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Adieu millénaire, bonjour - Volume I: 1954-1964 La décennie bébé boum
Adieu millénaire, bonjour - Volume I: 1954-1964 La décennie bébé boum
Adieu millénaire, bonjour - Volume I: 1954-1964 La décennie bébé boum
Livre électronique1 122 pages17 heures

Adieu millénaire, bonjour - Volume I: 1954-1964 La décennie bébé boum

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À propos de ce livre électronique

Partant du constat selon lequel il y a juste une petite portion de la population terrestre à avoir connu un changement de millénaire, cet évènement ne survient que tous les dix siècles, nous pouvons nous considérer comme des privilégiés.
De plus, par la même occasion, nous avons forcément connu une fin de siècle. Adieu deuxième millénaire pour celui qui s’est terminé avec le XXe siècle et bonjour pour le troisième qui commence avec le XXIe siècle et dont nous sommes sûrs de ne pas voir la fin. Au premier millénaire, les hommes se repéraient plus par les saisons que par les années, nourritures terrestres obligent.
La décennie 1954-1964, titre de ce premier volume, représente l’époque depuis la naissance de l’auteur jusqu’à son entrée en sixième dans un lycée d’Île-de-France. Elle marque aussi la période au cours de laquelle plusieurs peuples, en quête de travail, émigrèrent en France, venus d’Espagne, d’Italie, de Pologne.
Cette chronique se croise avec une seconde histoire, inédite et imaginée celle-là, dans laquelle des animaux, parfois doués du langage universel, cohabitent entre eux et avec les hommes pour de nombreuses aventures. Plus tard, nous apprendrons comment ces deux récits vont converger.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Didier Bernard nous propose le premier volume du roman, Adieu millénaire, bonjour, qui retrace son enfance et le tout début de son adolescence.
LangueFrançais
Date de sortie13 août 2021
ISBN9791037733078
Adieu millénaire, bonjour - Volume I: 1954-1964 La décennie bébé boum

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    Aperçu du livre

    Adieu millénaire, bonjour - Volume I - Didier Bernard

    Chapitre 1

    Depuis que je suis capable de voler, de planer en tournant dans les airs, ma vie a complètement changé. Je sais maintenant prendre le vent et m’en servir à mon gré, pour monter en me laissant porter. Je sais aussi le laisser passer entre mes pennes pour descendre et me rapprocher du sol. Chaque courant d’air est désormais pour moi, de l’énergie que je ne dépense pas. Cette précieuse énergie qui signifie presque à coup sûr, la mort, si elle me fait défaut.

    Mais c’est l’acuité de ma vue qui a constitué le changement le plus important lorsque je suis devenu épervier. Je m’amuse à penser qu’auparavant, ma vue était médiocre et beaucoup de choses m’échappaient.

    Mes yeux verts d’eau à la pupille noire repèrent la moindre proie à plusieurs dizaines de mètres. Ils sont comme le vent, une aide naturelle à ma survie.

    Il faut que je m’habitue à ne plus avoir de jambes et à utiliser mes pattes prolongées de serres, à ne plus avoir de bras, mais de belles ailes couleur ardoise, lustrées et enduites. J’ai l’impression que mes mains humaines d’hier sont désormais dans le prolongement de mes pattes jaunes d’aujourd’hui. J’aime mon ventre strié et mes flancs roux doré.

    La nature a voulu que, pour me nourrir, je chasse essentiellement d’autres oiseaux. Je choisis de préférence ceux qui sont faibles et souffreteux, ainsi en me nourrissant je me rends utile en éliminant les moins bons éléments des espèces qui me font subsister.

    Je ne chasse que le jour. Je laisse la nuit à mes confrères hiboux, hulottes et chouettes effraient. Il m’arrive lorsque je suis au nid de les entendre hululer d’arbre en arbre. Leur gibier n’est pas le même que le mien, il y a de la place pour nous tous ici-bas, et leur présence ne me gêne pas.

    Je vis dans une région de bois entrecoupés de grandes prairies. J’aime la douce sécurité que me procurent les arbres, mais je préfère chasser en terrain découvert, je vole très vite, il me faut de l’espace.

    Souvent, j’aperçois les hommes, j’aime les regarder vivre, je ne m’en lasse pas. Parfois, la nostalgie s’empare de moi et je me laisse envelopper par les souvenirs.

    Je suis dans les bras de ma mère, à la fenêtre de l’appartement modeste que mes parents occupent. Je suis encore un bébé.

    Maman, de son index, m’indique en souriant où regarder dans la rue. Et je vois danser des boules de couleur aux reflets chatoyants dans la nuit. Sous chaque boule de couleur, il y a un enfant. Chaque visage est souriant et doucement éclairé. D’autres lueurs en forme de cylindre dansent devant d’autres visages d’enfants, les inondant de la même joie.

    Un grand mât en râteau émerge de cette marée, il comporte de nombreuses taches de couleur, vert, orange, jaune-bleu, blanc-rouge et c’est un homme robuste qui le porte.

    Mes yeux de bébé sont sous le charme de ce ballet de couleurs qui progresse lentement dans la nuit de la rue. Ma mère regarde dans mes yeux le reflet de cette féérie qui m’émerveille.

    Nous sommes le soir du treize juillet, et cette rivière de couleurs, kaléidoscope flou, est le souvenir le plus ancien qui me revienne à l’esprit. Je n’ai que quelques mois.

    Mes parents habitent ce qu’on appelle ici le couvent. Un bâtiment en U ouvert sur la rue, à la façade noire et aux volets gris mangés par le temps. Dans ces appartements vétustes et écaillés, on trouve des familles à petits revenus avec beaucoup d’enfants. Il y a toujours des cris dans la cour, aire de jeux des enfants morveux aux genoux sales. Il y a souvent une grosse marmite de pâtes qui bouillonne sur la cuisinière à feu continu, instrument de cuisson et de chauffage qui réchauffe les ventres et la maison.

    Je passe les premiers mois de ma vie dans ce petit monde fermé, tellement clos que très longtemps je ne soupçonne pas qu’il existe autre chose autour. Dès que mes jambes me permettent de marcher avec assurance et de descendre l’escalier de pierre grise qui rejoint l’appartement, cette cour centrale aux pierres disjointes devient pour moi un terrain de jeux.

    Une allée pavée fait le tour d’un petit jardin en friche entouré de grilles tordues et rouillées. Cet espace devient très vite, malgré son état, l’endroit où l’on joue, où l’on apprend des choses extraordinaires.

    Des mots nouveaux virevoltent autour de mes oreilles : mésange, cyclomoteur, coup-franc et d’autres encore dont j’apprendrai plus tard que je ne suis pas autorisé à les prononcer.

    Et puis il y a les autres : Lulu, Marie-Jean, Maryse, Christian. Et chaque jour, j’apprends des choses nouvelles et des mots inconnus. Christian collectionne les images de joueurs de foot qu’on trouve dans les chewing-gums. Des noms étranges flottent à mes oreilles, Kopa, Piantoni. Lorsque vient la saison du tour de France, c’est Bahamontés et Geminiani.

    La sonorité de ces noms me fait immédiatement rêver à des héros légendaires de grande taille, bronzés, à la mâchoire carrée et volontaire.

    Christian est pour moi un grand. Je le regarde toujours de bas en haut avec admiration. Et j’apprends très vite à entendre de loin son rire de biquette que je n’ai jamais entendu sortir d’une autre gorge que la sienne. Il a des yeux rieurs et un éternel sourire, juste ce qu’il faut de taches de rousseur sur les pommettes alors que mon visage en est constellé.

    Nous vivons ainsi notre vie de gosses, avec la joie chaque jour renouvelée du jeu. Nos vêtements sont des plus rudimentaires. Nous sommes tous habillés de la même façon, brodequins à lacets sur de rudes chaussettes, culottes courtes laissant voir des genoux noircis, pull tricoté maison ou hérité d’un aîné avec dessous l’ancêtre du T-shirt, vaguement gris, que ma mère appelle souvent chemise américaine.

