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Le Comte de Laiton (Livre Un des Procédés Mécaniques)
Le Comte de Laiton (Livre Un des Procédés Mécaniques)
Le Comte de Laiton (Livre Un des Procédés Mécaniques)
Livre électronique417 pages6 heures

Le Comte de Laiton (Livre Un des Procédés Mécaniques)

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À propos de ce livre électronique

Lord Sorrell cherche la liberté. Ecrasé par les responsabilités du comté et par un père autoritaire, le jeune homme s’enfuit en Orient, mais il est assailli par la peur de se retrouver à tout jamais cloué au sol lorsqu’un accident imprévisible lui coûte son bras. En proie à la dépression face à une vie si restrictive, Eilian Sorrell part à la recherche de la complétion, au moyen d’un nouveau bras.

La boutique des Prothèses des Frères Fenice est en danger. Le frère d’Hadley vient de perdre la vie, et la survie de toute l’échoppe retombe alors sur ses épaules. Les clients lui détournent dès lors le dos, et elle ne peut s’empêcher de bientôt craindre de devoir mettre la clé sous la porte, à moins de ne se déguiser en homme. Cependant, tout le monde n’est pas dupe.

En échange de son nouveau bras, Lord Sorrell lui offre la chance de découvrir l’indépendance dans les déserts de la Palestine. Ce qu’ils y découvriront sera bien plus précieux que tous les ossements et toutes les poteries du monde. Le désert recèle des secrets qui valent plus que leur poid en os. Hadley et Lord Sorrell en réchapperont-ils en vie ou seront-ils à leur tour enterrés dans une tombe de sable ?

LangueFrançais
Date de sortie20 févr. 2017
ISBN9781507174210
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    Aperçu du livre

    Le Comte de Laiton (Livre Un des Procédés Mécaniques) - Kara Jorgensen

    Le Comte de Laiton :

    Livre Un des Procédés Mécaniques

    Kara Jorgensen

    ––––––––

    Fox Collie Publishing

    Au Dr. Mary Lindroth, qui m’a vue dans mon invisibilité et appris à écrire sans peur.

    ACTE UN :

    Un homme qui s’impose lors d’un dîner londonien peut dominer le monde.

    -Oscar Wilde

    Chapitre Un :

    La Mort de l’HMS Albert

    Plus je côtoie la société anglaise, et plus je la méprise, songea Eilian Sorrell, contemplant la campagne anglaise depuis la terrasse panoramique tribord du HMS Albert durant son lent et périple aérien. Sa décision de se positionner dos tourné au reste de la société ne s’était point révélée fructueuse, car il persistait encore à les entendre parler bals, mariages et affaires de la Couronne, ce qui ne l’intéressait que très peu. En raison de son statut de fils aîné du Comte du Dorset, les autres occupants du dirigeable se hâtaient sans cesse de venir s’enquérir de son avis sur tout, qu’il en ait un ou non d'ailleurs, quoiqu’il soupçonnât la plupart des femmes qui venaient lui adresser la parole d’avoir en réalité surtout l'intention de marier leur fille à un homme de bonne fortune et bonne réputation. Eilian ne les en estimait pas moins. Non, ce qui lui faisait horreur, c’était l'idée même que l'unique seul exploit de sa part qui compterait jamais aux yeux de ces gens, ou de ses parents, serait son droit à l’héritage du comté. Il jugeait fort triste qu’en 1890 on puisse encore désapprouver un membre de la bourgeoisie pour le simple fait d’avoir d’autres ambitions dans sa vie que la politique.

    Il leva ses yeux gris sur la vitre, où il surprit son reflet qui l'y contempla en retour d’un regard inquisiteur. Ses cheveux châtains rebelles s’étaient inclinés en signe de défaite dès l’instant où il avait revêtu sa queue de pie pour aller prendre son dîner dans ce réfectoire si respectable. Comment un jeune homme de seulement vingt-six ans pouvait-il être aussi malheureux ? Son intime conviction selon laquelle il ne pourrait jamais être ce que le reste du monde attendait de lui y jouait peut-être. Son père ne se réjouirait jamais de savoir son fils occupé à la reconstruction de mécanismes de portes automatiques dans un temple Etrusque en Italie à partir de menus fragments de pièces métalliques ternies ou de bois pourri. Il avait publié des livres que la bourgeoisie n’avait jamais lus, sur des habitants et des lieux dont elle n’avait jamais entendu parler non plus, et pour eux, il ne resterait ainsi pour l’éternité que le neuvième Comte de Dorset, rien d’autre.

