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Ushuaia, dernier mot d’amour: Romance fantastique captivante
Ushuaia, dernier mot d’amour: Romance fantastique captivante
Ushuaia, dernier mot d’amour: Romance fantastique captivante
Livre électronique627 pages8 heures

Ushuaia, dernier mot d’amour: Romance fantastique captivante

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À propos de ce livre électronique

Une histoire d'amour à la japonaise

Profitant de sa commission d’enquête, Yukio part au-delà des océans pour accomplir la prophétie. Sur le paquebot qui le mène en Terre de Feu, les éléments se déchaînent, et Richard Wuitcheurd, passionnément épris de son épouse, croise la route de cet étrange homme-haïku qui rôde autour d’elle pour changer leur destin. Ainsi commence un chassé-croisé à la frontière du rêve et des souvenirs, où interviennent d’énigmatiques personnages et des entités fantastiques qui semblent s’être concertées sur fond de typhons et de comètes pour écrire une histoire d’amour à la Japonaise.

Découvrez sans tarder ce roman fantastique captivant qui mêle amour et aventures dans un univers poétique japonais !

EXTRAIT

L’amas de maisons d’Ushuaia disparaît, confondu avec la montagne sous le ciel de plomb. Quelques touristes filment le départ du géant des mers, ou photographient le paysage qui s’étire à perte de vue. Un petit serrement au cœur me vient en quittant Ushuaia. Je ne saurais formuler ces pensées que je n’ose m’avouer. La caresse du bateau, le ciel et sa lumière, Richard absent. Seuls, restent la traînée d’écume claire et le regard de Yukio. Dans les yeux de l’homme-haïku venu me conter sa poésie au vent de mer, je vois le vol des lucioles qu’il a aimées quand il était enfant. Il dit que je lis ses souvenirs et que je suis les siens. Mais s’il peut m’éloigner de Richard, me ferait-il oublier Michel ?

À PROPOS DE L'AUTEUR

Irène Moreau d’Escrières a écrit de nombreux romans et récits de voyage, édités entre 2010 et 2016. Comme Asmahane, l’une de ses premières héroïnes, elle est née dans les vents de sable, à l’heure où chante le muezzin, en avril, à Constantine, en Algérie.
Après des études de Lettres et de Philosophie à Aix-en-Provence, Irène Moreau d’Escrières a séjourné aux Antilles Françaises, Guadeloupe et Martinique, puis en Polynésie Française, à Tahiti. Si une biographie s’inscrit dans le réel, l’authentique biographie de l’écrivain s’enracine dans son écriture, reflet de l’âme.
LangueFrançais
ÉditeurEncre Rouge
Date de sortie7 nov. 2016
ISBN9791096004317
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    Aperçu du livre

    Ushuaia, dernier mot d’amour - Irène Moreau d’Escrières

    1

    Pluie sur un village

    Incognito du voyage

    Écho de la lune

    Le vent de nuit vient du lagon, la pluie coule sur mon visage. À la lueur des réverbères éclairant les arbres des jardins, je cours sans bagages aux murmures de l’averse, près du sphinx fuyant les monceaux d’or qui le hantent. Seuls les dieux savent que je m’enfuis avec Richard pour les eaux du Cap Horn. J’ai tant rêvé de ces grands bateaux blancs, voguant sur les vagues, entouré d’oiseaux aux ailes déployées ! Richard dit que je le protège de la lune, que j’apprivoise les papillons et les fourmis, sa limousine et les paparazzi. Avant de se dérober aux contraintes qui l’ont hissé au sommet de la gloire mondaine, il a contemplé son domaine et caressé ses loups. L’alizé berce les palmiers, les feux follets ont disparu, la lune ronde est passée en laissant sur les flots sa main d’argenture, m’inspirant Le Voyage du coquelicot, car l’hiver sous les tropiques est un printemps de joie de vivre, et ce 15 décembre 2000, Richard et moi fêtons nos noces de Coquelicot.

    Son chauffeur nous a laissés à une heure du matin à l’hélicoptère. Ses employés s’occuperont des loups, des petits chats et des oiseaux, des parcs et du jardinage. L’avion de nuit décollera à deux heures de Tahiti où somnole dans l’aquarium de l’aéroport la cigale de mer qui connaît Ukiyo, le papillon qui dort au salon. Quelle joie d’embarquer pour le Chili et de se retrouver au Brésil sur un paquebot qui prendra la mer à Rio de Janeiro ! Richard a organisé ce voyage dans le plus grand secret. En fait, il voulait m’emmener au Tibet suivre le rituel de la caste guerrière, qui le ferait renaître dans la ville souterraine de l’Himalaya, à l’heure de la bataille contre les forces des ténèbres. Il voulait m’offrir le coquelicot du Népal, la grande fleur bleue à quatre pétales, mais comme il a le sentiment d’avoir vécu les épreuves d’un samouraï, en attendant l’initiation, il a choisi la Terre de Feu. Ushuaia le hante. Il ne sait pourquoi. Il voudrait renoncer au vin de la treille que chaque jour lui offrent ses débiteurs, devenir moine afin de faire cesser les ricochets de son destin, effacer ces négociants en abymes dans son esprit, au milieu de litiges gagnés avec célébrité. Pour l’heure, il doit régler quelques affaires, même sur un bateau de croisière, ses escales seront l’occasion d’étendre son royaume. Il est l’un des rois de la SIPO¹. Moi, je suis aux anges dans l’incognito du voyage, silhouette d’une foule sans visage, aux destins qui se croisent avec des bagages, traces laissées par les fantômes venus avant ou après notre passage, et nous allons aux échos des hôtesses dans le vrombissement des avions aux frontières de la nuit.

