassadeurs qui revenaient de Chine en se costumant ou à ces femmes de riches marchands qui étalaient l’exotisme de leur garde-robe. Malagueña plissa les yeux, conférant à son visage un magnétisme animal dans la lumière du crépuscule.

    — Ching Shih ? Que voulez-vous savoir ? Comment elle a pris le contrôle de la flotte rouge ? Comment elle en a arraché le commandement aux plus terrifiants pirates que la mer ait jamais connus ? Comment elle est devenue la pirate la plus crainte de l’empire ?

    Almeida hocha la tête, hypnotisé malgré lui.

    — Ainsi, elle existe pour vrai…

    Malagueña Davila sourit une nouvelle fois, une grimace qui cachait mille secrets.

    — Oh oui ! elle existe.

    CHAPITRE 2

    CANTON 1801, PLUSIEURS ANNÉES PLUS TÔT

    Appuyée contre la balustrade, au deuxième étage, Shih observait les invités de marque qui patientaient à l’extrémité de la plateforme flottante. Autour d’elle, les autres jeunes femmes avaient aussi interrompu les préparatifs de la soirée pour s’agglutiner aux fenêtres et aux rambardes. Les parfums dont elles s’étaient aspergées écrasaient celui, subtil, des vignes entortillées sur les murs de la maison close, mais n’arrivaient pas à couvrir l’odeur de la mer. Au loin, derrière les visiteurs, une suite sans fin de navires sillonnait la rivière aux Perles, sous le soleil couchant. La ville bourdonnante d’activité ne dormait jamais vraiment.

    Hou Jinyu jouait avec les cheveux de Shih et les tirait avec force pour les lui attacher solidement derrière la tête.

    — Tu veux me coiffer ou m’arracher les cheveux ? lui reprocha-t-elle après une grimace de douleur. Cesse de m’agacer, tu me déconcentres.

    — Et toi, cesse de geindre…

    Hou Jinyu ajusta les dernières pinces et épingles pour qu’aucune mèche rebelle ne vienne gâcher sa création, puis attendit que son amie lui rende la pareille. Shih se livra à une inspection rapide de la tenue de la jeune femme, mais son regard déviait vers le trottoir flottant. Malgré la distance, on entendait les rires et les chuchotements des visiteurs.

    — Ils sont riches, à votre avis ? demanda l’une des servantes personnelles de madame Lu.

    — Probablement pas. Ce ne sont que des soldats, répondit Zhilan.

    He Zhilan allongea un bras pour cueillir une fleur des vignes grimpantes et se mit à en arracher pensivement les pétales. Ses pupilles sombres guettaient la chute de chacune avant qu’elle ne jette la tige dépouillée sur le vieux Peng, qui gardait l’entrée du domaine, un étage plus bas.

    — À l’exception du général, j’imagine.

    Mais lequel est le général ? se demandait Shih en scrutant les militaires qui piaffaient d’impatience. Ils étaient une vingtaine, sans armes, mais vêtus de leur uniforme bleu et jaune. Quatre ou cinq se distinguaient par des tenues plus élaborées, mais deux silhouettes ressortaient du lot avec leur veste au tissu ouvragé, blanc souligné de rouge. Des officiers, de toute évidence.

    — Peng ! appela Shih. Lequel est le général ?

    L’ancien soldat leva les yeux pour trouver le regard de sa jeune protégée.

    — À toi de me le dire.

    Hao Peng et Ching Shih s’amusaient à détailler les invités de madame Lu et à déduire leurs traits de personnalité à partir d’indices observés. Celui-ci était-il digne de confiance à la façon qu’il avait de se tenir tandis qu’il patientait ? Celui-là délierait-il les cordons de sa bourse si on lui tenait tête ou valait-il mieux se montrer docile et effacée ? Peng avait pris l’habitude de jauger discrètement les visiteurs, principalement pour repérer ceux susceptibles de perturber la quiétude de l’établissement. S’il surprenait un invité déjà éméché avant même d’avoir mis les pieds à l’intérieur du bordel flottant, il ne le lâchait pas d’une semelle et ordonnait silencieusement aux jeunes femmes de diluer ses portions d’alcool. Lorsqu’il croisait le regard d’un jeune dragon impétueux, qui bousculait ses camarades, tourmentait les filles de madame Lu et exigeait un traitement digne de l’empereur, Peng prenait soin de toujours se trouver dans son champ de vision, arme à la vue. Ses bras ridés tout en muscles et son visage impassible suffisaient souvent à calmer les ardeurs de quiconque cherchait la pagaille.

