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La double vie des Danbury
La double vie des Danbury
La double vie des Danbury
Livre électronique413 pages5 heures

La double vie des Danbury

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À propos de ce livre électronique

Accompagnée de sa soeur Olivia, la capitaine pirate Hyacinthe Tyler du Cygne Noir parcourt les mers, enchaînant les abordages. Personne ne se doute que ces deux femmes sont en réalité les filles du duc de Danbury! Elles n’ont eu d’autres choix que de tenter de se tailler une place dans ce monde criminel exclusivement masculin, où violence et périlleuses aventures sont monnaie courante.

Leur principale mission? Contrer le Lord Archibald Smith et retrouver leurs parents. Mais après de retentissants échecs en mer, elles décident de mener leur enquête dans un endroit qui les a autrefois rejetées: la haute société londonienne. Sous de fausses identités, elles prendront d’assaut les salles de bal, où bien des surprises les attendent. Elles y croiseront d’ailleurs un pirate aux talents d’escamoteur, ainsi qu’un officier de la Marine royale qui ne dédaigne jamais les ladies avec de l’esprit…

Chasses au trésor, batailles navales, complots, intrigues aristocratiques, pirates de légende, valses endiablées, périples en territoires hostiles… Suivez la grisante épopée des Danbury dans Élégance & Piraterie, une trilogie aussi riche en émotions qu’en péripéties.
LangueFrançais
Date de sortie16 oct. 2020
ISBN9782898180262
La double vie des Danbury
Auteur

Charlène Nadeau

Diplômée du cégep de Sherbrooke en santé animale, Charlène Nadeau travaille depuis dix ans comme technicienne dans un laboratoire de recherche en pneumopédiatrie. Elle consacre son temps libre aux voyages, au volley-ball, à l’apiculture et, bien sûr, à l’écriture.

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    Aperçu du livre

    La double vie des Danbury - Charlène Nadeau

    Canada

    1

    Mars 1717, quelque part dans les eaux anglaises…

    Hyacinthe se tenait à la proue du Cygne Noir, une main sur la garde de son épée, une corde entortillée entre les doigts. Jumelé aux grincements des gréements, le cliquetis de la chaîne soulevant l’ancre pimentait le moment. Un immense sentiment de liberté l’envahit ; ici, rien ne pouvait l’arrêter. Elle se sentait invincible. En cette magnifique journée, ses vêtements masculins lui assureraient une mobilité idéale. Manteau noir, chemise blanche, pantalon brun et foulard mauve composaient sa tenue peu conventionnelle. Personne n’aurait pu reconnaître en elle l’ancienne novice. À 24 ans, Hyacinthe Tyler, autrefois miss Danbury, était maintenant une fougueuse capitaine pirate.

    Avant de s’installer à l’avant du navire, Hyacinthe s’était assurée que toutes les étapes en prévision de l’abordage avaient été respectées. Elle s’était entretenue avec Jack, le canonnier ; l’artillerie était prête. Tony, son second, et Finn, son maître d’équipage, avaient garanti la coopération des hommes. Cela ramenait Hyacinthe au persistant problème de boisson sur son navire. Elle savait qu’elle n’y pouvait pas grand-chose, mais les bagarres issues d’une soirée arrosée la contrariaient. Même après quatre mois, le mode de vie des pirates restait nouveau pour elle. Hyacinthe reporta son regard sur l’infini bleu, songea au butin que l’abordage rapporterait et sourit. Elle admirait les vagues se brisant sur la coque lorsque le cri de la vigie annonça leur cible à l’horizon. Une goélette.

    — Il était temps, murmura-t-elle, impatiente.

    Hyacinthe s’était facilement adaptée à son récent mode de vie. Qui aurait cru que les deux filles du duc de Danbury prendraient le contrôle d’un navire de hors-la-loi ? Une silhouette élancée la rejoignit sur le gaillard avant. Sa sœur aînée, elle aussi une femme d’exception, était sa plus fidèle alliée. Il ne manquait que quelques pouces à Olivia pour égaler sa cadette. Les rayons du soleil avaient fait apparaître des dizaines de taches de rousseur sur ses joues, ajoutant à son charme. Son agilité incroyable laissait les pirates grimpeurs, nommés gabiers, ébahis devant ses prouesses dans les cordages. Toutefois, son intelligence sans limite restait son côté le plus fascinant. Il lui suffisait de lire une information pour ne jamais l’oublier. Ensemble, elles formaient le duo de pirates le plus redoutable d’Angleterre.

    — Tout le monde est en place ? demanda d’emblée Hyacinthe en jetant un coup d’œil à son aînée.