    Richard affirme qu’il faut se libérer du bavardage, fuir les illusions des rafales de vent. Son archétype est la geisha longue et droite, délicate et impassible. Sans aller jusqu’à dire qu’il me voudrait en coiffure rehaussée de bandeaux pourpre et or, il aime les silencieuses aux longs doigts laqués de rouge, tenant un flacon de porcelaine aux reflets bleus. Moi, depuis huit ans déjà, je suis sa dryade aux cheveux roux, sa danseuse sacrée à qui il veut donner la lune. J’ai tout et ne veux que la joie de lui faire plaisir. Mais Richard est si riche qu’il ne sait plus comment se disperser. Pour se divertir, il prête aux princes et distribue aux pauvres qui l’enrichissent. Nul ne sait mieux que lui faire fructifier les gains qu’il reçoit dans l’exportation du matériel médical qu’il a conçu. Il sert deux maîtres, dit-il souvent, le dieu de la chance et le diable des mathématiques. Plus il donne, plus il reçoit, plus il dépense, plus il amasse, plus il compte, plus les équations s’allongent. Rien ne doit lui résister, son esprit aime à prospecter aux quatre coins de la planète pour gagner de l’or à l’angle de son bureau. En plus de ses adjoints à la SIPO, de son cheval Onikage et de sa meute de loups apprivoisés, toutes les cliniques du monde et les banquiers sont à ses pieds. Il est en contact avec les représentants des nations : du paléontologue amateur de technologie sismique et d’archéologie sous-marine qu’il doit fournir au Brésil, au pilote de ligne de la maison Oshima, qu’il doit rencontrer au printemps prochain au Japon, en passant par les Mexicains. Et lui, qui refuse un ordre du Ciel et ne se comporte jamais comme le commun des mortels, ne veut s’agenouiller que devant moi.

    Nous n’avons pas d’enfants ensemble. Il en a deux, petits encore, que leur mère en Suisse a privés de lui. Il préfère les louveteaux qu’il a vus naître dans son domaine. Moi, dans son île du Pacifique, je guette chaque soir sur le lagon le murmure de ma fille aux yeux d’azur, belle comme la fleur de myosotis, qui communique par les vagues de Bretagne, et me demande des nouvelles du Voyage du coquelicot que j’écris pour elle, un conte de fées, tels les dits de jadis, qu’elle va illustrer de sa main. Myosotis est la plus gracieuse des calligraphes, la plus habile des magiciennes, l’amie des elfes, volatile comme un parfum. Quand elle est née, je me demandais d’où venait cette étrange petite fille, fluette et délicate, à la légèreté de libellule. Un jour, elle dessina un cheval ailé qui prit son envol en sortant de la page. Quand elle traçait des signes sur les vagues, les poissons dansaient autour d’elle, jaillissant dans la limpidité de l’air, les dragons l’adoraient. Sa joie était d’admirer le vol des papillons. Je ne l’envoyais pas à l’école où l’on apprend si peu de choses qui valent la peine d’être enseignées. C’est mon joyau, ma perle d’or, la fille de Michel Le Graal, mon alchimiste.

    Ce soir, sous les tropiques, les étoiles ont disparu dans la pluie où se réfugient les secrets : Richard et moi partons pour Ushuaia ! Le coquelicot rêve de s’en aller rejoindre le papillon d’azur de mon cahier. Derrière les vitres de la salle d’attente de l’aéroport de Faaa, les racines emmêlées du flamboyant interrogent les hibiscus. Et là, tapie dans l’ombre, la nuit remue sa radiance : l’arbre s’élève dans mon cœur, les oiseaux suivent les tourbillons du vent, le temps s’arrête. Dans son aquarium, la cigale de mer s’est réveillée, le papillon s’est envolé. Et puis l’Éden a disparu comme il est venu. La pluie a laissé sur ma page une larme d’éternité.

    Après les formalités d’embarquement et avoir rangé son sac dans le casier au-dessus du hublot de Lan Chile, Richard se déchausse, s’assoit en position du lotus, pieds sur les cuisses, main gauche sur la droite, paumes en l’air, dépassant d’une tête les passagers indifférents à ses rumeurs, et il se met à effacer le monde. Il ne donne jamais d’explication, je ne lui pose pas de questions. Quand il rouvre les yeux, son regard dit qu’il m’aime intensément depuis huit ans déjà, mais il m’a appris qu’un cœur assombri peut voiler le plus beau champ de blé. Quoique aimant prendre la pose de Vishnou sur un lotus, ou monter son cheval qu’il compare à l’aigle Garuda, il dit que, telle son épouse Lakshmi, je suis la déesse de la richesse et de la bonne fortune, mais il est loin du nirvana où il voudrait s’éteindre dans la profondeur de l’Éveil. À l’opposé du végétal qui ne pourrait fleurir sans être enraciné dans la terre, Richard craint de périr sous ses monceaux d’or qui ne cessent de grandir. Pour s’alléger, se présentant pauvre poète, sans jamais évoquer son somptueux train de vie, tel le prince des Mille et une Nuits déguisé en mendiant, il m’a épousée il y a huit ans, en faisant coudre sur mon corps une robe de dentelle brodée de perles fines. C’étaient de belles noces.

    L’avion décolle dans une musique douce et vaporeuse, pour l’île de Pâques où l’avion doit faire escale trois quarts d’heure. Les rouleaux de soie du ciel battent des ailes près du hublot, les nuages dessinent des vagues emportées par le vent qui les fait sourire. Quand l’hôtesse annonce en espagnol l’atterrissage et que l’avion entame sa descente vers l’océan, le chant des Pascuans s’élève, rythmé par l’applaudissement des passagers, tel un serpent de feu lové sous les paupières de Richard. Mais quand il rouvre les yeux, c’est pour cerner le vide qui cherche à l’emporter.

    Au grand soleil, nous débarquons dans les paysages préhistoriques du petit Aeropuerto Mataveri. La lumière déferle des quatre horizons des chaînes montagneuses. Flotte le parfum d’une brise de mer. Richard admire un oiseau immobile, qui fait des trilles, si joli sur un moai de pierre. Il s’approche, me prend en photo avec le moai et l’oiseau qui me regarde, et s’en retourne au sourire de sa solitude. Il est troublé par la légèreté du papillon. Quelle raison l’a poussé à choisir Ushuaia ? Il ne sait pas. Je suis mariée avec un fantôme qui a fait coudre sur moi une robe de perles semblables à des plumes, et qui, chaque jour, dit aimer les coquelicots qui enflamment les anges de ma chevelure.

    2

    Appel du nuage

    Clair-obscur sur Santiago

    Parfum de fantôme

    Il doit être deux heures de l’après-midi, là-bas, à Tahiti quand le crépuscule s’éternise sur Santiago du Chili pour faire flamboyer le paysage d’Amérique du Sud. La nuit qui approche caresse de sérénité le ciel sans nuage. Quelques groupes de militaires s’empressent de regagner leur garnison.