    Il avait initié Shih à sa méthode. Avide d’apprendre, elle avait tout de suite compris la mine d’informations que représentait le vieil homme. Dès son embauche, elle s’était dépêchée d’entrer dans les bonnes grâces du soldat à la retraite, à la grande incompréhension des autres prostituées de la maison qui ne voyaient en Peng qu’un vieux gardien sur le déclin.

    — Voyons voir, fit Shih en plissant les yeux. L’un d’eux est extrêmement bavard. Il n’a cessé de faire des blagues et de rire très fort depuis son arrivée. Ça ne fait pas très haut gradé. En même temps, l’autre est si raide et s’oblige à rire à chaque blague. Il n’aurait pas ce comportement face à un subalterne.

    — Bien vu. Donc, qu’en déduis-tu à son sujet ?

    Shih fronça les sourcils. Si Peng se livrait à ce jeu pour prévenir les troubles, elle-même développait ce talent pour mieux prévoir les demandes des clients. Plus ils dépensaient dans la maison, plus madame Lu se montrait satisfaite de son travail. Et elle s’avérait difficile à contenter.

    — J’en déduis…

    — Il aime qu’on rie de ses mauvaises blagues, proposa Jinyu en replaçant les plis de sa robe.

    — Vous êtes si idiotes… commenta Zhilan en s’accoudant à la fenêtre, à droite, le menton déposé dans la paume de sa main.

    Ching Shih fit la moue en réfléchissant.

    — J’en déduis qu’il apprécie être surpris ! s’exclama-t-elle. Je suis sûre que le rire forcé de son collègue l’ennuie. L’humour, c’est l’inattendu. Ce qu’il n’aura pas vu venir. Il préférera la franchise rafraîchissante d’une remarque inopinée plutôt que la flatterie convenue.

    — Tout ça parce qu’il rigole comme un abruti en attendant d’être accueilli, lâcha Zhilan en réprimant un bâillement.

    Un étage plus bas, Peng hocha la tête.

    — Ton analyse tient la route. Ma foi, un de ces jours, tu dirigeras cet endroit aussi efficacement que madame Lu…

    — Ha ! s’esclaffa Zhilan en se redressant. Shih ? Diriger la maison de madame Lu ? Elle a l’instinct d’une roche. Tout au plus finira-t-elle dans une de ses barques, à monter et redescendre la rivière pour offrir ses services aux imbéciles trop ivres pour ramper jusque chez eux.

    Jinyu se retourna prestement.

    — Tais-toi, sale vipère !

    — Ne gaspille pas ta salive, lança Shih sans dévier le regard. Laisse-la faire. Son venin est tout à fait inoffensif.

    Des pas claquèrent avec autorité derrière elles, annonçant l’arrivée de madame Lu. La maîtresse des lieux eut à peine le temps d’apparaître dans l’embrasure de la porte que la moitié des filles s’étaient déjà éclipsées comme des coquerelles fuyant la lumière, sachant qu’on leur reprocherait d’avoir abandonné leurs tâches. Lu jeta un regard dédaigneux sur celles qui restaient et sembla faire une sélection.

    — Shih, Zhilan ! Nos invités ont suffisamment patienté. Allez les chercher.

