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Les joyaux d’Éliambre
Les joyaux d’Éliambre
Les joyaux d’Éliambre
Livre électronique426 pages5 heures

Les joyaux d’Éliambre

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À propos de ce livre électronique

Alors que les lynx retiennent prisonnière la dernière des fées, un froid terrible s’abat sur Gondwana.

Pour Aymric, Xanaël et les autres, le temps est compté. Quand ils s’envolent vers Laurentia pour y chercher l’elfe manquant, ils ignorent que ce territoire est peuplé de redoutables magiciens. Les aventuriers reviendront-ils tous sains et saufs de ce mystérieux continent?

Épaulée par de précieux alliés, Ancolie veille sur les elfes endormis. Les cigognes restent sur le pied de guerre pendant que des loups s’attaquent aux villages. Ce ne sont pourtant pas ces créatures que la guerrière redoute
le plus…
LangueFrançais
Date de sortie15 avr. 2020
ISBN9782898082047
Les joyaux d’Éliambre

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    Aperçu du livre

    Les joyaux d’Éliambre - Maude Royer

    PROLOGUE

    Quand s’était achevée la guerre avec les vampires, les elfes s’étaient retrouvés libres d’entreprendre une nouvelle existence. Mais leur île avait été profanée par un mutant et leurs tentatives pour ramener les elfes gris à la vie les avaient tous conduits dans le néant, où leurs âmes étaient maintenues prisonnières.

    Sur Gondwana, le vieux continent, le printemps tardait à venir. Il y régnait un froid mordant. Jamais auparavant la population n’avait connu un tel hiver.

    Dépassée par les derniers événements, la vigie des corbeaux ne savait plus où donner de la tête. Les loups menaçaient de s’en prendre aux hommes et Élorane, la seule créature qui parlait toutes les langues de l’univers, avait été enlevée par des lynx. Que pourraient faire Laurian, Trefflé, Ancolie, Xanaël et Aymric pour sauver leur monde du pire, sans la magie de la dernière des fées ?

    Le doute n’était plus permis : l’exil des magiciens, trois siècles plus tôt, avait bien engendré une ère de ténèbres.

    Or, en dépit du conflit qui déchirait les cigognes et les hommes, trois bébés humains avaient mystérieusement vu le jour.

    LES CORBEAUX

    Baltica n’était pas touchée par l’exceptionnelle vague de froid qui saisissait Gondwana mais, sans la magie des elfes, les feuilles des arbres n’avaient pas encore repoussé, les laissant tremblotants. La neige, qui avait l’habitude de s’entasser à leur sommet, tombait à gros flocons sur le sol. Ici et là, le tapis blanc était parsemé de traces de cerfs, de lièvres et de loups. Mais nulle part ne se dessinait l’empreinte d’un pas elfique.

    Une patte noire pointa hors d’un tronc et tâta le terrain. Un bec apparut, agité, nerveux. Limax s’assura, en regardant à gauche, puis à droite, qu’il n’avait pas été repéré. Plusieurs jours s’étaient écoulés sans que se montre un être menaçant. C’était le moment ou jamais de fuir cette île.

    « Ne pas laisser de trace », se répétait le corbeau en s’élevant à quelques pouces du sol.

    De ses ailes, il balaya la neige pour effacer toute preuve de son passage sur le continent des elfes. Roulant dans leurs orbites, ses yeux fouillaient chaque recoin de la forêt qui l’entourait. Devant lui, de frêles mélèzes gondolaient sous le vent. N’avait-il pas entendu un bruit ?

    « Un écureuil ? Inoffensif. À droite ? Des rochers. À gauche ? Rien à signaler. »

    Le corbeau avait passé les cinq derniers mois tapi dans son tronc d’arbre. De jour en jour, sa paranoïa n’avait fait qu’augmenter. Pourtant, quand le patron lui avait confié cette mission, il s’était réjoui. Même qu’il trépignait d’impatience à l’idée de voir un elfe. Mais ni sa longue expérience, ni ses entraînements intensifs ne l’avaient préparé à affronter les vampires.

    Enfin arrivé sur la berge, le corbeau s’enfuit au-dessus de l’océan.

    « Plus jamais je n’accepterai une mission hors des frontières de Gondwana », se promit-il, encore secoué par le souvenir des monstres qui avaient tenté de se repaître de son sang.

