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Pentalogie Les premiers magiciens
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Livre électronique2 135 pages28 heures

Pentalogie Les premiers magiciens

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Coffret Pentalogie - Les premiers magiciens
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Tome 1 - REBELLION DE LA CIGOGNE

À priori, c’était un jour comme un autre. Jusqu’alors dociles et discrètes, les cigognes se mettent pourtant à saccager les propriétés des hommes et à blesser leurs enfants. Les grands échassiers interrompent même la distribution des graines de choux, ce qui menace la race humaine d’extinction. Une guerre éclate.

Dans le village d’Isdoram, tandis que Miranie, les yeux rivés au ciel, ne perd pas espoir de voir une cigogne lui apporter une graine de chou, un géant aux ailes d’oiseau épie les jeunes élèves de la classe de monsieur Laurian. Et les corbeaux, éternels témoins des tragédies, crient malheur.
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Tome 2 - LE SORT DES ELFS

Sur une île lointaine, les elfes sont la proie de chauves-souris vampires qui font d’eux des morts-vivants assoiffés de sang. Au coeur de l’horreur et de la peur, Ancolie est la seule qui peut faire face à l’ennemi. Sans pouvoir magique et privée de l’ange qui la protégeait au temps de son enfance, la guerrière est plus vulnérable qu’elle ne veut bien se l’avouer.

Au sud de cette île, les villageois du vieux continent vivent dans la crainte de nouvelles attaques des cigognes. Alors que le loup-garou pourchasse des créatures maléfiques, qu’est-ce qui peut bien pousser les lynx à se déplacer en plein jour? Les derniers doutes s’envolent, une ère de ténèbres a bien commencé.
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Tome 3 - LES JOYAUX D’ELIAMBRE

Alors que les lynx retiennent prisonnière la dernière des fées, un froid terrible s’abat sur Gondwana.

Pour Aymric, Xanaël et les autres, le temps est compté. Quand ils s’envolent vers Laurentia pour y chercher l’elfe manquant, ils ignorent que ce territoire est peuplé de redoutables magiciens. Les aventuriers reviendront-ils tous sains et saufs de ce mystérieux continent?

Épaulée par de précieux alliés, Ancolie veille sur les elfes endormis. Les cigognes restent sur le pied de guerre pendant que des loups s’attaquent aux villages. Ce ne sont pourtant pas ces créatures que la guerrière redoute le plus…
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Tome 4 - LE BAISER DES MORTS

Sur Gondwana, le vieux continent, des revenants errent çà et là. Les gens qu’ils ont aimés sentent parfois sur leur nuque un baiser glacé…

Si Laurian veut revoir la reine des elfes, retenue en otage par les sirènes, il doit reconstituer le trésor d’Éliambre. Le voici donc reparti avec ses compagnons à la recherche des joyaux manquants.

Tandis que la guerre qui oppose les hommes aux cigognes prend une tournure inattendue, les anges de Sibéria s’attirent les foudres d’étranges créatures vivant dans les profondeurs de leur volcan.
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Tome 5 - AU-DELÀ DES MIRAGES

Partout sur Rodinia, les apparences sont trompeuses. Dans l’espoir de récupérer les deux joyaux qui manquent encore, la dernière fée et ses alliés traversent le désert d’Urmalof, territoire maudit d’où personne ne revient jamais. Ils y affronteront Valfrid, le roi-sorcier, et sa femme, Zanne, ainsi qu’une armée de squelettes.

Les yeux braqués sur les vivants, la dame bleue n’a qu’une obsession: retrouver son fils. Même prisonnière du sous-continent, la défunte manipule de funestes créatures, mettant en péril l’équilibre du premier monde. Heureusement, les corbeaux veillent. Ils sont prêts à tout pour que le monde survive à cette ère de ténèbres…
LangueFrançais
Date de sortie17 avr. 2020
ISBN9782898086601
Pentalogie Les premiers magiciens

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    Aperçu du livre

    Pentalogie Les premiers magiciens - Maude Royer

    Copyright © 2020 Maude Royer

    Copyright © 2020 Éditions AdA Inc.

    Tous droits réservés. Aucune partie de ce livre ne peut être reproduite sous quelque forme que ce soit sans la permission écrite de l’éditeur, sauf dans le cas d’une critique littéraire.

    Éditeur : François Doucet

    Directeur de collection : Matthieu Fortin

    Correction d’épreuves : Matthieu Fortin

    Conception de la couverture : Matthieu Fortin

    Illustration de la couverture : © Getty images

    Mise en pages : Matthieu Fortin

    ISBN papier 978-2-89808-088-3

    ISBN PDF numérique 978-2-89808-089-0

    ISBN ePub 978-2-89808-090-6

    Première impression : 2020

    Dépôt légal : 2020

    Bibliothèque et Archives nationales du Québec

    Bibliothèque et Archives Canada

    Éditions AdA Inc.

    1385, boul. Lionel-Boulet

    Varennes, Québec, Canada, J3X 1P7

    Téléphone : 450-929-0296

    Télécopieur : 450-929-0220

    www.ada-inc.com

    info@ada-inc.com

    Participation de la SODEC.

    Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise du Fonds du livre du Canada (FLC) pour nos activités d’édition.

    Gouvernement du Québec — Programme de crédit d’impôt pour l’édition de livres — Gestion SODEC.

    En mémoire d’Émeric.

    PROLOGUE

    Cette histoire, dont les racines remontent à des millions d’années, s’est déroulée dans un monde aujourd’hui oublié. Le soleil brillait alors d’un rouge éclatant sur les terres de Rodinia. Les dragons s’étaient éteints depuis longtemps déjà. C’était bien avant que, de souvenir à légende, puis de légende à mythe, l’histoire transforme les cigognes en oiseaux bienveillants. Dans ce premier monde, les hommes naissaient dans les choux. Certains d’entre eux, les êtres blancs, étaient doués de facultés extraordinaires. Lorsque ces magiciens furent chassés de Rodinia, leur exil marqua le début d’une ère de ténèbres.

    Nos ancêtres, les hommes préhistoriques, que nous croyons à tort être les premiers hommes, ne sont en fait que la deuxième ébauche de cette espèce qui, il faut l’espérer, connaîtra un dénouement plus heureux que la première…

    LES HOMMES

    Les soupçonnant de répandre le mal, les hommes chassèrent les magiciens du continent. Ainsi, ils se rendirent vulnérables, faisant d’eux-mêmes une race à la merci des autres. Trois siècles plus tard, le peuple des cigognes, qui avait jusque-là assuré la descendance des hommes, décida de renoncer à cette responsabilité. Lorsque les grands oiseaux blancs s’insurgèrent, les malheurs des hommes ne faisaient que commencer. Au bord de ce gouffre, deux êtres d’exception allaient toutefois être réunis.

    En ce matin de printemps, l’aube pointait tout juste son nez rosâtre sur les terres du sud de Gondwana. Pieds nus dans son jardin, une jeune mariée suspendit sa couronne nuptiale de primevères à une branche de cerisier qui surplombait le potager. Elle se pencha vers le sol et en retourna la terre de ses mains.

    Laurian, le mari de Miranie, n’était pas riche. Leur carré de terre, tout comme leur chaumière, était de proportions modestes. Mais la jeune mariée ne s’en souciait guère. Elle savait qu’il suffisait parfois d’une seule graine de chou pour voir naître un enfant. Même si l’été arrivait déjà, elle avait bon espoir de voir s’étirer une petite pousse verte avant que le froid ne vienne. Une fois encore, elle s’assura que sa couronne était bien en vue. Les cigognes ne pourraient la manquer. De plus, en tombant, les fleurs blanches des primevères rendraient la terre plus fertile.

    Fraîchement mariée, la jeune femme de dix-neuf ans rêvait déjà d’un beau bébé bien joufflu.

    — Ma si jolie…

    La voix était tendre, mais moqueuse. Miranie n’avait pas entendu Laurian approcher.

    — Ne bouge pas, tu as quelque chose juste là…

    Croyant qu’il s’agissait d’un prétexte pour glisser la main dans ses longs cheveux, la jeune femme fronça les sourcils. Or, Laurian récoltait déjà, dans ses mèches brunes aux reflets roux, une petite bestiole dodue et chaude qu’il lui mit sous le nez.

    — Une chenille rose ? s’étonna-t-elle. Elles existent donc vraiment !

    — On dit qu’elles sont très fragiles. Vaut mieux la remettre dans l’arbre.

    — C’est incroyable ! fit Miranie en touchant l’insecte du bout du doigt. La peau sous son ventre est presque transparente. N’est-elle pas magnifique ?

    Dans la main de son mari, la petite créature se roula en boule. Miranie l’examinait, tandis que Laurian l’observait, elle, sa femme, l’amour de sa vie.

    « Comme elle est belle », pensait-il.