    Ses longs cheveux blonds captaient la lumière ambiante. Et son sourire illumina davantage ses traits fins.

    — Ils meurent d’impatience, comme toujours. Je dois avouer que moi aussi ! Cela fait déjà un moment que nous n’avons pas eu de proie digne de ce nom.

    Hyacinthe acquiesça tout en enfilant son chapeau.

    — Crois-tu que ce sera le bon ? Qu’il les aura transportés ?

    Olivia haussa les épaules.

    — Je l’espère sincèrement, Hya ! Après quatre mois de recherche, il serait temps. Je ne crois pas que les hommes continueront longtemps à nous suivre si nous ne trouvons rien.

    Hyacinthe était du même avis. Pour loyaux qu’ils étaient, ses pirates vivaient pour l’action. Elle ajusta sa ceinture autour de sa taille.

    — Je les comprends. En cas d’accalmie, nous évaluerons la situation… Je vais les rejoindre. Tu sais ce qui te reste à faire !

    Olivia hocha la tête en lui montrant la corde qu’elle tenait fermement en main. Alors que Hyacinthe s’engageait dans les escaliers menant au pont, sa sœur l’interpella.

    — Pour nos parents ! s’écria-t-elle en levant son épée au ciel.

    — Oui, Livvy, pour nos parents !

    Hyacinthe rejoignit son équipage. Sur le pont, une trentaine d’hommes arborant tous un chapeau orné d’une plume. L’éclat de leurs épées réfléchissait le soleil, donnant l’impression d’un ciel étoilé. Hyacinthe adorait cet instant où l’excitation était à son comble ; ils trépignaient en attendant l’abordage.

    — Que tous m’entendent, hurla-t-elle. Aucun d’entre vous ne meurt aujourd’hui. Soyez vigilants. Votre part de butin sera plus grosse s’il n’y a pas de compensations à donner.

    La marchandise récupérée serait divisée selon un ordre préalablement établi. Une part du butin se voyait toujours réservée pour les blessés. Plus l’atteinte était grave, plus le pirate recevait une somme importante. Pour compléter le tout, Hyacinthe et Olivia remettaient une portion de leurs propres profits aux hommes pour conserver leur loyauté. Cela n’avait pas laissé les pirates indifférents.

    — Oh ! Et, messieurs…, amusez-vous !

    À ces directives, tous poussèrent des cris de joie. Bien entourée, Hyacinthe s’approcha du bastingage et suivit la trajectoire de son navire.

    Dire qu’elle et Olivia avaient dû verser du sang pour acquérir le respect était un euphémisme. Les pirates s’étaient dotés d’un code et les membres l’honoraient. L’une des règles interdisait aux femmes et aux enfants d’embarquer sur un navire. On punissait de mort ceux qui y dérogeaient. Dans le cas des sœurs, la démocratie l’avait emporté sur le code. Leur équipage demandait des abordages successifs ? Elles s’y pliaient. La vie en mer pouvait devenir ennuyeuse ; se battre l’agrémentait. À cet instant, Hyacinthe aurait aimé posséder la légèreté d’esprit de ses hommes, parlant et riant comme dans un club de gentlemans. Pour elle, ce n’était cependant pas encore le moment de festoyer. Elle gardait la tête froide. La goélette fut bientôt à portée de canon. Que la fête commence !

    Hyacinthe leva le bras. Le Jolly Roger, pavillon pirate aux deux tibias entrecroisés surmonté d’un crâne, fut hissé pendant qu’une voile rouge était libérée à l’avant du Cygne Noir. D’après les rumeurs locales, le rouge représentait le sang versé des victimes. Son but était d’effrayer les adversaires. Si Hyacinthe se fiait aux cris de frayeur qu’elle entendait maintenant, cela fonctionnait. Elle sourit et ramena son bras contre elle. Aussitôt, des mèches furent allumées. Quelques instants plus tard, trois boulets de canon jaillissaient des entrailles du bateau. Deux d’entre eux atterrirent loin dans la mer, le dernier pulvérisa la figure de proue. Hyacinthe devrait féliciter Jack pour ce magnifique tir.

    Il était rare qu’une proie se défende. La plupart du temps, l’équipage se rendait sans combattre. Jeffrey, le timonier, réduisit au maximum la distance entre les deux navires, empêchant l’ennemi d’user de ses canons. Il fallait désormais redoubler de prudence ; le problème des pistolets restait. Des marins avaient succombé à une forte fièvre due à l’infection d’une plaie. Hyacinthe détestait perdre un de ses hommes, mais avait-elle seulement le choix ? Le risque était inhérent au métier.