    Axel et Rita Tchouang, nos responsables du voyage, dirigent notre groupe vers l’autocar. Je m’installe au fond, à gauche. Richard me suit, mais, rapide comme l’éclair, il préfère s’installer à droite. C’est l’été austral, le fond de l’air est doux. Un bleu rosé d’or adoucit le silence qui assoupit la musique des choses. Je voudrais me blottir contre lui, comme je le faisais près de Michel, mais Richard est une lave sous la glace, et dès que le chauffeur démarre il écoute le Concerto pour violon en ré majeur de Tchaïkovski dans son walkman.

    Une solennité pleine d’humour caractérise le guide chilien d’origine belge, qui nous accueille. Dans son costume gris clair, Lionel au visage angélique a la voix et le rire amusants de Lambert Wilson dans Jet-Set. Le chauffeur Marcos nous conduit vers l’hôtel Tupahue, « l’endroit des dieux », dans la vieille langue indienne, rue San Antonio, au centre-ville. Les rues avoisinantes aux noms de saints sont caressées par le velours de la nuit.

    La première fois que j’ai fait escale ici, je songeais à Myosotis, ma fille-fleur, amie des elfes et des lutins, restée près de Michel en Bretagne. Elle lisait les récits de ses ancêtres paternels et maternels, qui avaient érigé les menhirs, les légendes où l’Ankou emportait dans sa charrette l’âme des disparus. Les soirs de lune, nous allions écouter le vent près des dolmens. Notre royaume d’ajonc et de bruyère était devenu un duché, puis une province française. Nous habitions le manoir des hauteurs dominant la mer, peuplé de petits êtres dotés de pouvoirs magiques, les korrigans. À Carnac, notre mémoire était un puits sans fond. Myosotis aimait l’histoire de la ville d’Ys engloutie, gouvernée par le roi Gradlon de Cornouaille, et sa fille Dahud, de bonne magie, femme de l’Autre monde… Aujourd’hui, je pars seule avec Richard, toujours un peu tendu, tandis que défilent le palais présidentiel, une église, un marché, un jardin, et du clair-obscur jaillit la joie du voyage…

    Quand nous étions petites, ma sœur Ygrid née dans la Tulipe et moi dans la Rose rouge avions dansé à la fête de fin d’année de notre école, près de la sacristie et de la grande croix. Les religieuses de La Doctrine chrétienne avaient cousu nos habits. La répétition des filles avait duré tout l’après-midi. Nos frères, Ulrich, né de l’Œillet, et Hugues, né du Mimosa, surveillaient leurs petites sœurs sous les yeux émerveillés de nos parents et grands-parents, hélas disparus aujourd’hui. Une famille de Japonais avait voulu m’adopter : j’étais liée à la prophétie de leur famille. Nous étions pareillement vêtues, ma sœur aînée et moi, en petites Japonaises, tunique bleu ciel et pantalon de satin noir, avec un chapeau de paille en forme de cône, et nous avions chanté en agitant nos mains sur l’air des petits nippons : Ainsi font, font, font les petites marionnettes, ainsi font, font, font les petits nippons, trois p’tits tours et puis s’en vont. La danse se terminait par le son des cloches qui nous transportait de joie. Depuis ce 24 mai, des bribes de souvenirs continuent de hanter mes nuits. Des personnages d’une grande distinction, aux tuniques lustrées de damas fleuri, viennent me visiter. Chaque soir je m’endors pour retrouver les splendeurs de la Cour d’un temps constitutif de ma mémoire. Depuis cet instant où mon cœur s’est mis à flotter, ma vie s’est dédoublée, et je m’émerveille non seulement de ce monde visible mais de l’invisible omniprésent. Au réveil, un autre rêve continue. Rêver, c’est quitter l’enveloppe dans laquelle l’esprit est enfermé pour se balader de l’autre côté du jour…

    Cette escale au Chili, pour une croisière d’un mois en Amérique du Sud, me met le cœur en fête. Le guide évoque une danse locale, le kueka, et les diablias, influencées par les Chinois des mines de lapis-lazuli, la pierre du Chili. À la mi-juillet, des milliers de gens se rassemblent dans un petit village à la frontière du désert d’Atacama, pour rendre hommage à la Vierge Marie. Notre guide assure dans un français sans accent que le bon Dieu nous protège, que nous ne rencontrerons ni Incas, ni Mayas, ni Aztèques pour les sacrifices, qu’il faut prier pour que le beau temps se maintienne, et il évoque le change des dollars et des pesos. La flamme allumée par le président Pinochet lors du coup d'État continue à brûler, gardée par un soldat armé de pied en cap. Sa silhouette se découpe sur le silence un peu inquiet du crépuscule. Le fleuve lumineux des voitures nous entraîne dans la rumeur où tout bruisse et rêve et palpite. Dans la nature en fleur, chaque pâquerette nous fait signe, les roses ruissellent, le vent répand leur parfum dans le clair-obscur.

    De tout son cœur aimant, Richard refuse une société où tout se change en marchandise. Il n’aime pas ce qu’il vend pour une société de prothèses et d’implants, dit-il, qui oublie la poésie, mais il est dans l’engrenage. Il veut aller à Ushuaia en passant par le pays des Incas, tout cela constitue un puzzle. Cependant, mon enthousiasme fait soupirer Richard qui, ne pouvant se passer de musique, préfère son walkman à mes babillages.

    Le groupe réuni, nous sommes conviés à patienter dans le hall de l’hôtel Tupahue, puis à emprunter les escaliers de marbre, décorés de miroirs. La chambre 408, qui vient d’être libérée par un homme d’affaires du Japon, donne sur les toits des buildings. Richard range ses sacs en cuir, étend ses chemises sur les cintres et se prépare à méditer sur un coussin, devant la fenêtre. Je fais silence sur le tapis, menton sur les genoux, face à la colline. À droite, la Vierge éclairée protège la ville, les lumières des maisons scintillent dans un ciel encore clair.

    Le temps s’est écoulé, et l’impression d’avoir frôlé un visage m’a surprise, comme si quelqu’un avait laissé sa présence dans l’obscurité, l’âme de Richard ou son double. Quelquefois le silence s’appesantit, mais ce soir, après sa méditation, il me propose d’aller faire un tour et s’empare de ma main pour m’entraîner vers l’ascenseur. Comme toujours, il préfère éviter le rendez-vous du groupe et aller seul avec moi. Impatient, ses pensées font du bruit, autant que les mines d’or dont il est propriétaire un peu partout dans le monde. Il a peur qu’un homme aux yeux bridés m’enlève, il ne veut que moi. Dans le contre-jour de la pièce, un fantôme aux ailes noires s’est faufilé, dit-il. Tel un grand papillon de l’au-delà, la nuit enveloppe Santiago du Chili.