    Limax voyageait depuis une dizaine de jours lorsque son ombre glissa sur la plage de Gondwana. Il ne s’était reposé qu’à quelques reprises, au hasard d’une branche ou sur le dos d’une tortue qui flottaient à la surface d’Aqua. Impatient de faire son rapport au patron, il persévérait à battre des ailes malgré la fatigue. En atteignant le haut peuplier de Cornix, il fut rassuré d’y retrouver une douzaine des siens. Quand il se posa sur une branche, les petites têtes noires se tournèrent vers lui d’un même mouvement.

    — Je ne remettrai plus les pattes sur Baltica ! croassa-t-il. Jamais ! Je tiens à mes plumes. Ce continent est infesté d’êtres infâmes, aussi lugubres que la gueule d’un ours !

    — Limax, intervint le chef des corbeaux, votre retour m’enchante, mais vous atterrissez en pleine réunion et nous avons des sujets importants à l’ordre du jour. Qu’avez-vous à nous raconter ? Faites vite, je vous prie.

    Limax commença son récit.

    — À mon arrivée sur Baltica, une elfe était étendue à plat ventre sur les rochers qui bordent l’île. Elle embrassait un homme qui se trouvait dans l’eau, immergé jusqu’à la poitrine.

    — Qu’est-ce que tu racontes, le coupa Corvus. Les elfes ont Aqua en horreur.

    — J’ai aussi vu un petit garçon, poursuivit Limax.

    — Tu épiais donc une gentille famille ? le railla Nuk.

    — L’enfant a pris son élan et a sauté dans les bras de son père, continua Limax, ignorant la moquerie. Lui non plus ne craignait pas l’eau !

    — Quelle histoire ! ironisa une autre vigie. Et si tu allais raconter ça au département des phénomènes inexpliqués pendant qu’on poursuit la réunion ?

    — Laissez-le parler, intervint Cornix, ce qui fit taire l’assistance. Mais, Limax, nous n’avons pas toute la journée.

    — Compris, patron. J’allais m’approcher des trois elfes quand d’abominables créatures ont surgi sur la berge. Deux elfes aux yeux rouges et aux crocs immenses, ainsi qu’une bande de chauves-souris enragées, aussi grandes que des enfants humains !

    — Nous savons depuis longtemps que les elfes sont la proie des vampires, croassa Corvus, lassé du laïus de son coéquipier.

    — Corvus, s’impatienta Cornix, cessez de l’interrompre.

    Limax s’élança sans délai :

    — Les elfes-vampires se sont précipités droit sur la petite famille. En entendant leur respiration rauque et saccadée, la mère s’est redressée. Elle a saisi l’enfant et l’a poussé vers une grotte dissimulée dans les rochers. Suspendues dans les airs, les chauves-souris observaient la scène en salivant. Un des elfes noirs a dérapé sur les pierres visqueuses, entraînant son complice dans sa chute. L’homme criait à sa belle de sauter à l’eau, mais elle était pétrifiée. J’imagine qu’elle refusait de partir sans son enfant. Les vampires se sont vite emparés d’elle. Son amoureux a voulu monter sur la berge pour lui porter secours, mais en le prenant en chasse, deux chauves-souris l’ont obligé à filer sous l’eau. Et là, j’ai vu que cet elfe avait une énorme, une gigantesque queue de poisson !

    — Tout me paraît disproportionné dans ce récit, Limax, commenta Corvus.

    — Vous ne me croyez pas ? Demandez à Pike. Lui aussi a vu un elfe il y a quelques années.

    — Ce que tu as vu, c’est un sirène, précisa Pike. Ils ne vivent pas sur Baltica, mais sur Laurentia. Cet homme avait une nageoire sur la tête, n’est-ce pas ?

    — J’ai cru à une coiffure excentrique…

    — Limax ! grailla Cornix.

    — J’y arrive, patron. Les elfes mutants sont repartis en entraînant la femme avec eux, tandis que les chauves-souris pourchassaient l’homme… le sirène. L’enfant était toujours dans sa planque. J’ai suivi les elfes-vampires jusqu’au château de pierre, histoire de voir ce qu’ils feraient de leur prisonnière. Mais je n’avais pas atteint l’entrée que déjà on fonçait sur moi. Des dizaines de chauves-souris m’ont traqué dans la forêt. J’ai échappé à la mort en me dissimulant dans un tronc d’arbre. Pour préserver les informations dont je disposais, j’y suis resté caché jusqu’au jour de mon départ.

