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Livre électronique370 pages5 heures

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À propos de ce livre électronique

« Ma mère l’avouait elle-même, elle souhaitait depuis toujours accoucher d’un garçon. Cependant, l’arrivée de celui-ci fut précédée de la naissance de quatre filles ; alors quand il naquit six ans après moi, quel enchantement ce fut pour elle ! Il y eut l’enfant préféré et les autres. Ceux à qui elle attribuait des bribes de sympathie maternelle et celui pour qui elle déversait, sans compter et sans gêne, des sentiments d’amour mâtinés de complexité.
Quand elle délivrait de vrais baisers tendres à mon petit frère, j’observais. J’étais heureuse pour lui, tout en m’efforçant de ressentir ce contact sur ma propre joue. Affectueuse, pleine de douceur, elle lui parlait en changeant ses couches ou pour toute autre activité. Je les prenais aussi pour moi, ces mots d’amour soufflés, murmurés, cela me faisait du bien d’accaparer ces instants de bonheur. »


À PROPOS DE L'AUTRICE


Jocelyne Cita ressent un besoin vital d’écrire, une façon d’extérioriser les questions qui l’ont tourmentée pendant de nombreuses années sans trouver de réponses. Dans son ouvrage Exister, elle décide de donner une voix au malaise qu’elle a ressenti depuis son enfance, celui de ne pas pouvoir communiquer avec sa mère biologique.
LangueFrançais
Date de sortie31 juil. 2023
ISBN9791037797773
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    Aperçu du livre

    Exister - Jocelyne Cita

    Première partie

    Le 154 rue de Charonne, Paris

    Le Godin, poêle à charbon en céramique de couleur vert bronze, utilisé dans la pièce salon-chambres à coucher des parents, des enfants, et des amis de passage qui dormaient dans le canapé-lit en cuir, de couleur vert bronze lui aussi, était essentiel à notre confort. C’était son nom de marque, mais pour la famille, c’était tout simplement son nom, le Godin.

    Avec un crochet, l’un des parents soulevait le lourd couvercle pour y jeter les pelletées de charbon. Quand je me tenais trop près à regarder ce rituel, j’en respirais la fine poussière qui me râpait la gorge et me faisait tousser.

    Dans la première pièce de l’appartement, désignée comme l’entrée-cuisine-salle de bains, je revois la grande cuve de couleur grise qui servait de réceptacle à la livraison du combustible. Le charbonnier y déversait ses lourds sacs. Des nuages épais de poussière grise emplissaient l’espace, et les boulets résonnaient dans le réceptacle encore vide.

    J’observais le visage de cet homme devenu noir, dont le blanc des yeux jaillissait, effrayant.

    Malgré le froid du dehors, ma mère ouvrait la fenêtre pour ventiler la pièce.

    Quand l’hiver durait et que la cuve se vidait, ma mère ne disait rien, mais nous, les aînées, comprenions que nous allions avoir froid durant les journées où le Godin ne serait plus nourri. Ma mère devant attendre sa paie de fin du mois. Expression récurrente dans sa bouche.

    Dans ce salon-chambres à coucher, d’un côté, se trouvait le grand lit des parents encadré du cosy en bois de chêne, recouvert de l’éternel couvre-lit de velours rouge frangé, imitation panthère.

    Au-dessus de la tête de lit, une tapisserie représentait une scène de chasse – Un cerf imposant aux bois tendus vers le ciel nous fixait de son regard immobile. J’avais cette tapisserie en horreur.

    Un jour, une autre horreur était apparue. Une grande poupée noire, vêtue d’une large robe tissée du symbolique madras antillais aux couleurs rouge, orange et jaune, en dentelle de coton blanc. Elle avait échoué au centre du lit, ses volants étalés, et ce pour de longues années.

    Du côté opposé, en face, les lits des enfants. Tous les soirs, ma sœur, mon aînée de deux ans, âgée de neuf ans, et moi-même, allions nous coucher dans la partie haute des lits superposés en grimpant la petite échelle. Dans le lit du bas, mes deux petites sœurs, cinq ans et trois ans. À chaque étage nous dormions tête-bêche. Je n’ai pas le souvenir de nos pieds en état de discorde. Nous maîtrisions, de manière innée, l’étroitesse de notre lit. Dans le minuscule lit à barreaux dormait mon frère, nourrisson.

    Notre lit, havre d’une certaine paix, était notre refuge pour nos confidences nocturnes murmurées. Nous y étions bien, même lors de la venue de notre amie S., fille unique de l’amie de notre mère.

