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La rebellion des cigognes
La rebellion des cigognes
La rebellion des cigognes
Livre électronique386 pages5 heures

La rebellion des cigognes

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À propos de ce livre électronique

À priori, c’était un jour comme un autre. Jusqu’alors dociles et discrètes, les cigognes se mettent pourtant à saccager les propriétés des hommes et à blesser leurs enfants. Les grands échassiers interrompent même la distribution des graines de choux, ce qui menace la race humaine d’extinction. Une guerre éclate.

Dans le village d’Isdoram, tandis que Miranie, les yeux rivés au ciel, ne perd pas espoir de voir une cigogne lui apporter une graine de chou, un géant aux ailes d’oiseau épie les jeunes élèves de la classe de monsieur Laurian. Et les corbeaux, éternels témoins des tragédies, crient malheur.
LangueFrançais
Date de sortie8 avr. 2020
ISBN9782898080906
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    Aperçu du livre

    La rebellion des cigognes - Maude Royer

    PROLOGUE

    Cette histoire, dont les racines remontent à des millions d’années, s’est déroulée dans un monde aujourd’hui oublié. Le soleil brillait alors d’un rouge éclatant sur les terres de Rodinia. Les dragons s’étaient éteints depuis longtemps déjà. C’était bien avant que, de souvenir à légende, puis de légende à mythe, l’histoire transforme les cigognes en oiseaux bienveillants. Dans ce premier monde, les hommes naissaient dans les choux. Certains d’entre eux, les êtres blancs, étaient doués de facultés extraordinaires. Lorsque ces magiciens furent chassés de Rodinia, leur exil marqua le début d’une ère de ténèbres.

    Nos ancêtres, les hommes préhistoriques, que nous croyons à tort être les premiers hommes, ne sont en fait que la deuxième ébauche de cette espèce qui, il faut l’espérer, connaîtra un dénouement plus heureux que la première…

    LES HOMMES

    Les soupçonnant de répandre le mal, les hommes chassèrent les magiciens du continent. Ainsi, ils se rendirent vulnérables, faisant d’eux-mêmes une race à la merci des autres. Trois siècles plus tard, le peuple des cigognes, qui avait jusque-là assuré la descendance des hommes, décida de renoncer à cette responsabilité. Lorsque les grands oiseaux blancs s’insurgèrent, les malheurs des hommes ne faisaient que commencer. Au bord de ce gouffre, deux êtres d’exception allaient toutefois être réunis.

    En ce matin de printemps, l’aube pointait tout juste son nez rosâtre sur les terres du sud de Gondwana. Pieds nus dans son jardin, une jeune mariée suspendit sa couronne nuptiale de primevères à une branche de cerisier qui surplombait le potager. Elle se pencha vers le sol et en retourna la terre de ses mains.

    Laurian, le mari de Miranie, n’était pas riche. Leur carré de terre, tout comme leur chaumière, était de proportions modestes. Mais la jeune mariée ne s’en souciait guère. Elle savait qu’il suffisait parfois d’une seule graine de chou pour voir naître un enfant. Même si l’été arrivait déjà, elle avait bon espoir de voir s’étirer une petite pousse verte avant que le froid ne vienne. Une fois encore, elle s’assura que sa couronne était bien en vue. Les cigognes ne pourraient la manquer. De plus, en tombant, les fleurs blanches des primevères rendraient la terre plus fertile.

    Fraîchement mariée, la jeune femme de dix-neuf ans rêvait déjà d’un beau bébé bien joufflu.

    — Ma si jolie…

    La voix était tendre, mais moqueuse. Miranie n’avait pas entendu Laurian approcher.

    — Ne bouge pas, tu as quelque chose juste là…

    Croyant qu’il s’agissait d’un prétexte pour glisser la main dans ses longs cheveux, la jeune femme fronça les sourcils. Or, Laurian récoltait déjà, dans ses mèches brunes aux reflets roux, une petite bestiole dodue et chaude qu’il lui mit sous le nez.

    — Une chenille rose ? s’étonna-t-elle. Elles existent donc vraiment !

    — On dit qu’elles sont très fragiles. Vaut mieux la remettre dans l’arbre.

    — C’est incroyable ! fit Miranie en touchant l’insecte du bout du doigt. La peau sous son ventre est presque transparente. N’est-elle pas magnifique ?