    Lorsqu’il était près d’elle, les yeux dorés du jeune homme se coloraient d’une étrange lueur orangée. Autour d’eux, sans qu’ils en aient conscience, des milliers d’êtres retenaient leur souffle. Du plus minuscule insecte jusqu’au renard tapi près de l’enclos des mouflons, tous suivaient le destin de la petite larve.

    La seule certitude qu’avaient les hommes au sujet des chenilles roses, c’est qu’elles étaient très rares. Ceux qui en avaient déjà vu une étaient peu nombreux, à tel point que la plupart ne croyaient pas en leur existence. Dans le règne animal, on savait pourtant d’instinct que la chenille rose était une créature exceptionnelle. Mais ce jour-là, même les animaux ignoraient que celle qui se contorsionnait dans la main de l’homme était plus exceptionnelle encore que toutes les autres.

    — Allez ! lança Laurian en s’arrachant à la contemplation de sa femme.

    Il leva le bras et déposa la bestiole sur le tronc du cerisier.

    — Cette chenille rose est un signe de chance ! s’émerveilla Miranie.

    Laurian voulut toucher la joue de sa bien-aimée, mais celle-ci avait déjà levé son visage vers le ciel en quête de quelque chose, comme si elle avait subitement oublié la petite chenille. Il savait bien ce qu’elle cherchait des yeux : une cigogne. Elle guettait le gracile oiseau blanc qui viendrait déposer une graine de chou dans leur potager de jeunes époux.

    « Un signe de chance », se répétait le jeune homme.

    Après six mois de fréquentations, il avait demandé Miranie en mariage, ce qu’elle avait accepté sans hésiter. La veille, ils s’étaient unis l’un à l’autre, entourés de quelques amis, mais sans leurs familles. Le père et la mère de Laurian étaient morts, et ses frères et sœurs vivaient à Ormanzor, dans les montagnes du Nord. Miranie, orpheline elle aussi, ne se connaissait aucun parent.

    Les images de cette magnifique journée défilaient en rafales dans la tête de Laurian.

    « Ma chance est déjà immense », se disait-il.

    Un bébé avant le premier hiver, il n’aurait même pas osé y rêver. Bien sûr, il voulait des enfants. Il prendrait soin avec joie de tous ceux que le ciel lui enverrait. Mais en ce merveilleux début d’été, il se sentait déjà privilégié.

    Quand Laurian émergea de ses réflexions, il lui sembla que les ombres matinales s’étaient déplacées. Miranie fixait toujours le ciel. Sous le vent, sa chemise de nuit de coton blanc caressait ses mollets.

    — Ma si jolie, un bébé, déjà, tu n’y penses pas ? Voudrais-tu que mon cœur éclate de bonheur ? Laisse-moi au moins me rassasier un peu de toi.

    La jeune femme pivota vers lui et l’enveloppa de toute la douceur de son regard caramel. Dans les yeux de son mari, la petite lueur orangée s’agita, embrasant le cœur et le corps de Miranie.

    — Je t’aime aussi, Laurian, lui susurra-t-elle en approchant son visage du sien.

    Ils s’embrassèrent, et Laurian voulut l’attirer dans la chaumière, mais Miranie résista. Son attention se porta de nouveau vers le ciel.

    « Elle m’aime, soupira-t-il en se dirigeant vers l’enclos des mouflons, mais ma seule présence ne la comble pas. Elle ne sera satisfaite que lorsqu’elle tiendra notre enfant dans ses bras. »

    Laurian se tourna une dernière fois vers Miranie avant de la perdre de vue derrière les mélèzes et les rosiers. Et si son minuscule potager ne permettait pas la venue d’un enfant ? Il pourrait l’agrandir, mais la terre propice à la saine croissance des choux se vendait très cher. Comme le voulait la coutume, le maître-régnant du village leur en avait donné un sac en cadeau de mariage. Serait-il suffisant ? Si les années passaient et que les cigognes boudaient toujours leur potager, qu’adviendrait-il de l’amour que Miranie lui portait ? Le quitterait-elle pour un homme qui avait plus à lui offrir ? Et à cet instant, avait-elle seulement remarqué qu’il s’était éloigné ?

    Le jeune paysan se mit au travail. Il possédait une dizaine de mouflons, dont huit femelles qu’il devait traire tous les jours. Au village, on l’avait enfin engagé comme professeur d’histoire, et il commencerait à enseigner d’ici peu. Malgré cela, Laurian ne comptait pas vendre ses animaux. Avec les pierres précieuses supplémentaires que lui rapporterait la vente du lait de mouflon, il espérait non seulement mettre sa femme et leurs futurs enfants à l’abri du besoin, mais leur offrir une belle vie.

    Miranie attendit longtemps les grands oiseaux blancs. Ce n’est qu’au moment où le ciel s’assombrit qu’elle repensa à son mari. Elle savait que les cigognes ne travaillaient que par temps mauve, lorsque la lumière rouge du soleil se mêlait au bleu du ciel. Elle se revoyait, la veille, valser au bras de Laurian dans sa robe satinée, ourlée de jonquilles. Vêtu du manteau traditionnel en plumes de grand-duc, son fiancé avait prononcé les paroles sacrées en lui glissant la bague au doigt. Sertie dans l’anneau de bronze, la pierre bleue émettait une douce lueur que Miranie était seule à voir. Laurian ne quittait pas son visage des yeux. Après l’avoir constellée de pétales de chèvrefeuille, il avait rajouté :

    — Je te couvrirai d’amour et de bonheur.

    Il s’était penché pour l’embrasser, permettant alors à Miranie d’oublier les sombres regards qu’Armand dardait sur elle en permanence, même en ce jour de réjouissances. Le meilleur ami de son mari ne la portait pas dans son cœur. Il avait tout mis en œuvre pour décourager Laurian de s’unir à elle. En étant une épouse et une mère aimante, Miranie entendait bien prouver que Laurian avait eu raison, pour une fois, de n’en faire qu’à sa tête.

    Miranie partageait l’amour de son mari et lui accordait toute sa confiance. Jamais elle ne l’aurait quitté pour un autre. Ce qu’elle ressentait pour Laurian allait même au-delà des mots. Seulement, elle chérissait depuis si longtemps l’idée d’avoir une famille, un enfant bien à elle. Privée de ses parents, Miranie avait été élevée à l’orphelinat du village. À quinze ans, elle était sortie de son lit de pupille d’Isdoram pour devenir bonne d’enfants. Elle n’avait quitté l’établissement que la veille, au bras de Laurian. Tout ce qu’elle demandait, dorénavant, c’était un bébé qui ne déserterait pas sa demeure dès qu’un couple viendrait le réclamer, un enfant qu’on ne lui arracherait pas et dont elle prendrait soin comme de la prunelle de ses yeux.

    Bientôt, les nuages ne laissèrent plus passer les rayons du soleil. Quand une première goutte de pluie lui toucha le nez, Miranie sentit son cœur se remplir de joie. Son bonheur était si près ! La présence dans son jardin de la minuscule larve rose en témoignait. Sous sa chemise de nuit, elle serra le porte-bonheur à son cou, qu’elle croyait n’être qu’un bijou de pacotille. Fermant les paupières, Miranie ne vit pas l’éclair rouge qui déchirait le ciel.

    Déjà, sa joie se muait en obsession.

    LES CIGOGNES

    Un coup de tonnerre fendit le silence, mais les oiseaux demeurèrent immobiles et muets. La plaine de Nabil était toute blanche, tant les cigognes étaient nombreuses. Lorsque les nuages se dissipèrent et que les silhouettes fuselées s’étirèrent sous le soleil, un son guttural se fit entendre, suivi d’un bref concert de claquetements. Leurs cordes vocales étant atrophiées, les cigognes ne pouvaient pas chanter, mais elles n’en étaient pas moins bruyantes.

    Le conseil des cigognes venait de commencer. Venues de tout le sud du continent, elles étaient plus de dix mille, alignées en files sans fin, droites comme les soldats qu’elles allaient bientôt devenir. Leurs longs becs, aussi affûtés que des poignards, pointaient vers le sol.

    Depuis plusieurs années déjà, un vent de rébellion soufflait dans les rangs du peuple des cigognes. Jizab, le vieux chef pacifiste, avait été renversé peu de temps avant sa mort. Le révolutionnaire qui s’était emparé du pouvoir par la force avait nommé de nombreux officiers pour le seconder. Ce grand échassier était inflexible et on racontait qu’il n’avait peur de rien.

    — Notre peuple sert celui des hommes depuis des centaines d’années. Sans nous, jamais leur population n’aurait pris un tel essor. Aujourd’hui, leur nombre menace notre propre survie. Cessons la récupération et le transport des graines de choux. Abolissons le commerce entre nos deux peuples. Sans choux, les hommes ne pourront plus se reproduire. Désormais, nous mangerons les graines que nous trouverons. Et toute cigogne prise à trafiquer avec un homme sera exécutée sur-le-champ !