    3

    Notes qui s’attirent

    Bruits feutrés du cabaret

    D’une nuit sans vent

    Tandis que nos compagnons s’en vont honorer le spectacle touristique, nous nous esquivons vers un lieu plus troublant. En sortant de l’hôtel, après les deux restaurants chinois à droite, l’enseigne lumineuse d’une boîte de nuit-restaurant nous attire vers un orchestre aux rythmes endiablés. Assis contre le mur du Rodeo del Rancho, un musicien en poncho reçoit notre offrande en laissant couler des échos si nobles, qu’on les dirait jaillis d’un tabernacle. Si Dios quiere, murmure l’homme soudain lumineux, accompagné d’un matou roux à longues moustaches, comme je les aime. C’est la fête des ronrons, tandis que s’élèvent les notes de l’instrument millénaire. Hasta luego ! dit le musicien.

    Mais Richard et moi allons rire et danser sur d’autres rythmes ! Ici, personne ne reconnaît Richard, d’ordinaire sous les feux des photographes. Pour ce voyage, il a voulu oublier ses activités de surface, partir en voyage organisé par une agence de Tahiti. Il voudrait ne plus se tuer à la tâche pour vérifier la gérance de ses points de vente. Sa richesse a-t-elle un sens ? Que veut un marchand ? L’or a volé son identité, il est devenu aux yeux des autres de l’or qui subjugue les avocats. Traître à son idéal de poète, il avoue être l’esclave complice de son industrie.

    Pour l’heure, des vigiles l’accueillent à l’entrée de la boîte de nuit et nous invitent à emprunter l’escalier de pierre. Un colosse moustachu, nommé Francisco, nous conduit dans le clair-obscur du sous-sol où des beautés grassement dénudées, que Richard trouve vulgaires et trop fardées, se trémoussent sans conviction derrière un voile sous des spots pulsant aux rythmes d’une musique langoureuse.

    - Douce, c’est toujours toi la plus belle et la plus sexy avec ta chevelure enflammée, me dit Richard avec gravité.

    Au miroir qui dessillerait mes yeux, je préfère son regard. À toutes les femmes Richard trouve un défaut, celle-ci un peu trop grande, celle-là raide ou l’esprit morose, l’une un peu trop grasse ou provocante, l’autre vilaine ou d’une maigreur à faire pitié. Moi, je suis sa parfaite. Il dit que mon absence d’imperfection le laisse songeur. Il se décrit comme une maturité taciturne de Capricorne et de Lion fébrile, un roi centré sur lui-même et les détails futiles. Lorsqu’il se regarde dans la glace, il ne voit rien de ce qu’il est à l’intérieur, alors que dans ses rêves, le non-dit devient révélation nucléaire. Il affirme que le mode privilégié de l’intelligence est la lecture de l’inconscient, et que si les autres pouvaient lire au fond de ses prunelles, ils verraient s’échapper les ténèbres. En plus, il a oublié les souvenirs de son enfance à bicyclette, mais porte toujours sa queue-de-cheval d’adolescent. C’est moi qu’il aime, je suis la seule dans son cœur. Il a fait de moi une fée couverte de gemmes, je n’aime que les bijoux, c’est beau et ce n’est pas encombrant. Alors, je dépose un baiser sur ses yeux déformants. Il commande un verre d’alcool et, après avoir pris ma main, m’entraîne loin de cette lourdeur qui le dérange.

    Nous nous installons à la table de la salle de droite, recouverte d’une nappe à carreaux rouges et blancs, face au chanteur de l’orchestre, devant la piste de danse. Entre rythmes passionnés et mélodies sensuelles, tout est simple et léger ! Richard a faim. La faim le met toujours de bonne humeur, ses yeux pétillent, il aime me voir danser pour lui, pour lui seul. Je m’élance sur la piste vide. J’aime danser la nuit, il me regarde, je ne regarde que lui, nous sommes seuls et c’est pour lui que j’enlace l’espace et que je dessine des caresses musicales autour de son corps, avançant et reculant vers sa table pour des chorégraphies de danseuse d’Orient, sans quitter ses yeux. J’adore la nuit au Chili. J’adore danser pour Richard, j’adore danser avec lui. Son amour me fait rayonner sur les notes qui s’aiment. « Danser, c’est faire l’amour avec l’espace et la musique », dit Lorna envoûtée par l’île des Antilles².

    Peu à peu la salle du restaurant se remplit de convives, et je vais me rasseoir près de lui. À la table voisine, quatre Sud-américains moustachus et chevelus baragouinent un anglais que Richard comprend mieux que moi. L’un des étrangers m’invite à danser avec sa permission, m’incitant à cadencer mes gestes sur des rythmes précis. J’accompagne dans la musique ses pas précieux. Très souriants, bruns et tout-petits, les messieurs chiliens dansent à la perfection, rythmant de leurs talons les notes frénétiques, le bout du pied relevé, faisant des invites théâtrales à leur partenaire en s’effleurant le cœur d’un air contrit, répétant les paroles romantiques du chanteur qu’ils connaissent par cœur. Moi, c’est pour Richard que je danse, je ne vois que lui. Il est la terre de feu du Lion Capricorne, et m’emmène vers Ushuaia pour vivre son rêve. On m’invite à danser, et je danse, je danse et je ris, je regarde Richard, je me glisse dans les gestes parfaits du danseur qui rit, qui rit, et chante et chante, et nous dansons. Enfin, Richard s’élance sur la piste pour me reconquérir, il dit que tous les hommes me regardent, je suis sa reine, je ferme les yeux, tout est parfait dans ses chorégraphies. Il incarne la danse fusionnelle, le roi aux yeux limpides continue à dire qu’il n’aime que moi, je n’aime danser qu’avec lui, nager dans la musique. Nous sommes seuls au monde.

    Mais ce soir à l’hôtel, il a revu des choses dans le noir, une présence hante la chambre 408, qui lui rappelle qu’il est né du vent et de la nuit, qu’il n’est qu’un rêve sorti de l’abîme. Il a entendu l’écho qui déferle, de l’or qui a dessiné de l’ombre dans sa tête. Selon l’humeur de celui qui regarde, le ciel peut être aimable ou menaçant, et les dieux sont les hôtes de notre cœur, comme le bois contient le feu qui va le consumer. C’est une nuit sans vent. Une grande étoile scintille dans le ciel de Santiago.