    Eilian soupira en laissant son regard se perdre dans la vaste étendue verte de la campagne, qu’il avait si longtemps délaissée pour l’Orient. Sous la lumière orageuse typique des après-midis d’automne, le paysage vallonné d’herbes, exclusivement ponctué de temps en temps par un occasionnel hameau ou par un manoir solitaire, lui rappelait avec un soupçon de mélancolie sa propre demeure de Greenwich. Il y avait un autre monde, par-delà le laiton et les halls d’acajou de ce dirigeable de première classe, une autre réalité, plus importante que les parures ou les dîners mondains. Le dirigeable tout d’un coup chavira et commença à frémir. Un coup de tonnerre se répercuta en grondant dans toute la charpente de métal jusque dans les jambes d’Eilian, l’interrompant dans sa sa rêverie. Il s’agrippa par réflexe à la rambarde de bronze à l’instant où le dirigeable observa momentanément un plongeon vers le bas. Un éclair éclata près de la fenêtre, embrasant un ancien chêne situé en dessous d’eux, tandis qu’une douzaine d’autres éclairs se mettaient à aveugler le jeune homme.

    — Ici le capitaine, nous vous remercierions de bien vouloir quitter les zones communes et de retourner à vos chambres durant la traversée de l’orage.

    La voix métallique résonna dans le navire tout entier, voyageant le long des tubes de laiton qui cintraient les murs pour aller pénétrer chaque cabine de son bourdonnement monotone.

    — Nous vous indiquerons en temps voulu quand la situation sera devenue plus favorable et que vous pourrez y retourner en toute sécurité. Merci.

    — Lord Sorrell ! l’appela la voix du frère du premier ministre, derrière lui.

    Eilian l’ignora et se précipita hors du couloir et de ses plafonds à caissons, dans l’espoir de réussir à atteindre sa cabine avant de se retrouver contraint d’encore passer son après-midi à jouer au poker au milieu d’un nuage de fumées de cigare. Il n’aurait pu supporter de passer une autre nuit en compagnie de cette demi-douzaine d’impérialistes, avec qui il n’avait rien en commun sinon un pays de naissance.

    Il claqua la porte derrière lui, puis se retourna et se cogna brusquement la jambe sur le rebord cuivré de son coffre de voyage. A cause des sursauts du navire, l’objet avait glissé de sa niche près de la fenêtre et était venu s’arrêter à quelques centimètres à peine derrière la porte. Il le dégagea d’un coup de pied pour s’effondrer dans son lit, et déposa son tibia sur le fauteuil-bergère juste derrière le lit pour le reposer. La chambre était trop petite pour le nombre gargantuesque de meubles qui l’occupaient, malgré leur qualité, des meilleurs meubles de Londres. La compagnie a préféré sacrifier le confort au profit des apparences, songea-t-il en jetant sans vergogne sa veste de costume sur l’arrière de la chaise et en se rallongeant. Quand il avait appris que, pour pouvoir l’accompagner sur le dirigeable, on aurait dû forcer Patrick, son majordome, à voyager dans l’entrepont à côté des caisses et à partager des sanitaires communs avec une centaine d’autres serviteurs, il avait préféré le renvoyer en Angleterre un peu plus tôt dans un train avec le reste de ses souvenirs de l’Inde. S’il fallait absolument que son plus vieil ami voyage au milieu de bagages et de boîtes, autant que ce soit dans une voiture privée de l’Orient Express.

    Quand Eilian Sorrell ferma les yeux, bercé par le vrombissement des énormes moteurs, le souvenir des couleurs vives et des senteurs de l’Inde et de Constantinople auxquelles il s’était accoutumé ces derniers mois lui revint. Les éclats brillants d’orange et de jaune d’un sari et la fraîche et épicée bouchée d’une racine de gingembre dans un curry aux légumes prirent le dessus sur le goût aigre que le HMS Albert lui laissait dans l’estomac.