    Dans la plaine immobile, des milliers de petits yeux noirs fixaient le première-plume Cyran, leur nouveau chef.

    — Les hommes ne se laisseront pas faire, lança une cigogne parmi les autres. Ils nous empêcheront de pêcher dans les lacs d’Orphérion.

    — Ils nous chasseront des plaines ! affirma une autre.

    — Ils nous repousseront vers les marécages puants ! Voilà à quoi sera réduit Nabil !

    Les craquètements s’élevèrent, la plaine s’anima et les rangs ondulèrent.

    — Nous leur déclarerons la guerre ! glottora Cyran en renversant la tête vers l’arrière.

    — Nous ne sommes pas des soldats ! se plaignit un oiseau.

    — Les hommes ne sont plus aussi puissants qu’avant, tenta de les rassurer le troisième-plume Onès. Ils ne possèdent plus de pouvoirs magiques. Notre peuple est reconnu pour sa discipline exemplaire. Je ferai de vous des soldats avant même que les hommes ne se rendent compte que…

    — Nous ne tolérerons aucune lamentation de plus, le coupa le deuxième-plume Nil. Le première-plume Cyran a pris sa décision et nous nous y conformerons tous.

    — Cette guerre durera des années, risqua malgré tout une cigogne en reluquant l’œil agité du deuxième-plume borgne.

    — J’en ai bien peur, confirma la voix rauque de Cyran. L’espérance de vie d’un homme ne dépasse toutefois pas un siècle. D’ici là, le dernier d’entre eux se sera éteint et nous aurons gagné la guerre.

    Nil s’avança vers la cigogne qui l’avait défié, lui faisant admirer de très près la cicatrice purulente qui remplaçait son œil gauche.

    — Considérez-vous comme un soldat sans possibilité d’avancement, jeune insolent.

    Les rangs se resserrèrent et se figèrent dans le silence. Nil se rengorgea, mais la consternation qui saisissait les cigognes n’avait rien à voir avec la menace qu’il venait de proférer. Avec une espérance de vie d’une trentaine d’années, les grands échassiers avaient compris qu’ils ne vivraient pas assez longtemps pour voir la guerre prendre fin.

    — Rappelez-vous, Nabil n’est pas notre territoire, craqueta le deuxième-plume en reprenant sa place à la gauche de Cyran. Ce n’est que le dépotoir des hommes. Nous récoltons ce qui n’est plus assez bon pour eux, alors que jadis, les cigognes allaient et venaient sur tout Gondwana. Nous étions là bien avant eux !

    — Finissons-en ! Les exercices militaires commenceront demain au lever du jour, ordonna le première-plume.

    Sur ces mots, Cyran s’envola, confirmant l’ajournement du conseil. Petit à petit, les oiseaux s’élancèrent vers le ciel, étirant leur cou gracieux et déployant leurs grandes ailes blanches ourlées de noir. La plaine se tacheta de vert, jusqu’à ce qu’il ne reste plus que Ramaq, ses yeux troublés rivés au sol sur une graine de chou.

    Avec angoisse, la frêle cigogne replia une de ses longues pattes dans son plumage. En moins de deux semaines, elle avait amassé dans son bec plus d’une dizaine de graines de choux. Elle savait qu’elle avait un don pour flairer ces graines rares, pour plonger son bec dans la terre et les extraire avant qu’elles s’enfoncent trop profondément ou qu’elles s’abîment, devenant inutilisables.

    C’était précisément aujourd’hui que l’entraînement de Ramaq devait s’achever. Or, le dernier exercice avait été annulé et ne serait pas reporté. Comme toutes les cigognes avant elle, Ramaq était destinée au service des hommes. Elle devait trouver les graines de choux et les apporter jusqu’à leur potager. Elle aurait choisi avec précaution les couples les plus aptes à s’occuper des bébés. Dans ce domaine, les erreurs se révélaient désastreuses. Ramaq avait prévu survoler plusieurs fois les villages avant chaque don, pour prendre le temps d’évaluer les futurs parents et la qualité de leur potager. Certaines cigognes ne prenaient aucun risque et se contentaient de déposer leurs graines dans le jardin de ceux qui, ayant déjà des enfants, avaient prouvé leur capacité à les élever convenablement. Même si cette façon de procéder permettait d’éviter les blâmes, Ramaq n’avait jamais envisagé de travailler ainsi. La petite cigogne voulait une vie remplie de défis et de victoires. Elle projetait de se consacrer aux nouveaux mariés, ceux dont la couronne de primevères ne s’était pas encore flétrie, et qui caressaient à peine du bout des doigts l’espoir d’avoir un enfant avant le premier hiver.

    Ramaq était une jeune cigogne à l’ambition aussi grande que le cœur. En ce jour maussade, son propre peuple lui volait ses rêves et faisait d’elle un soldat dans une guerre qui ne présageait rien de bon et à laquelle elle ne comprenait rien.

    Quelques jours plus tard, au terme d’un long discours ennuyeux, Ramaq fut tirée de sa rêverie par le claquetement d’un officier. Avec ses pairs, elle s’envola pour sa première ronde de la journée. La mission honorable pour laquelle elle avait été formée s’était transformée en lugubres tours de garde. Du haut du ciel, elle devait s’assurer qu’il ne se déroulait rien d’inaccoutumé dans les villages du sud de Gondwana. Chaque rassemblement d’humains devait être rapporté. Ramaq exécrait ce travail.

    Arrivée au-dessus d’Isdoram, la cigogne aperçut une jeune femme dans un minuscule potager. Du haut du ciel, Ramaq eut l’impression que la couronne de fleurs blanches, suspendue à une branche de cerisier, était toujours sur la tête de la jeune mariée. L’oiseau s’amusa de l’illusion.

    Habituellement, lorsque les cigognes traversaient ainsi les villages, hommes et femmes s’agenouillaient sur le sol. Pour Ramaq, l’espoir d’être un jour témoin de ce geste de supplication s’était évanoui avec le début de la guerre. Bientôt, ses ailes blanches ne seraient plus que sombre présage.

    Or, voilà que cette femme, qui n’avait sûrement pas eu vent du conflit, posait les genoux dans la terre. Ramaq ralentit son vol. Après avoir jeté un coup d’œil autour d’elle, la cigogne fit demi-tour. Tandis qu’elle perdait rapidement de l’altitude, elle constata avec étonnement que la jeune femme ne manifestait aucune inquiétude. L’idée que l’oiseau puisse lui vouloir du mal ne semblait pas l’effleurer. Stoppant sa descente, Ramaq ouvrit le bec et une graine tomba vers le potager. Puis, dans un battement d’ailes, elle s’éleva de nouveau dans le ciel.

    Miranie recouvrit aussitôt la graine de terre. Se levant pour aller prendre son arrosoir, elle se figea à la vue de la scène qui se jouait sous les nuages. De leurs becs croisés, deux cigognes surgies de nulle part se dressaient devant sa bienfaitrice. Alors qu’elle tentait de fuir, un bec s’enfonça dans le ventre de la petite cigogne. L’autre tentait de lui crever un œil. Prisonnière de ses congénères, la malheureuse disparut au loin. Les joues baignées de larmes, Miranie adressa une promesse à l’oiseau au grand cœur :

    — Jamais je n’abandonnerai l’enfant dont tu viens de me faire cadeau. Jamais.

    Une promesse qui ne serait pas sans conséquence pour l’avenir du premier monde…

    LA NYMPHE

    Une fleur de cerisier s’ouvrit. Un insecte s’en échappa, tachant de rose une feuille verte. La chenille s’éveillait dans un bain de rosée. Elle étira ses pattes et plongea sa lourde tête dans une goutte d’eau. À travers ce voile, elle étudia le monde qui l’entourait. Le jour venait à peine de se lever et la femme était déjà sous l’arbre à guetter l’apparition sournoise des mauvaises herbes. Goulûment, la chenille aspira la goutte d’eau. Elle se contorsionna pour se mettre sur le dos, offrant son ventre transparent aux caresses du soleil écarlate.

    Caché entre les feuilles du cerisier, un oiseau offrait un récital que la larve écoutait en croquant un peu de verdure ici et là. Puis, le chant de la mésange se transforma en un cri rauque et sifflant. La chenille remarqua alors devant elle la dizaine d’oiseaux, posés en rang sur une branche, qui braquaient sur elle leurs yeux menaçants. Son estomac élastique faillit rendre la quantité phénoménale de nourriture qu’elle venait d’engouffrer.