    Les filles ne sont pas mieux loties. Bien souvent, elles portent des chaussures éculées, précédemment recouvertes d’un vernis qui ne brille plus depuis longtemps, des socquettes trouées qui font l’accordéon, des jupes sales et sans formes.

    Elles portent des culottes dont l’élastique a choisi de se détendre, incapable de résister aux lessives bouillantes et répétées, ce qui fait qu’elles pendent lamentablement entre leurs jambes, presque au niveau des genoux.

    Nous avons le grand mérite, et l’obligation, en ce milieu des années cinquante, de savoir jouer sans jouets. La France épuisée de l’après-guerre n’en est qu’à se relever de ses blessures. Les usines tournent pour la reconstruction, pas pour le plaisir des enfants. De plus, les parents n’ont pas le sou.

    Alors bien souvent, jouer, c’est courir, rigoler, faire d’un morceau de bois un bateau, d’un morceau de fer un couteau. Nous n’avons aucun désir de posséder mieux, car mieux n’existe pas et nous sommes tous logés à la même enseigne. Pour nos parents, l’essentiel est de parvenir à nous faire manger et tant bien que mal à nous vêtir. Le fait que nous soyons tous semblables dans cette misère relative élimine toute jalousie et toute comparaison. Nous n’avons pour seuls désirs que nos jeux et nos rêves.

    En fin de journée, les mères se penchent à la fenêtre pour sonner le rappel, c’est l’heure de la soupe.

    On se retrouve autour de la table, mes parents mes sœurs et moi. La marmite fume. La nourriture est simple.

    Mes doigts dessinent sur les vitres embuées et froides des maisons, des têtes d’animaux et de petits bonshommes. Ma mère ne partage pas mes aspirations artistiques du moment :

    — Ne dessine pas sur les carreaux, ça va encore me laisser des traces… mange, ensuite tu vas mettre ton pyjama et aller au lit.

    Je retrouve alors la douce caresse de ces bons vieux pyjamas de flanelle et je rejoins mon lit. Il est glacé.

    Je pose ma tête sur l’oreiller, en prenant soin de rabattre le lobe de mon oreille contre ma tête, et de le coincer contre l’oreiller. Les battements de mon cœur, enfermés dans cette caisse de résonance, me font imaginer un être terrifiant qui, dans la nuit noire, s’accroche aux façades des maisons de la rue, pour en frapper les fenêtres à coups de marteau. Un battement de cœur, un coup de marteau. Je le situe dans la rue, quelques fenêtres avant la mienne.

    Je dois absolument m’endormir avant qu’il n’arrive à ma fenêtre, je sais que si je dors je n’aurai plus peur, quoi qu’il arrive.

    Bientôt, l’univers fermé de « mon » couvent s’élargit considérablement. En suivant Lulu, Christian et les autres, je m’aperçois qu’il existe un couloir sombre au fond du couvent. Il traverse le bâtiment. En empruntant ce couloir, on arrive au milieu de jardins potagers et de poulaillers. Une fois les jardins traversés, je me retrouve au sommet d’une petite colline qui domine ce qui va être mon terrain de jeux et de rencontres pour de nombreuses années : le parc des Écoles.

    Il s’agit d’un grand espace protégé avec, sur la gauche, la grande école des garçons qui fait face à sa symétrique jumelle, la grande école des filles. Elles sont toutes deux longues et blanches avec un toit de zinc, une cour de récréation de goudron rouge, et un préau. Plus à droite se trouve l’école des petits, que je fréquenterai un jour. De nombreux arbres grands et solides forment çà et là de minuscules bois, entrecoupés de pelouses naturelles à l’herbe drue.

    Je vais rapidement apprendre à suivre mes amis en bas de cette colline, parfois même sur les fesses, et apprendre aussi que les orties piquent, surtout lorsqu’elles sont mouillées.

    Ce parc est la réserve naturelle d’enfants de mon village. Sa dimension change le regard que j’ai sur la vie, et sur le triste couvent aux murs noirs. Enfin, il existe autre chose !

    Que la lumière entre dans ma vie !

    En ce matin froid de novembre, j’ouvre les yeux sur un univers de branches et de feuilles jaunies. Je me sens intérieurement différent de la veille. Mon cœur bat très vite et mon cerveau semble fonctionner au ralenti.

    Devant moi un muret de brindilles, sous moi un mince matelas de crins et de poils.

    Mes yeux scrutent alentour. Je suis dans la campagne et non pas dans mon lit.

    Je suis un épervier et je suis dans un nid.

    Hier encore, j’étais un être humain et je me disputais avec elle, comme presque tous les soirs. J’ai peur de perdre le souvenir de cet état d’humain, je ne sais pas si mon cerveau d’épervier me permet de me souvenir durablement.

    Mais d’elle, toujours je me souviendrai, mon instinct d’animal me permettra de la garder dans mon esprit et dans mon cœur.

    Je n’ose pas bouger, je ne sens plus mes jambes. Après quelques minutes, je parviens à faire bouger mes bras. Mes bras ont disparu, ils sont maintenant des ailes couvertes de plumes. Je pousse sur mes jambes pour me lever dans mon nid, mes jambes sont devenues des pattes.

    J’ai le vague souvenir, confusément, d’une autre vie qui déjà s’estompe dans mon esprit d’oiseau. Je sais instinctivement que je dois désormais assumer cette nouvelle vie qui est la mienne. Je ne cherche même pas à comprendre ce qui s’est passé.

    Je me surprends bientôt à nettoyer mes plumes du bout de mon bec, geste que j’étais incapable de faire hier encore. Je passe du temps à admirer mon nouveau costume, je déplie lentement une aile, comme j’aurais étendu hier mon bras.

    Je passe encore de longues minutes à m’émerveiller de la clarté et de la finesse de ma vue. En ce qui concerne les yeux, au moins, je n’ai pas perdu au change. Je parviens à discerner sans effort, d’infimes détails situés à bonne distance du nid.

    Après de longues minutes d’examen, je commence à prendre la mesure de ce que je suis devenu. Mais il y a encore quelque chose que je veux vérifier, avant de m’élancer pour me rendre compte des sensations que procure le fait de voler.

    Hier, je savais parler, chanter, hurler. Quels sons suis-je capable de produire aujourd’hui ?

    Bien concentré sur ce que je fais, je gonfle mon jabot, j’ouvre mon bec et je pousse de toute mon énergie sur ma nouvelle voix.

    Des cris stridents sortent de mon gosier ! J’en suis moi-même effaré ! Je module peu à peu la puissance pour limiter ce vacarme, de vrais cris de putois. Il faut que je me concentre encore plus, pour parvenir à exprimer par les cris, les sentiments que je veux faire passer. C’est l’apprentissage d’un nouveau langage que je possède déjà, sans bien encore le connaître.

    Mes cris sont des cris de détresse. Il faut bien que j’expulse de mon corps cette violente émotion ressentie après être passé d’humain à oiseau, tout faire sortir complètement et définitivement.

    Ce sont bien des cris inhumains. Le bois dans lequel je me trouve en résonne de partout. D’autres oiseaux, effrayés sans doute eux aussi, se mettent à siffler, craqueter, crier.

    Mes premiers instants d’épervier ne passent décidément pas inaperçus.

    Tout à coup, je vois une bombe de plumes arriver du fond d’une allée. C’est un autre épervier, mâle comme moi. Il se pose près de mon nid, à quelques centimètres de moi.

    Il me ressemble beaucoup. Juste quelques tons, un peu plus soutenus dans les teintes orangées de ses flancs, le distinguent de mon propre plumage.

    Il me regarde fixement et commence, lui aussi, à émettre des sons, avec une maîtrise que je ne possède pas encore.