    Dans la main de son mari, la petite créature se roula en boule. Miranie l’examinait, tandis que Laurian l’observait, elle, sa femme, l’amour de sa vie.

    « Comme elle est belle », pensait-il.

    Lorsqu’il était près d’elle, les yeux dorés du jeune homme se coloraient d’une étrange lueur orangée. Autour d’eux, sans qu’ils en aient conscience, des milliers d’êtres retenaient leur souffle. Du plus minuscule insecte jusqu’au renard tapi près de l’enclos des mouflons, tous suivaient le destin de la petite larve.

    La seule certitude qu’avaient les hommes au sujet des chenilles roses, c’est qu’elles étaient très rares. Ceux qui en avaient déjà vu une étaient peu nombreux, à tel point que la plupart ne croyaient pas en leur existence. Dans le règne animal, on savait pourtant d’instinct que la chenille rose était une créature exceptionnelle. Mais ce jour-là, même les animaux ignoraient que celle qui se contorsionnait dans la main de l’homme était plus exceptionnelle encore que toutes les autres.

    — Allez ! lança Laurian en s’arrachant à la contemplation de sa femme.

    Il leva le bras et déposa la bestiole sur le tronc du cerisier.

    — Cette chenille rose est un signe de chance ! s’émerveilla Miranie.

    Laurian voulut toucher la joue de sa bien-aimée, mais celle-ci avait déjà levé son visage vers le ciel en quête de quelque chose, comme si elle avait subitement oublié la petite chenille. Il savait bien ce qu’elle cherchait des yeux : une cigogne. Elle guettait le gracile oiseau blanc qui viendrait déposer une graine de chou dans leur potager de jeunes époux.

    « Un signe de chance », se répétait le jeune homme.

    Après six mois de fréquentations, il avait demandé Miranie en mariage, ce qu’elle avait accepté sans hésiter. La veille, ils s’étaient unis l’un à l’autre, entourés de quelques amis, mais sans leurs familles. Le père et la mère de Laurian étaient morts, et ses frères et sœurs vivaient à Ormanzor, dans les montagnes du Nord. Miranie, orpheline elle aussi, ne se connaissait aucun parent.

    Les images de cette magnifique journée défilaient en rafales dans la tête de Laurian.

    « Ma chance est déjà immense », se disait-il.

    Un bébé avant le premier hiver, il n’aurait même pas osé y rêver. Bien sûr, il voulait des enfants. Il prendrait soin avec joie de tous ceux que le ciel lui enverrait. Mais en ce merveilleux début d’été, il se sentait déjà privilégié.

    Quand Laurian émergea de ses réflexions, il lui sembla que les ombres matinales s’étaient déplacées. Miranie fixait toujours le ciel. Sous le vent, sa chemise de nuit de coton blanc caressait ses mollets.

    — Ma si jolie, un bébé, déjà, tu n’y penses pas ? Voudrais-tu que mon cœur éclate de bonheur ? Laisse-moi au moins me rassasier un peu de toi.

    La jeune femme pivota vers lui et l’enveloppa de toute la douceur de son regard caramel. Dans les yeux de son mari, la petite lueur orangée s’agita, embrasant le cœur et le corps de Miranie.

    — Je t’aime aussi, Laurian, lui susurra-t-elle en approchant son visage du sien.

    Ils s’embrassèrent, et Laurian voulut l’attirer dans la chaumière, mais Miranie résista. Son attention se porta de nouveau vers le ciel.

    « Elle m’aime, soupira-t-il en se dirigeant vers l’enclos des mouflons, mais ma seule présence ne la comble pas. Elle ne sera satisfaite que lorsqu’elle tiendra notre enfant dans ses bras. »

    Laurian se tourna une dernière fois vers Miranie avant de la perdre de vue derrière les mélèzes et les rosiers. Et si son minuscule potager ne permettait pas la venue d’un enfant ? Il pourrait l’agrandir, mais la terre propice à la saine croissance des choux se vendait très cher. Comme le voulait la coutume, le maître-régnant du village leur en avait donné un sac en cadeau de mariage. Serait-il suffisant ? Si les années passaient et que les cigognes boudaient toujours leur potager, qu’adviendrait-il de l’amour que Miranie lui portait ? Le quitterait-elle pour un homme qui avait plus à lui offrir ? Et à cet instant, avait-elle seulement remarqué qu’il s’était éloigné ?