    — Voilà qui justifie votre retard, Limax, lui concéda le chef de la vigie, alors que les autres corbeaux se balançaient d’une patte à l’autre, excédés.

    — Je vous remercie de votre compréhension, patron.

    — Mais rien de tout ça n’explique pourquoi vous étiez si impatient de nous raconter ce simple fait divers, ajouta Cornix.

    — Un fait divers ? réagit Limax.

    — À moins que vous ayez été témoin d’autre chose ?

    — Quelques jours après l’attaque, du fond de ma cache, j’ai bien vu un ours…

    — Et alors ? croassa Cornix.

    — Embusqué à l’orée des bois, l’animal fixait l’océan.

    — C’est ridicule, patron ! croassa Corvus. Chassez ce pitre du peuplier !

    — Vous avez quinze secondes, Limax.

    — Il y avait un autre homme-poisson, patron. Ce n’était pas l’amoureux de l’elfe. Lui n’est jamais réapparu. Ce sirène-là filait loin de Baltica en emportant le petit garçon sur son dos.

    L’histoire de Limax semblait enfin intéresser ses congénères. Tous le regardaient, l’œil rond et le bec ouvert.

    — Ciel noir…, murmura Cornix.

    — Tu n’aurais pas pu le dire plus tôt ? s’emporta Nuk dans un brusque mouvement d’ailes.

    — Cet enfant avait bien les oreilles pointues, Limax ?

    — Aussi pointues que mon bec, patron.

    — Rhéo ! croassa le chef de la vigie. Vous avez entendu ? Rendez-vous immédiatement auprès d’Élorane. Elle doit être informée que l’elfe manquant se trouve vraisemblablement sur Laurentia.

    — L’elfe manquant ? s’étonna Limax dans le brouhaha général.

    — Patron, la fée a été enlevée, cria Rhéo par-dessus la cohue.

    — Je sais ! Mais l’un de vous a bien réussi à l’approcher !

    — Négatif, patron. Les lynx sont des gardes infatigables. C’est mission impossible.

    — Dans ce cas, prévenez les hommes. Il n’y a plus de temps à perdre. Élorane doit être libérée pour que le dernier des elfes soit ramené auprès des siens. Darl, je vous mets sur le coup !

    — Euh… je ne parle pas le langage des hommes, patron.

    — La magie de la grotte agira, vous saurez vous faire comprendre.

    — Sauf que l’enfant-loup et les autres ne sont plus dans l’antre du dragon, lui apprit Rhéo. Ils sont partis à la recherche d’Élorane. Mais ils n’ont toujours pas trouvé les lynx. Pour l’heure, ils se sont réfugiés dans la cabane du loup-garou, à plusieurs lieues à l’ouest de la grotte magique.

    — Ils ont quitté la grotte ? Mais qui veille sur les corps des elfes ?

    — Les loups, patron.

    — Ciel noir ! lança Cornix. Il faut absolument délivrer Élorane et envoyer ces hommes sur Laurentia. Le froid qui tient les chasseurs loin de l’antre de Drugo ne durera pas éternellement.

    — Et si on alertait un des loups de la grotte ? proposa Limax. Il irait avertir le petit Aymric.

    — Ma foi, ce n’est pas idiot, approuva le chef de la vigie.

    — Pas idiot, mais plus compliqué que vous ne l’imaginez, patron, déplora Rhéo. On ne peut plus approcher de l’antre de Drugo. La meute de Malrok y veille. Même une fourmi ne pourrait y mettre une patte sans être réduite en bouillie.

    — La meute de Malrok ? répéta Limax, déconcerté. Depuis quand ce loup de seconde classe est-il chef de meute ?

    — Chef de meute, c’est vite dit, s’en mêla Nuk. Il dirige un ramassis de traîtres et de laissés-pour-compte, oui !

    — Mais que font les elfes sur Gondwana ? demanda soudain Limax, qui ne comprenait plus rien à rien. Quelqu’un peut-il m’expliquer ce qui se passe ?