    Et, à ma grande surprise, je comprends ce qu’il exprime !

    — Tu as un problème, mon frère ?

    Je me concentre à nouveau pour bien mettre en forme dans ma cervelle ce que je veux exprimer. Je me dis que si je le comprends, je suis capable de « parler » pour qu’il me comprenne également.

    — Je suis nouveau dans ces lieux, parviens-je à répondre.

    — Ce n’est pas une raison pour pousser les cris que tu pousses me répond-il, tu as appelé au secours comme si tu subissais une attaque mortelle, tu as ameuté tout le bois.

    Il est inutile que je tente de lui expliquer ce que, de toute façon, il ne pourrait pas comprendre.

    — Excuse-moi, j’ai poussé ces cris pour savoir si d’autres éperviers habitaient ce bois. J’arrive d’une région éloignée et j’ai besoin d’avoir des frères autour de moi.

    — Tu en as. Je suis là et nous sommes environ une cinquantaine dans ce bois. Nous chassons individuellement, mais en cas d’attaque nous sommes solidaires les uns des autres et nous nous entraidons. C’est pourquoi je suis venu à tire-d’aile en entendant tes cris.

    — Je te remercie mon frère, si je peux compter sur vous tous, vous pouvez vous aussi compter sur moi en cas de besoin. Il me faut juste un peu de temps pour m’habituer à ces lieux et me fixer des points de repère.

    — Je sais que tu ne connais pas les environs, veux-tu que je te les fasse découvrir ? propose-t-il.

    Comment lui dire que, même si je suis un épervier adulte, je ne suis pas sûr de pouvoir voler dès le premier essai ?

    Il faut bien que je me rende à l’évidence : soit je refuse son offre et je risque de le vexer, soit je me lance dans les airs comme je me suis lancé dans les cris, c’est-à-dire sans garantie de résultat.

    Je n’ai donc pas le choix.

    — D’accord pour un tour de ton territoire, mais ne vole pas trop vite, je suis arrivé cette nuit de très loin, et je garde quelques traces de fatigue.

    — Entendu, alors suis-moi.

    Et voilà mon frère de plumes qui pousse sur ses pattes et prend son envol en plongeon, rase-mottes avec une facilité déconcertante. À moi de tenter de le suivre dans de bonnes conditions.

    Je saute sur le rebord de mon nid, je pousse comme je l’ai vu faire sur mes pattes, et je me jette avec une certaine appréhension hors de mon nid. J’ai juste eu le temps d’entrevoir dans quelle direction il est parti.

    Je plonge dans le vide et j’ouvre mes ailes, mais un peu trop lentement. Je vois les feuilles mortes recouvrant le sous-bois se rapprocher à une vitesse inquiétante. Je me force à ne pas fermer les yeux. Dans le même temps, mon instinct me commande de redresser les plumes arrière de ma queue. Le sol se rapproche encore, mais l’action sur mes plumes redresse mon corps léger d’oiseau, qui passe comme une fusée à quelques centimètres du tapis de feuilles. Quelle frayeur !

    Il ne me reste plus ensuite qu’à battre des ailes de manière cadencée et régulière. Je trouve cela d’une grande facilité. Je vole !

    Je file à toutes ailes dans cette travée par laquelle j’ai vu tout à l’heure partir mon congénère. J’en profite pour vérifier l’action de chacune de mes plumes sur la manière dont je vole. Je serai bientôt capable de monter, descendre, tourner, freiner.

    En attendant, il me faut retrouver mon compagnon.

    Je poursuis mon vol jusqu’à l’orée du bois. Comme c’est agréable de sentir le vent glisser sur mes plumes. L’air frais du matin me vivifie.

    J’aperçois mon frère épervier au-dessus d’une grande prairie qui jouxte le bois. Il est en vol stationnaire. Ses ailes battent régulièrement et son corps reste toujours à la même hauteur. Il faudra que j’essaie de faire la même chose, car je sens que ce type de vol est très adapté pour la recherche de proies.

    Nous voici donc en vol de reconnaissance, mon frère de plumes ayant plongé vers moi pour me rejoindre. Son vol est vif, rapide et relativement bas. Il se faufile avec aisance le long des haies et entre les buissons. Dès qu’ils nous aperçoivent, les autres oiseaux prennent leurs ailes à leur cou, ne connaissant que trop bien l’ennemi qui vadrouille. Je suis impressionné du respect que confère une telle image sur ces cousins de plumes.

    Nous parcourons ainsi les prairies et les bocages qui ceinturent le petit bois où se trouvent nos nids. Je peux apercevoir des rues et des ruisseaux qui pourront à l’avenir étancher mes soifs.

    À quelque distance, il y a un village. Nous y parvenons rapidement et mon frère de plumes prend alors de l’altitude pour le survoler.

    C’est un petit village aux tuiles rouges et moussues, avec un petit clocher et un petit cimetière. On peut aussi voir des fermes avec de gros tas de fumiers fumants, de petites maisons aux jardins peu fleuris en ce mois de novembre.

    — Tu vois ces jardins, me dit mon compagnon, ils sont autant de terrains de chasse privilégiés. De grandes quantités d’oiseaux de toutes sortes les fréquentent. Et lorsqu’ils sont posés et que leur méfiance est relâchée, c’est vraiment facile de les surprendre. Mais attention aux feux de la carabine, il y en a quelques-uns parmi les humains. Pour eux, parvenir à abattre un oiseau, comme toi et moi, est un objectif excitant.

    — Merci pour tes conseils, frère de plumes, je saurai m’en souvenir.

    — Appelle-moi donc Jaune orangé, mon frère. C’est le nom qu’on me donne ici, quand on parle de moi. Quant à toi, tu seras Bec effilé, ce nom te restera ; j’ai remarqué que ton bec était plus étroit que le nôtre.

    — Alors, va pour Bec effilé, Jaune orangé.

    Nous continuons notre survol au-delà du petit village, ce qui me permet de découvrir maints talus et fossés, maintes ravines et collines boisées.

    Une grande nostalgie demeure dans mon cœur. Mais la région est accueillante et j’espère qu’elle aidera à ma nouvelle vie et à un nouveau bonheur.

    Si ce bonheur arrive, je ne le fuirai pas. S’il me reste fidèle, je ne le détruirai pas.

    La vie au couvent, sans être religieuse, se poursuit à nos rythmes d’enfants. Devant l’entrée ouverte de ce grand U, le large trottoir en pavé de granit sur lequel les enfants trottent. Devant ce trottoir, la rue pavée encore très peu fréquentée par les automobiles. Les passages de chevaux de traits y sont en revanche fréquents et il n’est pas rare de respirer des effluves de crottin, fragile témoignage d’une existence campagnarde.

    Bien souvent le matin, j’entends la remorque des ordures arriver du haut de la rue. Elle est tractée par un noble percheron noir, dont la douceur veloutée des naseaux et la docilité me touchent beaucoup.

    Clop, ticlop, ticlop, clop … ohhhhhhlààà !!! La remorque des ordures vient de s’arrêter devant le couvent. Le percheron reste immobile et je peux voir le panache de ses naseaux qui part en vapeur dans l’air frais du matin.

    Il a de doux yeux noirs qui me regardent de manière bienveillante. Il semble aimer son travail même si ce n’est que transporter nos ordures..

    L’ouvrier communal saisit une à une les lessiveuses-poubelles malodorantes et les renverse dans la remorque. Nos déchets sont ainsi tous en vrac, vies de misère entremêlées, jusqu’à la fin de la tournée où les misères d’aujourd’hui iront rejoindre celles des jours précédents dans la décharge municipale à ciel ouvert.

    En face du couvent, il y a un large bosquet de buissons et de taillis qui m’apparaît comme un nouvel environnement mystérieux. Je vois fréquemment des grands de six ou sept ans se courber pour y entrer et disparaître à l’intérieur.