    Le jeune paysan se mit au travail. Il possédait une dizaine de mouflons, dont huit femelles qu’il devait traire tous les jours. Au village, on l’avait enfin engagé comme professeur d’histoire, et il commencerait à enseigner d’ici peu. Malgré cela, Laurian ne comptait pas vendre ses animaux. Avec les pierres précieuses supplémentaires que lui rapporterait la vente du lait de mouflon, il espérait non seulement mettre sa femme et leurs futurs enfants à l’abri du besoin, mais leur offrir une belle vie.

    Miranie attendit longtemps les grands oiseaux blancs. Ce n’est qu’au moment où le ciel s’assombrit qu’elle repensa à son mari. Elle savait que les cigognes ne travaillaient que par temps mauve, lorsque la lumière rouge du soleil se mêlait au bleu du ciel. Elle se revoyait, la veille, valser au bras de Laurian dans sa robe satinée, ourlée de jonquilles. Vêtu du manteau traditionnel en plumes de grand-duc, son fiancé avait prononcé les paroles sacrées en lui glissant la bague au doigt. Sertie dans l’anneau de bronze, la pierre bleue émettait une douce lueur que Miranie était seule à voir. Laurian ne quittait pas son visage des yeux. Après l’avoir constellée de pétales de chèvrefeuille, il avait rajouté :

    — Je te couvrirai d’amour et de bonheur.

    Il s’était penché pour l’embrasser, permettant alors à Miranie d’oublier les sombres regards qu’Armand dardait sur elle en permanence, même en ce jour de réjouissances. Le meilleur ami de son mari ne la portait pas dans son cœur. Il avait tout mis en œuvre pour décourager Laurian de s’unir à elle. En étant une épouse et une mère aimante, Miranie entendait bien prouver que Laurian avait eu raison, pour une fois, de n’en faire qu’à sa tête.

    Miranie partageait l’amour de son mari et lui accordait toute sa confiance. Jamais elle ne l’aurait quitté pour un autre. Ce qu’elle ressentait pour Laurian allait même au-delà des mots. Seulement, elle chérissait depuis si longtemps l’idée d’avoir une famille, un enfant bien à elle. Privée de ses parents, Miranie avait été élevée à l’orphelinat du village. À quinze ans, elle était sortie de son lit de pupille d’Isdoram pour devenir bonne d’enfants. Elle n’avait quitté l’établissement que la veille, au bras de Laurian. Tout ce qu’elle demandait, dorénavant, c’était un bébé qui ne déserterait pas sa demeure dès qu’un couple viendrait le réclamer, un enfant qu’on ne lui arracherait pas et dont elle prendrait soin comme de la prunelle de ses yeux.

    Bientôt, les nuages ne laissèrent plus passer les rayons du soleil. Quand une première goutte de pluie lui toucha le nez, Miranie sentit son cœur se remplir de joie. Son bonheur était si près ! La présence dans son jardin de la minuscule larve rose en témoignait. Sous sa chemise de nuit, elle serra le porte-bonheur à son cou, qu’elle croyait n’être qu’un bijou de pacotille. Fermant les paupières, Miranie ne vit pas l’éclair rouge qui déchirait le ciel.

    Déjà, sa joie se muait en obsession.

    LES CIGOGNES

    Un coup de tonnerre fendit le silence, mais les oiseaux demeurèrent immobiles et muets. La plaine de Nabil était toute blanche, tant les cigognes étaient nombreuses. Lorsque les nuages se dissipèrent et que les silhouettes fuselées s’étirèrent sous le soleil, un son guttural se fit entendre, suivi d’un bref concert de claquetements. Leurs cordes vocales étant atrophiées, les cigognes ne pouvaient pas chanter, mais elles n’en étaient pas moins bruyantes.

    Le conseil des cigognes venait de commencer. Venues de tout le sud du continent, elles étaient plus de dix mille, alignées en files sans fin, droites comme les soldats qu’elles allaient bientôt devenir. Leurs longs becs, aussi affûtés que des poignards, pointaient vers le sol.

    Depuis plusieurs années déjà, un vent de rébellion soufflait dans les rangs du peuple des cigognes. Jizab, le vieux chef pacifiste, avait été renversé peu de temps avant sa mort. Le révolutionnaire qui s’était emparé du pouvoir par la force avait nommé de nombreux officiers pour le seconder. Ce grand échassier était inflexible et on racontait qu’il n’avait peur de rien.