    — Si vous aviez étendu vos recherches hors de votre tronc d’arbre, Limax, vous sauriez que le conflit entre les chauves-souris et les elfes n’est plus d’actualité.

    — Et pourquoi ai-je l’impression que ce n’est pas une bonne nouvelle ?

    — Une fois libérés de l’emprise du maître chauve-souris, les elfes noirs sont tombés dans un profond coma. La reine Yazmine les a fait conduire dans la grotte magique de Gondwana dans l’espoir que les âmes des elfes gris quitteraient le néant et réintégreraient leurs corps. Mais pour que ce miracle soit possible, toutes les âmes du peuple elfique, sans aucune exception, devaient rejoindre le néant. Ils ont donc bu une potion concoctée dans ce but.

    — Mais cet elfe, le petit garçon, est encore en vie !

    — Comme vous dites, Limax. Et comble de malheur, pour une raison qui nous échappe encore, les lynx ont jugé bon de s’emparer de la dernière des fées et de la mettre en cage.

    — Nous savons pourquoi les lynx ont enlevé Élorane, n’est-ce pas, patron ? vérifia Corax.

    — Ah, oui ?

    Cornix fixait Corax de ses petits yeux noirs. Il y avait plus d’une décennie que ce corbeau était revenu de sa mission dans le Sud, où il avait heurté un arbre de plein fouet. Depuis, il se contentait en général de se chercher des parasites dans les plumes.

    — Euh, oui. Les lynx possèdent plus d’une vie, patron. Ce don leur vient probablement des fées et disparaîtra donc avec la dernière d’entre elles.

    — Qu’est-ce qui vous permet de croire que les lynx ont plusieurs vies, Corax ?

    Le corbeau ouvrit le bec et le referma sans qu’aucun son en sorte. Cornix insista.

    — Corax, vous croyez que les lynx ont enlevé Élorane pour la protéger et ainsi assurer la survie de leur propre peuple ?

    — Quoi ? s’étrangla le pauvre bougre. On a enlevé Élorane ? Vite, vite ! Il faut la sauver !

    Il se mit à gesticuler des ailes, des pattes et du bec, puis il retourna à ses parasites. Observant celui qui, à une époque, avait été sa meilleure vigie, le chef des corbeaux se demandait s’il venait d’assister à un de ses rares éclairs de lucidité.

    — Et pour le bébé humain, patron ? s’informa Rhéo.

    — Le bébé humain ? croassa Limax.

    La surprise fut si foudroyante que l’oiseau tomba en bas de son perchoir.

    Cornix distribua ses ordres et les corbeaux désertèrent le haut peuplier, laissant Limax coincé entre deux branches.

    LES LYNX

    Sur le plus haut sommet de Gondwana, Lomac se tenait au côté de la Sagesse des lynx. Seuls les héros avaient ce privilège. La mine basse, le grand lynx écoutait le vieux Gormong chanter ses louanges d’une voix rocailleuse, entrecoupée de crachements.

    — En nous livrant la dernière des fées, Lomac a sauvé notre peuple.

    Lomac n’était pas particulièrement fier de ce qu’il avait fait, mais il ne le regrettait pas.

    « Je n’avais pas le choix », se disait-il.

    Il ne s’autorisait à lever la tête que pour jeter de rapides coups d’œil vers Élorane. Au-dessus de lui, un peu de travers, la vieille cage tordue se balançait sous la branche du pin sylvestre. L’étroitesse de la prison obligeait la fée à garder sa taille de souris. Les barreaux étaient si rapprochés que, même aussi petite qu’un papillon, elle n’aurait pu en sortir sans s’abîmer les ailes. Élorane savait qu’une fée qui perdait ses ailes perdait aussi la vie. Elle avait bien essayé de grandir jusqu’à briser la cage de fer, mais là encore, elle n’avait réussi qu’à se blesser.

    De jour comme de nuit, les chats sauvages veillaient sur elle. Ils ronronnaient, se déclarant à son service, mais elle n’était pas dupe : les lynx étaient ses geôliers.

    — Je me fais vieux, mes amis, reprit Gormong, et cet hiver sans fin aura sûrement raison de ma dernière vie. Si je venais à disparaître, sachez que ce rocher reviendrait à Lomac, de la tribu des Pardelles.