    Shih se dépêcha de descendre, Zhilan sur les talons. Elles traversèrent les couloirs mal éclairés du deuxième étage, humèrent les mets préparés à la cuisine, espionnèrent les salles où les visiteurs seraient invités à jouer – et, à moins d’un mauvais tour de chance, à perdre une fortune – avant de finalement débouler dans la cour intérieure. Là, une servante finissait d’allumer les lanternes de papier suspendues, ce qui couchait sur les tables une délicieuse teinte orangée.

    — Cesse de rêvasser et avance, lui intima Zhilan alors que Shih avait ralenti pour observer l’endroit.

    — C’est moi qui les accueille, cette fois ?

    — Bonne idée. Ainsi ils verront aussitôt quelle empotée tu es et pourront investir leur attention ailleurs.

    Ah, charmante He Zhilan ! Ching Shih travaillait pour madame Lu depuis peu, mais son arrivée avait manifestement bousculé la hiérarchie en place. Zhilan, plus grande et plus belle que toutes les autres, s’était mis dans la tête de la rabaisser à la moindre occasion. Shih n’en faisait pas de cas, sauf que les machinations de Zhilan finissaient par lui valoir des coups de bâton.

    Elles passèrent devant Peng, qui les suivit pesamment. Leurs pas résonnèrent sur le bois mouillé de la plateforme flottante tandis que le vent leur soufflait l’air humide de la baie au visage. Il y eut un sursaut dans la conversation qu’entretenaient les soldats. Shih esquissa un mince sourire, sans révéler ses dents, et franchit le reste de la distance. Ses yeux brillèrent.

    — Soyez les bienvenus. Madame Lu est prête à vous recevoir.

    — J’espère que ça vaut la peine, fit une voix à l’arrière du groupe. L’attente est interminable.

    Des rires accueillirent la réplique, mais Shih se garda bien de laisser paraître son agacement. Elle trouva plutôt le regard des deux officiers supérieurs et inclina la tête.

    — Nous veillons à ce que tout soit absolument parfait quand nous recevons des visiteurs de votre trempe.

    Dans un grand geste, elle les invita à la suivre, puis rebroussa chemin vers l’établissement bâti sur pilotis. De jour, l’endroit était peu accueillant, mais avec le crépuscule et la lumière orangée soleil couchant, de loin, la maison close ressemblait à un palais secret, niché au creux de la baie.

    Zhilan échangea quelques plaisanteries de son cru – toujours les mêmes – et obtint les réactions habituelles.

    — Général dans l’armée des Huit Bannières ! s’exclama-t-elle en arrondissant les yeux. Que ce doit être un métier dangereux !

    Celui que Shih prenait pour le général hocha la tête et leur adressa un clin d’œil de connivence.

    — Moins dangereux que de s’attirer les foudres de madame Lu. J’ai entendu dire qu’elle avait des amis très puissants.

    Shih sourit pour elle-même. Zhilan ne saurait pas quoi répondre à ça, et, justement, elle balbutia une répartie sans saveur, enchaînant vers d’autres banalités. Elle avait ce talent, néanmoins : elle rendait les gens à l’aise. Magistrats, riches marchands, généraux, la belle Zhilan engageait la discussion comme s’il s’agissait d’amis de longue date qu’elle revoyait après une interminable séparation. Qui ne voulait pas avoir l’impression de partager une complicité avec une aussi attirante jeune femme ?

    — Votre amie a une démarche assurée, remarqua le général en désignant Shih d’un geste du menton.

    Zhilan aplatit ses lèvres en un pli sévère avant de se détendre.

    — Elle a grandi sur une ferme, c’est pour ça qu’elle est si costaude.

    Ah ! pensa Shih. Voilà la Zhilan que je connais à l’œuvre.

    Elle se remémora ce qu’elle avait perçu du général. Sans ralentir l’allure et en portant attention aux mouvements de son corps, Shih se retourna.

    — Zhilan est toujours impressionnée que j’arrive à soulever des objets très lourds, comme un peigne, ce qui s’avère difficile pour elle, malheureusement.

    Le visage du général s’illumina et un rire franc s’échappa de sa gorge.

    — C’est à la ferme qu’elle a appris à répondre ainsi ?