    J’imagine un monde en labyrinthe plein de mystères et de choses nouvelles à découvrir. Mais ce monde m’est interdit car il est de l’autre côté de la rue, qui est, selon les sévères recommandations de ma mère, une rivière infranchissable pour mes petites jambes.

    Parfois, les autres enfants et moi allons chez Christian. Christian habite l’appartement en face du nôtre, de l’autre côté de la cour pavée du couvent. Christian n’a plus de maman et j’ignore pour quelle raison. En revanche, il a une grande sœur, blonde et très douce qui s’appelle Michèle. Il arrive que Michèle fasse des recommandations à Christian et même qu’elle lui passe un savon.

    Je comprends vite que Michèle a pris la place de la maman que Christian n’a plus.

    Depuis peu, dans cet univers sans jouet, Christian n’est pas peu fier de nous exhiber un instrument qui nous laisse tous la langue pendante et les yeux ébahis. C’est une caisse en bois munie de barres et de poignées. Sur les barres sont fixés des petits bonshommes en métal, les rouges et les bleus. Christian nous annonce fièrement que ce jouet s’appelle un « babifoute » et embauche Lulu pour une démonstration. J’aurais bien aimé être désigné pour cette démonstration mais je suis encore un peu petit pour parvenir à saisir les poignées, le baby-foot étant posé sur une table un peu haute pour moi.

    N’étant pas désigné, je reste résigné mais spectateur attentif.

    Christian se saisit d’une petite balle de liège peinte en blanc et la jette sur le « terrain »

    Je vois les bras et les poignets de mes copains s’agiter. En tant que propriétaire du jouet, Christian en a pour le moment la meilleure maîtrise. Lulu se prend trois ou quatre buts très rapidement.

    Mais Lulu appréhende vite le maniement de cette extraordinaire invention, et parvient, lui aussi, à inscrire un but, ce qui n’a pas l’heur de plaire à Christian.

    — Les moulinets, on n’a pas le droit, Lulu, les râteaux non plus, râle-t-il.

    — En tous cas, tu as pris un but, se défend Lulu.

    — Non, il ne compte pas, tu as fait un moulinet, reprend Christian.

    — T’es un tricheur, argue Lulu, et, ce disant, il fait le tour de la table supportant le baby-foot et décoche un grand coup de pied à Christian.

    Ce dernier se frotte vigoureusement le tibia, puis empoigne Lulu par le cou et le flanque par terre. Les voilà qui roulent tous les deux sur les lattes du vieux parquet ciré, raccrochent la table au passage, renversant bruyamment le baby-foot.

    Michèle arrive ventre à terre de sa cuisine avec un torchon à la main. Elle se sert du torchon plié en deux pour frapper les deux enfants comme s’ils étaient couverts de mouches.

    — Je ne veux pas que vous vous disputiez, crie-t-elle, je range le baby-foot et vous retournez jouer dehors.

    Elle saisit l’objet de la dispute et le perche en haut du buffet.

    Nous redescendons le vieil escalier sans demander notre reste. Lulu et Christian ont déjà oublié la dispute et rigolent comme des bossus.

    La vie est trop dure et les amis trop rares. On ne peut pas s’autoriser de rancunes. Les disputes sont fréquentes mais très vite oubliées.

    Nous sortons doucement d’un hiver qui n’a fait aucun cadeau. Les jours de gel ont été très nombreux et lorsqu’il a neigé en janvier, le tapis blanc est resté au moins trois semaines sans pouvoir fondre et disparaître. Durant cette longue période, ma mère m’a gardé au chaud et m’a interdit de sortir. Les autres gamins du couvent ont eu droit au même régime.

    Dans ces circonstances, le plus dur est de savoir s’occuper à l’intérieur. Je n’ai que quelques wagons en bois et un autocar, en bois lui aussi, que je peux enfourcher et faire avancer à la force de mes petites jambes. Mais bien souvent, je n’ai pas de place dans ce minuscule appartement pour que le car puisse faire sa tournée.

    Alors je me rabats sur les jouets de mes sœurs, ce qui est, je dois dire, très mal vu de leur part. Je dois donc me montrer discret pour ne pas être repéré, ce qui ne m’empêche pas de l’être quand même parfois.

    Dans ces cas-là, on entend hurler mes sœurs, puis on m’entend hurler aussi. C’est toujours ma mère qui tranche le litige.

    — Pourquoi ne joue-t-il pas avec les siens de jouets, clament les sœurs, il n’a pas à prendre les nôtres, ni à jouer à la poupée.

    — Il faut bien qu’il s’occupe, répond ma mère, et apprenez un peu à partager.

    — Ce ne sont pas les poupées que je veux, répliquais-je, c’est le Colorédo.

    Le Colorédo est un jeu qui me fascine, même si je ne l’utilise pas comme il est prévu de le faire. Il s’agit d’une plaque de plastique munie d’une multitude de trous alignés. En complément, il y a de nombreuses fiches de différentes couleurs qui ressemblent à des clous de tapissier en plastique transparent.

    Le jeu consiste à poser une feuille prédessinée servant de patron sur la plaque, puis d’enfoncer les fiches dans les trous en respectant les couleurs figurant sur le patron. Lorsque c’est terminé, les têtes des fiches multicolores représentent le dessin initial du patron.

    Trop compliqué pour mon petit âge. Je me contente, durant des heures, d’enfoncer des fiches de différentes manières, puis de les retirer, puis de les remettre autrement, jusqu’à ce que le résultat me plaise ou jusqu’à ce que je me lasse.

    J’aime beaucoup ce jeu qui me fait passer le temps. Les formes que je compose et leurs multiples couleurs me font rêver.

    Il était vraiment inutile que mes sœurs hurlent de la sorte.

    Aujourd’hui c’est lundi, jour de grande lessive hebdomadaire. Ma mère prépare son réchaud trépied, relié à une bouteille de gaz par un tuyau. Elle récupère ensuite la grande lessiveuse en zinc rangée sur le palier extérieur, en haut de l’escalier de pierre grise.

    Ces préparatifs ne laissent pas de m’intéresser au plus haut point, car je sais que de belles flammes bleues vont bientôt sortir des nombreux trous pratiqués sur le brûleur du trépied et lécher le fond de la lessiveuse en faisant des reflets orangés, réchauffant la cuisine et embuant les vitres de vapeur.

    Le bleu et l’orangé font de belles couleurs qui me font briller les yeux. Mais je sais qu’il m’est formellement interdit d’essayer de les toucher. Pour être sûr de ne pas être tenté malgré moi, je garde les mains soudées derrière le dos en observant ma mère, qui verse de grands seaux d’eau froide dans l’immense lessiveuse.

    Elle craque ensuite une allumette et l’approche du trépied, tourne le bouton. J’entends le pfffffffffff du gaz qui s’échappe, puis le waouffff du gaz qui s’enflamme, donnant naissance à ces petites flammes bleu orangé que j’aime tant.

    Après quelques minutes, l’eau commence à doucement frissonner. La cuisine se charge de vapeur. Les frissons se transforment peu à peu en bouillonnement.

    — Surtout, ne t’approche pas et ne touche pas, me répète ma mère.

    Elle se saisit du gros paquet de lessive bleu rangé sur l’étagère, et fait généreusement couler la poudre en décrivant des cercles au-dessus de l’eau qui bout. Une agréable odeur de propre se répand dans la cuisine.

    Elle empoigne ensuite son bâton de lessive pour remuer ce mélange. Je l’imagine, improbable fée préparant une mystérieuse potion. Le bâton, lavé et relavé, bouilli et rebouilli, est d’une propreté incongrue, et les veines du bois se sont ravinées sous l’action des lessives.

    Décidant alors que le mélange lui convient, elle saisit à pleins bras un gros paquet de linge sale, au sein duquel je peux reconnaître quelques pointes, triangles de linge de nos jours remplacés par les couches-culottes. Je remarque également que les pointes ont largement subi les nécessaires productions de mon postérieur de bambin.