    Celle-ci préférait cette promiscuité à celle de l’internat religieux où elle passait le plus large de son temps. À trois dans le lit, collée à moi, elle se sentait « À la maison ». Nous avions le même âge, et durant un laps de temps, la même taille, certains des invités de ma mère pensèrent que nous étions jumelles.

    De notre lit, en déplaçant le rideau crasseux, et en nettoyant avec du papier toilette, la vitre encore plus crasseuse, il nous arrivait de surveiller la fenêtre des voisins du bâtiment d’en face. Le couple se déshabillait, inconscient des regards intéressés de deux gamines. Leurs ombres nous fascinaient et notre imagination dérivait sur ce qui pouvait suivre une fois leur lumière éteinte. La vue en plongée de la rue nous impressionnait aussi.

    Je dois préciser que nos lits superposés collés au mur et à cette fenêtre ne permettaient plus l’accès au nettoyage.

    Je ne peux faire l’impasse sur ce grand tapis de laine qui fut à l’origine de mes allergies !

    Ce tapis de laine de couleur rouge couvrait la presque totalité du parquet du salon-chambres. Nous n’avions pas d’aspirateur, mes bras d’enfant le balayaient les jours sans école, une à deux fois par semaine.

    Un jour, un colporteur nord-africain chargé d’un grand nombre de tapis avait gravi les quatre étages et frappé à notre porte. Sa peine avait été récompensée, puisque ma mère lui avait acheté celui-ci à crédit.

    ***

    Lorsque les petits et les adultes n’étaient pas présents. Aucun ordre à devoir faire quelque chose ne m’ayant été donné, alors, je montais dans notre cockpit.

    De là, le salon-chambres me paraissait magnifique. La pièce bien ordonnée, représentait le symbole de ce qui était beau - le canapé vert, le guéridon en bois avec son plateau de verre sur lequel reposait un napperon de dentelle blanc, le vase aux glaïeuls en tissu placé bien en son centre. Les deux fauteuils identiques verts encadrant le guéridon de part et d’autre.

    Le lit parental imposant. Même l’horrible tapisserie de scène de chasse ne m’importait plus à cet instant-là.

    La pièce respirait la paix. Silence.

    Juste le plaisir d’observer ce lieu que j’habitais, que je m’échinais à rendre propre, car pour ma sœur aînée et moi, des tâches nous avaient été attribuées par ma mère ; nous étions de service lors des journées sans école – ma sœur à la cuisine, moi au ménage.

    Enfants, nous disions sans problème de compréhension pour les uns ou les autres – que quelqu’un se trouvait dans l’entrée, que tel objet était rangé dans la cuisine, ou encore je dois aller dans la salle de bains ; pièce inexistante puisque seule l’énorme bassine en aluminium qui nous servait les jours de grande toilette y était rangée.

    Cette deuxième pièce « multi-pièces » incluait « l’ensemble » d’un appartement confortable – salle à manger, salle de devoirs, salle de réception où les amis des parents jouaient bruyamment à de longues parties de dominos, qui claquaient sur la toile cirée faisant vaciller les petits verres de punch qui jamais ne se renversaient. Magique !

    Elle était aussi la pièce relais où nous, les enfants, pouvions faire des dessins sur la table lorsqu’elle avait été débarrassée.

    Jamais elle ne fut la pièce de jeux pour nos amis d’école. Nous ne recevions jamais d’enfants autres que ceux de la famille ou des amis de la famille.

    Ma sœur et moi n’avions jamais eu de poupée et peu de jouets. Je me souviens pourtant m’y être attablée hors des repas. Peut-être pour simplement y rêvasser.

    ***

    Les parents travaillaient tous les deux à l’hôpital, alors pour Noël, il nous était permis de découvrir un univers nouveau et sympathique. Dans le grand hall de l’hôpital décoré d’un beau sapin, des jouets et des bonbons nous étaient offerts par le travail de maman, comme nous le disions entre nous.

    À la maison, nous fêtions également Noël entourés de ma tante I., ma préférée, et de certains des amis de la famille présents en France. Ma mère étant une fervente de Dieu, c’était la messe de Minuit même après ses huit heures de travail, le boudin noir pimenté, les accras, le riz et haricots rouges ou les pois « ziés nwé » (pois aux yeux noirs), que je n’aimais pas.

    Sortir dans le froid n’était pas agréable pour nous les enfants, mais dans l’église du Bon Pasteur, découvrir la belle crèche grandeur nature, s’imprégner de cette ambiance inouïe, écouter cette exaltation de tous à chanter faisait oublier cette marche forcée dans la rue et dans le soir.

    À l’école, avec les maîtresses, nous fabriquions les cadeaux des parents – dessins de sapin de Noël, colliers de pâtes ou cendriers en céramique. Pourtant, je ne me souviens pas de four à cuire dans la classe.