    — Ma mère élevait des vaches et des poules. Elles étaient très bavardes, déclara Shih en jetant un coup d’œil à sa rivale.

    — Shih !

    La voix de madame Lu claqua comme un fouet. Elle attendait à l’entrée de la maison et dardait sur la jeune femme son regard le plus glacial. Ses pommettes hautes et son visage plat, sévère, exprimaient une fureur contenue. Quelques secondes de ce regard suffirent à faire passer l’envie à Shih de plaisanter. Quand Lu se tourna vers ses invités, son expression se transforma aussitôt. La matrone intransigeante se changea en hôte charmante.

    — Mille excuses pour Shih et Zhilan. Elles aiment jouer à ce petit jeu et font toujours ce numéro sans se rendre compte combien il est ennuyant pour des hommes de votre rang d’écouter des enfants se chamailler.

    Le général secoua la tête, ses traits trahissant toujours l’amusement que lui avaient inspiré les deux courtisanes.

    — Mais non ! Elles sont d’une franchise rafraîchissante. J’espère qu’elles partageront notre table.

    — Évidemment, confirma madame Lu, sans pouvoir tout à fait dissimuler son étonnement.

    À la gauche du général, son collègue s’essuya les lèvres. Geste d’agacement, repéra Shih. Il ne cultivait pas les mêmes goûts que son supérieur. Peut-être même le déteste-t-il secrètement, pensa-t-elle. Elle imaginait le second serrer les poings derrière son dos en écoutant le général raconter une autre de ses blagues, se retenir de rouler les yeux en exécutant ses ordres ou se mordre les joues d’envie lorsque l’empereur ou l’un de ses représentants félicitait le seigneur de guerre pour ses exploits contre les ennemis de l’empire.

    — Cesse de sourire comme une idiote, chuchota Zhilan tandis qu’elles pénétraient dans l’antichambre, au son des luths.

    À l’intérieur, Jinyu pinçait avec concentration les cordes de son pipa et en tirait une douce mélodie traînante. Le rythme changea à l’arrivée des soldats, s’accordant à la bouffée d’énergie qui envahissait tout à coup la maison. Shih admirait la dextérité avec laquelle son amie parcourait le manche de son instrument. Ses doigts dansaient sans effort sur les différentes frettes. En comparaison, quand elle-même s’aventurait à poser les mains sur un tel instrument, et malgré tout l’acharnement de Jinyu à lui apprendre, elle n’arrivait qu’à presser les cordes dans des gestes mécaniques et froids. Un canard en tirerait des notes plus harmonieuses.

    Une horde de jeunes femmes de la maison vint à la rencontre du détachement de soldats et les dispersa, entraînant les uns vers les salles de jeux, les autres vers des salles à manger. Certains plus entreprenants que d’autres tâchaient d’attirer les filles vers les chambres du deuxième étage, mais il était trop tôt pour cela. C’étaient ceux-là que Peng surveillait de près. Les invités devaient d’abord boire et dépenser leur solde. Les courtisanes de madame Lu étaient douées pour s’esquiver et retarder l’inévitable, mais, parfois, l’intervention du vieux garde du corps s’avérait nécessaire.

    — Veuillez-nous suivre, général Kuo, commandant Yongxi, murmura Lu à l’attention des officiers supérieurs.

    Shih et Zhilan les devancèrent jusqu’à la cour intérieure où des coussins brodés d’or avaient été préparés autour d’une table garnie d’assiettes luxueuses. La surface en bois teint en rouge débordait déjà de victuailles. Des dattes, des pâtisseries chaudes, des bols de soupes et de longs morceaux de viande qui mijotaient dans des plats fumants. Toute cette abondance était factice. Le ventre de Shih menaçait de se tordre à la vue de cette nourriture. La moindre miette qui ne serait pas touchée par les invités serait rapidement évacuée vers la cuisine pour être sévèrement rationnée. Si Shih devait engloutir plus que sa part pendant le dîner, elle serait punie. Elle se contenterait de grignoter ici et là. C’était, de toute façon, plus élégant que de s’empiffrer devant les officiers de l’armée.