    Le peuple n’eut aucune réaction. Tous se demandaient s’ils avaient bien compris les paroles enrouées du vieux sage.

    — Lomac sera votre nouveau chef.

    Cette fois, des acclamations s’élevèrent des bosquets de conifères qui entouraient la clairière où tous les lynx du continent – désormais moins de cinq cents – étaient réunis. Quelques-uns grondèrent de mécontentement. Quant à Miaran, l’aîné des descendants mâles de Gormong, il se contenta de serrer les dents. Ayant maintes fois prouvé sa bravoure et ses qualités de rassembleur, il aurait dû succéder au chef sur le plus haut rocher. Pourquoi le vieux sage se débarrassait-il de lui comme d’une vieille carcasse puante ?

    Humilié, Miaran se retira dans l’aube avec la discrétion d’un fantôme. Mais il n’avait pas dit son dernier mot.

    La séance levée, les lynx se dispersèrent. La plupart n’étant là que pour assister au rassemblement, ils retournaient déjà vers leurs territoires. Toutefois, vingt d’entre eux s’embusquèrent dans les fourrés et les bosquets, tandis que dix autres s’immobilisaient sous la cage de fer. Ils fouilleraient les alentours de leurs yeux perçants et de leur ouïe fine jusqu’à ce qu’on vienne les relayer.

    — Laissez-moi seul avec Élorane, dit Lomac aux gardes de la fée, dès que Gormong, dix protecteurs à sa suite, eut quitté le sommet de la montagne.

    — Nous avons reçu l’ordre de surveiller la cage. Nous ne bougerons pas d’ici.

    — Mes frères, la Sagesse des lynx a placé sa confiance en moi, faites-en donc de même. Je vous demande un moment, rien de plus.

    Les chats sauvages se regardèrent puis, d’un accord tacite, ils s’éloignèrent, mais de quelques pas seulement. Lomac avait livré la fée à la tribu. En dépit de cet exploit, les autres restaient méfiants.

    Bien avant que les fées ne fassent des lynx leurs protecteurs en échange de huit vies supplémentaires, ce peuple survivait déjà grâce à sa suspicion et à sa discrétion. Aujourd’hui encore, ils étaient aussi prudents que mystérieux.

    Recroquevillée sur elle-même, Élorane se réchauffait comme elle le pouvait en se frottant les bras.

    — Vous avez froid, mademoiselle ? Je croyais que le climat ne vous affectait pas.

    — Je le pensais aussi, Lomac. Je ne sais pas ce qui m’arrive, mais cette sensation est fort désagréable.

    — Et le printemps qui traîne en chemin… Vous êtes si pâle !

    Lomac se tourna vers les gardes.

    — Qu’on apporte une fourrure à cette enfant ! N’avez-vous pas remarqué qu’elle grelotte ? C’est elle que vous devez surveiller, pas sa cage ! Allez, dépêchez-vous, n’attendez pas que je lui fasse un manteau de votre fourrure !

    Quelques lynx s’éclipsèrent.

    Plusieurs minutes passèrent pendant lesquelles la fée s’appliqua à ignorer Lomac. Le soleil était déjà levé lorsqu’un lynx s’avança vers la cage, une pelisse dans la gueule. Il escalada le pin pour se rapprocher d’Élorane, qui saisit la fourrure et s’y emmitoufla. Le lynx sauta au sol et s’éloigna. Lomac s’adressa de nouveau à la fée :

    — Tant que nous serons en vie, vous n’aurez rien à craindre. Nous prendrons soin de vous. Vous vivrez éternellement.

    — Prendrez-vous soin de moi avec la même vigilance que vous l’avez fait pour les clochettes du matin ? s’enquit Élorane, les lèvres bleues.

    — Votre colère est légitime, mademoiselle Élorane. Nous devions protéger les fleurs dans lesquelles naissaient les fées, et nous avons failli à la tâche. Mais pour notre plus grand bonheur, vous êtes là, et je vous assure que vous ne connaîtrez pas le sort subi par les clochettes du matin.