    — À l’abordage ! cria-t-elle en s’accrochant à une corde.

    Elle s’élança. La corde se tendit, la soulevant du pont. L’énergie voyageait dans ses veines alors qu’elle s’élevait dans les airs. Le temps suspendit son cours. Le vent effleura sa peau. D’instinct, elle lâcha prise au bon moment. Rompu par des heures d’entraînement, son corps prit le relais. Dès qu’un de ses pieds toucha le pont ennemi, elle se courba et effectua une roulade, son manteau claquant dans son dos. Hyacinthe se releva promptement, l’épée brandie. Autour d’elle, d’autres atterrissages. Un sourire moqueur se dessina sur ses lèvres devant l’expression terrifiée de l’équipage adverse. Qui n’a pas peur des pirates ? Avec des hurlements sinistres, ils attaquèrent. Trois d’entre eux restèrent à ses côtés pour la couvrir. Des hommes rugissaient pendant que d’autres, leur victime vaincue, repartaient à l’assaut. Hyacinthe ne bougeait toujours pas, concentrée sur son but : trouver le capitaine. Lui seul pouvait arrêter ce carnage ou, au contraire, pousser à la rébellion. Cette dernière, Hyacinthe l’avait expérimentée déjà. Un capitaine n’abandonne pas aisément son navire à l’ennemi.

    Autour d’elle, des matelots mouraient embrochés sur une épée. D’autres tentaient de défendre leur vie, mais leur manque d’expérience jouait contre eux. Hyacinthe se retrouva immergée dans un monde où le sang et la violence étaient ses principaux compagnons. Elle n’y prêta pas attention. Ce spectacle ne l’émouvait plus comme avant.

    Plus grande que la majorité, elle repéra facilement sa proie. Un petit homme à demi aveuglé par son chapeau accourait en gesticulant des ordres, hors de lui. Hyacinthe se précipita à sa rencontre, esquivant les attaques. Elle monta les marches de l’escalier menant au gaillard arrière deux par deux et se retrouva face à face avec le capitaine. Il la dévisagea avant d’aviser son épée. Sans réfléchir, il attaqua avec la sienne ; Hyacinthe la bloqua avec aisance. Elle avança d’un pas. Entre eux, ne restaient que les lames croisées.

    — Je ne ferais pas cela si j’étais vous. Soulever ma colère vous conduira à votre perte.

    — Et pourquoi écouterais-je un pirate ? Une femme de surcroît ! Vous n’êtes bonne qu’à repriser mes chaussettes !

    Trop occupé à la fusiller du regard, il ne remarqua pas le mouvement derrière lui. Il se figea en sentant le métal froid contre son cou.

    — C’est dommage, je déteste la couture, rétorqua Hyacinthe en saluant sa sœur.

    Les lèvres pleines d’Olivia esquissèrent un sourire victorieux pendant qu’elle maintenait le capitaine contre elle. Hyacinthe se retourna, glissa deux doigts entre ses lèvres et poussa un sifflement strident. Tous se concentrèrent sur la scène du pont supérieur. Marins et pirates attendaient. Hyacinthe leva sa lame.

    — Le bateau est à nous, messieurs. Vous connaissez la suite.

    Les vaincus furent attachés aux mâts, étroitement surveillés, puis ses hommes transfèrent la marchandise sur le Cygne Noir. Hyacinthe admira la taille du butin : de nombreuses caisses de provisions et de rhum furent entreposées en sûreté, ce qui en ravit plus d’un. Il faudrait ensuite s’amarrer dans la crique pour partager le tout. Comme l’ensemble se déroulait dans l’ordre, elle se tourna vers son prisonnier.

    — Quant à nous… allons dans ma cabine. Il est temps d’avoir une petite conversation.

    2

    Septembre 1716, Londres…

    Par un après-midi humide, on pouvait entendre des lames s’entrechoquer dans le jardin familial. Hyacinthe mettait au point les dernières feintes que Jeffrey, son maître d’armes, lui avait apprises. Ses cheveux lui collaient à la peau, sa respiration haletante témoignait de ses efforts et son visage ruisselait de sueur. Jeffrey ne lui accordait aucun repos tant que ses mouvements n’étaient pas parfaits. Appuyé contre le mur, les bras croisés sur sa puissante poitrine, il l’observait d’un œil critique. Hyacinthe avait dû le supplier des semaines durant pour le convaincre de devenir son mentor. Alors, même s’il lui demandait l’impossible, elle ne se plaignait pas. Sa mère, Ève, avait pratiquement eu une attaque lorsque Hyacinthe lui avait soumis son idée. Son père, quant à lui, avait appuyé sa benjamine, trouvant rassurant qu’elle ait quelques leçons d’escrime. Ève avait abdiqué, impuissante devant les excentricités de sa progéniture.

