Les Cahiers de Science & Vie

Terreur dans les cimes

Pendant longtemps, la haute montagne se traverse en apnée. Face à cette nature tourmentée, partagée entre abîmes encaissés et cimes agressives, les voyageurs n’en mènent pas large et prennent au plus court par les cols et les vallées. À l’horreur de cet espace chaotique constellé de séracs, fissuré de crevasses, s’ajoute celle d’un climat épique riche en phénomènes atmosphériques effroyables. Et en plus de la foudre, des avalanches et des ravinements torrentiels, il faut encore affronter les géants, monstres et démons qu’une imagination chauffée à blanc ne manque pas de révéler derrière l’amoncellement convulsif des rochers ou dans les rêves grisâtres de brumes angoissantes. Depuis l’aube des temps, des générations de récitants colportent à la veillée leur lot de contes et de légendes. Les buchettes poussent des petits gémissements d’humidité. Les mains se tendent vers les flammes qui palpitent. Et tout le surnaturel montagnard prend corps et vie dans le rougeoiement des braises.

LOCUS HORRIBILIS

Frontière entre le domaine des humains et l’audelà, la montagne terrifie autant qu’elle éblouit. Certes, elle peut être le lieu privilégié d’un dialogue avec les dieux, elle peut même leur servir de résidence, mais elle n’en reste pas moins un territoire anxiogène et celui qui ose gravir ses pentes se retrouve confronté à une sauvagerie primordiale inconnue des plaines. Tantôt sublimes, célestes et bienveillantes, tantôt affreuses, infernales et hostiles, les cimes, à l’instar de ces grands espaces, prévient Lucrèce, poète latin du I siècle av. J.-C. Très tôt, la montagne se charge de valeurs négatives et devient un « lieu terrible », un « locus horribilis », l’endroit de tous les dangers et de toutes les perditions, et celui qui s’y aventure doit faire face à des forces impalpables et malfaisantes au risque de se faire avaler. Aujourd’hui encore, la montagne est une mangeuse d’hommes. Certains cependant osent peupler ses pentes et le pli de ses vallées. Pour ceux des plaines, ils ne sauraient relever d’une humanité de bon aloi. Car pour vivre dans une telle nature, une telle sauvagerie, ils sont forcément plus proches des bêtes. Comme le rappelle le poète romain Claudien au IV siècle: Virgile les trouve « féroces » et Strabon, le géographe grec, traite les Basques des Pyrénées de « cannibales ». Pourtant les montagnards eux-mêmes ne sont guère rassurés: pour conjurer les puissances maléfiques qui font régner la terreur en altitude, mais aussi pour donner un sens à cet univers déroutant, ils élaborent des légendes. Il faut dire qu’on s’ennuie ferme dans les hauts pâturages et les alpages d’estive. Les bergers solitaires qui y séjournent avec les troupeaux de mai à octobre ont le temps de se raconter des histoires. Les chasseurs de chamois ont aussi l’occasion de fantasmer des aventures palpitantes qu’ils ne manquent pas de raconter une fois redescendus dans la vallée. Le rude quotidien de ces villages de montagne, où les soupes contiennent plus d’eau que de gras, se prolonge dans un autre monde livré à des entités surnaturelles. Et les deux mondes finissent par s’interpénétrer et se confondre. , résume Christopher Lucken, maître de conférences en littérature médiévale à l’Université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis.

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