    4

    Un homme près d’un saule

    Reflet d’une île sur un nuage

    Une femme pleure

    En ce beau samedi matin, pour la visite de Santiago, le guide Lionel chantonne la nostalgique légende de bienvenue au Chili : un homme cherche une femme près du saule pleureur. Qui pleure, où est son âme ? Il évoque les deux mille volcans de cette terre de feu, digne du Petit Prince. Le volcan c’est Richard, le roi danse avec moi. Mais sa vision de l’ombre aux ailes noires, qui guettait sa conscience l’a tenu éveillé hier. Il a trouvé de la cendre sous la lampe de chevet, et me confie que dans son rêve il arrivait devant une porte gardée par un samouraï…

    Je l’écoute tandis que l’autocar longe l’église San Francisco des vieux quartiers, l’Université du Chili, la Faculté catholique, un jardin fleuri, des écoles d’où montent des clameurs d’enfants. Autour du moai de pierre d’un parc ombragé, des pigeons barbotent dans les flaques de soleil d’où surgissent des images : maman petite fille jouait de l’harmonium à l’église, l’artiste aux mains nues a rencontré la lune, les hirondelles sur les fils des poteaux électriques, le tic-tac de l’horloge, le sillage d’un avion dans le ciel. Nos souvenirs se mêlent à ceux des êtres chers, les « manigances de la nuit », disait Michel, « s’abandonner à la Providence », disait Grand-Maman.

    - L’éducation est fondamentale dans ce pays de peu d’analphabètes, contrairement au Brésil ou en Argentine, précise fièrement le guide. Voyez la tour de Télécommunication, le Palais de la Moneda où a eu lieu le coup d’État de 1973…

    Il évoque les coutumes des Indiens qui savaient lire les reflets d’une île sur un nuage. Comme les Grecs, ils pratiquaient la magie en imitant le bruit de l’orage ou de la pluie. C’était une météo poétique. Certaines tribus continuent de parler l’aymara au nord, le mapu-dugun, la langue des Mapuches au sud, le rapa-nui à l’île de Pâques. Mais il y a aussi les propriétaires des terres, dont les compagnies pétrolières revendiquent le sous-sol. Lionel insiste sur la surexploitation industrielle, les multinationales qui contaminent les rivières, sans se soucier du patrimoine culturel, la souffrance du peuple de la Terre, dont la foi s’appuie sur le culte des ancêtres et les esprits de la nature. Un groupe musical vient de naître dans la région d’Araucanie. Leur créature mythologique peut se métamorphoser en serpent volant. Comme Méduse et les vampires, le Peuchen pétrifie l’ennemi par d’horribles sifflements, suce son sang ou celui des moutons. Seul le chaman qui a l’autorité religieuse peut en venir à bout…

    À cet instant se manifeste un homme de haute taille, en costume clair, dont le visage d’aigle évoque un doge de Venise :

    - Accordez-moi le privilège de m’écouter ! Au Moyen Âge, les dieux, les astres et les esprits étaient intégrés par les plus grands savants dans une vision unitaire, jusqu’à la Renaissance, avant que l’esprit mécaniste ne vienne diviser les champs du savoir et entraîner notre incapacité à déchiffrer la partition du monde. Heureusement, de lointains échos bouleversent nos intimes saisons…

    - Je vous présente Arthur Delague, notre conférencier spécialiste de la science des Mayas, proclame notre directeur de groupe, Axel Tchouang. Il fait partie de notre épopée ! Sa parole est une corne d’abondance. Arthur, vous pouvez poursuivre !

    - Merci, mon ami, vous me surestimez ! Mais n’oublions jamais le sens spirituel des mythes et légendes. Fées, sorcières ou démons, tous avaient leur place, au même titre qu’Orphée ou Apollon. Alors, que notre âme se fasse réceptacle, comme l’amoureuse du Soleil, changée en tournesol !

    - Ou en coquelicot, murmure Richard.

    - Du moment que ce n’est pas la vampiresse de La Morte amoureuse, proclame une dame en chemisier fleuri.

    - Ils communiquent avec nous la nuit, Céleste, lui dit le grand monsieur. Notre esprit reçoit des messages pendant le sommeil, de même que nos rêves et nos prières parviennent aux dieux en exil.

    - Pas besoin de dormir, les chimères, nous les croisons le jour ! Ventrebleu ! Les dieux sont morts, riposte un homme du car, cheveux tirés en catogan d’argent.

    - Encore faut-il déchiffrer, Monsieur Gaudran, répond le spécialiste des Mayas.

    - Nous comptons sur vous, reprend l’homme à catogan.

    - Hélas, je ne suis pas le dieu du calendrier. Cependant, comme les Mayas étaient les maîtres des nombres et du temps, leur écriture reste un mystère. Les écoles s’affrontent, les controverses font rage. Mais sachons que les Mayas sont toujours là. Quand nous étudions leur chronologie, nous constatons que l’arrêt des inscriptions sur les sculptures et les édifices à la gloire des souverains commence au milieu du VIIIe siècle. Les cités s’effondrent, phénomène rapide, puissant, irrémédiable. La baisse de la population est spectaculaire. L’élite s’efface d’un coup, puis le pays disparaît. L’interprétation des glyphes sur stèles, linteaux des temples et rares codex, est délicate. Ils représentent des concepts ou des syllabes, peuvent avoir plusieurs sons, plusieurs sens, être écrits de plusieurs manières, comme dans les rêves.

    - C’est ce que devrait faire la littérature, révéler le sacré ! s’exclame la dame en chemisier fleuri.

    - Pour ne pas croiser Ahpuck, le démon maya, ou Yaotzin, le dieu de l’enfer aztèque, mieux vaut connaître ses adversaires, ma chère Céleste, reprend le conférencier.

    - Pour l’instant, je nage dans l’euphorie, riposte l’homme à catogan. J’ai développé une gamme de produits dans l’immobilier. Avec la publicité, j’évolue dans le concret, l’émotionnel et le viscéral. Je ne crains ni votre Chac le dieu de la pluie, ni le grand Chax Castelnada, maître de la SIPO, les sacrifices publics ou les sermons catholiques!