    Hyacinthe fit une erreur, elle le sut au moment où son coude dévia de sa trajectoire. Elle ferma les yeux dans l’attente de la réplique cinglante.

    — Miss Danbury, le caniche de mon arrière-grand-mère réussirait mieux que vous. Et j’aimerais finir cette séance avant ma centième année. Recommencez !

    Manquant de souplesse, Hyacinthe travaillait plutôt sa force et son endurance. Chaque jour, elle profitait de ses moments libres pour s’entraîner. Jeffrey voyait ses améliorations, mais ne lui avouait jamais. Elle le devinait cependant à la lueur de fierté dans ses yeux ou au léger hochement de tête après une combinaison particulièrement difficile. Cette attitude lui convenait. Elle se savait compétitive et les compliments ne l’auraient pas poussée à s’améliorer. Elle soupira, mit un pied devant l’autre et recommença l’enchaînement.

    Au moment où Jeffrey lui accorda une pause, un valet les rejoignit. Il ne s’étonna point de voir que Hyacinthe portait un pantalon. Elle sourit en pensant que ce n’était pas ainsi au commencement. Elle se souvenait des regards abasourdis et des soupirs exaspérés. Christian, son père, l’encourageait toutefois à faire ce qui lui plaisait, n’ayant lui-même pas eu cette chance.

    Le grand-père paternel de Hyacinthe avait été intransigeant. Dès son plus jeune âge, Christian avait été éduqué à assumer les devoirs d’un duc de Danbury. Il avait été privé des activités enfantines pour se concentrer sur ses études. Une fois adulte, il avait été envoyé dans une école de médecine. Deux ans après le décès de son père, Christian avait rencontré la mère de Hyacinthe lors d’une partie de chasse. Elle n’était pas la reine de la saison, ni la plus loquace des demoiselles présentes ce jour-là. Au contraire, elle tenait compagnie à une jeune débutante lorsque lui, un duc, l’avait invitée à danser. Et avait ensuite été incapable de la laisser partir. Ève admettait volontiers qu’elle avait eu de la chance. Fervents protecteurs de leur vie privée, tous deux s’étaient éloignés des rumeurs de la haute société après la naissance de leurs filles. Christian faisait de son mieux pour que ses enfants profitent de ce que la vie leur offrait.

    À cette pensée, une apaisante vague de chaleur envahit Hyacinthe.

    — Une lettre pour vous et votre sœur, miss, annonça le valet d’un ton lugubre. Il semblerait que lord et lady Danbury aient eu des difficultés lors de leur dernier périple. Le mousse qui me l’a apportée avait des ordres très stricts quant aux destinataires.

    Hyacinthe fut sur lui en un clin d’œil.

    — Donnez-la-moi.

    Elle partit aussitôt à la recherche d’Olivia. Leurs parents ne leur transmettaient jamais de nouvelles durant leurs voyages : ils préféraient raconter leurs péripéties en personne. Hyacinthe monta deux par deux les escaliers menant à l’étage. Malgré la fortune des Danbury, leur demeure principale était modeste en comparaison des autres maisons de l’aristocratie anglaise. Elle comprenait, entre autres, une salle de réception, 20 chambres à coucher, une grande bibliothèque et des pièces réservées à la domesticité. Hyacinthe les dépassa sans s’arrêter.

    Elle n’hésita pas quant à la direction à prendre. Olivia avait à coup sûr le nez plongé dans de vieux bouquins poussiéreux. Hyacinthe ouvrit l’une des grandes portes donnant accès à la bibliothèque. Les livres, disposés dans des étagères le long des murs, encadraient quatre imposantes tables. À une extrémité, se trouvaient des fauteuils devant un foyer. Elle traversa la pièce à grands pas et vint s’asseoir sur le siège voisin de sa sœur. L’odeur familière de la fumée qui imprégnait le tissu lui chatouilla le nez. Les flammes se reflétant sur sa peau de lait, Olivia, concentrée sur sa lecture, mit un moment avant de remarquer la présence de sa cadette. Elle referma finalement le bouquin posé sur ses genoux et la dévisagea. Hyacinthe n’avait point pris le temps de se changer tellement la lettre l’intriguait. Son image ne devait pas être reluisante.

    — Que se passe-t-il, Hya ? Ne pratiquais-tu pas l’escrime ?