    ***

    Suite à une embardée du navire, Eilian se réveilla juste à temps pour apercevoir son coffre approcher très rapidement le bout de son nez. Il se jeta au-dessus de son bagage, droit contre le mur à lambris, et se retrouva coincé dans un petit espace entre les deux tandis que le coffre filait de nouveau droit vers sa poitrine. Il se remit sur pieds en s’agrippant au fauteuil, et se retrouva alors frappé par une vague de nausée. Le monde semblait avoir été mis sens dessus-dessous. Il força l’ouverture de sa porte et sortit, chancelant dans le couloir, en ravalant la bile qui montait le long de sa gorge. Sa montre à gousset d’or glissa de sa veste pour aller se coincer plus loin, logée contre un angle, quand il fit un pas clopin-clopant vers la terrasse panoramique, mais à l’instant où il tendit la main vers la rambarde, le navire fit un tonneau vers la droite comme si on l’avait lancé d’une fronde, le faisant s’écraser dans un élan sans pitié contre le bois. Des cris jaillirent derrière les portes fermées. Les lourds meubles se mettaient à glisser, en prenant au piège sous eux les hommes et les femmes projetés hors des lits. Il se releva en sursaut dans un silence abasourdi, tandis que les aristocrates commençaient à sortir au compte-goutte des chambres, et massa son bras endolori où apparaîtrait bientôt, il le savait, un bleu qui s’accorderait très bien à celui déjà présent sur sa jambe. Ses yeux descendirent à la hâte vers le monde qui les attendait au dehors des vitres et des meneaux du navire. A peine quelques centaines de mètres en dessous d’eux, des coups de tonnerre étaient en train d’éclater, illuminant la population miniature qui se tenait dans les rues du village, admirant la chute du géant. De son poste il put presque distinguer, à la lumière des réverbères, les traits de leur visage. Comment pouvaient-ils être à une si basse altitude sans être en train d’atterrir ?

    La voix stridente du capitaine résonna, leur intimant de rester calmes, mais Lord Sorrell ne l’entendit pas, remarquant plutôt le léger mouvement des gens en contrebas du dirigeable. Leur image s’inclina et, à sa suite, ses pieds décollèrent du tapis turc de la terrasse panoramique. Son estomac fit un saut périlleux et il s’empara de la rampe, espérant que tout allait bientôt passer. Puis, à l’instant où son autre main atteignit la rampe de bronze, le dirigeable plongea vers l’avant, emportant tout vers sa proue. Les mains d’Eilian glissèrent le long de la barre, mais les tendons de ses bras et jambes tinrent bon. Les passagers poussèrent des cris stridents et tombèrent à la renverse pour aller culbuter les pieds de chaises et d’écheveaux couverts d’étoffes et de tapis. Les souvenirs de leurs patrie les emprisonnèrent dans des cellules entouffantes entre soies et plis Berbères. Des détonations provenant des globes de verre des lampes à gaz résonnèrent dans tout le dirigeable quand la proue se releva brusquement, chancelante et mal assurée. Eilian se figea sur place, toujours fermement agrippé par la rampe par ses mains tremblantes. Il lutta pour se redresser avec une respiration qui allait de plus en plus vite, son corps encore affaibli de l’effort qu’il avait dû fournir pour ces chutes létales. Il y eut un instant de silence, comme si le monde entier était dans l’expectative. Puis l’air glacé de la nuit s’insuffla à l’intérieur au travers du verre de la terrasse panoramique, brisé en mille morceaux par une chaise de salon venue s’empaler dans un meneau de laiton.

    A la terrasse panoramique, les cris des hommes et des femmes se muèrent en un vacarme strident. Un homme appela le capitaine car un enfant venait d’être projeté par-dessus bord. Pendant que le dirigeable s’entêtait dans son infâme épopée, Eilian aperçut du coin de l’œil le corps brisé de l’enfant qui répandait son sang entre les pavés du village, comme dans des vaisseaux sanguins. Ce n’est vraiment pas normal, et encore moins que ce que je ne croyais, réalisa Lord Sorrell, calculant que la distance les séparant du sol n’était plus que de trois cent mètres. Il inspira longuement pour se calmer, mais sa bouche s’emplit alors de l’odeur de sulfure du méthane qui flottait tout doucement des lampes à gaz dépourvues à présent de globes. S’ils devaient s’écraser, tout s’embraserait sans l’ombre d’un doute dès l’instant même où les feux des moteurs rencontreraient l’hydrogène du coussin gonflable et le méthane de la gondole. Une bouteille de vin roula paresseusement aux côtés des pieds d’Eilian dans sa route vers le nez du navire. Le HMS Albert avait amorcé son dernier atterrissage.