    Une fois le linge plongé dans l’eau bouillante, ma mère se saisit à nouveau du bâton à deux mains pour pilonner le linge, afin qu’il s’imbibe et que la lessive agisse.

    Toutes ces tâches bien ordinaires, destinées à faire disparaître les taches, sont pour moi un spectacle chaque fois recommencé.

    Après de longues minutes d’ébullition, ma mère tourne à nouveau le bouton. Les flammèches bleu orangé disparaissent et le bouillonnement cesse rapidement.

    Dès que l’eau est suffisamment refroidie, le linge est sorti de l’eau et entreposé dans un baquet, métallique lui aussi. C’est le moment du rinçage.

    Ma mère vide la lessiveuse de son eau salie, en y plongeant le seau et en retirant de l’eau, jusqu’à ce qu’elle puisse soulever la lessiveuse pour la vider dans l’évier.

    À nouveau, le remplissage avec de l’eau propre, et les petites flammes que j’aime rejaillissent. Cette fois-ci plus de poudre dans l’eau. Dès les premières bulles, le paquet de linge est replongé dans l’eau pour le rinçage.

    Lorsque le linge rincé est à nouveau sorti de la lessiveuse pour rejoindre le baquet, dans l’attente de l’essorage, je sais que l’heure de mon propre nettoyage est arrivée. On ferme donc le gaz.

    Ma mère trempe alors son coude dans l’eau et se tourne vers moi.

    — Bon, allez, mets-toi tout nu.

    J’obtempère et me retrouve rapidement à poil. Elle me saisit sous les bras, me soulève et me plonge délicatement dans la lessiveuse.

    J’adore le contact de l’eau chaude qui me procure de délicieux frissons. J’ai de l’eau jusqu’à la poitrine. Je suis comme le missionnaire mis à cuire dans la marmite par des anthropophages, sauf que les flammes ne lèchent plus la lessiveuse depuis un bon moment. Je suis ensuite vigoureusement frotté de la tête aux pieds à l’aide d’un gant de toilette rugueux, enduit de l’incontournable savon Persavon.

    Une serviette de toilette est alors disposée par terre, ma mère m’empoigne, m’extrait de la marmite du missionnaire et me dépose sur la serviette. À l’aide d’un drap de bain sans âge et troué, elle me frictionne, puis apporte des vêtements propres.

    Je ne suis pas un grand adepte de la toilette, mais je suis bien aise quand même de me sentir comme un sou neuf.

    Je retourne jouer tandis que ma mère s’attaque à un essorage manuel musclé.

    Le jour se lève sous un ciel d’hiver aux lourds nuages de plomb. Protégé par mon nid bien tiède, je sens le vent d’Est siffler dans les branches qui m’entourent. Le jour précédent, j’ai parcouru les environs, d’abord en compagnie de Jaune orangé, puis en solitaire. J’ai ainsi pu cerner le périmètre de mon territoire et prendre la mesure de ma technique de vol. Je sais par Jaune orangé que pour chasser avec succès, il faut que je vole à la perfection et avec rapidité.

    Ce matin, la faim me tenaille et je suis conscient qu’il va falloir que je me lance, il va falloir que je tue pour manger.

    Je m’ébroue dans mon nid. Quelques coups de bec précis pour discipliner certaines plumes rebelles, puis je m’élance.

    Ma sortie du nid est nettement plus réussie que celle de la veille. Maintenant, je sais m’y prendre et je ne me fais plus de frayeur inutile. Quelques battements d’ailes et me voici déjà à l’orée du bois. Les prairies et les toits du village sont recouverts d’une mince pellicule de givre. Les cheminées fument tranquillement. Beaucoup de villageois sont encore endormis.

    Je prends un peu d’altitude pour avoir une vue plus générale sur mon territoire de chasse. À l’est du village, il y a un bois très clairsemé parce qu’on y fait des coupes. Çà et là, les stères de bois coupé sont soigneusement alignés. Une compagnie d’étourneaux est posée près de deux rangées de bois. Je décide de tenter ma chance.

    Il me faut faire preuve de deux qualités simultanément pour réussir : la vitesse et l’effet de surprise. Je dois donc ne pas être vu et parvenir à atteindre les étourneaux suffisamment vite pour ne pas leur laisser le temps de réagir.

    J’ai l’intention de me servir des tas de bois stocké pour masquer les derniers mètres de vol et ne pas être vu. Je trace et retrace dans ma tête le chemin exact que je vais parcourir. Je dois perdre de l’altitude, contourner largement par la droite la zone que je souhaite atteindre, et parvenir derrière une longue rangée de bois à pleine vitesse. Ceci devrait me permettre d’arriver sur le groupe d’oiseaux sans les alerter.

    Je me concentre une dernière fois sur ce que j’ai l’intention de faire et je plonge dans la direction que j’ai choisie. Je suis encore étonné par la vitesse à laquelle je parviens à descendre, par la facilité que j’ai maintenant à orienter précisément mon vol.

    Tout en descendant, je décris comme prévu un large cercle vers le côté droit. J’arrive à ras de terre exactement dans l’axe envisagé, j’ai en ligne de mire l’intervalle entre les deux rangées de bois coupé. Les oiseaux sont derrière mais je ne peux les voir, une des rangées de bois me les masque. Je suis maintenant à pleine vitesse.

    Je débouche comme une bombe au bout des rangées de bois, les serres ouvertes, prêtes à se refermer.

    Les étourneaux ne me voient qu’au tout dernier moment. Instantanément et dans une parfaite synchronisation, les oiseaux prennent furtivement leur envol. Mais j’ai un énorme avantage sur eux : je suis lancé. Je repère le dernier élément de la bande, celui qui s’est envolé une fraction de seconde plus tard que les autres. Désormais, mon regard perçant reste fixé sur lui et je ne prête plus aucune attention au reste.

    L’étourneau a vite compris qu’il était en danger. Se désolidarisant du reste de la bande, il effectue un violent écart de côté. Tel un missile à tête chercheuse, je reste focalisé sur lui et je me mets à sa poursuite.

    Il est vif mais pas assez rapide. Il change fréquemment de direction pour tenter de me distancer mais mon regard et ma volonté ne le lâchent pas. Inexorablement je me rapproche de lui. Je parviens à distinguer les moindres détails de son plumage.

    Un dernier coup d’aile plus violent que les autres et je suis sur lui, les serres en avant. Je l’entends lancer un dernier cri au moment où mes griffes se referment sur lui. Mes deux pinces mortelles se sont resserrées sur son aile gauche. Je verrouille ma prise. Lui ne peut plus voler et nous tombons sur le sol tandis que quelques-unes de ses plumes partent dans le souffle du vent.

    Étourneau mon ami, la dernière seconde de ta vie est arrivée. Je n’avais rien contre toi, mais je dois te tuer pour manger et survivre.

    De la partie la plus effilée et crochue de mon bec, et tout en continuant à le maintenir fermement entre mes serres, je lui déchire le jabot d’un coup sec. Saigné à blanc en quelques instants, je vois son petit œil se ternir et perdre toute vie.

    Cet étourneau est la première proie de ma vie d’épervier. En quelques minutes, je le dépèce et avale gloutonnement les lambeaux de sa chair. Après plusieurs minutes, il ne reste plus sur le sol qu’un tas de plumes éparses et quelques gouttes de sang absorbées par la terre sèche, seules traces encore visibles d’une vie disparue.

    Je sens avec satisfaction que mon estomac s’est calmé et que j’ai repris quelques forces. Pour une première chasse, je suis assez fier de moi. Mon instinct m’a tout dicté. Je décide, pour la prochaine fois, de chasser une proie plus conséquente.