    Tout au long de sa vie, ma mère a gardé l’une de ces œuvres que j’avais faites – un cendrier de format imparfait – mi-carré, mi-rond, de couleur bleu et vert, vernissé. Une fierté de mon passé.

    Pourquoi un cendrier ? Les parents n’ayant jamais fumé de leur vie.

    À Noël, ma mère nous « habillait bien tous les cinq enfants ». Avec ma sœur aînée, nous aimions porter « les vêtements du dimanche », ainsi que les chaussures vernies qui nous rendaient les pieds douloureux. Mais nous souffrions pour être belles.

    Ma mère tressait avec application mes cheveux que j’avais fournis, et défrisait « au fer » chaud (un peigne en fonte au long manche) ceux de ma sœur, la faisant paraître plus jeune fille, expression maternelle.

    À ce moment-là, la pièce entrée-cuisine-salle de bains empestait le poil brûlé.

    « Le fer » quittait la flamme du gaz, se posait sur une mèche graissée à la vaseline, afin, disait ma mère, qu’il glisse plus aisément. Il crépitait avec méchanceté tout près des oreilles de ma sœur, qui fermait les yeux. Mon observation s’arrêtait là, car très angoissée moi-aussi, je fermais les miens.

    Ses cheveux raidis étaient ensuite bouclés avec du papier journal. Papillotes que ma sœur gardait longtemps pour leur donner le pli.

    ***

    Le réveillon de Noël représentait l’abondance – la nourriture, le bruit, les rires, les cris des adultes décuplés lors des parties de dominos, la chaleur de la pièce, les fenêtres closes aux vitres suintantes, les odeurs multiples.

    Nous, les enfants, profitions de cette opportunité où personne ne s’intéressait à nous pour jouer avec nos nouveaux jouets dans l’autre pièce, nos bouches emplies de bonbons ou de morceaux de la pièce montée.

    Chaque fin d’année, la pièce montée – une génoise blanche – immaculée, préparée par une collègue de ma mère, trônait sur le bahut de la cuisine. Elle était belle, entièrement recouverte d’un mélange d’œufs et de sucre durci. Percée de-ci de-là de petites billes argentées en sucre, nous en étions fières.

    Ce rituel annuel de la pièce montée découpée après le repas participait de notre joie à tous. Je me souviens pourtant de petites phrases entendues au hasard des conversations comme : Elle est encore plus chère cette année !

    En écrivant ces lignes, le goût particulier de cette génoise me revient à la bouche. L’amande amère peut-être !

    Lors d’un réveillon, un ami de ma tante I. – un homme grand et très noir de peau –, un noir dense, sans nuance, un noir obscur, m’avait fixée longtemps avec intensité, comme un loup appréhende sa proie, la fige, l’hypnotise… Pour mieux la dévorer.

    Puis il avait dit à ma mère : Elle a des yeux pour voir, ta fille !

    C’est sûr, mes yeux étaient grands ouverts à le regarder – fascinée, apeurée par cette carnation. Envoûtée, je n’arrivais pas à les baisser. Acte que ma mère nous imposait face à un adulte. La politesse voulait que nous baissions les yeux, humbles et respectueux. À ce moment particulier, je n’étais ni respectueuse ni polie. C’était Noël, et ma mère, sous l’effet de la fête et/ou des verres de rhum, ne m’a pas disputée.

    ***

    Au 154 rue de Charonne, pour se rendre aux toilettes communes situées sur le palier, nous grimpions une volée de marches. Les toilettes à la turque étaient toujours glaciales. Il fallait se hausser sur la pointe des pieds pour atteindre la chaîne métallique qui actionnait la chasse d’eau.

    À l’âge de neuf ans et demi, ces toilettes à la turque accueillirent ma plus grande angoisse de jeunesse.

    Ma petite culotte maculée d’une couleur brunâtre inexpliquée me fit croire que, de manière soudaine, j’étais atteinte d’une maladie horrible. Quelque chose que je ne contrôlais pas me sortait du corps pour se loger entre mes cuisses et salir mon sous-vêtement. Comment allais-je l’expliquer à ma mère ?

    Ma peur et mon silence durèrent toute une journée, tandis que des douleurs commencèrent à me perforer le ventre. Je finis par me confier à ma sœur.

    Elle m’expliqua que cela s’appelait des règles. Une copine d’école lui en avait parlé. Elle s’étonna qu’étant mon aînée de deux ans, elle ne les avait pas encore. Sans aucun doute, j’étais bizarre !