    — Oui, mais Willy vient de m’apporter un pli. Il paraîtrait que père et mère ont eu des ennuis. Cette lettre nous est personnellement adressée.

    — N’étaient-ils pas censés rentrer la semaine prochaine ?

    — En effet ! C’est pourquoi cette lettre m’effraie. Mon instinct me dit que quelque chose ne tourne pas rond. Ce n’est pas dans leurs habitudes…

    — … sauf quand il y a des complications, compléta Olivia à sa place en lui arrachant la missive des mains.

    Agitée, elle s’empressa de la lire. Hyacinthe observa la panoplie d’émotions défiler sur son visage : joie, peur, soulagement et colère. Quand Olivia eut terminé, elle replia soigneusement la lettre. Après un moment de réflexion, elle plongea son regard bleu dans celui de sa sœur. Hyacinthe y lut une telle détermination qu’elle en resta interloquée.

    — As-tu confiance en moi, Hya ?

    — Je te confierais ma vie. Pourquoi ?

    — Nous avons maintenant un ennemi puissant. Nous ne pourrons compter que l’une sur l’autre dans les mois à venir.

    Hyacinthe était déboussolée ; une missive et ensuite un ennemi ? Et puis quoi encore ?

    — Que contient ce bout de papier, Livvy ?

    Olivia se leva, réajusta ses vêtements et se planta face à sa cadette.

    — Je te dirai tout plus tard, nous n’avons pas un seul instant à perdre ! Viens, j’ai quelques détails à régler…

    3

    Mars 1717, quelque part dans les eaux anglaises…

    Hyacinthe faisait les cent pas. Olivia l’observait et ne put s’empêcher de sourire. Sur le lit, les jambes repliées, elle pensait au chemin parcouru depuis cette fameuse missive. Leur cabine était la seule pièce où leur équipage ne pouvait mettre les pieds. Les fenêtres laissaient passer la lumière orangée de cette fin de journée. Sur la gauche se trouvait leur lit, au centre, deux grands fauteuils étaient disposés de chaque côté d’une petite table. Tous les meubles étaient solidement fixés au plancher.

    — Assieds-toi, Hya, recommanda-t-elle en la voyant prête à sortir de ses gonds. Il ne sert à rien de s’énerver, il n’était pas dans le coup. Ce n’est pas le dernier navire que nous avons inscrit sur la liste. Nous devons continuer à chercher.

    Hyacinthe appliqua ses paumes sur le bureau, puis parcourut du regard les noms des navires inscrits sur une feuille, devant elle.

    — Tout ceci me paraît interminable. Si seulement nous avions demandé à nos parents le nom du bateau sur lequel ils voyageraient. Bon sang ! En quatre mois, nous n’avons pas trouvé le moindre indice sur l’endroit où ils ont été débarqués. Nous sommes trop lentes !

    Dans son exaspération, elle faillit renverser les objets disposés sur le bois verni.

    — C’est le genre de détails dont nous ne nous sommes jamais préoccupées, Hya… Ils sont si souvent partis en mer qu’il nous aurait été impossible de retenir le nom de chaque navire. Nous ne pouvions pas prévoir qu’ils allaient se faire enlever.

    Olivia comprenait la frustration ressentie par sa cadette. Elle se posait les mêmes questions et les réponses n’avaient jamais été satisfaisantes. Au départ, l’idée de devenir pirates avait semblé la meilleure solution ; elles obtenaient l’information recherchée tout en restant invisibles de leur ennemi, lord Smith. Olivia se demandait maintenant si c’était le bon choix.

    — Nous devrions peut-être envoyer un pirate supplémentaire espionner dans les différents ports de la région. Nous doublerions nos chances.

    — Nous pourrions envoyer tous nos hommes que ça ne ferait aucune différence, déclara Olivia en se redressant. Comme tu l’as remarqué, il est extrêmement difficile de planifier avec exactitude la voie marine qu’emprunte un bateau. Il faut trouver un meilleur moyen de nous informer, aller directement à la source.

    — Où veux-tu en venir, Livvy ?

    — Londres. Notre ville natale sera notre prochaine destination.

    Hyacinthe la dévisagea comme si elle avait perdu la raison. Londres était le dernier endroit où elle-même avait envie de se trouver. D’un calme absolu, Olivia conserva une parfaite immobilité jusqu’à ce que sa sœur retrouve l’usage de sa langue.

    — Te souviens-tu, Livvy, de l’après-midi où tu as décidé de la suite sans m’en parler ?

    Olivia hocha la tête.