    Le sol et les pavés durs se rapprochèrent rapidement d’eux tandis qu’Eilian courrait vers la poupe du navire. Peut-être que s’il parvenait à gagner le point le plus éloigné de la gondole, il aurait une chance de survie. Quand il atteignit le couloir, dépassant une foule d’hommes et de femmes en brocard bigarrés et smoking noirs qui s’effondraient, glissants derrière lui, ses pieds dérapèrent à leur tour du sol poli. Le monde entra en éruption autour de lui dans un maelström cacophonique de voix et de grondements de bois et de métal, tandis que s’écrasaient contre le sol chair et terre mêlés. Le feu envahit le navire, et Eilian entra en collision avec les panneaux de bois.

    ***

    Les yeux d’Eilian cillèrent et il souleva sa tête et sa joue enflée du radeau de lambris sur lequel elles gisaient. Quand il se releva, au prix d’une lutte intense, il dût s’appuyer sur ses genoux tremblants et ses paumes, allongé sur le côté, le regard fixé sur le hall, et écorcha sa chair sur le bois. Des flammes brûlèrent au travers des derniers murs tandis quand il remonta le désastre, enjambant des embrasures de portes et des corps qui gisaient là brisés, écrasés sous ces morceaux de lits ou empalés par les nervures brisées du dirigeable présentement à l’article de la mort. Des bourdonnements de voix d’hommes se firent entendre, soufflés par le vent, mais quand Eilian voulut les suivre, ils se noyèrent sous les craquements des feux et les gémissements du navire. La fumée lui brûla les yeux et lui irrita la gorge quand il chercha dans les abysses un moyen de s’échapper. Son dos et ses jambes lui causant de grandes souffrances à chaque mouvement, il accéléra la cadence sous des pièces éléphantesques de toiles qui tombaient du plafond dans un vol pratiquement stationnaire vers le sol, se consumant entièrement avant même de l’avoir touché.

    Coincé là, à foudroyer en retour Eilian du regard entre quelques coffres renversés et d’autres protubérances de tissus, se trouvait le frère du premier ministre. Ses yeux vides étaient fixés sur lui, sa bouche prête à crier, mais son corps gisait immobile, étendu comme une poupée abandonnée dont le cou aurait été contorsionné dans un angle impossible. Les flammes lui léchaient les tempes, et mordaient ses cheveux en grignotant sa chair. Eilian avait pourtant déjà assisté à des bûchers funéraires en Indes, mais rien n’aurait jamais pu le préparer au spectacle de cette mort démente, qui plongeait ses victimes dans une agonie éternelle à peine leur souffrance achevée. Après avoir arraché ses yeux de cette sinistre scène, il enjamba une femme et son enfant dans les bras l’un de l’autre. Les voix immatérielles, continuant à s’insinuer dans le vent, le remirent sur la voie de la survie et de la sécurité. A l’instant où il prêta à nouveau l’oreille, les côtes du bientôt défunt navire grincèrent de douleur et cédèrent sous leur propre poids.

    Il projeta son bras vers le haut pour stopper l’impact, mais la poutre le plaqua au sol, et l’écrasa sous son fer incandescent. Eilian Sorrell cria en sentant le métal le brûler au travers de ses vêtements et de sa peau, tant et si bien qu'il eut la certitude que son cœur s’en allait s’arrêter de douleur. Comme un animal blessé, il se débattit en donnant des coups dans tous les sens afin de libérer ses jambes et son torse, mais même alors, son bras droit resta coincé et continua à le brûler. Espérant pouvoir libérer son membre engourdi, il s’appliqua à donner de grands coups de pieds dans la poutre, mais au troisième essai, la semelle de son pied se mit à fondre contre le métal. Puis, après s’être tordu dans tous les sens et avoir tiré sur son bras dans l’espoir de réussir à le déloger par la force brute, sous l’odeur de la viande brûlée, il parvint à l'en enlever, avec la désagréable impression de l’avoir en réalité arraché d’une ventouse.

    Eilian détourna son regard, en espérant que ce qu’il voyait n’était qu’une hallucination, et courut imprudemment en direction de ces voix charriées par le vent. Son cœur bondit dans sa poitrine en voyant la lune pointer le bout de son nez derrière les nervures nues du dirigeable. Les flammes apparurent alors dans un bond derrière lui. La sueur coula le long de son dos et de sa poitrine, brûlant ses blessures ouvertes. Ses genoux cédèrent, et il s’effondra dans l’herbe couverte de rosée. La douleur éclata dans son côté droit, et étouffa les pleurs de sa gorge. Des voix l’appelèrent tout haut autour de lui et vinrent essayer de l’installer dans un brancard, mais s’arrêtèrent pour marquer une hésitation vers son côté droit. Puis soudainement, toute la douleur se retira, et le monde devint noir.