    Une fois informée, ma mère conclut qu’il était probable que suite au séjour que la famille venait de vivre aux Antilles, suivi de la traversée de dix jours en paquebot et notre arrivée dans l’hiver glacial de Paris, j’avais pris froid et cela avait déclenché l’arrivée de mes règles. Certes, un peu tôt !

    Avant cet échange, ma mère n’avait jamais expliqué ni à ma sœur aînée ni à moi ce qu’était le corps et ses diverses fonctions.

    Dès lors, je devenais moi aussi une jeune fille, et ce, désormais, pour tous les mois à venir, même avec les cheveux non défrisés.

    ***

    Effectivement, nous étions partis aux Antilles durant six mois afin que nous, les enfants, fassions la connaissance des membres de la famille, avait dit ma mère.

    Ma sœur aînée, exceptée ; elle avait contracté une pneumonie à ce moment-là.

    Pendant six années consécutives, les parents avaient cumulé leur mois de vacances pour leur permettre de vivre pleinement avec la famille. De plus, le voyage coûtait très cher – il n’était pas question d’y aller que pour quelque trente jours. Tels étaient les propos qu’ils échangeaient avec ma tante I., pour justifier cette extraordinaire décision.

    Sur le paquebot « Le Colombie », la traversée à l’aller dura onze jours.

    Monstre énorme peint en blanc, aux multiples étages percés de hublots, avec ses canoës de secours de couleur orange accrochés à ses flancs, ce paquebot nous impressionna certes, mais pourtant, il ne m’en reste que de rares souvenirs – Le voyage de Paris vers le Havre (fut une information donnée des années plus tard).

    Mes souvenirs-émotions se rapportaient à la mer, au soleil omniprésent, aux poissons volants autour du paquebot, au nombre incroyable de passagers souvent très bien vêtus. À ma grande surprise, nous aussi les enfants étions endimanchés tous les jours.

    Nous voyagions en classe économique. Une fois, nous nous sommes hasardés sur le pont supérieur, avec un marin, je crois. Là s’y trouvaient de longs sièges pour se dorer au soleil, une piscine, un terrain de tennis – un univers inconnu de nous.

    Le capitaine avait remarqué notre famille, et gentiment, nous avait invités à dîner à sa table à deux reprises. Deux photos que j’ai toujours conservées figent ces repas à jamais.

    Un matin, je m’étais réveillée avec une pièce de cinquante centimes, large et un peu lourde, retenue à mon front par du sparadrap.

    Dû au roulis du bateau, j’étais tombée du lit superposé. Et bien que ma bosse fût grosse comme un œuf de poule, je n’avais rien ressenti. Soit la chute m’avait assommée, soit j’avais le sommeil profond. Pour la première fois de ma vie, ma mère m’offrit la pièce de monnaie pour me récompenser de ne pas avoir pleuré. Celle-ci représenta un trésor à mes yeux.

    ***

    En Guadeloupe, nous avions été à l’école. Ma classe, divisée en deux, accueillait le Cours Elémentaire deuxième année et le Cours Moyen première année, où j’avais été placée.

    Au moment de la récréation, des femmes vendaient des petits pâtés salés, c’était un goûter autorisé par les maîtresses. Ils sentaient bon ces petits pâtés. Une copine m’y faisait goûter, ils étaient délicieux. Il y avait aussi les sik à coco (des sucreries à base de coco râpé), que je n’aimais pas, peu habituée au goût du coco.

    Je n’avais pas d’argent, donc je vivais chaque matinée entre manque et désir.

    À Pointe-à-Pitre, dans le quartier nommé « l’Assainissement » s’érigeaient des baraquements en bois, nous y vivions dans la maison d’enfance de ma mère. Son mari, Martiniquais, n’avait aucune famille dans l’île.

    Cette case sur pilotis avait été construite par mon grand-père maternel, ce fut là que je naquis un jour de novembre 1952. Ma mère me communiqua cette information – première et rare information qui me concernait, venant de sa part.

    Sous la case s’abritait une chienne errante venue y faire sa portée. Cette agitation animale était une véritable découverte émotionnelle pour mes frères et sœurs et moi-même qui n’avions jamais vécu si près d’un animal dans notre deux-pièces parisien.

    Mes souvenirs de cette période affluent en vrac – en mélanges d’odeurs nouvelles, de chaleur sur la peau, de chatoiements, de couleurs des robes, des foulards ; de chiens errants dans les rues, de terre battue, de ruelles déformées par les grosses pluies aussi violentes que soudaines, d’enfants noirs rieurs, peu vêtus, souvent pieds nus, de rires. De gens qui parlaient fort, mangeaient beaucoup, et de femmes aux formes généreuses qui marchaient à pas lents.