    — Je t’ai suivie aveuglément. Plus tard, tu m’as transmis le contenu du message. Ce n’est pas possible aujourd’hui ! L’équipage aura son mot à dire dans cette histoire… Comme pirates, nous sommes recherchées par la Marine royale et, comme héritières Danbury, par tous les hommes de lord Smith… et tu veux que nous nous jetions dans la gueule du loup ! ?

    — Exactement !

    Hyacinthe se laissa tomber sur une chaise en soupirant. De par le regard d’azur qu’Olivia planta dans le sien, il était clair qu’elle avait un plan. Quel qu’il soit, Hyacinthe le suivrait. Mais cela ne lui facilitait pas la tâche. L’organisation d’une telle expédition comprenait un millier de détails. Un mal de tête la taraudait rien qu’à y penser.

    — Vas-y, explique-toi.

    — Où se retrouvent tous les propriétaires de bateaux marchands pour se pavaner et se vanter de leur dernière acquisition ?

    Hyacinthe garda le silence, mais croisa les mains autour d’un de ses genoux.

    — … Et où pouvons-nous jouer de nos charmes pour accéder aux informations qu’ils détiennent ?

    Hyacinthe écarquilla les yeux. Elle espérait se tromper.

    — Tu veux participer à la saison mondaine ! Es-tu folle ?

    — Personne ne pourra nous reconnaître. Nous sommes toutes les deux différentes des novices que nous étions autrefois…

    — Nous étions invisibles, Livvy !

    — Ce qui aidera notre cause. Lord Smith ne peut pas avoir piégé nos parents sans un minimum de cervelle, rétorqua Olivia, absorbée par son argumentation. Il surveillera les navires du port, mais…

    — … il ne prévoira pas de nous voir sous son nez. Livvy, c’est absurde, nous risquons gros si nous sommes démasquées.

    — Oui, tu as raison. Si nous nous faisons prendre, il nous en coûtera… mais personne n’y parviendra. Qui y arriverait ? Après tout, nous sommes des pirates !

    Hyacinthe comprit qu’Olivia tentait de la distraire en invoquant la piraterie, mais elle restait sceptique ; l’idée d’avoir une corde autour du cou lui déplaisait. Elle s’enfonça dans son fauteuil, perdue dans ses pensées. Son aînée avait raison sur un point : elles ne brillaient pas dans ce genre de soirée. Mais quelqu’un pourrait tout de même les reconnaître ! On les avait souvent tournées en ridicule.

    Lors de ses premiers bals, Olivia, avec sa grande beauté, avait eu son lot de prétendants, que sa vive intelligence avait fait fuir les uns après les autres. Quant à elle-même, ses connaissances sur les armes lui avaient valu des regards narquois. Jusqu’à ce qu’un voisin de la famille la surprenne en train de s’entraîner. La rumeur s’était alors répandue comme une traînée de poudre. Hyacinthe était rapidement devenue une excentrique aux yeux de la gent masculine ; les pauvres hommes furent tous effrayés. Elle se souvenait encore de ces soirées où elle observait les novices se faire courtiser pendant qu’elle restait assise, à l’extrémité de la salle de réception. Une des pires périodes de sa vie. Elle balaya ces images de son esprit. Qu’est-ce qui lui disait que les choses se passeraient différemment cette fois ? Oui, les épreuves traversées les avaient rendues plus fortes, elle et Olivia. Oui, elle savait comment jouer la comédie ; baratiner était pour elle une seconde nature. Mais souhaitait-elle réellement quitter la protection du Cygne noir ? Hyacinthe sourit finalement : sa sœur et elle épateraient la haute société.

    — Quand partons-nous ?

    Olivia lui retourna son sourire, heureuse de voir que son plan ne l’effrayait plus.

    — Dès que nous aurons réussi à enfiler nos robes de soirée…

    Olivia éclata de rire devant la grimace de Hyacinthe à l’évocation de ce qu’elle appelait affectueusement l’instrument de torture rose. Depuis leur entrée en piraterie, elles ne portaient que très rarement des vêtements encombrants. L’une de leurs tactiques d’attaque préférées consistait à revêtir des robes légères pour confondre les équipages des bateaux. Qui pourrait imaginer que des femmes puissent être pirates ?

    — Je ne rirais pas si j’étais toi, Livvy. N’oublie pas que c’est moi qui lace ton corps à baleine.

    Ce fut au tour d’Olivia de grimacer. S’appuyant sur ses avant-bras, Hyacinthe se souleva de son siège.

    — Si nous avons fait le tour de la question, je vais aller mettre Tony au courant.

    Olivia hocha la tête tout en la congédiant de la main.