    L’oiseau chanteur apparut entre les branches. Bien ajustée depuis son bec, une calotte de plumes noires était plantée sur sa tête. Il se lança dans le vide, fonçant vers la petite larve à travers le feuillage vert et rouge du cerisier, et se posa tout près d’elle. Par petits sauts, il s’avança jusqu’à l’extrémité de la ramille et planta ses yeux furieux dans ceux de la chenille imprudente, qui se crispa. L’oiseau poussa quelques cris et les autres mésanges s’envolèrent. De son bec, il arracha la chenille à sa feuille déchiquetée et, contre toute attente, la déposa un peu plus bas, sur une feuille bien solide et gorgée de sève. Sans se soucier davantage du minuscule insecte, la mésange examina les fentes et fissures du cerisier à la recherche de charançons et d’araignées.

    Si la chenille avait eu la moindre expérience de la vie, elle se serait étonnée de ne pas avoir été tout bonnement avalée. Mais malgré la frousse qu’elle venait de vivre, elle ne pensait qu’à manger. La bestiole se mit donc à mâchouiller sa feuille en rêvassant à sa maman envolée.

    Dans l’une des centaines de coquilles transparentes que le papillon avait laissées sur une pêche, la petite larve s’était éveillée juste au moment où il avait déployé ses ailes colorées pour s’envoler. Le duvet qui recouvrait le corps du papillon était d’un beau rose pivoine, et ses ailes se teintaient de cette même couleur sous les rayons de soleil. Gonflée de fierté et d’amour, l’image éblouissante de sa maman lovée dans son esprit, la larve s’était rendormie en respirant l’odeur sucrée de la pêche.

    La chenille avait aussi en mémoire une centaine d’êtres roses, semblables à elle, qui rampaient de façon loufoque à travers les éclats d’œufs, ramenant avec effort la partie arrière de leurs corps vers leur tête proéminente. La chenille s’était alors mise à pousser sur le sommet de son œuf. Jouant des mandibules, elle avait découpé un trou pour se libérer de sa coquille. Elle avait essayé tant bien que mal d’ouvrir des ailes colorées, comme celles de sa maman, mais elle n’en avait pas. Puis, le vent l’avait emmenée loin de ses frères et sœurs, jusque dans le cerisier.

    Étendue de tout son long et absorbée par ses souvenirs, la chenille croqua un morceau rouge, suivi d’un vert, décorant la feuille de petits trous bien ronds. Lorsque le vent se leva une autre fois, elle se goinfrait toujours, au cœur d’un nuage de pétales roses.

    Vint un moment où la chenille mit un terme au ravage. Quelque chose se passait dans son ventre. Une sensation inconnue. Les feuilles qui l’encerclaient la laissaient soudain indifférente. La petite gloutonne n’avait plus envie de se gaver, elle avait enfin atteint la satiété. C’est alors que la jonction de deux branches attira son attention.

    La chenille rose n’avait plus besoin de nourriture. Désormais, autre chose lui titillait l’esprit. Elle balança la tête et un fil se déploya. Elle déroula ainsi une sorte d’échelle de soie qui lui permit de progresser vers sa nouvelle destination. Une fois arrivée à l’endroit propice, la chenille se confectionna un coussin. Elle fila aussi une ceinture pour bien s’accrocher au rameau choisi. La soie jaillissait de part et d’autre de son corps. Elle continua son œuvre en agitant la tête jusqu’à ce que son cocon soit solide. Sous sa peau, une chrysalide commençait à se former.

    Trente heures plus tard, la peau rose se noircit et se rida. La chenille se trémoussa vigoureusement. Sa peau se fendit ensuite tout le long du dos, et une nymphe s’en dégagea. À l’aide de ses pattes, elle se libéra de sa dépouille larvaire, puis entra dans le cocon. La chrysalide se durcit au contact de l’air. Sa couleur pourpre la camouflait dans le cerisier. Ainsi protégée des regards indiscrets, la nymphe prit ses aises, bien à l’abri dans son élégante enveloppe de fils brillants. À l’intérieur de la chrysalide, la vie se mit à l’ouvrage vers l’accomplissement de l’un de ses plus étranges mystères.

    Pour la dernière fois, la petite créature rêva de sa maman et de ses frères et sœurs perdus dans l’orage. Lorsqu’elle sortirait du sommeil, elle serait autre et n’aurait plus aucun souvenir de sa vie de chenille.

    La nymphe était coupée du monde depuis plusieurs jours lorsqu’un énorme oiseau noir se propulsa droit sur son cocon. À la dernière seconde, le corbeau dévia de sa trajectoire et s’assomma contre le tronc du cerisier. Tombé au sol, il se remit sur pattes, sonné. Marchant tel un ivrogne, il posait une patte devant l’autre, laissant penser qu’il avait oublié qu’il pouvait voler. Il s’éloigna en continuant son étrange chorégraphie.

    Un peu plus tard, un autre oiseau, un bandeau noir sur les yeux, repéra la cachette de la chrysalide. Cette pie grise observa un moment les couleurs inhabituelles du cocon, puis décida, comme par magie, d’aller chasser un peu plus haut dans l’arbre. Y découvrant un nid de mésanges, la pie le saccagea de son bec épais et crochu, avant d’avaler les sept oisillons duveteux.

    Si la nymphe endormie avait entendu les piaillements des petites mésanges terrorisées, elle se serait demandé pourquoi elle, si minuscule et si quelconque, avait été épargnée tant de fois.

    LES HOMMES

    Armand allait s’asseoir pour avaler le déjeuner que sa femme venait de déposer sur la table, lorsqu’on cogna à la porte.

    — Il est encore bien tôt, soupira Méliane.

    — Il n’est jamais trop tôt pour travailler, répondit Armand en s’éloignant pour ouvrir.

    À tout juste vingt-cinq ans, rares étaient ceux qui occupaient des postes aussi prestigieux que le sien.

    Un commerçant entra chez le chef des gardiens de l’ordre en triturant son chapeau.

    — Armand ! s’écria-t-il après avoir adressé un bref signe de tête à sa femme. La place du marché a été vandalisée !

    — Encore ce groupe de jeunes ? Je t’enverrai quelqu’un.

    — Tu devrais venir toi-même, Armand, et tout de suite.

    Méliane aida son mari à boutonner la veste de son uniforme. Il lui donna un baiser machinal sur le front et sortit de chez lui sans un regard pour son jeune fils qui, réveillé en sursaut par les cris du visiteur, s’était mis à geindre dans son berceau. Méliane comprenait l’importance du travail de son mari, et il y avait longtemps qu’elle ne lui reprochait plus son comportement. Pas à voix haute, du moins.

    Les acheteurs n’avaient pas encore commencé à affluer sur la place du marché, qui entourait le village. Parmi les commerçants, la consternation était palpable.

    — Que s’est-il passé ici ? fulmina Armand en voyant la terre noire étendue à ses pieds.

    Les sacs de terre à potager avaient tous été éventrés et vidés. Leur contenu était maculé d’excréments blanchâtres.

    — Rien d’autre n’a été endommagé ?

    — Quelques plants de primevères ont été abîmés.

    Le gardien de l’ordre inspecta les étals de marchandises autour de lui, puis se pencha sur la terre souillée.

    — De la fiente de cigogne, constata-t-il, perplexe.

    — Pourquoi feraient-elles une chose pareille ? demanda le commerçant. Une si bonne terre ne se trouve pas n’importe où, et nous en avons besoin pour amener nos choux à terme.

    Les bavardages allaient bon train et chacun ajoutait son commentaire.

    — Les cigognes ne peuvent pas être responsables d’un méfait semblable.

    — Qui, alors ?

    — Tu n’imagines pas ce qu’un adolescent en manque d’attention peut inventer pour se rendre intéressant !

    — Celui qui a fait ça le paiera cher !

    C’est alors qu’une femme affolée interpella Armand :

    — Monsieur ! Des cigognes s’en sont prises à mes enfants ! Ils jouaient au bord de la rivière et…

    — Des cigognes ? Avez-vous été témoin de la scène ?

    — Non, mais mes fils ont dit qu’elles étaient cinq. Elles ont chapardé le poisson qu’ils venaient de pêcher avant de les pousser dans la rivière. Mon plus jeune a été blessé ! Son bras est enflé et il se plaint d’une douleur au dos.

    — Devons-nous aller quérir le médecin ?

    — Nous n’en avons pas les moyens, monsieur.

    — Si votre enfant a été victime d’un animal, des soins lui seront donnés gratuitement. Quel âge ont vos fils ?

    — Douze et quinze ans, mais…

    — Je crois que je tiens nos suspects, grommela le justicier en prenant la femme par le bras. Conduisez-moi auprès d’eux.

    — Vous êtes un brave homme, monsieur Armand ! Je craignais qu’on ne me prenne pas au sérieux. Les cigognes sont de si honorables créatures. Celles-là doivent avoir quelque tare.

    — Sans doute n’ont-elles pas été convenablement éduquées par leurs parents, rétorqua Armand, ironique. Mais comptez sur moi, je ferai la lumière sur cette affaire.