    — Notre peuple sert celui des hommes depuis des centaines d’années. Sans nous, jamais leur population n’aurait pris un tel essor. Aujourd’hui, leur nombre menace notre propre survie. Cessons la récupération et le transport des graines de choux. Abolissons le commerce entre nos deux peuples. Sans choux, les hommes ne pourront plus se reproduire. Désormais, nous mangerons les graines que nous trouverons. Et toute cigogne prise à trafiquer avec un homme sera exécutée sur-le-champ !

    Dans la plaine immobile, des milliers de petits yeux noirs fixaient le première-plume Cyran, leur nouveau chef.

    — Les hommes ne se laisseront pas faire, lança une cigogne parmi les autres. Ils nous empêcheront de pêcher dans les lacs d’Orphérion.

    — Ils nous chasseront des plaines ! affirma une autre.

    — Ils nous repousseront vers les marécages puants ! Voilà à quoi sera réduit Nabil !

    Les craquètements s’élevèrent, la plaine s’anima et les rangs ondulèrent.

    — Nous leur déclarerons la guerre ! glottora Cyran en renversant la tête vers l’arrière.

    — Nous ne sommes pas des soldats ! se plaignit un oiseau.

    — Les hommes ne sont plus aussi puissants qu’avant, tenta de les rassurer le troisième-plume Onès. Ils ne possèdent plus de pouvoirs magiques. Notre peuple est reconnu pour sa discipline exemplaire. Je ferai de vous des soldats avant même que les hommes ne se rendent compte que…

    — Nous ne tolérerons aucune lamentation de plus, le coupa le deuxième-plume Nil. Le première-plume Cyran a pris sa décision et nous nous y conformerons tous.

    — Cette guerre durera des années, risqua malgré tout une cigogne en reluquant l’œil agité du deuxième-plume borgne.

    — J’en ai bien peur, confirma la voix rauque de Cyran. L’espérance de vie d’un homme ne dépasse toutefois pas un siècle. D’ici là, le dernier d’entre eux se sera éteint et nous aurons gagné la guerre.

    Nil s’avança vers la cigogne qui l’avait défié, lui faisant admirer de très près la cicatrice purulente qui remplaçait son œil gauche.

    — Considérez-vous comme un soldat sans possibilité d’avancement, jeune insolent.

    Les rangs se resserrèrent et se figèrent dans le silence. Nil se rengorgea, mais la consternation qui saisissait les cigognes n’avait rien à voir avec la menace qu’il venait de proférer. Avec une espérance de vie d’une trentaine d’années, les grands échassiers avaient compris qu’ils ne vivraient pas assez longtemps pour voir la guerre prendre fin.

    — Rappelez-vous, Nabil n’est pas notre territoire, craqueta le deuxième-plume en reprenant sa place à la gauche de Cyran. Ce n’est que le dépotoir des hommes. Nous récoltons ce qui n’est plus assez bon pour eux, alors que jadis, les cigognes allaient et venaient sur tout Gondwana. Nous étions là bien avant eux !

    — Finissons-en ! Les exercices militaires commenceront demain au lever du jour, ordonna le première-plume.

    Sur ces mots, Cyran s’envola, confirmant l’ajournement du conseil. Petit à petit, les oiseaux s’élancèrent vers le ciel, étirant leur cou gracieux et déployant leurs grandes ailes blanches ourlées de noir. La plaine se tacheta de vert, jusqu’à ce qu’il ne reste plus que Ramaq, ses yeux troublés rivés au sol sur une graine de chou.

    Avec angoisse, la frêle cigogne replia une de ses longues pattes dans son plumage. En moins de deux semaines, elle avait amassé dans son bec plus d’une dizaine de graines de choux. Elle savait qu’elle avait un don pour flairer ces graines rares, pour plonger son bec dans la terre et les extraire avant qu’elles s’enfoncent trop profondément ou qu’elles s’abîment, devenant inutilisables.