    — Va convaincre tes hommes, il me reste certains détails à régler.

    Hyacinthe partit à la recherche de son second, Tony, un homme à l’esprit vif et aux talents multiples. Elle fut surprise de le voir dans la salle du conseil, pièce jouxtant sa cabine. Il se leva et accrocha ses pouces dans sa ceinture.

    — C’est quoi qu’on fait ? l’interrogea-t-il de son accent campagnard.

    — Londres. Nous avons besoin de renseignements. Le meilleur moyen de les trouver est de retourner dans la haute société. J’aimerais réunir tout le monde pour que l’on passe au vote.

    Hyacinthe devait se soumettre à la démocratie du bord. C’était un système différent de ce qu’elle connaissait, mais qui avait fait ses preuves.

    — Pas besoin, cap’taine. On a déjà voté. On te suit.

    Hyacinthe fronça les sourcils.

    — Mais, nous n’avions pas décidé…

    — Le butin a contenté les hommes. Ils veulent continuer.

    Hyacinthe ne savait pas quoi dire. Elle acquiesça en le remerciant d’un signe de tête.

    — Je vais aller informer Jeffrey, Tony.

    — Allons-y.

    Elle le trouva à la barre. Dans la quarantaine, robuste et cheveux bruns, Jeffrey avait le regard vif de quelqu’un qui a tout vu. Un meneur d’hommes qui avait su se faire respecter comme timonier. Son physique avenant lui valait l’attention des femmes. Après la décision de partir à la recherche de ses parents, Olivia lui avait expliqué le projet imaginé pour fuir lord Smith. Elle avait confiance en cet homme et en son jugement. Après tout, Jeffrey connaissait les sœurs Danbury mieux que personne.

    Après les avoir écoutées, il avait annoncé sa volonté de les accompagner. Pas question de laisser les filles de son employeur et ami s’engager dans cette aventure sans lui. Des années plus tôt, lord Danbury avait été généreux à son égard à son retour de la guerre. La femme de Jeffrey s’était enfuie avec un autre homme, le laissant sans le sou. Lord Danbury lui avait offert un travail, un logis, de la nourriture et, sans le savoir, une nouvelle famille. Hyacinthe devait avouer qu’elle et Olivia ne seraient plus en vie si Jeffrey n’avait pas été là dans les derniers mois.

    Il contrôlait la barre à roue avec le naturel dû à des années d’expérience dans la Marine. Hyacinthe et Tony se placèrent à ses côtés et attendirent qu’il leur adresse la parole.

    — Quelles sont les nouvelles, capitaine ?

    — Nous changeons de cap, Jeffrey. Direction Londres.

    Il la dévisagea en redressant un sourcil étonné. Il n’avait pas pensé revoir la ville si tôt.

    — Une idée du Renard Blond ? demanda-t-il, remis de sa surprise.

    Hyacinthe sourit à l’évocation du surnom que les pirates avaient attribué à sa sœur. Pour elle-même, ils avaient choisi Albatros, reflet de sa détermination à toute épreuve.

    — Pour l’instant, ses idées nous ont bien servi. Je lui fais confiance et croise les doigts.

    — Tu as raison. Miss Danbury a toujours su faire preuve de discernement. Tout comme toi, capitaine. J’espère simplement que tout se passera bien.

    Tony hocha la tête et s’éloigna avant d’élever la voix pour donner ses directives. Jeffrey tourna la roue du gouvernail à tribord.

    — Lord Smith est à Londres pour la saison mondaine. Il nous faudra redoubler de prudence en arrivant au port, poursuivit-il en observant le vent dans les voiles. Il aura laissé des hommes pour accomplir le sale travail.

    Hyacinthe approuva. Elle connaissait les risques, mais n’en restait pas moins déterminée à aller jusqu’au bout.

    — J’ai à mes côtés la plus grande stratège d’Angleterre ainsi qu’un héros de guerre. Je ne peux être davantage en sécurité. Nous nous en sortirons, j’en suis sûre.

    Jeffrey s’esclaffa, donnant son accord tacite à sa protégée. Il s’acquittait toujours de sa tâche avec humour. Ce simple rire réchauffa le cœur de Hyacinthe. Elle avait peut-être perdu ses parents, mais le reste de sa famille était encore là. Une étincelle dans les yeux, il se tourna vers elle.

    — Capitaine, je suis curieux de savoir si les salons de thé ont entendu parler de nous.