    - Les Chiliens sont catholiques à 85 %, 10 % protestants, remarque le guide Lionel, quelques-uns juifs, bouddhistes ou musulmans. Quant aux Mapuches, leur religion est liée au culte de la Terre et de la Nature. Ils invoquent la famille divine qui les protège : Elmapum, Elchen, Ngunemapun et Ngunechen, littéralement « Vieux Dieu », « Femme du Vieux Dieu », « Jeune Dieu », et « Femme du Jeune Dieu ».

    - Nous avons aussi notre monstre Nianshou du Nouvel An chinois, dit Rita Tchouang en tenue de lin noir. Nián année, et shòu, bête, ce monstre mi-lion mi-taureau sortait des bois la nuit, une fois par an, pour rôder autour des villages, dévorant hommes et bêtes. Comme il craignait la lumière, le bruit et la couleur rouge, les gens mettaient des chiffons rouges aux fenêtres, se barricadaient et festoyaient en tapant sur des casseroles pour le faire fuir. Ces coutumes perdurent la nuit du réveillon, avec pétards et feux de Bengale. Plus nous allons tôt le matin du nouvel an nous recueillir au temple, plus nous aurons de chance dans l’année.

    - Les superstitions prospèrent partout, surtout chez vos Mayas. N’est-ce pas, Arthur ? s’écrie l’homme à catogan.

    - Mais qu’est-ce que l’âme maya, sinon un reflet de nous ? répond le conférencier au visage d’aigle. Ne confondons pas ce qui est inca, maya, aztèque ou mexicain, admirons plutôt l’unité précolombienne qui remonte à 1 600 av. J.-C, peut-être plus. Des changements ont eu lieu au fil des « vieillesses ». Le panthéon maya reliait l’homme au Ciel. Sacrifier, donc « rendre sacré », était un devoir. Ce qui fait sourire l’ignorant imbu de systèmes scientifiques et de douteux critères de vraisemblance, sera remis en question par les générations futures, car notre cœur contient la Voie Lactée. Mes amis, mes talents sont à votre service. Et n’oubliez pas que les Mayas n’ont pas disparu. Leurs descendants vivent au Guatemala, la langue yucatèque est parlée au Yucatán ! Les rêves sont au rendez-vous !

    Tout le monde applaudit. L’autocar nous permet un coup d’œil sur l’église Saint-Ignace de Loyola et la copie du Sacré-Cœur de Montmartre, où Don Bosco est vénéré. Le guide évoque les latifundias et les milliardaires des mines de nitrate à la fin du siècle dernier, qui construisaient des palais de marbre venu de tous les pays du monde, meublés de bois de rose, dont ils n’expédiaient que les copies à l’empereur. L’une des plus grandes autoroutes du monde parcourt le Chili, et le Scorpios propose des croisières dans les fjords. L’itinéraire du Train des nuages est un enchantement : la locomotive à vapeur fait escale dans de petites gares remplies de ponchos rayés de rouge et de safran, avec des lamas à toison brune.

    5

    Les mythologies

    D’un étrange conférencier

    Peuples de la terre

    Le guide salue au passage la statue de l’intellectuel des Conquistadores tandis que l’autocar évite la circulation pour bifurquer vers le musée de culture précolombienne ; il évoque le coup d’État du 19 septembre 1973, et nous longeons l’église de la Gratitude nationale.

    - N’étant ni extrémiste ni amoureux des dictatures, je tiens à préciser le rôle de la désinformation. De passage en France, j’ai vu à la télévision des cadavres flotter dans une rivière du Chili, alors qu’il s’agissait de documents filmés dans d’autres pays, les rivières n’étant pas assez profondes ici. Il n’y a qu’à voir couler la rivière Mapocho ! Pour se venger de Pinochet qui avait refusé leur jeu, les États-Unis l’ont boycotté quinze ans… Cette latitude Sud a engendré de grands guerriers très savants et réputés. Avant l’arrivée des colons européens, le nord du Chili était occupé par les Incas du Pérou et le sud par les Mapuches. Les premiers occupaient le territoire des montagnes du sud du Chili au nord de l’Équateur, tandis que l’empire maya s’étendait entre le sud du Mexique, le Guatemala jusqu’au Honduras et Salvador, celui des Aztèques au nord. Ces peuples vivaient dans la jungle et les forêts. Les Mapuches n’acceptèrent jamais la domination espagnole. Deux cultures s’affrontaient, deux approches du spirituel. Imaginez les corps sacrifiés, cœurs pourrissants, odeurs de putréfaction, vers de terre grouillant dans les chairs sanguinolentes. Votre conférencier vous parlera des victimes éventrées au couteau d’obsidienne, emmurées, percées de flèches à leur poteau, précipitées du haut des murs sur des tas de pierres ! Celui qui survivait rapportait la prophétie.

    - Ventrebleu, une prophétie ! s’écrie l’homme au menton carré et catogan. Petits et grands voyous frappent partout. Où est le bien, où est le mal ? Laissons les mystères aux naïfs !

    - Accordez-moi le privilège de m’écouter, annonce l’homme de haute taille, à lunettes en écaille. En temps de guerre, partout et en tout lieu, les hommes se métamorphosent en criminels. Les soldats massacrent des pères et des frères chez l’ennemi, violent des mères et des fiancées, tuent des enfants. Personne n’aime la violence ; pourtant, les chefs d’État qui orchestrent la sarabande sont les premiers tueurs en séries avec la complicité des peuples qui les portent au pouvoir. Aujourd’hui, il ne s’agit plus d’affronter l’ennemi dans les yeux mais de le bombarder en oubliant tout honneur.

    - Bien formulé, commente le guide impressionné par l’éloquence du conférencier. Mais nous éviterons de parler violence, si vous le voulez bien, Arthur.

    - Māuruuru, s’écrient deux Tahitiennes colorées. Mieux vaut prier à l’église, loin des démons tuputupuā !

    - Quand Allende a été élu président en 1970, c’était le premier chef de gouvernement marxiste de l’Amérique du Sud, poursuit le guide. Trois ans après, Pinochet renversait son gouvernement pour former la junte militaire. L’Église dénonçait les violations des droits de l’homme, aidait les familles des victimes et luttait pour la démocratie.

    - À la façon des Conquistadores horrifiés par la férocité des sacrifices et les autels couverts de sang, reprend l’homme au catogan. Devenir moins croyant, c’est évoluer !