    Chapitre Deux :

    Rêves d’Éther

    De douloureux rêves fiévreux parcoururent l’esprit d’Eilian durant son inconscience. Une jungle étouffante s’éleva autour de lui, l’engloutissant dans la brume et dans les ombres, tandis qu’il s’avançait en trébuchant entre d’épaisses broussailles. Les lambeaux de ses vêtements s’y accrochaient à sa poitrine et gênèrent sa progression à un tel point qu’il n’en devint plus qu’à peine capable d’enjamber en boîtant les racines fanées et arquées d’un arbre de la mangrove. Eilian reposa son dos contre l’arbre, haletant. Où était-il ? Le sel contenu dans sa sueur irritait peut-être sa peau, mais quand il ferma les yeux face à cette oppressante chaleur, quelque chose mordit dans son bras en le traversant de part en part par une douleur acerbe. Il baissa les yeux vers sa main, horrifié, et y vit une horde de fourmis et de buprestes ramper vers le sommet de son avant-bras, déchirant et mastiquant sa chair sur la route. L’archéologue tenta de les chasser, mais les insectes, imperturbables, continuèrent leur festin et leur torture. Son bras s’éroda sous leurs mandibules jusqu’à ce qu’il n’en reste plus que ses tendons à vif, couverts de sang, et l’ivoire de ses os, perlant entre ses bandes de chair luisantes. Son rythme cardiaque s’accéléra et il frotta désespérément son bras contre les arbres et les fougères pour en chasser les insectes carnivores. Il trébucha en arrière mais s’élança pour se rattraper à la branche la plus proche. Les feuilles glissèrent entre ses doigts, et Lord Sorrell tomba de la falaise de la jungle.

    Son corps fit collision avec la surface polie et algide des pierres, et à l’instant même où ses yeux rencontrèrent le soleil de plomb, la forêt tropicale se liquéfia dans les ténèbres. La chambre aux murs de plâtre le transit de froid, titillant et dressant le moindre poil sur sa peau au garde-à-vous. Quatre figures étrangères éclipsèrent alors le soleil, en le contemplant de haut, tout en manipulant son corps. Contre sa volonté, on souleva et on enroula son corps endolori dans de longues et larges bandes de tissu. Du coin de l’œil, il aperçut les masques grillagés de créatures aux corps difformes. Eilian gémit lorsque l’un d’entre eux souleva son bras, envoyant par ce mouvement des vagues de souffrance insupportable ainsi qu’une nausée effroyable s'élancer au travers de chacune des cellules de son corps. En entendant son cri, la plus grande des bêtes se saisit de sa tête au moyen d’une patte immense et força l’ouverture de sa mâchoire. Lord Sorrell lutta de toutes ses forces contre cette prise mais fut facilement dépassé et l’homme lui versa quelque chose de chaud dans la gorge. Pour ne pas se noyer, il dut avaler le breuvage amer, jusqu’à ce qu’enfin la créature ne le lâche et recommence à enrouler sa toile autour de son torse et de sa poitrine. Ils sont sûrement en train de me momifier, conclut-il, et son esprit retourna errer dans des rêves d’éther.

    Le vide imperméable se referma comme un piège autour d’Eilian Sorrell, qui vit alors dorénavant son corps et son esprit suspendus dans un silence à peine parfois ponctué d’une voix si lointaine qu’il put à peine en discerner son propriétaire. Une femme pleurait quelque part profondément dans les abysses. Sa mère criait que son fils ne méritait pas cela, mais en tendant la main vers elle, il ne fit que s’enfoncer plus loin dans les ombres. Le temps s’écoula d’heures en jours et à la fois en minutes dans le silence. Une voix bien plus profonde et pourtant familière résonna dans son esprit. Une voix d’homme qui se lamentait sur le sort de son pauvre garçon. Un éclair de panique parvint presque à traverser cette caverne de son esprit. Est-ce que les morts pouvaient entendre ? Peut-être était-il en réalité en train d’épier subrepticement des bribes de son propre enterrement. Ces voix moururent de nouveau dans le lointain, et aussi rapidement que ces bribes de consciences lui étaient revenues, elles se déchirèrent dans le vide de son esprit.