    — C’est certain ! Qui pourrait nous résister ? s’exclama-t-elle avant de s’adresser à ses hommes, les mains en porte-voix. Messieurs, nous serons bientôt de retour dans notre patrie. Mettez-vous au travail sans délai… Tony, je compte sur toi pour que tout soit en ordre, termina-t-elle, un ton plus bas.

    C’était le branle-bas de combat ; tous s’attelaient à la tâche. Ils devaient transformer le navire en modeste bateau marchand. Le pavillon pirate disparut au profit du drapeau d’Angleterre. Des caisses de toutes sortes apparurent çà et là sur le pont. Tous les membres d’équipage furent passés au peigne fin. Comme Olivia détestait le manque d’hygiène au quotidien, il n’y eut pas beaucoup à accomplir de ce côté-là. Jamais personne n’avait vu un navire aussi étincelant.

    Au départ, Hyacinthe ne comprenait pas l’obsession de son aînée pour la propreté à bord. Olivia lui avait alors expliqué avoir remarqué une différence entre le niveau de maladie dans les bas-fonds de la ville et celui de l’aristocratie. Sa sœur cherchait encore le lien exact, mais préférait néanmoins la propreté à la crasse.

    Elles formaient une équipe. Hyacinthe appuyait donc son aînée même si ses exigences étaient saugrenues. Certains pirates se rebellaient parfois contre ses pratiques étranges, mais ils finissaient toujours par entendre raison. Hyacinthe ne pouvait demander mieux comme bras droit. À ce jour, leurs différences les rendaient imprévisibles.

    4

    Deux jours après l’annonce du changement de cap, le Cygne Noir était méconnaissable. Tous étaient prêts pour l’arrivée sur le continent. De son côté, Olivia avait concocté deux nouvelles identités et un passé. Les sœurs avaient supposément vécu en France la majorité de leur vie et rendaient visite à leur oncle Jeffrey pour la saison. Quatre mois plus tôt, elles s’étaient rebaptisées Tyler, nom courant chez les pirates. Elles utiliseraient encore ce nom d’emprunt. Par mesure de sécurité, elles avaient également changé de prénoms.

    Grâce à leur ancienne gouvernante, elles parlaient couramment français. Seul problème restant : leur peau basanée due à la vie en mer. Même en se couvrant de poudre, elles avaient encore le teint légèrement hâlé. Elles devraient composer avec ce désavantage. Leurs pommettes et leurs lèvres affichaient une teinte rouge vif. Hyacinthe avait une mouche noire en forme d’étoile au coin de la lèvre, tandis qu’Olivia avait opté pour un soleil au milieu d’une joue. La perruque poudrée de Hyacinthe la démangeait. Elle se demandait depuis longtemps quel charme pouvait bien découler d’un tel accessoire. Elle préférait sa longue chevelure libre de tout artifice. Elle sourit en se souvenant d’un incident lors de sa première saison. Le feu s’était déclaré dans la perruque démesurée d’une dame qui s’en était sortie sans une égratignure. Encore aujourd’hui, Hyacinthe trouvait cet incident cocasse.

    Se vêtir prit trois fois plus de temps qu’à l’ordinaire. Les sœurs n’avaient plus l’habitude de tous ces lacets, jupons et paniers. Olivia portait une robe orangée, aux manches bouffantes, et son corps à baleine, quoique peu confortable, lui enserrait la taille pour l’affiner de manière divine.

    Si un seul homme reste insensible aux charmes de ma sœur, je devrai revoir mes théories sur la gent masculine, pensa Hyacinthe en écarquillant les yeux.

    Pour sa part, elle avait revêtu une robe bleu foncé. Ses épaules entièrement recouvertes mettaient en valeur sa forte poitrine. Des gants blancs lui ceignaient les avant-bras et, comme cadette d’une famille aux revenus modestes, elle ne portait aucun bijou. Seule l’aînée, principale fille à marier, devait s’en parer.

    Enfin prêtes, Olivia et Hyacinthe ne purent s’empêcher de rire aux éclats tellement elles se trouvaient ridicules.

    — Eh bien, on dirait que la fête bat son plein, remarqua Jeffrey en les surprenant. Dommage que vous ne m’ayez pas attendu.

    Leurs corps à baleine les empêchant de respirer normalement, elles avaient toutes les difficultés du monde à retrouver leur sérieux.

    — Allons, oncle Jeffrey, rétorqua Olivia en reprenant son souffle, la soirée débute à peine. Vous aurez amplement le temps d’en profiter.

    — Je l’espère bien, j’ai de grands projets pour ce soir.

    Séduisant dans son justaucorps gris cendré, Jeffrey avait choisi une perruque à queue de cheval dégageant son visage. La guerre avait marqué

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