    - Croyez-vous ? demande Arthur. Ces rites ont un but religieux, dont nous avons perdu la clef. Pour les Anciens, il s’agissait de rectifier la disharmonie des hommes afin de se concilier les puissances célestes. Croyez-vous qu’évoluer, c’est passer du sacré au profane ? Qu’est-ce que nos guerres modernes sinon des sacrifices humains ? Nous nous offusquons, alors que nous tuons au nom des droits de l’Homme, non de l’Homme véritable, mais des intérêts marchands ! À la haute époque maya, l’auto-sacrifice était réservé aux initiés, prêtres et nobles.

    - Absolument, approuve le guide. Religion et sacré fondent une civilisation. Les chefs spirituels des Mapuches sont souvent des femmes. Les Machis communiquent avec la famille divine pour maintenir l’harmonie du monde et combattre les forces du mal. Elles possèdent des pouvoirs permettant de guérir ou de rendre malade en jetant un sort. Même si certains sont devenus catholiques, ils pratiquent toujours les vieux rites des tribus. C’est vrai du Japon à la Chine, de la France en passant par l’Espagne.

    - Il y a toujours une Carmen dansant son allegro de corrida, entre la caserne de dragons et la manufacture de tabac, avec des Andalouses au regard brûlant, s’exclame l’homme à catogan d’argent.

    - Des sorcières meurtrières, s’écrie le conférencier.

    - Vous les craignez, Arthur ? demande l’homme à catogan.

    - L’antique serpent trompe Ève pour engendrer le malheur de la postérité d’Adam, Satan suggère à Caïn le meurtre de son frère. Oui, je me méfie des sirènes !

    - « L’amour est un oiseau rebelle, l’amour est enfant de bohème, si je t’aime prends garde à toi », se met à chantonner l’homme à catogan.

    - La perfide Carmen marque au couteau le visage d’une ouvrière, et chante la séguedille, « j’ai des galants à la douzaine » ! Toutes les femmes sont des sorcières, mon ami, réplique Arthur Delague.

    - Chez nous, à Tahiti, s’écrie une dame de Papeete, celui qui fait du mal est un tuputupuā, comme la ru‘au vahine, la vieille qui a ensorcelé mon tāne. Les démons s’acoquinent avec les requins et parlent aux morts. Dans l’ancien temps, on jetait les cadavres à la mer, le grand marae devenait leur sépulture. Avant l’arrivée des catholiques, nous n’avions pas de cimetières, on avait peur des cannibales. Une fois, la secrétaire du taote Arnoul a volé son patron, la vahiné s’est fait mordre la main par une murène. Le médecin a compris qu’elle le volait. Il est parti en Afrique avec sa femme. Une autre a été blessée par un poisson-pierre en pêchant une nohu tarao avec ses filles qui aimaient les rascasses.

    - Nous avons dix filles, dit Rita Tchouang, la directrice du groupe. Fai Hòng est astronome, Li-Lien botaniste, Mìn ingénieur, Wen est très cultivée.

    Écouteurs aux oreilles, Richard a plongé dans sa musique monacale pour oublier l’ombre aux ailes noires, surgie du neuvième cercle de l’enfer. Il ne peut se passer de ces notes apaisantes, et ne veut entendre parler ni des mines de nitrate dont il possède des actions, ni de son négoce, cargaisons de pétrole ou capitalisations boursières, pas plus que de femmes fatales, violence ou avidité. Comme il est toujours prompt à tirer l’arbalète, il cherche la maîtrise du samouraï, et préfère ne pas écouter. Je prends des notes sur son absence, au murmure du vent dans les branches. En vérité, mon stylo répugne à mettre en scène des êtres sombres, il aurait trop peur de les matérialiser. Il lui serait impossible de lâcher du poison dans l’esprit d’un lecteur. Pourtant, même mon père et mes frères ont appris à tuer à l’arme blanche, à tirer au fusil-mitrailleur : ce sont de bons soldats. Maman connaissait les secrets des herbes qui guérissent. De même que l’étoile scintille, le nuage qui voyage ou la vague qui embrasse le sable, moi, je ne sais écrire que la nature en fleur.

    - Tu me protèges, chuchote Richard. Les autres me lassent. Ils sont lourds et compliqués, comme moi, à vouloir m’accaparer le monde en l’organisant pour des plaisirs passagers. Même le nuage a son ombre. Toi seule peux me faire entrer là où rien ne vient déranger l’horloge. Les femmes que j’ai croisées voulaient passer de plaisir en plaisir, avoir des enfants. Elles obscurcissaient mon esprit pour faire de moi un roi fou.

    6

    L’homme de la SIPO

    La source de son amour

    Jardin mimosa

    Richard cite souvent une légende qu’il a lue quand il était petit à la Fondation Wuitcheurd. Au milieu des livres de ses ancêtres, il se comparait au fils d’une famille de shoguns, qui avait mené une vie d’aventures, jusqu’à ce qu’une méchante belle-mère le rende infirme, et que le guérisse la belle qu’il épousa, à laquelle il m’assimile. Dans ses haras de France, en Aquitaine, il a fait installer un cheval en bronze, grandeur nature, afin de ne pas oublier Onikage, le cheval de son héros japonais. Quoique non bridés et d’un bleu de ciel ensoleillé, les yeux de Richard sont mystérieusement attirés par le Japon, qu’il s’agisse d’un calendrier au restaurant ou l’évocation d’un samouraï. Il aime l’histoire des quarante-sept rōnin. Il rêve de se rendre au cimetière de Sengakuji pour voir le puits et y faire brûler les baguettes. S’il joue depuis son âge tendre le premier mouvement du 2e Concerto pour violon de Mendelssohn, avec l’odeur de la pluie de printemps sur les herbes couchées, son odorat affiné affectionne les encens précieux. Il se sent Japonais.