    ***

    De nombreux hommes s’interpellaient tout autour de lui, sans qu’aucune de leurs voix ne fasse de sens ou lui soit familière, mis à part celle de Patrick, qui semblait plus distante encore. Eilian ouvrit les yeux d’un air endormi, et dût employer toute sa force à les maintenir ouverts tandis qu’il analysait les gens autour de lui. Tous étaient en train de lui tripoter le visage, tirer les paupières ou de lui saisir les poignets.

    — Lord Sorrell, ouvrez les yeux. Coopérez, s’il-vous-plaît, Lord Sorrell !

    Eilian dégagea sa tête de leurs doigts indiscrets avec défiance et laissa ses yeux, d’un battement de cils, se rouvrir. Il était dans sa chambre, entouré par des hommes plutôt vieux, et laids, qui grimaçaient et le dévisageaient bouche bée avec des expressions dignes de grotesques de la Renaissance.

    —Lai-ez oi cranquille !

    Les mots, bien que, correctement articulés dans son esprit, arrivèrent dans sa bouche chargés de confusion. Eilian essaya de lutter contre le bandage dans lequel sa mâchoire était piégée, mais son crâne lui parut alors deux fois plus lourd que d’habitude, en plus d’être agité de palpitations. Ce fut, pour bouger son corps, un véritable combat. Son côté droit, engourdi, était pourtant parcouru d’une douleur lancinante, et son côté gauche à l’origine d’une insupportable souffrance. Il succomba à la fatigue et ferma les yeux, permettant à ces docteurs de continuer à le toucher et à le palper continuellement. L’un d’entre eux lui arracha ses couvertures, et lui envoya une ruée d’air froid sur toute sa peau nue en lui défaisant violemment du même geste ses bandages. Le médecin ausculta d’abord son cœur puis ses poumons avant de rejeter nonchalamment les draps sur lui. Il soupira doucement et l’enivrante chaleur le replongea dans le sommeil.

    ***

    Presque un jour plus tard, des lueurs de vie familières lui revinrent. Eilian dut faire un effort pour ouvrir les yeux, mais au travers du soleil de l’après-midi qui entrait dans la pièce, filtré par les trous entre les drapés, il put enfin distinguer les atours de sa chambre. Des tapisseries, pendues sur les murs, représentaient des chevaliers et des chiens soit en pleine chasse à cour soit en pleine traversée de champs et de forêts brodées fourmillant de créatures mythologiques. Une horloge sur une pendule comptait les secondes sous le visage solennel de la déesse Athéna. Mais, après avoir jeté un œil entre les rideaux verts de son lit à baldaquin, il eut le plaisir de trouver sa chambre vide. Peut-être que tout cela n’était qu’un rêve, songea-t-il avant de réaliser qu’il avait toujours aussi mal, comme s’il avait été percuté par un engin à moteur. Avec précaution, il essaya de lever la tête, mais son cou ne se sentit pas assez fort pour l’ôter de l’oreiller. Il se tourna vers son miroir, localisé juste sur un mur qui lui parut encore bien lointain, et put distinguer Patrick faisant les cent pas dans la salle d’attente à l’extérieur de sa porte.

    — Pat, appela-t-il d’une voix rauque, à peine audible, même de lui-même.

    Comme s’il avait attendu qu’on l’invoque, le majordome, encore jeune malgré la blancheur de ses cheveux, accourut dans la pièce suivi de deux docteurs.

    — Monsieur, comment vous sentez-vous ? demanda Patrick qui fut bientôt bousculé et mis de côté par le plus corpulent des docteurs.

    Ce dernier s’empara d’environ la moitié du lit et lui arracha ses couvertures pour se mettre à l’ausculter à l’écouter avec son stéthoscope. Eilian se demanda de quelle façon le docteur parvenait à manipuler l’engin compte tenu du fait que ses doigts en forme de saucisses étaient à peine capables de tenir la sonde de nickel. Un second médecin, qui portait une perruque plutôt faite pour un avocat, vérifia son pouls avant de pousser le plus gros et de venir examiner ses yeux. En déduisant que, s’il se soumettait à tous les tests auxquels ils avaient bien pu penser, ils décideraient de le laisser tranquille plus tôt, il accepta de les laisser faire jusqu’à ce qu’ils soient enfin satisfaits de le voir en pleine connaissance de ses mouvements.