    Le garçon de douze ans présentait une large égratignure sur un bras et quelques contusions, qu’Armand le soupçonna de s’être infligées lui-même. Toutefois, après un interrogatoire serré, il dut se rendre à l’évidence : le peuple des cigognes comptait effectivement des malfaiteurs dans ses rangs.

    D’autres incidents furent rapportés au chef des gardiens de l’ordre tout au long de la journée. Une femme avait surpris un échassier, les pattes enfoncées dans la terre, déféquant dans son potager. Un couple, dont le nouveau-né venait de mourir, avait attendu en vain qu’une cigogne vienne récupérer le petit corps. Ailleurs encore, les fruits d’un pommier avaient tous été jetés à terre, et leur chair présentait des trous ressemblant étrangement à l’entaille qu’aurait laissé un bec de cigogne.

    Ce n’est qu’à la fin de l’après-midi qu’Armand prit vraiment conscience de l’ampleur de la situation. Les champs et les boisés entourant la place du marché d’Isdoram avaient été envahis, comme s’il venait d’y pousser des milliers de grands échassiers blancs. Sur la place, les villageois avaient cessé leurs activités. Figés de stupeur, hommes et femmes regardaient sans comprendre les cigognes immobiles.

    Après un long moment, tous les oiseaux s’envolèrent pour tournoyer au-dessus du village tels des vautours. L’un d’eux poussa un cri si féroce que ceux qui l’entendirent ne l’oublièrent jamais. Son élan pris, l’oiseau plongea. Juste avant d’atteindre le sol, il se redressa pour poignarder de son bec un homme en pleine poitrine. Les villageois horrifiés s’enfuirent dans tous les sens. Posant ses pattes griffues sur sa victime, la cigogne dégagea son bec et le vendeur de terre s’effondra sur le sol. Il respirait de plus en plus mal, s’étouffant dans un bouillon de sang. Son crime accompli, l’assaillant rejoignit les siens en quelques coups d’aile. En rangs parfaits, les oiseaux disparurent du ciel d’Isdoram. Armand, que la scène avait pétrifié, se hâta auprès du blessé, mais il ne put que constater sa mort.

    Le chef des gardiens de l’ordre ne rentra chez lui qu’une fois la nuit tombée. Il n’avait qu’une envie, boire un verre.

    — Naëtan est endormi, dit Méliane en apportant un peu d’eau-de-vie à son mari. Tu as passé une bonne journée ?

    Silencieux, Armand se tourna vers sa femme. Il la dévisagea un moment, comme s’il s’étonnait de la trouver là. Méliane s’approcha pour l’aider à déboutonner sa veste, mais il la repoussa doucement. Dorénavant, il ne quitterait son uniforme que pour aller dormir. Il avala l’alcool d’un trait, puis balança :

    — Les cigognes nous ont déclaré la guerre.

    Méliane lui servit un autre verre.

    LES LOUPS

    Au plus profond de la forêt d’Orphérion, le conflit qui opposait les cigognes aux hommes ne gênait pas grand monde. Certainement pas Desmus et Miacisse, qui venaient de sortir de leur tanière en cachette pour la première fois. Persuadés d’être rendus assez loin pour ne pas être rattrapés et traînés chez eux par la peau du cou, les deux louveteaux mirent un terme à leur course effrénée. Pendant quelques minutes, ils se contentèrent de reprendre leur souffle en se lançant des œillades complices. Étendus sur le dos en pleine forêt, les jumeaux étaient ravis de leur escapade. Leur territoire était si grand, et les espèces d’arbres, d’animaux, d’oiseaux et de fleurs si variées ! Ils ignoraient qu’ils allaient bientôt franchir la limite interdite.

    — Desmus ? chuchota Miacisse en pivotant sur le ventre. Rentre ta langue et cesse de faire tant de bruit !

    Le louveteau au pelage brun clair, mélangé de blanc et de gris, se rapprocha de sa rouquine de sœur. Les oreilles dressées et la queue entre les jambes, il cherchait à capter le bruit qu’elle avait entendu.

    — Quoi ? jappa-t-il.

    — Chut !

    La patience n’était pas la plus grande qualité de Desmus.

    — Je n’entends rien !

    — Allez, on continue.

    Desmus suivit sa sœur jusqu’à ce qu’un large sentier de terre se dresse devant eux. Rien n’y poussait, et Desmus hésita à quitter le couvert des arbres pour y mettre la patte.

    — Viens ! aboya sa sœur.

    Miacisse courait déjà, invisible, dans le vaste champ de moutarde qui se trouvait de l’autre côté du sentier. Le louveteau lui emboîta le pas, peu désireux de rester seul, même si rien autour ne semblait vraiment hostile.

    — Miacisse, attends-moi !

    Lorsqu’il rejoignit enfin sa sœur, celle-ci était tapie dans les fleurs.

    — Tu entends mieux, maintenant ?

    Tout près d’eux, des dizaines d’êtres sans poils s’activaient sur un large chemin de pierre.

    — Qu’est-ce que c’est ? demanda Desmus en tournant ses yeux anxieux vers Miacisse.

    — Comment veux-tu que je le sache ? marmonna-t-elle entre ses dents. Parle moins fort !

    D’un pas de velours, la petite louve s’approcha des créatures étranges. De la tête, elle fit signe à son frère de la suivre.

    — Huit saphirs pour ce panier de châtaignes des montagnes ! Huit saphirs !

    — Des châtaignes fraîches ! Arrivées du Nord ce matin !

    — Venez voir mes belles poires !

    — Dix saphirs valent un rubis, et dix rubis valent une émeraude, expliquait un père à son fils. Et il faut cent émeraudes pour faire un diamant. Mais personnellement, je n’ai jamais touché un diamant de toute ma vie !

    — Ce sont des hommes, murmura Miacisse, la voix remplie d’émerveillement.

    — Des hommes ? s’inquiéta Desmus. Les hommes sont dangereux. Rentrons !

    — Leur vue et leur ouïe ne valent pas grand-chose. Ils ne s’apercevront pas de notre présence.

    Desmus se recroquevilla sur lui-même.

    Les louveteaux observèrent une femme tendre deux petites pierres bleues, sorties d’un sac accroché à sa ceinture, en échange d’un panier de fruits.

    — Regarde, petit frère ! Là-bas ! Ils ont des perdrix et des lièvres ! Ça sent si bon ! Allons voir de plus près !

    — Tu es folle ou quoi ? Papa va nous tordre le cou s’il apprend qu’on a mis le nez dans les affaires des hommes. Ce sont nos pires ennemis !

    — On est en temps de paix, Desmus, râla Miacisse en levant les yeux au ciel comme s’il venait de proférer la pire des absurdités.

    — La paix durera tant que les loups et les hommes resteront sur leur territoire respectif ! C’est papa qui l’a dit ! Nous avons traversé un sentier où toute végétation a été arrachée. N’est-ce pas la marque de l’homme ? C’était la frontière, jamais nous n’aurions dû la franchir !

    — Ne sois pas si lâche, petit frère. Tu vois ces trucs de bois à quatre pattes ? On se faufile dessous et on attrape un lièvre. Ça ne prendra qu’une minute.

    — Mauvaise idée. On rentre à la maison.

    La petite louve se mit à marcher en agitant le cou et les épaules pour mimer les dindes sauvages.

    — Non, je ne suis pas un froussard ! s’indigna le louveteau.

    — Alors, viens avec moi.

    D’un bond, Miacisse sauta hors de sa cachette de fleurs jaunes et se retrouva sur la place du marché d’Isdoram. Son frère la suivit contre son gré, la queue basse et les oreilles dressées, prêt à affronter des humains enragés, armés de pelles et de fourches.

    Miacisse se glissa sous une table, mais Desmus prit le temps de tout renifler avant de s’en approcher, bien décidé à battre en retraite au moindre problème.

    — Qu’est-ce que tu fais ? grogna Miacisse. Tu vas nous faire repérer !

    En entendant un bruit étrange, un trappeur se pencha et aperçut à ses pieds la petite boule de poil roux couverte de fleurs de moutarde.

    — D’où viens-tu, toi ? demanda-t-il en lorgnant la petite louve.

    — On est morts ! cria Desmus en détalant à toute vitesse dans la direction opposée à la forêt.

    — Pas par là ! glapit sa sœur en fonçant derrière lui.

    — Qu’est-ce que c’était ? s’enquit une femme.

    — Des marmottes, répondit l’homme.

    — Je dirais plutôt des renards, ajouta un autre.

    Étendus dans leur tanière, Lyca et Canis profitaient des instants de répit que leur laissaient leurs turbulents rejetons. La tête enfouie dans la dense fourrure grise de son compagnon, Lyca résistait au sommeil.

    — Il est temps d’aller voir ce qu’ils fabriquent.

    — Ils ne sont pas bien loin, la rassura Canis. Dors un peu, ils reviendront bien assez tôt.

    — Tu connais Miacisse, si nous relâchons la surveillance, elle entraînera son frère au fin fond de la forêt.