    Je reprends mon vol, rassasié, et soudain son souvenir me revient. Je ne sais pas si je la reverrai un jour, moi l’épervier, elle la femme. J’ai confusément l’impression de sentir dans mes yeux perler des larmes de tristesse. Mais c’est impossible, les oiseaux ne pleurent pas, pas même les éperviers.

    La neige s’est mise à tomber sur le paysage, en une multitude de petits flocons qui, sous l’effet du vent, composent un rideau oblique, tellement dense qu’il limite la visibilité à quelques dizaines de mètres. Je survole à nouveau le village et j’aperçois de petits humains. Sortis de chez eux à la vue de la neige qui tombe, j’entends leurs cris de joie et je les regarde courir et s’amuser. Je ne devrais pas leur prêter attention, ce ne sont que des humains. Cependant, un sentiment remonte du tréfonds de moi-même et me fait trouver ces petits humains attendrissants. Je me pose sur la faîtière d’une maison pour les observer quelques instants. La neige tombe dru sur le sol gelé. Le vent la balaie au fur et à mesure, la faisant s’accumuler au pied des murs. Les enfants en font des boules et se les jettent en riant aux éclats.

    Le vent a encore forci et les flocons sont devenus plus gros. Je reprends mon envol pour rejoindre mon nid. Le petit bois a lui aussi blanchi et s’est du même coup embelli.

    Je me niche confortablement à l’abri du vent. Mon corps entier est protégé par le nid, je ferme les yeux et je m’endors.

    Elle se tient devant moi. Elle est en colère. J’ai les yeux vitreux et je l’écoute à peine. Pour moi, c’est toujours la même complainte :

    — Tu me fais honte, à boire autant, et tu fais honte aux enfants ! C’est à peine si tu tiens sur tes jambes !

    L’alcool que j’ai absorbé inhibe, comme toujours, la honte que je devrais avoir de moi-même. Il me procure ces virtuels sentiments de gloire et d’invincibilité, qui me rendent si drôle lorsque la dose est encore mesurée et si abject lorsque la mesure est dépassée.

    — Je n’ai rien à te répondre, laisse-moi tranquille.

    Je sais au fond de moi-même qu’elle a raison et que j’ai tort. Mais je sais aussi que jamais je ne l’admettrai. Elle connaît la raison pour laquelle je me suis mis à boire il y a quelques années. Simplement, elle n’admet pas que je n’aie pas été capable de m’arrêter lorsque les choses se sont arrangées.

    Elle ignore que, même si certaines choses se sont améliorées, d’autres se sont dans le même temps dégradées.

    De guerre lasse, elle prend un air triste et résigné et tourne les talons. Je n’ai plus d’autre chose à faire que d’aller me coucher. Quelques secondes après m’être mis au lit, je plonge dans un sommeil profond et agité.

    Lorsque je m’éveille dans mon nid bien tiède, la nuit est presque tombée et les chutes de neige n’ont pas cessé. La campagne immaculée, douce et fragile, rend le paysage irréel et feutre les bruits alentour. La cloche de l’église du village tinte à plusieurs reprises, et les sons qu’elle émet s’en vont mourir sans vraiment s’achever dans l’épaisseur cotonneuse du tapis hivernal. Un chien aboie dans une ferme voisine, un autre lui répond, puis tous deux se lassent et le silence retombe.

    La nuit promet d’être froide et longue.

    Voici que mon troisième hiver se termine. Nous sommes toujours locataires du couvent mais j’entends parfois mes parents parler de la nouvelle maison.

    Depuis quelque temps aussi, je vois ma mère vomir parfois le matin dans l’évier de la cuisine. J’ai déjà vomi dans mon lit après avoir avalé comme un glouton des bonbons au chocolat. Je sais que ça fait mal au ventre et que ça passe par le nez. Quand ça m’arrive, je dois subir en plus les cris de ma mère :

    — Regarde-moi ça, grand dégoûtant, tu crois peut-être que je n’ai pas assez de lessives à faire ? Allez, sors vite de ton lit, je vais changer tes draps !

    Dans ces cas-là, en plus d’être barbouillé, je suis aussi couvert de honte. Alors quand je vois ma mère vomir le matin, je me demande si elle a honte.

    — Tu as mangé trop de bonbons au chocolat, maman ? Tu es malade ?

    — Mais non, ne te fais pas de souci, je vais bien.

    J’ai beaucoup de mal à comprendre comment elle peut vomir sans être malade. De plus, elle ne semble pas du tout avoir honte. Elle a juste le visage fatigué, mais peu de temps après, elle semble effectivement aller mieux.

    Avec le temps qui passe, je m’aventure plus haut dans la rue en compagnie de Lulu et de son frère Marie-Jean. Concernant les grandes découvertes, il est en avance sur moi et me fait profiter de ses connaissances. Il m’emmène donc trottiner jusqu’en haut de la rue où se trouve la boulangerie-pâtisserie Ouvrard.

    Je découvre ainsi la vitrine de gâteaux et de viennoiseries fréquentée par des guêpes assidues. Les chaussons aux pommes dorés et brillants côtoient les Oranaises, garnies de crème et d’abricots. Juste à côté, nos yeux gourmands ne peuvent que contempler les pains au chocolat dodus et les spirales appétissantes des pains aux raisins.

    Sur la droite, disposées sur une grille, des pâtisseries de toutes formes et de toutes couleurs narguent nos estomacs toujours vides. Les éclairs au chocolat allument d’autres éclairs dans nos yeux, de même que les pêches fessues et sucrées, les cornets débordants de crème et autres Paris-Brest poudrés.

    — Si j’avais de l’argent, je prendrais ça, ça et ça, dit Marie–Jean, en appuyant un index crasseux sur la vitrine.

    — Moi je prendrais ça, ça, ça et ça, renchérit Lulu.

    Je me dis que s’ils mangeaient toutes les pâtisseries qu’ils évoquent, ils vomiraient, auraient mal au ventre, le nez qui pique et seraient honteux. Je préfère donc rester à la diète et oublier cet étalage de tentations.

    Un peu plus loin, sur le trottoir qui nous ramène au couvent, d’autres territoires intéressants sont à découvrir. Lulu est le guide officiel et je l’écoute.

    — Ici, c’est la maison verte, explique-t-il.

    Il n’est pas difficile d’imaginer pourquoi cette boutique porte un tel nom. Sa façade en bois, bien que décrépie, reste encore nettement de couleur verte.

    — À la verte, il n’y a pas grand-chose d’intéressant pour nous, continue Lulu, ma mère n’achète ici que de la lessive et du cirage. C’est sale à l’intérieur et la marchande râle tout le temps après nous.

    Nous poursuivons notre chemin sur trente mètres, une autre boutique se tient au bord du trottoir toute de bleu revêtue.

    — Voici la maison bleue, continue fièrement Lulu, ici il y a des jouets de toutes sortes et ça fait aussi graineterie et bazar. C’est ici que mon père achète les graines de poireaux et de salades pour le jardin.

    La maison bleue en impose déjà nettement plus que la verte. La façade est plus large et en meilleur état. Une femme pousse la porte pour y entrer, déclenchant un bruit de cloche.

    Encore un peu plus loin, encore une boutique. Cette fois-ci, il s’agit d’une épicerie. Lorsque je saurai lire plus tard, j’apprendrai qu’il s’agit de la succursale no 353 des Établissements Économiques, à la façade jaune d’or.

    — Et ici, c’est la maison jaune ! claironne Lulu.

    La vitrine de l’épicerie est couverte de buée. Quelques cageots de légumes trônent devant la façade, côtoyés par de rares caissettes de fruits en cette fin d’hiver.

    Je sais maintenant de quoi il est question lorsqu’on me parle de la verte, de la bleue ou de la jaune.

    Nous rejoignons bientôt le trottoir du couvent. Maryse est en train de jouer à la marelle avec Catherine, la sœur de Lulu. Toutes deux ont la morve au nez. À chaque cloche-pied qu’elles effectuent pour sauter de case en case, leur culotte se rapproche un peu plus du sol.