    — Majordome, apportez-lui du thé et de la nourriture, beugla le plus en chair des docteurs après avoir terminé de le décortiquer.

    Evidemment, le gros veut me faire manger dès ma reprise de conscience, maugréa-t-il mentalement alors qu’ils remettaient enfin ses couvertures en place et reculaient.

    — Je n’ai pas faim.

    — Lord Sorrell, vous avez besoin de repos et de beaucoup de nourriture après l’ordalie que vous avez traversée, commença pompeusement l’avocat, comptant les événements qui lui étaient arrivés sur les doigts. Car cela vous en fait des épreuves, entre l’accident, le feu, les opérations...

    — Qu... Quelles opérations ? bégaya Eilian, se sentant soudainement plus qu’alerte.

    Patrick fit une pause avec une main hésitante sur la porte. Il comprit, sans trop savoir comment, que cet instant ne pourrait en aucun cas bien se passer. Il regarda de nouveau les yeux de son maître et les trouva écarquillés, emplis d’une terreur qu’on ne voit que chez les enfants.

    — Nous vous avons amputé du bras droit.

    — Comment ?! s’exclama-t-il d’une voix rauque et lutta pour réussir à s’asseoir correctement.

    — Nous l’avons excisé.

    — Attendez, attendez, je ne comprends pas.

    — Nous l’avons coupé.

    — Je sais ce que les verbes exciser et amputer signifient, espèce d’abruti ! Ce que je veux savoir, c’est comment vous avez pu oser faire une chose pareille !

    Eilian s’empara du bord des draps et les retira brusquement pour révéler un moignon fortement bandé et ensanglanté là où son bras droit avait un jour été. Sa tête n’en avait pas réalisé son absence. Dans son esprit, ses doigts continuaient à s’agiter et se mouvoir. Il essaya de le soulever, mais le mouvement fit jaillir des douleurs cinglantes au travers de sa poitrine et de ce qui restait de son bras. Eilian passa les doigts sur l’extrémité de son membre court, le souffle coupé. C’était la vérité. Il n’y avait plus rien. Ses yeux s’emplirent d’eau, durant sa contemplation, jusqu’à ce qu’il ne se retourne vers le groupe d’hommes à ses pieds.

    — Pourquoi avoir fait cela ? s’étrangla-t-il, avec des larmes qui brûlaient ses paupières. N... N’existait-il donc point d’autre moyen ?

    — Nous n’avions pas le choix. Il ne vous reste plus qu’à vous faire à l’idée, répondit le docteur avec cette même arrogance qu’il avait démontrée auparavant. La convalescence qui vous attend sera encore longue.

    La colère montait progressivement dans sa gorge, menaçant de se répandre en un crachat venimeux. Chaque médecin le dévisageait fixement, en lui donnant l’impression d’être encore moins qu’un humain. Comment osaient-ils parler de façon si désinvolte de son nouveau handicap. La légèreté pourtant de mauvais augure avec laquelle ils le traitaient suffisait bien assez à lui donner l’envie de leur donner des coups, si seulement il en avait eu la force.

    — Sortez ! rugit Eilian. Sortez tous !

    — Lord Sorrell, vous n’avez aucun droit de vous emporter ainsi contre nous, le réprimanda le plus corpulent des médecins.

    — Je suis encore le maître de cette maison, et j’y ai tous les droits !

    Il fit un geste vers chacun d’entre eux de sa main gauche.

    — Vous tous, dehors !

    Ils se tournèrent tous séparément pour protester, mais le feu dans ses yeux et l’autorité qui se dégageait de lui malgré son état si pitoyable les dissuadèrent. Après que le juge fut parti en claquant la porte derrière lui, Patrick put observer la force se sauver du corps d’Eilian, qui se laissa graduellement tomber dans les oreillers. Le majordome hésita une fois arrivé à la porte. Les docteurs qu’il avait amené ici pour prendre soin de son maître partaient, malgré le fait qu’il soit toujours à l’article de la mort, et pire encore, celui qui les avait congédiés n’était autre que leur propre patient. Lord Sorrell prit sa tête dans sa main et combattit les larmes qui se réunissaient derrière ses yeux.

    — Monsieur, commença un Patrick fortement mal à l’aise, dois-je les congédier purement et simplement ou préféreriez-vous simplement que je les écarte de votre chambre de façon temporaire ?