    — Encore quelques minutes et j’irai les chercher.

    Canis lécha le museau de Lyca d’un coup de langue amoureux.

    — Ce sont sans doute les derniers enfants que nous aurons, soupira la louve. Je me fais vieille. D’ici deux ans, ils partiront et nous nous retrouverons seuls, toi et moi.

    — Ce n’est pas moi qui vais m’en plaindre, la taquina Canis en glissant un museau moite dans son cou. Et si on partait pour le Nord pendant que nous en avons encore la force ? Là-bas, les territoires des loups ne côtoient pas les villages des hommes. Les petits seront en sûreté, et nous pourrons vivre nos vieux jours dans le calme.

    — Mes petits…, murmura Lyca en fermant les paupières.

    Au village d’Isdoram, un petit loup filait entre les pattes des hommes.

    — Desmus ! Arrête de courir comme ça, criait Miacisse. Notre tanière est de l’autre côté ! Tu nous conduis à travers le territoire des hommes !

    — Je veux rentrer à la maison ! se plaignit le louveteau.

    — Arrête-toi. Il faut faire demi-tour.

    — Maman et papa sauront qu’on est venus ici, gémit Desmus en ralentissant enfin.

    — Pas si tu ne dis rien, le menaça sa sœur.

    C’était sans compter les quelques fleurs de moutarde toujours accrochées au pelage de la petite louve.

    Les deux louveteaux se cachèrent dans un arbre creux, le temps de reprendre leurs forces.

    — Miacisse, marmonna Desmus. Regarde là-haut. Il y a un oiseau énorme sur une branche.

    Miacisse fouilla le feuillage de sa vue perçante et trouva vite ce que son frère avait aperçu.

    — Tu es vraiment bête, c’est un homme !

    — Les hommes n’ont pas de plumes !

    Dans l’arbre, les grognements dérangèrent l’homme-oiseau, qui bougea un peu pour voir qui troublait sa tranquillité. Lorsque les yeux gris de la créature se posèrent sur les louveteaux, ils ne cherchèrent plus à savoir qui des deux avait raison. Ils détalèrent en couinant vers le marché et retraversèrent le champ de moutarde aussi vite que leurs petites pattes le pouvaient.

    — Des renards ! certifia quelqu’un.

    LES HOMMES

    Laurian donnait son premier cours d’histoire à l’ombre d’un orme centenaire, au cœur d’une clairière aménagée dans un boisé, entre le champ de moutarde et celui de coton. L’hiver dernier, ses élèves, tous âgés de six à neuf ans, avaient appris à lire, à écrire et à compter. Cet été, les enfants seraient initiés à l’histoire du monde, protégés des rayons rouges par l’arbre géant.

    — À l’origine, il n’y avait qu’un seul continent terrestre, qu’on nommait Rodinia. Cette terre était vaste et peuplée d’êtres doués de facultés surnaturelles. Encore aujourd’hui, on confond le sous-continent Rhéïqua avec le continent Aqua. Mais l’océan et le sous-continent sont bien distincts.

    — Monsieur Laurian, allez-vous nous parler du domaine des morts ? demanda un jeune garçon.

    — Vous n’avez rien à craindre, les enfants, les rassura le professeur. Tant que vous n’approchez pas du sous-continent, les morts ne peuvent rien contre vous.

    — Et les revenants ?

    Laurian préféra ignorer cette remarque.

    — Et si on tombait sous le continent ?

    — Si vous me laissiez continuer, mademoiselle, vous sauriez que l’océan se trouve très loin d’Isdoram, et que la plupart d’entre vous ne le verront jamais. C’est seulement par là que les vivants peuvent accéder à Rhéïqua, le domaine des morts.

    — Notre continent ne se nomme pas Rodinia, répliqua un enfant en sautant du coq à l’âne. Il s’appelle Gondwana.

    — Les aventuriers ont-ils découvert un deuxième continent ? s’enquit un autre.

    Assis sur son tabouret, le dos appuyé contre le vieil orme et un gros livre sur les genoux, Laurian contemplait ses jeunes élèves avec un mélange de tendresse et de lassitude. Ils étaient bien une vingtaine assis dans l’herbe autour de lui. Leurs mines étaient parfois confiantes, parfois sceptiques.

    — Je disais donc qu’à l’origine, la terre se séparait en trois continents : Rodinia, Rhéïqua et Aqua.

    — Le continent Aqua, c’est le domaine des morts, murmura un garçon à l’oreille de son voisin.

    — Non, c’est Rhéïqua, contesta l’autre.

    — Je vous en prie. Si vous voulez apprendre, il va falloir m’écouter.

    — Monsieur Laurian, est-ce que…

    — Je répondrai à vos questions à condition que vous leviez la main.

    La petite fille que venait d’interrompre son professeur s’empressa de tendre une main le plus haut possible, aussitôt imitée par les autres enfants.

    — Oubliez ça ! lâcha Laurian en riant.

    Seule une frêle fillette aux cheveux blonds avait gardé les bras croisés et affichait un air renfrogné.

    — Tout le monde sait que le continent Aqua n’est rien d’autre que l’océan, bande d’idiots, râla-t-elle. Ça n’a rien à voir avec le domaine des morts.

    — Tout le monde sait que le continent Aqua est le domaine des morts, idiote, insista un gamin.

    — Doucement, fit Laurian. Rhéïqua, le domaine des morts, se trouve bien sous l’eau, mais il commence là où Aqua s’arrête. Rhéïqua est sous la terre. Voilà pourquoi on le désigne comme le sous-continent. Le reste de l’océan, ou le continent Aqua, n’a rien de dangereux. Je vous le répète, Rhéïqua n’est pas Aqua. À cause de cette confusion, notre peuple a toujours redouté l’océan. Cette crainte ne repose pourtant que sur des superstitions.

    Des éclats de voix fusèrent dans la clairière. Laurian aurait dû réprimander ses élèves, mais lui aussi avait envie de parler des mystères de Rhéïqua. Il tenta tout de même de les rappeler à l’ordre :

    — De toute façon, Rhéïqua et Aqua ne sont pas au programme cette année.

    — Mais, monsieur…

    — Nous parlerons d’abord des quatre continents terrestres.

    — Quatre continents ? s’étonna la classe à l’unisson.

    — Tout le monde sait qu’il y a quatre continents, bougonna la petite blonde.

    — Ancolie, c’est bien ça ? demanda Laurian à l’enfant, qui ne devait pas avoir plus de six ou sept ans. Peux-tu nous nommer ces quatre continents ?

    — Vous les nommer ? C’est vous, le professeur ! Vous voulez que je fasse le boulot à votre place ?

    Laurian dévisagea la fillette, puis se tourna vers les élèves attentifs.

    — Si vous ne m’interrompez plus, peut-être pourrons-nous réserver la dernière journée de l’été pour parler du continent Aqua.

    — Le domaine des morts ?

    — L’océan, s’obstina Ancolie, même si plus personne ne se préoccupait d’elle.

    — Et les hommes-poissons ?

    — Dites, les enfants, est-ce que je vous raconte Gondwana au temps de vos ancêtres, ou préférez-vous retourner vaquer aux corvées dont vos mères voudront vous charger ?

    Plus un son ne franchit les lèvres des élèves.

    — À l’origine du monde, Rodinia était l’unique continent terrestre. Ce n’est qu’il y a environ trois cents ans que cet immense continent s’est scindé en quatre. Trois îlots de terre se sont détachés de Rodinia et ont dérivé, probablement très loin les uns des autres.

    — Monsieur Laurian, comment est-ce possible ?

    — Je vais y venir, Doric. Gardez vos questions pour la fin, les enfants. Avant de comprendre pourquoi Rodinia s’est divisée en quatre, il est intéressant de savoir ce qu’était le monde en ce temps passé.

    — Il y avait des dragons ?

    — Non, il n’y a jamais eu de dragons. À cette époque déjà, la magie avait presque disparu de Rodinia. Les hommes en étaient venus à percevoir les magiciens, ou les êtres blancs, comme des personnages malveillants. Leurs pouvoirs dérangeaient. Je crois qu’ils faisaient peur aux Rodiniens.

    — Les êtres blancs n’étaient pas des hommes ?

    — À l’origine, la majorité des hommes étaient magiciens. Mais de génération en génération, peut-être faute d’entraînement, la plupart de nos ancêtres perdirent leurs pouvoirs. Certains oublièrent même qu’ils étaient descendants de magiciens.

    — Pourquoi les appelait-on les êtres blancs ? s’interrogea tout haut un garçon. Ils avaient la peau blanche comme la neige ?

    — Les magiciens étaient pareils à nous, lui répondit une fillette de l’autre côté du cercle, sans se soucier de déranger le professeur et sa classe. C’est pour cela qu’ils étaient si dangereux. C’est leur sang qui était blanc.