    — Je ne vous comprends pas, chuchota la fée, obligeant Lomac à grimper dans l’arbre pour l’entendre. Cet été, sur la plage, vous avez pris la peine de me prévenir des intentions des lynx. Pourquoi m’avoir mise en garde si c’était pour vous emparer vous-même de moi ?

    — Priver une créature comme vous de sa liberté me semblait abominable et déshonorant, répondit le lynx après s’être assuré que ses pairs ne pouvaient capter ses propos.

    — Vous avez changé d’avis ? Pourquoi ?

    — Je n’ai pas changé d’avis, mademoiselle Élorane. L’ennui, c’est que peu après mon départ de la plage, Gamel, le petit lynx qui m’accompagnait, est tombé dans un précipice et s’est rompu le cou.

    — Il est mort ? s’attrista la fée en regardant enfin le grand chat sauvage dans les yeux.

    — Il est revenu parmi nous, mais il en est à sa deuxième vie, désormais.

    — Il lui en reste encore sept après celle-ci, c’est plus que…

    — Je sais, c’était plus que généreux de la part de votre peuple, et les lynx ne se sont pas montrés dignes d’un pareil cadeau. N’empêche que si vous veniez à mourir, l’enchantement prendrait fin. Tous les lynx qui vivent aujourd’hui grâce à votre magie s’éteindraient du même coup.

    — Soit la plupart d’entre vous, fit Élorane, songeuse. Je comprends mieux. C’est votre vie que vous protégez, et non la mienne.

    — Non, mademoiselle Élorane, feula Lomac. Mais le petit Gamel…

    — Vous l’aimez comme un fils, ça ne laisse aucun doute.

    — Cet enfant n’a que moi. L’aurais-je arraché à la mort pour qu’on me l’arrache à mon tour ?

    — Vous le protégerez quoi qu’il arrive, j’ai compris. Mais pourquoi ne pas simplement avoir demandé mon aide ?

    — Qu’auriez-vous fait ? répliqua le lynx. Au temps où les fées étaient nombreuses, leur magie était puissante. Vous êtes seule aujourd’hui. Quels pouvoirs possédez-vous ?

    — Je… Je peux changer de taille, commença la fée en plissant son petit nez, un brin insultée. Je peux comprendre et parler toutes les langues de l’univers. Je peux, si je crois…

    — Vous avez peut-être de grands pouvoirs, la coupa Lomac, mais il n’y a plus personne pour vous enseigner comment vous en servir.

    — Soyez-en heureux, sinon je vous aurais déjà transformé en cafard !

    — Encore une fois, je suis désolé, mademoiselle Élorane. Soyez assurée que je m’appliquerai à rendre votre vie la plus confortable possible.

    — Je ne veux pas d’une vie confortable ! Je suis une fée ! Et la dernière, à vous entendre ! J’ai encore tant à faire pour le monde… Les cigognes font toujours la guerre aux hommes, tout un peuple de magiciens a sombré dans l’inconscience, et qui sait quels êtres noirs vont encore surgir ? Ce que vous avez fait est indigne de l’affection que vous porte Gamel !

    Tous les poils de Lomac se hérissèrent.

    — Je vous en prie, le petit ne doit pas savoir que c’est moi qui vous ai livrée à la tribu.

    Élorane en eut un hoquet.

    — Est-ce une faveur que vous me demandez ? s’indigna-t-elle.

    Trahie par son grand cœur, elle se radoucit néanmoins avant même que Lomac n’ouvre la gueule.

    — Soit, Gamel n’apprendra rien de ma bouche, mais ne comptez pas sur moi pour rester ici éternellement. Mes amis viendront me délivrer.

    — S’ils tentent quoi que ce soit, ils seront tués. Croyez-moi, j’en serais aussi peiné que vous.

    LES LOUPS

    Lorsqu’Élorane avait été enlevée sous le nez d’Aymric et de Viko, le jeune loup s’était précipité aux trousses des lynx. Or, on ne les appelait pas des fantômes sans raison. Viko avait vite perdu leurs traces. Il avait alors rejoint Aymric à la grotte des âmes disparues avec la nouvelle meute de sa mère. Le groupe se composait du couple de meneurs, d’un loup dans la force de l’âge et de six jeunes adultes particulièrement futés, mais tous inadaptés socialement. La plupart avaient été chassés de leur meute d’origine pour insubordination ou autres incartades.