    Lors d’un passage en France, il a été impressionné par les objets de ma cousine. Il s’est penché sur un brûle-parfum et une coupe de saké, venus des traditions militaires durant lesquelles les guerriers buvaient l’alcool de riz avant la bataille pour se donner du courage. La coupe portant l’inscription du mois neuf, 35e année Meiji, avait été offerte le 26 septembre 1902, à l’occasion de la naissance à Neuilly-le-Réal du père d’Isilde, descendant du Chevalier Michel d’Escrières parti porter le Graal au roi du Siam³. Richard dit avoir perçu certains objets, comme s’il en avait été le propriétaire dans une autre vie. Ce phénomène arriva à deux de nos amies qui s’intéressaient au 4 septembre, alors que l’on évoquait la seizième année de l’ère Tenshō, 1588. La fascination de Richard pour ces « chinoiseries » mises à la mode par les frères Goncourt, comme dit son père WW, Dabel Wu, PDG de la Fondation Wuitcheurd, va plus loin encore. Ses rêves sont peuplés de visions qui le confirment dans l’idée d’avoir connu l’archipel sacré lors d’une autre vie. Mon beau-père fut ravi de voir son fils délaisser les muses pour s’attaquer aux démons de l’Économie : il n’aurait pas à mendier des prébendes, s’inquiéter de la réincarnation ou de l’inflation galopante, de la baisse des francs suisses ou du coût de la vie. Mais le contraire se produit quand on prend l’image pour la réalité, et que le cœur dépend d’un système qui le détourne de la splendeur des lys des champs.

    Lors de la soirée qu’il a donnée pour fêter son premier milliard (en Polynésie Française, il multiplie par 5 et demi ses bénéfices), Richard a tenu à inviter les représentants du pays du Soleil Levant. C’était un soir de pluie d’où émanaient de suaves parfums d’océan. Le parc loué à New York pour écouter Tchaïkovski, Vivaldi et Albinoni, était plein de monde. Un financier lui a offert un inrō d’or, autrefois utilisé par un commerçant japonais qui plaçait à sa ceinture les sceaux nécessaires à ses transactions. Quand il a touché les compartiments emboîtés et retenus par un bouton glissant sur un cordonnet, il a failli s’évanouir, tant l’objet était vivant. Quand Richard va chercher des devises, il dit qu’aucune monnaie étrangère ne lui procure autant de plaisir que les yens, ni les pesos cubains, ni les couronnes tchèques, les dinars jordaniens ou les shekels israéliens, pas plus que les piastres, roupies, ou pièces de collection du sultan Abdulaziz. Il se moque de visiter la Chine ou la Biélorussie en dollars. Sous aucun prétexte il ne doit rater le rendez-vous du 3 mars prochain avec les représentants de la SIPO à Tōkyō. Sa fascination terrifiée pour le Japon reste un mystère. Je suis donc euphorique dans ce Chili d’araucarias et de conifères, qui possède un très vieil arbre, âgé de 3 800 ans.

    - Il y a un arbre à queue de singe aussi, et de l’églantine qui donne une crème de beauté pour vous Mesdames, expose le guide. Avant d’aller faire la guerre pour réduire les têtes des ennemis, les Jivaros s’enduisaient le corps de pulpe d’aloès, ce « médecin du ciel » censé les rendre invincibles. Les pères missionnaires portugais et espagnols cultivaient cette plante dans les colonies d’Amérique, d’Afrique et d’Extrême-Orient. Les Indiens convertis la nommaient « arbre à Jésus ». Après Christophe Colomb, pour séduire les garçons, les filles mayas embellissaient leur visage de jus d’aloès comme Cléopâtre. Pour les pharaons, c’était un élixir de longue vie.

    - Dans La Morte amoureuse, Théophile Gauthier précise que « l’aloès met cent ans à fleurir et éclôt dans un coup de tonnerre » dit la dame en chemisier fleuri d’églantines. On le retrouve dans le Cantique des Cantiques !

    - L’aloès figurait comme « plante d’immortalité » dans la formule de l’embaumement des momies égyptiennes. Après la crucifixion, Nicodème apporta un mélange de myrrhe et d’aloès avec des aromates pour envelopper le corps du Christ, rappelle Arthur Delague. Y a-t-il un médecin dans le car ?

    - Nous le préconisons après un abus d’alcool ou d’huîtres avariées, répond le médecin du groupe. Mon épouse, sœur d’Haroun al-Rachid, vous parlerait mieux que moi de ses vertus.

    Une dame très délicate, en robe bleue, explique qu’au retour du pèlerinage à La Mecque, les fidèles suspendent des feuilles d’aloès ramenées d’Arabie à la porte de leur maison, dans l’espoir qu’Allah leur envoie son messager le Prophète qui viendra à son tour leur rendre visite. Pour les Bédouins de la péninsule arabique et les Touaregs du Sahara cette plante est le « lys du désert ».

    Par ce beau matin ensoleillé, l’autocar fait halte sur un chemin montant au belvédère. De larges marches ombragées conduisent au Christ entouré des Saintes Femmes et à la grande Vierge illuminée la nuit, aperçue hier soir de l’hôtel. Devant la croix, au sommet San Cristóbal surplombant les jardins fleuris, je récite mes oraisons. Richard me prend en photo par surprise. Je le serre contre moi dans la lumière de ce panorama grandiose. Il a chassé l’ombre aux ailes noires d’hier soir, mais a remarqué deux hommes en discussion, là-bas, dont un Japonais, sur un banc, échangeant des mallettes. Il m’assure que je suis la plus aimée des femmes. Pourtant nous sommes loin l’un de l’autre.

    - Je sens ton parfum sur moi, murmure-t-il. Les Japonais te prennent en photo. Tu es toujours légère, tu ne demandes jamais rien, tout te fait plaisir. On dirait que rien ne t’atteint, comme si tu n’étais pas faite de matière, mais de la transparence d’une mer que nulle vague ne peut troubler.

    - Attention aux lames de fond ! s’exclame la dame aux églantines, sous l’arbre aux longues feuilles.

    - Et des laves de fond, répond un géant au crâne chauve.

    - Tu fais allusion au Voyageur anérète⁴ ?

    - Évidemment !

    L’air pur enveloppe les hauteurs de ce quartier résidentiel, agrémenté d’un jardin de mimosa, offert par les Japonais à la ville. Santiago étend en bas ses flots d’incandescence. Tout cela ravit Richard et me rappelle mon frère Hugues qui aime tant ces fleurs. Des flamboyants aux pétales bleu violet palpitent, les papillons batifolent, les moineaux nous font fête, et nous allons dans l’odeur des pins et les pépiements, le guide continuant son discours sur les salaires, la classe moyenne basse, moyenne-moyenne, et moyenne plus.

    - Très peu de misère pèse sur le Chili, seulement 1 %, contrairement aux favelas du Brésil qui peuvent abriter 250 000 personnes ! Cependant, si vous croisez un mendiant, sachez que les Chiliens parlent très vite et avalent les mots. Stalugo, c’est hasta luego, « à plus tard » !

    En effet, tels des patriarches,

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