    Le Printemps arrive enfin. Un matin, mon père, que je ne vois jamais de la journée en semaine, arrive du bureau. Ma mère est couchée, alors que d’habitude elle est active tout le jour durant.

    Arrive aussi madame Dutrus. C’est une femme très douce et gentille, aux cheveux gris-noir rassemblés en chignon. Mon père me prend à part et me demande d’aller chez Lulu, de dire à sa mère que la sage-femme est arrivée, et de rester jouer chez Lulu en attendant qu’on vienne me chercher.

    Je suis très impressionné par la sagesse de madame Dutrus. C’est la première fois que je rencontre une personne tellement sage qu’on l’appelle sage-femme. Je me dis que je ne suis pas prêt à être appelé couramment sage-garçon.

    Je rejoins Lulu et Marie-jean, transmets le message à leur mère. Elle semble se réjouir qu’une femme aussi sage soit arrivée chez mes parents. Nous jouons aux cubes de bois à plat ventre sur le vieux lino, tandis que la mère de Lulu, femme forte et pleine de tendresse, s’affaire à préparer de quoi manger.

    — Tu vas manger avec nous, me dit-elle.

    Nous voici bientôt installés autour de la table, Lulu, Marie-Jean, Catherine et moi avec une grande serviette à carreaux nouée autour du cou.

    Nous mangeons des patates cuites à l’eau et de la viande de pot-au-feu. C’est curieux comme la nourriture ici me paraît différente et meilleure que chez nous. La mère de Lulu nous regarde manger avec bienveillance.

    Lorsque mon père vient me chercher quelques heures plus tard, il nous annonce à tous qu’une petite fille est arrivée, que j’ai une petite sœur. Elle se prénomme Marie-Hélène.

    Je ne me rends pas bien compte de tout ce qui se passe, mais la mère de Lulu est ravie de la nouvelle.

    Je trouve que Marie-Hélène est un prénom long à prononcer.

    Mon père et moi retournons auprès de ma mère. Elle est allongée dans son grand lit. Près d’elle, ma nouvelle petite sœur est endormie. Elle est rouge et toute menue. Ma mère me sourit, malgré la fatigue visible dans ses yeux :

    — Voici Marie-Hélène, ta petite sœur. Tu es content ?

    Je réponds oui. Mais franchement, je suis tout à fait insensible à cet évènement que j’ai du mal à comprendre. Par où ce bébé a-t-il bien pu arriver ? Est-ce madame Dutrus qui l’a apporté avec elle dans son sac ? Et si c’est le cas, ce bébé était-il tout nu en arrivant ou était-il déjà emmailloté de langes, comme je peux le voir sur le lit de ma mère ?

    Beaucoup de questions trottent dans ma tête et restent sans réponses. De toute façon, ce bébé est bien trop petit pour pouvoir jouer avec moi.

    Mes deux sœurs aînées, en revanche, sont aux anges. Elles papillonnent autour du lit et du bébé, énervant ma mère qui les expédie hors de la chambre.

    — Maintenant je vais me reposer un peu, dit-elle, allez donc jouer hors de la chambre, votre père va s’occuper de vous.

    C’est la première fois que je vois mon père rester toute une journée à la maison avec nous en pleine semaine.

    Mes sœurs entament une partie de sept familles. Je me plonge dans un livre plein de dessins, ne sachant pas déchiffrer les textes. C’est l’histoire de la vie d’une famille de souris, confrontée aux humains occupant un appartement. Les dessins sont bien faits. Il y a aussi un gros chat qui ne parvient jamais à attraper les souris. À un moment, une souris se cache à l’intérieur d’une galette des Rois. La maman coupe la galette et la souris est sauvée par la fève qui bloque la lame du couteau.

    « Cri-cri souris d’appartement contre Matou » est le titre de ce livre. Je l’ai déjà parcouru de nombreuses fois, mais je ne m’en lasse pas. De plus, les livres sont encore rares chez nous et celui-ci commence à s’effeuiller à force d’avoir été lu et relu.

    Mes parents parlent de plus en plus d’une nouvelle maison. Nous sommes six depuis que ma petite sœur est arrivée, sans compter le chien que mon grand-père vient de nous donner. Sika est une belle chienne setter anglaise aux longs poils soyeux et aux yeux doux. Elle devient immédiatement mon amie et ma confidente, me rendant mon amitié à grands coups de langue sur le visage.

    Notre changement de résidence se précise de plus en plus. On parlait de maison, on parle maintenant de déménagement. Je vois ma mère faire du tri dans nos affaires et jeter tout un tas de choses qu’elle qualifie d’inutiles. Je parviens à sauver quelques jouets mal en point que je tiens néanmoins à conserver, contre l’avis de ma mère.

    Le grand jour arrive enfin ! Nous allons rester dans la même rue, mais habiter cent cinquante mètres plus bas, sur le trottoir d’en face. Et, grande nouvelle, nous allons disposer d’une vraie maison avec trois chambres, une cour, un garage, un jardin potager et une salle de bain.

    Pour effectuer le déménagement, mon oncle vient nous aider. Mon père a emprunté à son patron la vieille 2CV fatiguée et boueuse qui lui sert pour son travail.

    De bonne heure le matin, je suis déjà dans la nouvelle maison, à regarder les navettes que font mon père et mon oncle, venu spécialement pour aider, entre le couvent et la maison. Sika reste collée à mes talons, et tous deux énervons ma mère, débordée par le rangement des objets et des meubles. Devant la porte de la maison, je remarque la 2CV garée, la roue contre le trottoir en descente. Je décide d’aller m’amuser dans la voiture, Sika toujours fidèle comme mon ombre.

    Pour gagner de la place, mon père a démonté les sièges avant et arrière. Le siège conducteur est remplacé par une boîte en chêne, que je verrai de longues années durant, pleine des objets de coutures de ma mère. Je pose mes fesses dessus et me saisis du volant de métal gris, la chienne à mes côtés, prête à effectuer un virtuel voyage. Je tripote à tout ce qui est à ma portée, triture la canne du levier de vitesse et tourne le volant dans tous les sens.

    Cependant, la roue coincée contre le trottoir coince le volant de la voiture. En émettant de gais « vroum vroum », je force sur le volant vers la gauche de toute la force de mes petits bras. Et ce qui devait arriver arrive, la voiture se décoince et se met à descendre la rue doucement. Cent mètres plus bas, c’est la route nationale avec les poids lourds venant de Paris. Inconscient du danger qui me guette, je suis ravi que la voiture, enfin, avance.

    Je ne sais ce qui me fait alors tourner le volant vers le trottoir d’en face. La voiture oblique vers la gauche, monte sur le trottoir et finit sa course dans la gouttière de la menuiserie située en contrebas de la maison.

    Ma mère et mes sœurs sortent alors de la maison. Tout le monde est affolé en imaginant le drame qui vient d’être évité. Nous en sommes quittes pour une gouttière enfoncée et une bosse sur le pare-chocs de la 2CV, qui en a, de toute façon, vu bien d’autres.

    Mon père sort à son tour de la maison. Personne n’a le cœur de me gronder. La voiture est remise en place et le frein à main correctement serré.

    Mes débuts de conducteur s’interrompent ainsi. Ils ne reprendront que quelque quinze ans plus tard.

    Cette nouvelle maison, même si elle n’est située qu’à un jet de pierre du vieil appartement du couvent, va me plonger dans une multitude de nouveaux environnements peuplés d’une multitude de têtes nouvelles. Ma vie va donc changer et s’enrichir, d’autant que je dois rentrer à l’école maternelle l’automne prochain, et découvrir aussi cet univers inconnu.

    La neige a cessé de tomber et ce matin il fait plus froid. Les branches des arbres du petit bois sont couvertes de glaçons et de cristaux. Le soleil d’hiver les fait resplendir.