    — Montrez-leur la sortie. Dites-leur qu’on leur réglera leurs honoraires plus tard.

    Patrick acquiesça et disparut dans le hall.

    Eilian leva le bras gauche et se concentra sur sa main bandée et enflée. Chaque muscle se révéla douloureux quand il leva la main vers son visage pour le toucher. La peau était bouffie près de quelques coupures qui avaient été recousues, mais rien n’avait été brûlé. Puis, quand il déplaça lentement sa main vers son menton, la piqûre des cloques en train de se résorber se prononça plus encore. Dans quel état était-il ? Son cou et sa mâchoire avaient été bandés, tout comme sa poitrine et le côté droit de son torse. Il tendit une main sous les draps et la fit courir au-dessus de la gaze qui entourait sa cuisse. Tapa ses orteils les uns contre les autres. Les deux pieds sont là, ce qui signifie qu’au moins mes deux jambes sont intactes.

    — Bonjour, se dit-il à lui-même, pour tester ses facultés d’élocution. Comment allez-vous ? Portez ce vieux whisky au juge blond qui fume.

    Même s’il restait un peu faible, il arrivait encore à prononcer chaque syllabe malgré les bandages serrés qui lui encombraient la mâchoire. Il fit ensuite courir promptement sa langue sur ses dents. Merci bon dieu, elles sont toutes là. L’idée même du titre qu’il devrait un jour hériter lui faisait peut-être horreur, mais enfin il n’avait tout de même guère envie de ressembler à un mendiant ou se retrouver de porter un dentier. Toutefois, quand il leva la main pour toucher ses dents, son cœur plongea dans le désarroi. Ses doigts ne porteraient jamais. Le moignon resta suspendu dans les airs. Eilian savait que son bras et avant-bras n’étaient plus là, et pourtant il arrivait encore à sentir ses doigts se serrer et se relaxer. Son corps ne comprenait-il donc pas ?

    — Monsieur, est-ce que vous allez bien ? demanda Patrick du seuil de la porte où il observait Lord Sorrell contemplant avec nostalgie son membre manquant.

    — Je le sens encore.

    Ses yeux s’emplirent rapidement de larmes.

    — Pourquoi m’ont-ils fait cela, Pat ? N’y avait-il pas d’autres moyens ?

    Patrick s’assit le plus légèrement possible sur le bord du lit d’Eilian.

    — Je savais que cela serait très dur pour vous, et j’aurais préféré vous apprendre la nouvelle moi-même. Malgré le manque de tact de ces hommes que vous avez congédiés, ils comptaient pourtant parmi les meilleurs chirurgiens et docteurs de toute l’Angleterre.

    — Donc même eux ont été impuissants à le sauver ?

    Il acquiesça.

    — Quand j’ai entendu parler de l’accident de dirigeable, je me suis rendu à l’hôpital aussi vite que possible. Le docteur a enlevé les bandages autour de votre bras en face de moi pour me demander ce que vous auriez souhaité en faire. En dessous du coude, la peau était complètement noire, carbonisée jusqu’à l’os. Qui du reste était...

    Il fit une pause et dût avaler sa salive.

    — ... Visible à l’œil nu sous votre peau. C’est pour cela que j’ai engagé d’autres docteurs de Londres et les ai fait venir ici pour vous traiter. Ils y ont décidé que l’enlever était la meilleure option, et de fait, l’unique.

    Les yeux d’Eilian s’agrandirent.

    —Mais...

    Le majordome leva la main, et Eilian se tut.

    — Si on ne vous l’avait point ôté, vous auriez contracté la gangrène et seriez mort. Vous ne semblez pas comprendre la gravité de votre situation. Votre bras vous préoccupe peut-être plus que le reste, mais vous avez d’autres blessures bien plus pressantes.

    La poitrine d’Eilian se noua et Patrick continua.

    — Vous avez de sévères brûlures du côté droit de votre corps du cou à la cuisse, êtes resté dans le coma pendant cinq jours sans aucune raison apparente, et êtes couvert de douzaines d’entailles et de contusions. On ne sait même pas si vous n’avez vraiment aucune infection nulle part ou si vous serez un jour à nouveau capable de vous déplacer ou de marcher normalement.

    Des larmes emplirent les yeux d’Eilian. Ses côtes se contractèrent tant que respirer en devint pratiquement impossible. Son cœur battit plus fort,

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