    Aymric avait présenté chaque loup à son père, Laurian, ainsi qu’à leurs amis Xanaël, Trefflé et Ancolie. Le garçon gardait de tendres souvenirs de sa vie parmi les loups. Il était heureux de retrouver son frère Viko, le fringant loup noir avec lequel il ne pouvait s’empêcher de se chamailler. Il avait été ému de pouvoir étreindre de nouveau Miacisse, sa mère adoptive, et de voir qu’elle se laissait caresser par Laurian. La louve avait léché le visage de l’homme, qui lui avait tapoté les flancs, lui manifestant sa reconnaissance. Viko et Aymric avaient aussi deux sœurs, Saja et Joïe, et deux plus jeunes frères, Milkio et Wilm, qui étaient restés à la tanière de Chad avec leur oncle Desmus.

    Malrok, le mâle avec qui Miacisse avait fui la domination de Chad, montrait un pelage parfaitement gris. Bass, un loup gris-brun costaud, était le bras droit de Malrok et de Miacisse. Il prenait son rôle à cœur, et ne s’éloignait jamais longtemps des meneurs. Bass avait été renvoyé de sa meute pour avoir dévoré la carcasse d’un daim qu’il venait de tuer, dont les morceaux de choix auraient dû revenir à son chef. Malrok laissait toujours ses subalternes manger en même temps que lui, même si les loups des meutes traditionnelles jugeaient ce comportement insensé. Il offrait même la meilleure part au chasseur qui avait joué le rôle décisif dans la capture de l’animal.

    Conok, un jeune écervelé qu’on reconnaissait à ses oreilles aux extrémités noires, avait également été chassé à la suite d’une nébuleuse altercation avec son chef. Wess, le bouffon de la bande, d’un gris très foncé, était de loin le plus fort. Lui et sa compagne, Yoa, avaient été forcés de quitter les leurs après la naissance de leurs trois louveteaux. Dans la plupart des meutes, seul le couple dominant avait le droit de se reproduire. Condamnés à mort, Wess et Yoa n’avaient eu d’autre choix que de se sauver en abandonnant leurs petits. Un jour, leur avait promis Malrok, ils iraient reprendre leurs louveteaux.

    Un autre loup était du même gris moyen que Yoa, mais une tache noire entourait son œil gauche. On le surnommait L’Ami. Solitaire, il parlait peu et avait tendance à rester à l’écart du groupe. Personne ne savait d’où il venait, ni quel était son véritable nom. La rumeur laissait entendre qu’il aurait commis un meurtre…

    Le vieux loup gris au dos blanc s’appelait Joalak. Après avoir été vaincu par un plus jeune que lui, cet ancien mâle alpha avait préféré vivre en solitaire plutôt que de jurer obéissance à un autre. Dans sa nouvelle famille, bien que Miacisse et Malrok soient les meneurs, tous les membres avaient droit au même respect.

    Cette meute hors du commun incluait une troisième femelle : Fani. La louve albinos, qui se confondait avec la neige, avait longtemps été malmenée et rejetée à cause de sa différence.

    À l’exception de Malrok et de Bass, qui étaient repartis en forêt pour garder un œil sur la meute de Chad, la petite bande montait la garde devant la grotte des âmes disparues, défendant à quiconque d’y entrer. Quand Viko avait présenté le plan aux hors-la-loi, ils avaient d’abord hésité à veiller ces centaines d’hommes aux oreilles pointues. Leur curiosité avait toutefois eu raison de leur réticence.

    Viko s’ébroua en entrant dans la cabane, éclaboussant Trefflé et Xanaël de neige fondue. En soupirant d’aise, il s’étendit devant le feu de cheminée, enviant la vie des chiens domestiques. Ancolie lui apporta une assiette de viande de daim, qu’il avala en quelques bouchées. Deux cents lieues séparaient la cabane du défunt loup-garou de la grotte de Drugo. Le jeune loup n’avait rien avalé pendant sa course, qui avait duré deux jours. Maintenant, il ronronnait comme un chat.

    — Bass et Malrok ont perdu la trace de Chad, confia-t-il à Aymric une fois le bouillon au fond de son assiette lapé. Mais ils la retrouveront. Pas question de laisser cette bande de crapules s’attaquer aux hommes.