    — « Êtres blancs » fait simplement référence aux pouvoirs dont ces hommes étaient dotés, rectifia Laurian. Ils avaient, en effet, le même aspect physique que nous, y compris la même couleur de sang dans les veines.

    En se fiant au peu de connaissances des enfants sur l’histoire des magiciens, Laurian comprit que le sujet n’était pas des plus populaires dans les classes et les familles d’Isdoram.

    — Aux temps forts de la magie, continua-t-il, presque tous les hommes avaient des dons. Certains pouvaient lire les pensées, d’autres guérir les maladies. Les plus puissants étaient capables de se dissoudre dans l’air et de se matérialiser à l’endroit de leur choix.

    — Vous vous moquez de nous ! lança le petit Clovis.

    — Ce que je vous raconte a été consigné dans des livres par des historiens.

    — Les magiciens avaient-ils des ailes comme les fées ?

    — Les fées n’existent pas, Maleine. Elles font partie des légendes au même titre que les loups-garous, les dragons et les serpents. Les magiciens qui, étrangement, conservèrent leurs pouvoirs furent peu à peu stigmatisés et rejetés. Les hommes en vinrent même à les brutaliser. Les magiciens finirent par être chassés des villages, puis de la forêt d’Orphérion où ils s’étaient réfugiés. Mais cela ne suffit pas à rassurer les hommes. Les montagnards, qui avaient toujours été pacifistes, leur refusèrent l’accès aux territoires escarpés. Les êtres blancs furent donc repoussés aux limites de Rodinia, sur les plages, derrière les montagnes du Nord. Sans doute ont-ils survécu grâce à ce qu’ils avaient préservé de leur magie.

    — Quelle bande de poltrons ! Moi, j’aurais jeté un sort aux habitants de Rodinia et pris le contrôle du continent. Le grand magicien et maître-régnant Jérémien !

    — Jérémien, mon petit, cette idée que les êtres blancs étaient méchants est erronée. La plupart étaient bons. La magie était une belle chose, pure et noble, c’est pourquoi elle a été associée à la blancheur.

    — Et les êtres noirs ?

    Ancolie s’était levée et braquait sur Laurian son sourire narquois.

    — Comme les fées, les êtres noirs font partie des légendes, soupira-t-il.

    À cause de la robe sale et informe dont elle était affublée, Laurian devinait que la jeune fille était l’orpheline trouvée dans les bois, celle qui faisait jaser sur la place du marché. L’enfant refusait de parler de ce qui lui était arrivé, mais à voir les longues plumes blanches accrochées à ses vêtements, on avait déduit qu’elle voyageait depuis le Nord et qu’elle avait survécu à une attaque de cigognes. Apparemment, ses parents n’avaient pas eu autant de chance.

    — Vous êtes vraiment trop bête, marmonna la jeune insolente.

    — Ai-je bien entendu, Ancolie ?

    La fillette reprit sa place sur l’herbe et son air le plus candide. Laurian s’accorda quelques secondes pour remettre ses idées en place avant de poursuivre son cours. Il n’avait pas ouvert la bouche qu’un autre enfant l’apostrophait :

    — Qu’est-ce qu’un être noir ?

    — C’est un sorcier, répondit Doric à la place du professeur.

    — Les sorciers ne sont pas des êtres noirs, Doric. Les sorciers sont des magiciens qui, en plus des dons surnaturels qu’ils ont reçus à la naissance, possèdent les aptitudes et les connaissances nécessaires pour pratiquer la magie à partir de potions et de sortilèges.

    — Qui sont les êtres noirs, alors ?

    — Les êtres noirs seraient des êtres blancs qui ont soi-disant été mordus par des animaux enragés, et qui se serviraient de leurs pouvoirs pour faire le mal. Mais ils n’ont jamais existé, je vous le répète.

    — Quelle sorte d’animaux enragés ? insista un garçon.

    Cette fois, Laurian fit comme s’il n’avait rien entendu.

    — Un jour, les magiciens en exil en eurent assez. À coups d’enchantements, ils réussirent à détacher du continent trois parcelles de terre sur lesquelles ils se réfugièrent. Puisque les hommes avaient toujours été épouvantés par Aqua, ils étaient persuadés que l’eau assurerait leur protection. C’est ainsi que furent créés Laurentia, Sibéria et Baltica, trois îles qui dérivèrent loin du vieux continent. Ce qui restait de Rodinia fut renommé Gondwana. Mais Rodinia désigne toujours l’ensemble des quatre continents terrestres.

    — Ces êtres blancs n’avaient pas peur d’Aqua ?

    — Ils ont dû vaincre cette frayeur, supposa Laurian. À leurs yeux, les hommes étaient sûrement plus menaçants que l’océan.

    — Et sur ces nouveaux continents, ont-ils survécu ?

    — Personne ne le sait. Ces terres sont trop éloignées de la nôtre. Baltica se composait de forêts, mais Sibéria n’était qu’une montagne, et Laurentia un simple bout de plage. La plupart des historiens s’entendent pour dire qu’il est improbable que le peuple de Laurentia ait survécu bien longtemps.

    — Même avec leur magie ?

    — Leurs pouvoirs étaient réduits, et la découpe de leur continent les avait sûrement exténués.

    — Moi, je serai historien, clama le petit Jérémien, et je vous prouverai qu’aucun de ces magiciens n’est encore en vie. Ils ont tous été attirés vers le sous-continent et ils font aujourd’hui partie des morts.

    — Eh bien, tu n’as peut-être pas tort, concéda le professeur au garçon, qui regarda Ancolie d’un air prétentieux. Quelques années après que les trois continents se soient détachés, Gondwana connut le plus dévastateur des tremblements de terre de son histoire. On dit que cette secousse aurait été causée par la fureur des morts. On suppose que ce phénomène découlait du nombre très élevé de morts qui avaient rejoint le sous-continent les années précédentes, et par les pouvoirs magiques qu’avaient ces êtres de leur vivant.

    — On dit… On suppose… En fait, on ne sait rien du tout ! s’énerva une petite fille.

    — Il est vrai qu’on ne peut faire que des hypothèses. Peut-être qu’un aventurier nous rapportera un jour des réponses.

    — Je serai aventurier ! s’écria Jérémien.

    — Y a-t-il encore des êtres blancs parmi nous, ou bien sont-ils tous partis ?

    — Ils auraient tous disparu.

    Laurian continua à parler de Rodinia tout en observant chacun de ses élèves. L’historien qu’il était soupçonnait l’existence d’êtres blancs sur Gondwana, mais compte tenu de cette hostilité collective envers la magie, le professeur savait qu’il valait mieux se taire.

    La plupart des enfants aimaient bien Laurian. Son regard noisette, presque doré, était surprenant, et l’homme était franc, posé et honnête. Malgré ses vingt ans, il portait ses cheveux comme les enfants : de petites boucles brunes cachaient ses oreilles et retroussaient sur sa nuque. Au village, la plupart des gens le respectaient et les adultes n’hésitaient pas à lui demander conseil sur des sujets qu’il n’avait pourtant aucune raison de connaître mieux qu’eux-mêmes. De taille moyenne, large d’épaules sans être très musclé, les traits doux, le professeur d’histoire d’Isdoram inspirait confiance.

    Deux heures passèrent avant qu’un enfant ne l’interrompe à nouveau :

    — Monsieur Laurian…

    — Oui, Clovis.

    — Les êtres noirs et les fées…

    — Quoi ?

    L’enfant sentit l’agacement de son professeur. Il baissa les yeux et enfonça son cou dans ses épaules. C’est Ancolie qui continua à sa place :

    — Ne dit-on pas que chaque légende prend racine dans une part de vérité ?

    Clovis sourit à la petite fille, qui l’ignora. Laurian accorda son ton à celui de sa jeune élève :

    — Sachez, jeune fille, que certaines racines ne sont que mauvaises herbes. Est-ce que l’un de vous a une question pertinente sur l’ensemble des continents de Rodinia avant que nous nous arrêtions pour manger ?

    — Est-ce que les cigognes vont tous nous tuer ? s’inquiéta Clovis.

    — Les cigognes ? balbutia Laurian, égaré. Est-ce que j’ai seulement prononcé ce mot aujourd’hui ?

    — C’est bien la guerre, non ? demanda un autre élève. Les cigognes vont-elles s’allier aux loups pour se débarrasser de nous ?

    — Où avez-vous entendu de pareilles âneries ? Je suis désolé, mais la guerre contre le peuple des cigognes n’est pas encore du domaine de l’histoire.

    — Que va-t-il advenir des bébés ? voulut savoir une petite brunette, cherchant le réconfort dans le regard de son professeur.

    — Je ne sais pas, Maleine, avoua Laurian en refermant son gros livre dans un claquement qui fit sursauter plusieurs élèves. Allez manger. Cet après-midi, nous parlerons des cigognes.