    C’était précisément aujourd’hui que l’entraînement de Ramaq devait s’achever. Or, le dernier exercice avait été annulé et ne serait pas reporté. Comme toutes les cigognes avant elle, Ramaq était destinée au service des hommes. Elle devait trouver les graines de choux et les apporter jusqu’à leur potager. Elle aurait choisi avec précaution les couples les plus aptes à s’occuper des bébés. Dans ce domaine, les erreurs se révélaient désastreuses. Ramaq avait prévu survoler plusieurs fois les villages avant chaque don, pour prendre le temps d’évaluer les futurs parents et la qualité de leur potager. Certaines cigognes ne prenaient aucun risque et se contentaient de déposer leurs graines dans le jardin de ceux qui, ayant déjà des enfants, avaient prouvé leur capacité à les élever convenablement. Même si cette façon de procéder permettait d’éviter les blâmes, Ramaq n’avait jamais envisagé de travailler ainsi. La petite cigogne voulait une vie remplie de défis et de victoires. Elle projetait de se consacrer aux nouveaux mariés, ceux dont la couronne de primevères ne s’était pas encore flétrie, et qui caressaient à peine du bout des doigts l’espoir d’avoir un enfant avant le premier hiver.

    Ramaq était une jeune cigogne à l’ambition aussi grande que le cœur. En ce jour maussade, son propre peuple lui volait ses rêves et faisait d’elle un soldat dans une guerre qui ne présageait rien de bon et à laquelle elle ne comprenait rien.

    Quelques jours plus tard, au terme d’un long discours ennuyeux, Ramaq fut tirée de sa rêverie par le claquetement d’un officier. Avec ses pairs, elle s’envola pour sa première ronde de la journée. La mission honorable pour laquelle elle avait été formée s’était transformée en lugubres tours de garde. Du haut du ciel, elle devait s’assurer qu’il ne se déroulait rien d’inaccoutumé dans les villages du sud de Gondwana. Chaque rassemblement d’humains devait être rapporté. Ramaq exécrait ce travail.

    Arrivée au-dessus d’Isdoram, la cigogne aperçut une jeune femme dans un minuscule potager. Du haut du ciel, Ramaq eut l’impression que la couronne de fleurs blanches, suspendue à une branche de cerisier, était toujours sur la tête de la jeune mariée. L’oiseau s’amusa de l’illusion.

    Habituellement, lorsque les cigognes traversaient ainsi les villages, hommes et femmes s’agenouillaient sur le sol. Pour Ramaq, l’espoir d’être un jour témoin de ce geste de supplication s’était évanoui avec le début de la guerre. Bientôt, ses ailes blanches ne seraient plus que sombre présage.

    Or, voilà que cette femme, qui n’avait sûrement pas eu vent du conflit, posait les genoux dans la terre. Ramaq ralentit son vol. Après avoir jeté un coup d’œil autour d’elle, la cigogne fit demi-tour. Tandis qu’elle perdait rapidement de l’altitude, elle constata avec étonnement que la jeune femme ne manifestait aucune inquiétude. L’idée que l’oiseau puisse lui vouloir du mal ne semblait pas l’effleurer. Stoppant sa descente, Ramaq ouvrit le bec et une graine tomba vers le potager. Puis, dans un battement d’ailes, elle s’éleva de nouveau dans le ciel.

    Miranie recouvrit aussitôt la graine de terre. Se levant pour aller prendre son arrosoir, elle se figea à la vue de la scène qui se jouait sous les nuages. De leurs becs croisés, deux cigognes surgies de nulle part se dressaient devant sa bienfaitrice. Alors qu’elle tentait de fuir, un bec s’enfonça dans le ventre de la petite cigogne. L’autre tentait de lui crever un œil. Prisonnière de ses congénères, la malheureuse disparut au loin. Les joues baignées de larmes, Miranie adressa une promesse à l’oiseau au grand cœur :

    — Jamais je n’abandonnerai l’enfant dont tu viens de me faire cadeau. Jamais.

    Une promesse qui ne serait pas sans conséquence pour l’avenir du premier monde…

    LA NYMPHE

    Une fleur de cerisier s’ouvrit. Un insecte s’en échappa, tachant de rose une feuille verte. La chenille s’éveillait dans un bain de rosée. Elle étira ses pattes et plongea sa lourde tête dans une goutte d’eau. À travers ce voile, elle étudia le monde qui l’entourait. Le jour venait à peine de se lever et la femme était déjà sous l’arbre à guetter l’apparition sournoise des mauvaises herbes. Goulûment, la chenille aspira la goutte d’eau. Elle se contorsionna pour se mettre sur le dos, offrant son ventre transparent aux caresses du soleil écarlate.