    — Vous n’êtes que dix pour empêcher une meute déchaînée de mettre le continent à feu et à sang, et on vous demande en plus de garder l’entrée de la grotte, geignit le garçon, qui broyait du noir depuis la disparition d’Élorane.

    — Je préfère le feu au sang, répondit son frère loup en s’approchant des flammes jusqu’à ce que la chaleur devienne tout juste supportable. Dire que tu aurais dû être élevé dans un refuge comme celui-là, avec un feu, alors que tu as vécu tout ce temps dans une tanière froide !

    — Viko ! grogna Aymric. N’y mets pas la patte ! Je t’assure que c’est très chaud. La morsure des flammes est pire que celle du chacal.

    — Tant que je ne suis plus mordu par le froid !

    — Je peux aussi te parler de l’odeur que dégagera ton poil roussi…

    — Pire que l’haleine d’un chacal, je sais. Je n’avance plus. Mais c’est si bon ! Plus chaud que la fourrure d’une mère.

    Il ronronnait comme un chat.

    Aymric, qui n’avait pas connu la femme qui l’avait mis au monde, s’attrista encore plus. Il leva les yeux vers son père. Laurian était debout face à la fenêtre. Dehors, la lumière de la lune créait des ombres en se mêlant à la neige qui tombait, dessinant sur les joues de l’homme des larmes qui semblaient ne jamais vouloir s’arrêter. Pensait-il à sa femme, Miranie, ou à Yazmine, la reine des elfes ? Aymric savait que sa mère était le plus beau des souvenirs de son père, mais onze années avaient passé depuis que la vie les avait séparés… Et elle n’était plus qu’un spectre…

    Devant un repas à peine entamé et refroidi depuis longtemps, Trefflé, Xanaël et Ancolie poursuivaient leur propre discussion. Pour eux, le loup et Aymric n’échangeaient que des grognements, ils ne saisissaient rien de leur conversation.

    — Il doit bien exister un moyen d’aider les elfes à sortir du néant, répétait Trefflé en tournant les pages d’un grand livre dans lequel il avait recopié des informations lues dans des ouvrages elfiques.

    — Comment ai-je pu laisser Yazmine faire une chose aussi stupide ? se reprochait Ancolie pour la centième fois.

    Elle arracha le livre des mains de Trefflé pour le balancer sur le sol, où il faillit percuter Viko.

    — La décision de Yazmine n’avait rien de stupide, rétorqua Laurian, sans perdre la forêt des yeux. Au contraire, elle était héroïque.

    — L’amour vous rend aveugle ! s’énerva Ancolie en se levant brusquement. Personne n’a jamais rien fait d’aussi insensé !

    Xanaël lui saisit le bras.

    — Nous sommes tous à cran, dit-il en la ramenant contre lui. Ce n’est pas le temps de se disputer.

    — Regarde-les, soupira Aymric à l’intention de Viko. On sent bien qu’Élorane n’est plus là.

    — Nous devons retrouver Élorane, décréta justement Xanaël. Il est hors de question de l’abandonner aux griffes des lynx.

    Ancolie se dégagea de l’étreinte de l’ange.

    — Si au moins nous savions où ces canailles se cachent, pesta Trefflé.

    Aymric les rejoignit à table.

    — D’après Viko, c’est le secret le mieux gardé de Gondwana, râla-t-il.

    — Demandons l’aide des loups, intervint Laurian en se tournant enfin vers eux.

    Le visage pâle et l’air grave, il leur donna l’impression d’avoir longuement réfléchi à la question.

    — La meute de ma mère ne peut pas tout faire ! protesta Aymric.

    — Il y a d’autres meutes sur le continent, mon garçon.

    — Que Chad s’efforce en ce moment même de convaincre de s’attaquer aux hommes. Sans Élorane à mes côtés, aucun loup ne m’écoutera !

    — Ça ne coûte rien d’essayer, insista Laurian.

    — Et après ? demanda Ancolie d’un ton aussi calme que possible. Admettons qu’on réussisse à libérer Élorane, qu’arrivera-t-il ensuite ? Devrons-nous parcourir le vaste monde à la recherche de l’elfe manquant ? Et s’il y en avait plus d’un ? S’ils étaient éparpillés aux quatre coins

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