    Zhilan plia ses longues jambes gracieuses pour prendre place en face de Kuo tandis que Shih choisit de s’installer devant Yongxi, l’austère commandant de garnison. Ainsi, estima-t-elle, elle se trouverait dans le champ de vision de Kuo. Et pourrait l’étudier à loisir.

    Justement, il ne semblait pas pouvoir détacher ses yeux d’elle.

    — Dites-moi, très chère Lu, je n’ai pas eu la chance de rencontrer cette délicieuse Shih la dernière fois que je suis passé. Où la cachais-tu ?

    — Ching Shih ? Un cadeau tombé du ciel, général Kuo, répondit madame Lu sans accorder un regard à la principale intéressée. Nous l’avons recrutée récemment, bien après votre dernière et trop lointaine visite.

    Shih se permit un sourire.

    Tombée du ciel ? se dit-elle. Lu avait une drôle de manière de traiter les cadeaux tombés du ciel. Elle leva les yeux sur les lampes orangées qui diffusaient leur douce clarté dans la nuit avant de les rabaisser vers le général qui l’observait.

    — Si j’avais su que les cieux s’étaient ouverts pour laisser descendre sur terre une telle perle…

    — Shih, une perle ? railla Zhilan avant de refermer rapidement la bouche lorsque Lu fronça les sourcils dans sa direction.

    Elle crut quand même bon de rajouter :

    — Ça s’écrit avec le même idiome que pour le mot « pierre », ce qui correspond mieux à sa personnalité.

    Les officiers enchaînèrent les verres d’alcool et dévorèrent avec gloutonnerie les plats servis, chaque assiette représentant des semaines d’économies englouties en quelques bouchées. Kuo multiplia les remarques au sujet de Shih et elle accepta les compliments avec grâce, Lu se dépêchant de répondre à sa place.

    — Je n’arrive pas à croire que vous ayez grandi à la ferme. Ces longs doigts effilés sont faits pour jouer du luth.

    — Les doigts de Shih charrient des seaux et des paniers, déclara Zhilan de sa voix cristalline, mais de grâce, ne la laissez pas approcher d’un instrument.

    — C’est vrai, la poésie de la musique m’échappe. Par contre, on m’a enseigné celle des mots.

    — Ching Shih a grandi à la ferme, s’interposa Lu avant que les filles ne se remettent à leurs chamailleries, mais a aussi reçu une éducation formelle, général. Cette contradiction nous la rend fascinante, en effet.

    Shih s’amusa à jouer avec les silences et à appuyer les dires de sa maîtresse du regard. Elle avait déjà courroucé sa patronne – ça se voyait aux plis raides aux coins de la bouche de Lu –, mieux valait se taire à présent. Plusieurs fois pendant le reste du repas, Lu tenta d’amener la discussion ailleurs, s’intéressant aux responsabilités politiques des deux officiers, mais Kuo revenait toujours avec des questions au sujet de Shih.

    Celle-ci répondait à l’intérêt du général d’un subtil mouvement du poignet, en inclinant la tête ou en clignant lentement des yeux.

    Il n’y eut que lorsque Jinyu vint leur jouer une mélodie complexe de son pipa que l’officier consentit à détourner le regard. Pendant tout ce temps, le commandant, lui, s’attardait au fond de son verre, en ignorant la conversation que s’efforçait d’entretenir Zhilan.

    — Cette table est un vrai bazar ! finit par s’exclamer madame Lu, près de trois heures après qu’ils eurent entamé le repas. Les filles, merci d’aider les servantes à débarrasser tout ça.

    Shih et Zhilan comprirent qu’on les chassait, puis s’excusèrent en apportant chacune un plat.

    — Tu vas te faire réprimander comme jamais auparavant, lança Zhilan en croquant rapidement dans une datte.

    Shih l’imita. Son estomac avait grondé tout au long de la soirée.

    — Pourquoi ? J’ai fait ce

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