    Caché entre les feuilles du cerisier, un oiseau offrait un récital que la larve écoutait en croquant un peu de verdure ici et là. Puis, le chant de la mésange se transforma en un cri rauque et sifflant. La chenille remarqua alors devant elle la dizaine d’oiseaux, posés en rang sur une branche, qui braquaient sur elle leurs yeux menaçants. Son estomac élastique faillit rendre la quantité phénoménale de nourriture qu’elle venait d’engouffrer.

    L’oiseau chanteur apparut entre les branches. Bien ajustée depuis son bec, une calotte de plumes noires était plantée sur sa tête. Il se lança dans le vide, fonçant vers la petite larve à travers le feuillage vert et rouge du cerisier, et se posa tout près d’elle. Par petits sauts, il s’avança jusqu’à l’extrémité de la ramille et planta ses yeux furieux dans ceux de la chenille imprudente, qui se crispa. L’oiseau poussa quelques cris et les autres mésanges s’envolèrent. De son bec, il arracha la chenille à sa feuille déchiquetée et, contre toute attente, la déposa un peu plus bas, sur une feuille bien solide et gorgée de sève. Sans se soucier davantage du minuscule insecte, la mésange examina les fentes et fissures du cerisier à la recherche de charançons et d’araignées.

    Si la chenille avait eu la moindre expérience de la vie, elle se serait étonnée de ne pas avoir été tout bonnement avalée. Mais malgré la frousse qu’elle venait de vivre, elle ne pensait qu’à manger. La bestiole se mit donc à mâchouiller sa feuille en rêvassant à sa maman envolée.

    Dans l’une des centaines de coquilles transparentes que le papillon avait laissées sur une pêche, la petite larve s’était éveillée juste au moment où il avait déployé ses ailes colorées pour s’envoler. Le duvet qui recouvrait le corps du papillon était d’un beau rose pivoine, et ses ailes se teintaient de cette même couleur sous les rayons de soleil. Gonflée de fierté et d’amour, l’image éblouissante de sa maman lovée dans son esprit, la larve s’était rendormie en respirant l’odeur sucrée de la pêche.

    La chenille avait aussi en mémoire une centaine d’êtres roses, semblables à elle, qui rampaient de façon loufoque à travers les éclats d’œufs, ramenant avec effort la partie arrière de leurs corps vers leur tête proéminente. La chenille s’était alors mise à pousser sur le sommet de son œuf. Jouant des mandibules, elle avait découpé un trou pour se libérer de sa coquille. Elle avait essayé tant bien que mal d’ouvrir des ailes colorées, comme celles de sa maman, mais elle n’en avait pas. Puis, le vent l’avait emmenée loin de ses frères et sœurs, jusque dans le cerisier.

    Étendue de tout son long et absorbée par ses souvenirs, la chenille croqua un morceau rouge, suivi d’un vert, décorant la feuille de petits trous bien ronds. Lorsque le vent se leva une autre fois, elle se goinfrait toujours, au cœur d’un nuage de pétales roses.

    Vint un moment où la chenille mit un terme au ravage. Quelque chose se passait dans son ventre. Une sensation inconnue. Les feuilles qui l’encerclaient la laissaient soudain indifférente. La petite gloutonne n’avait plus envie de se gaver, elle avait enfin atteint la satiété. C’est alors que la jonction de deux branches attira son attention.

    La chenille rose n’avait plus besoin de nourriture. Désormais, autre chose lui titillait l’esprit. Elle balança la tête et un fil se déploya. Elle déroula ainsi une sorte d’échelle de soie qui lui permit de progresser vers sa nouvelle destination. Une fois arrivée à l’endroit propice, la chenille se confectionna un coussin. Elle fila aussi une ceinture pour bien s’accrocher au rameau choisi. La soie jaillissait de part et d’autre de son corps. Elle continua son œuvre en agitant la tête jusqu’à ce que son cocon soit solide. Sous sa peau, une chrysalide commençait à se former.