    Je vois arriver Jaune orangé, accompagné d’un autre épervier, un peu plus gros que lui et que moi. Ils se posent tous deux sur une branche à quelques centimètres de mon nid.

    — Bonjour, Bec effilé, me lance Jaune orangé, je suis venu avec ma compagne, Plume douce, pour te la présenter.

    — Enchanté, Plume douce, réponds-je, je suis Bec effilé, depuis peu parmi vous.

    — Je suis contente de te connaître, dit Plume douce, Jaune orangé m’a déjà parlé de toi. Il m’a dit que tu venais d’arriver dans le petit bois, et que tu semblais être différent des autres éperviers du coin. D’où viens-tu exactement ?

    — Oh ! tu sais, c’est une longue histoire, assez difficile à croire. En fait, je suis un épervier adulte mais je n’ai jamais été oisillon. Je vous raconterai tout cela, mais c’est encore un peu tôt pour moi.

    — Comme tu voudras, continue Plume douce, tu nous raconteras quand tu en auras envie. Mais quoi qu’il en soit, tu es le bienvenu parmi nous !

    Jaune orangé, qui était resté silencieux, se manifeste alors :

    — Je te propose de venir nous voir, Plume douce et moi, là où nous avons notre nid. Je souhaite te présenter quelques frères et sœurs qui font partie de notre entourage. Tu verras que certains ont beaucoup de qualités et de courage. Ils t’apporteront aide et soutien chaque fois que tu en auras besoin. Étant le plus âgé du groupe, j’en suis aussi un peu le responsable, et je sais que nous sommes plus forts en groupe, même si chacun ici garde sa liberté et son indépendance.

    — Je viendrai avec plaisir, si tu me dis où se trouve votre nid.

    — Vers l’Ouest par rapport au soleil, à deux cents mètres environ, en haut d’un grand pin.

    À peine ces mots prononcés, Jaune orangé et Plume douce s’envolent soudainement. Ils semblent effrayés.

    Dans le sous-bois en contrebas, je vois alors cheminer deux humains, un adulte et un petit. Ils sont accompagnés d’un chien.

    Comment expliquer à mes frères de plume que les humains et les chiens ne m’effraient pas ? Comment leur faire comprendre que mon instinct d’épervier est différent du leur ? Il faut qu’un jour je parvienne à leur expliquer ma différence.

    Les humains passent leur chemin sans même me voir. Le petit court dans la neige et joue avec le chien. Le grand marche en utilisant un bâton. Ils s’éloignent dans le bois et j’entends les cris du petit et les aboiements du chien, longtemps après qu’ils soient tous les trois hors de vue.

    Je n’ai pas eu le temps de parler davantage à Plume douce et à Jaune orangé. Mais je suis réconforté de leur visite. Je ne suis pas habitué à vivre seul et j’en souffre déjà. Je compte sur le groupe pour me forger de nouvelles amitiés. Je veux me sentir moins seul au sein du petit bois et de la campagne environnante.

    Mais en attendant, il me faut à nouveau partir en chasse.

    Lorsque je reviens quelque temps après, je me suis rassasié d’une tourterelle des bois qui a réchauffé mon corps et m’a donné des forces. J’ai nettement amélioré ma technique de chasse, la tourterelle ne m’a même pas vu arriver sur elle. Je décide de rendre visite à Jaune orangé et Plume douce.

    Suivant à peu près les indications de Jaune orangé, car le soleil a déjà disparu, je survole le petit bois, l’œil en alerte. Je parviens à distinguer un groupe de pins qui dépasse la cime des feuillus. Je ne dois pas être loin du but.

    Jaune orangé me voit passer à proximité du sapin où il a élu domicile. D’un coup d’ailes, il me rejoint pour me guider.

    — Suis-moi, mon frère.

    Nous nous posons bientôt à proximité de son nid. Je constate qu’il est nettement mieux protégé que le mien du vent et du froid. Le nid de Jaune orangé utilise le tronc du pin pour faire écran aux vents d’Est et de Nord. Ne sachant même pas qui a confectionné le nid dans lequel je me suis retrouvé, je remets à plus tard la réflexion sur une construction plus sérieuse.

    Plume douce est confortablement installée, au chaud. Je suis content de retrouver mes amis.

    — Tu as chassé ? me demande Plume douce, tu t’es nourri ?

    Je sais que les femelles épervier ne chassent pas. C’est une tâche réservée aux mâles.

    — Oui, Plume douce, j’ai fait mon repas d’une tourterelle.

    — Tout à l’heure, quand nous sommes venus te voir chez toi, des humains nous ont effrayés et nous nous sommes envolés, avec Jaune orangé. Mais toi tu n’as pas bougé. Comment fais-tu pour ne pas craindre les humains ?

    — Disons que mon instinct est différent du vôtre. Je vous expliquerai…

    Pendant que nous parlons, Jaune orangé rassemble les membres du groupe. Il les rameute par des cris très particuliers, qui semblent être facilement reconnus de ses congénères et amis. En quelques minutes, dix éperviers, mâles et femelles, se sont perchés autour du nid. Ils sont tous, comme moi, des éperviers d’Europe. Cependant, chacun d’entre eux présente une particularité qui le distingue des autres.

    Les différences proviennent des couleurs, de la longueur des pattes, de la grosseur de la tête ou de la forme du bec. Cependant, le langage est unique et je crois pouvoir tous les comprendre, si ce n’est que pour le moment, ils sont tous en train de discuter en même temps, ce qui rend toute intelligibilité impossible.

    Jaune orangé prend la parole, ce qui coupe court à toutes les conversations :

    — Mes amis, je vous présente Bec effilé. Il est arrivé dans le petit bois il y a deux jours. Nul ne sait d’où il vient pour l’instant mais peu importe. Bec effilé va faire partie de notre groupe. Il vous faut lui venir en aide chaque fois que ce sera nécessaire. De même, toi, Bec effilé, dois venir en aide à n’importe quel membre du groupe en difficulté. Je propose d’autre part, si tout le monde est d’accord, que Bec effilé vienne construire un nid près des nôtres, dans la pinède du petit bois. Il sera ainsi moins seul et notre groupe sera renforcé. Qu’en penses-tu, Bec effilé ?

    Alors que j’écoutais Jaune orangé, l’émotion s’est emparée de moi. C’est un grand bonheur de me voir accepté de la sorte, par ce groupe de mes nouveaux semblables.

    — Je vous remercie, mes amis. J’accepte, bien sûr, de rejoindre le groupe et de venir vivre dans la pinède. Je demande juste un peu d’aide pour la construction du nid. Vous pouvez compter sur moi. Chaque fois que je pourrai vous aider, je le ferai avec grand plaisir.

    Ma nouvelle vie ne se présente donc pas si mal. Solitaire et perdu il y a deux jours, me voici accepté et assisté par une communauté accueillante.

    Jaune orangé reprend alors la parole :

    — Maintenant, je vais te présenter les membres du groupe. Voici Chasseur émérite. Il est la terreur de nos proies et possède de loin la technique de chasse la plus affûtée de nous tous. Si tu as la chance de lui plaire, il te prodiguera ses conseils. Et voici sa compagne, Cœur de maman. Elle est la plus expérimentée de nos femelles lorsqu’il s’agit de l’élevage et de l’apprentissage de nos petits. Il lui arrive fréquemment de s’occuper des petits des autres femelles.

    — Cœur de maman et Chasseur émérite, je suis très content de vous connaître, répliquais-je.

    — Celui-ci, c’est Maçon adroit, continue Jaune orangé, grand spécialiste de la construction et de la réparation des nids. Tu auras besoin de lui prochainement, je crois. Et je sais qu’il sera content de te venir en aide. À côté de Maçon adroit, sa femelle, Jolie élégante. Elle n’a pas son pareil pour avoir un plumage impeccable dans toutes

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