    L’ANGE

    Perché dans un arbre à l’orée de la clairière, Xanaël surveillait la petite Ancolie, qui allait en classe avec les enfants du village. S’il s’était bien amusé des questions qu’elle avait posées à monsieur Laurian, il craignait qu’elle finisse par se faire repérer.

    Avant de mettre les pieds sur Gondwana, Ancolie n’avait jamais vu un humain ailleurs que dans son propre reflet. L’enfant ressemblait aux autres élèves, mais son accent était différent. Toutefois, elle imitait avec un certain succès la façon de parler des villageois.

    Les enfants s’étaient tous éloignés pour aller se sustenter et Xanaël patientait dans l’attente de la reprise des cours. Le professeur ayant promis de parler des cigognes, l’ange espérait en apprendre un peu plus sur la guerre qui secouait ce gigantesque continent. Personne ne devant remarquer sa présence, il ne descendrait de son perchoir qu’à la nuit tombée.

    Xanaël avait presque seize ans. Il était là pour veiller sur Ancolie, qui n’en avait que sept. Il aurait préféré s’introduire lui-même au village, mais avec sa taille imposante et ses ailes immenses, l’idée n’avait pas été envisageable. Quelques minutes plus tôt, il s’était fait surprendre par deux petites boules de poils surexcitées. Par chance, les louveteaux n’étaient que des bébés. Aucun animal ne prêterait foi à ce qu’ils pourraient raconter.

    — Xanaël !

    Ancolie venait de surgir des buissons qui délimitaient la clairière. Dans un sursaut, l’ange perdit l’équilibre. Fouetté de branche en branche, il s’érafla rudement le dos avant de réussir à s’agripper par les jambes à une branche assez solide pour le retenir. Sa chute le laissa confus, ce qui arracha un rire retentissant à la fillette. Devant elle, son ami était suspendu dans le vide, la tête en bas et les bras ballants.

    — Tu en fais du vacarme pour un oiseau ! se moqua-t-elle.

    — Très drôle, souffla l’ange en se laissant tomber à ses pieds.

    Il se releva en gémissant. Retrouvant son sérieux, la gamine se jeta sur lui et étreignit ses longues jambes. Xanaël était si grand que l’enfant lui arrivait à peine à la hanche. Il était vêtu de son éternel pantalon de cuir marron, comme tous les autres habitants de leur île. Puisque ses ailes ne lui permettaient pas d’enfiler aisément une veste, il était torse nu, fidèle à son habitude. Ancolie, quant à elle, avait dû se débarrasser de ses vêtements de cuir, qui auraient juré avec le coton, le lin ou la soie dont s’habillaient les habitants d’Isdoram. La petite avait dérobé une robe de lin crasseuse qu’elle portait depuis leur arrivée et dans laquelle elle flottait sans grâce. Elle y avait piqué des plumes d’ange, même si elle ne croyait pas vraiment qu’elles puissent la protéger.

    — Tu m’as manqué, murmura-t-elle.

    Ancolie se laissait rarement aller à de telles déclarations, et l’ange se réjouit. Mais le moment était mal choisi pour permettre à l’enfant de s’attendrir de la sorte.

    — Tu ne dois pas venir ici en plein jour, Ancolie. Le cours va bientôt reprendre. Retourne dans la clairière avant qu’on ne parte à ta recherche.

    — Ces villageois ne savent rien du tout ! se révolta l’enfant. Ils sont persuadés que Laurentia a été rayée de la carte, et ils se plaisent à penser que Baltica et Sibéria ont probablement subi le même sort. Jamais aucun aventurier gondwanais n’a mis le pied sur un autre continent. Si c’est arrivé, aucun n’est revenu pour en témoigner. Ils ignorent même l’existence des elfes.

    — C’est une bonne nouvelle, non ?

    — Ils ne croient même pas en l’existence des fées !

    — C’est impossible, se rembrunit l’ange. Floriane a bien dit qu’elle était née dans les boisés d’Isdoram.

    — Apparemment, il y a longtemps que les adultes en ont fait un mythe, ronchonna la fillette en secouant la tête.

    — C’est qu’elles se cachent quelque part, rétorqua l’ange. Et si Floriane était la fée d’Isdoram, et qu’il n’y avait qu’une fée par village ?

    — Xanaël, Gondwana est immense ! Il est au moins cent fois plus vaste que Baltica ! Vaut mieux s’en tenir à Isdoram pour l’instant.

    — Mais si les humains ne peuvent rien nous apprendre, comment va-t-on découvrir où vivent les fées ?

    — Tout ce que je sais, grogna Ancolie, c’est que retourner en classe serait inutile. Le professeur ne fait que répéter ce qu’il a lu dans son gros livre.

    — Le chef du village sait forcément des choses que ses villageois ignorent, avança l’ange. Avec cette guerre qui les oppose aux cigognes, les hommes auront besoin d’une fée pour régler le conflit.

    — Je verrai le chef d’Isdoram, alors.

    — Comment t’y prendras-tu ? N’as-tu pas mentionné qu’il n’accordait que de rares audiences ? Tu n’es qu’une enfant…

    — Laisse-moi faire, dit Ancolie, l’air coquin. J’ai une idée.

    — C’est bien ce qui me fait peur. Retourne en classe et cesse de faire l’intéressante. Surtout, laisse à ces enfants leur peur de l’océan ! Notre peuple sera tranquille tant que les humains n’auront pas l’idée de le traverser.

    Cette requête formulée, l’ange se braqua.

    — J’entends des voix qui approchent ! chuchota-t-il. Dépêche-toi de rejoindre la clairière avant qu’on te voie sortir de ce sentier.

    Ancolie fit quelques pas, puis se retourna vers son ami avec son petit air narquois.

    — À propos, Xanaël, change d’arbre. Je pouvais te voir d’où j’étais.

    — Et si…

    — Il ne m’arrivera rien, rechigna la fillette. Ces villageois sont inoffensifs.

    Xanaël reprit quand même sa place dans l’arbre. Si on le découvrait, sa mission serait interrompue et le roi ne le lui pardonnerait pas. Il préférait ignorer quel désastre en découlerait. Mais s’il arrivait malheur à Ancolie, absolument rien ne pourrait soulager sa conscience et son cœur.

    Tout comme Xanaël, Ancolie avait été élevée par les elfes qui peuplaient Baltica. Un jour, une bande d’enfants aux oreilles pointues avaient conduit l’ange à un grand saule blanc, au sommet duquel se trouvait un chou. Croyant que ce chou avait été volé par un oiseau dans le potager des elfes, Xanaël s’était aussitôt envolé pour le récupérer. Mais le chou fané était différent de ceux des elfes. Ses feuilles, moins foncées, ne frisottaient pas. Délicatement, il en avait libéré un bébé qui respirait à peine. Ses ailes ramenées vers l’avant pour le tenir au chaud, il l’avait conduit au palais du roi Aridz. Grâce aux bons soins des elfes, la petite fille n’avait gardé aucune séquelle de sa mésaventure.

    Xanaël, lui, avait été trouvé sur le sol de Baltica deux ans avant l’arrivée d’Ancolie. Il avait une aile cassée et souffrait de troubles de mémoire. L’enfant étrange mais charmant avait aussi été soigné au palais royal. Les servantes l’avaient nourri puis éduqué. Xanaël ne conservait que peu de souvenirs antérieurs à son arrivée sur Baltica. En grandissant, l’idée de quitter les elfes pour retrouver les siens sur Sibéria n’effleura plus son esprit. Sa mémoire restait avare de détails sur son enfance parmi les siens, et l’incident qui l’avait mené sur Baltica en était même complètement effacé.

    Perché dans son arbre, Xanaël se demandait tout à coup à quoi ressemblait l’endroit où il était né. Du haut des airs, en quittant Baltica pour Gondwana, il avait osé un coup d’œil vers les lointains sommets de Sibéria. D’un blanc brumeux, ils se dressaient vers le ciel, plus haut encore que les arbres géants du continent des elfes.

    Les pensées de l’ange volèrent ensuite vers Floriane, la créature qui s’était échouée sur les côtes de Baltica une semaine avant leur départ. Ce matin-là, Ancolie voulait que l’ange l’emmène toucher les nuages. Il savait qu’il n’y arriverait pas, car passé une certaine altitude, il avait du mal à respirer. Mais chaque fois qu’Ancolie le lui demandait, il essayait. Dans le ciel, ils avaient aperçu une petite fille qui battait l’air de ses bras fins. Elle dégringolait vers l’océan à toute vitesse. Ils l’avaient perdue de vue avant qu’elle ne réapparaisse, ballottée entre deux des rochers qui bordaient les berges de l’île.

    Cette présence insolite serait normalement passée inaperçue, car les elfes ne sortaient jamais de la forêt. Histoires et légendes les avaient convaincus de fuir Aqua. Heureusement, l’ange et la petite humaine étaient moins

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