    Trente heures plus tard, la peau rose se noircit et se rida. La chenille se trémoussa vigoureusement. Sa peau se fendit ensuite tout le long du dos, et une nymphe s’en dégagea. À l’aide de ses pattes, elle se libéra de sa dépouille larvaire, puis entra dans le cocon. La chrysalide se durcit au contact de l’air. Sa couleur pourpre la camouflait dans le cerisier. Ainsi protégée des regards indiscrets, la nymphe prit ses aises, bien à l’abri dans son élégante enveloppe de fils brillants. À l’intérieur de la chrysalide, la vie se mit à l’ouvrage vers l’accomplissement de l’un de ses plus étranges mystères.

    Pour la dernière fois, la petite créature rêva de sa maman et de ses frères et sœurs perdus dans l’orage. Lorsqu’elle sortirait du sommeil, elle serait autre et n’aurait plus aucun souvenir de sa vie de chenille.

    La nymphe était coupée du monde depuis plusieurs jours lorsqu’un énorme oiseau noir se propulsa droit sur son cocon. À la dernière seconde, le corbeau dévia de sa trajectoire et s’assomma contre le tronc du cerisier. Tombé au sol, il se remit sur pattes, sonné. Marchant tel un ivrogne, il posait une patte devant l’autre, laissant penser qu’il avait oublié qu’il pouvait voler. Il s’éloigna en continuant son étrange chorégraphie.

    Un peu plus tard, un autre oiseau, un bandeau noir sur les yeux, repéra la cachette de la chrysalide. Cette pie grise observa un moment les couleurs inhabituelles du cocon, puis décida, comme par magie, d’aller chasser un peu plus haut dans l’arbre. Y découvrant un nid de mésanges, la pie le saccagea de son bec épais et crochu, avant d’avaler les sept oisillons duveteux.

    Si la nymphe endormie avait entendu les piaillements des petites mésanges terrorisées, elle se serait demandé pourquoi elle, si minuscule et si quelconque, avait été épargnée tant de fois.

    LES HOMMES

    Armand allait s’asseoir pour avaler le déjeuner que sa femme venait de déposer sur la table, lorsqu’on cogna à la porte.

    — Il est encore bien tôt, soupira Méliane.

    — Il n’est jamais trop tôt pour travailler, répondit Armand en s’éloignant pour ouvrir.

    À tout juste vingt-cinq ans, rares étaient ceux qui occupaient des postes aussi prestigieux que le sien.

    Un commerçant entra chez le chef des gardiens de l’ordre en triturant son chapeau.

    — Armand ! s’écria-t-il après avoir adressé un bref signe de tête à sa femme. La place du marché a été vandalisée !

    — Encore ce groupe de jeunes ? Je t’enverrai quelqu’un.

    — Tu devrais venir toi-même, Armand, et tout de suite.

    Méliane aida son mari à boutonner la veste de son uniforme. Il lui donna un baiser machinal sur le front et sortit de chez lui sans un regard pour son jeune fils qui, réveillé en sursaut par les cris du visiteur, s’était mis à geindre dans son berceau. Méliane comprenait l’importance du travail de son mari, et il y avait longtemps qu’elle ne lui reprochait plus son comportement. Pas à voix haute, du moins.

    Les acheteurs n’avaient pas encore commencé à affluer sur la place du marché, qui entourait le village. Parmi les commerçants, la consternation était palpable.

    — Que s’est-il passé ici ? fulmina Armand en voyant la terre noire étendue à ses pieds.

    Les sacs de terre à potager avaient tous été éventrés et vidés. Leur contenu était maculé d’excréments blanchâtres.

    — Rien d’autre n’a été endommagé ?

    — Quelques plants de primevères ont été abîmés.

    Le gardien de l’ordre inspecta les étals de marchandises autour de lui, puis se pencha sur la terre souillée.

    — De la fiente de cigogne, constata-t-il, perplexe.

    — Pourquoi feraient-elles une chose pareille ? demanda le commerçant. Une si bonne terre ne se trouve pas n’importe où, et nous en avons besoin pour amener nos choux à terme.

    Les bavardages allaient bon train et chacun ajoutait son commentaire.

    — Les cigognes ne peuvent pas être responsables d’un méfait semblable.

    — Qui, alors ?

    — Tu n’imagines pas ce qu’un adolescent en manque d’attention peut inventer pour se rendre intéressant !

    — Celui qui a fait ça le paiera cher !

    C’est alors qu’une femme affolée interpella Armand :

    — Monsieur ! Des cigognes s’en sont prises à mes enfants ! Ils jouaient au bord de la rivière et…

    — Des cigognes ? Avez-vous été témoin de la

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