    Nous, les petits Parisiens, étions livrés à nous-mêmes. Certes, une liberté sous conditions de faire ou ne pas faire, mais liberté tout de même. « Libre », un mot que j’utilise aujourd’hui en écrivant, mais que je n’aurais pas su identifier à cette époque-là. Je ne le connaissais pas.

    Les rues de l’Assainissement et la cour de la case de mon grand-père offraient un espace grandiose à mes yeux de petite fille.

    Peut-être est-ce lors de ce voyage que les notions de nature, de sons, et de musique rythmée se sont imprégnées en moi pour toujours.

    Nous faisions nos besoins dans un seau en métal. Un petit train traversait le quartier à une certaine heure de la soirée, le conducteur tirait sur une espèce de corne de brume pour avertir de sa présence. Le petit train ralentissait, mais ne s’arrêtait pas, il fallait être prompt et lui courir après pour aller vider son seau avec dextérité pour éviter le pire. Je fus chargée de cette activité malodorante à l’excès.

    Cependant, au-delà de l’odeur pestilentielle, l’obscurité et les ombres autour de moi de tous ces gens qui couraient pour accomplir cette même tâche me dérangeaient beaucoup plus. Les voix criardes aux visages invisibles éjectaient le patois créole qui m’avait toujours été interdit de pratiquer et qui s’exprimait ici sans complexe dans cet espace inédit. J’accomplissais les gestes nécessaires en évitant de me salir et m’enfuyais au plus vite.

    Il n’y avait d’électricité ni dans les rues ni dans les maisons. Tout le monde utilisait les lampes à pétrole. Celles-ci dégageaient une odeur forte qui, dans les premières semaines, me donna mal à la tête.

    La case de mon grand-père avait aussi ses lampes à pétrole. Il les allumait avec de petites allumettes qui, une fois utilisées, resservaient pour un futur allumage. Dès que la lumière était faite dans la pièce où nous dormions tous les trois – mon grand-père, ma petite sœur et moi, dans le grand lit, nous pouvions voir, collé au mur, une sorte de lézard, le mabouya (appelé aussi gecko). Les énormes papillons de nuit bruyants volaient autour du verre de lampe, au risque de se brûler leurs larges ailes.

    La première fois que nous les avions entendus, ma sœur et moi avions eu très peur. Leurs ombres décuplées sur le mur les rendaient encore plus grands, plus monstrueux avec leurs têtes poilues. Mon grand-père avait ri de nos craintes.

    Rassurant, il nous avait dit que les papillons étaient inoffensifs et que le mabouya portait bonheur dans une maison. Dès lors, s’endormir avec tous ces insectes, à nos côtés, même les grosses blattes qui couraient partout sur le plancher, ne générait plus aucune peur.

    Tôt le matin, mon grand-père avait l’habitude de quitter le lit, de se préparer. Il ne faisait pas de bruit, mais je l’entendais malgré tout. Il savait que je l’observais, alors il me souriait, portait son index à ses lèvres dans un chut muet. Il chaussait ses immenses chaussures. Il était très grand, près de deux mètres, m’avait-on dit ! Une fois prêt, il quittait la case, tranquillement.

    J’appris plus tard qu’il traversait la rue, et dans le petit « lolo » d’en face, une minuscule buvette qui faisait également commerce, la gérante lui servait un « décollage ».

    Un petit verre de rhum de 60 degrés – un breuvage de feu qu’ils avalaient cul sec. Ils chahutaient quelques minutes sur ce qu’allait être le jour qui se levait, puis chacun repartait vers ses occupations.

    J’aimais beaucoup mon grand-père, il était gentil avec nous.

    On ne se disait pas grand-chose. On ne se connaissait pas. Aujourd’hui, je pense que cela n’avait pas dû être facile pour lui qui était déjà bien vieux, de voir arriver ces cinq gamins qui ne parlaient pas le créole et qui le regardaient du haut de leur petite taille, plus étonnés qu’autre chose. Moi, j’étais contente de dormir avec lui dans ce grand lit, comme une grande !

    Ma mère m’envoyait parfois dans « le lolo » acheter du gros sel ou des clous de girofle. La femme pesait les grains et les posait dans un petit morceau de papier journal. Cela ne coûtait que quelques sous. J’aimais bien y aller faire les courses.

    Je me souviens que ma taille atteignait à peine le rebord du comptoir en bois. La femme était gentille et me souriait tout le temps.

    ***

    Des maisons situées dans des campagnes verdoyantes et généreuses accueillaient des arbres à pain, qui s’élevaient majestueux vers le ciel ; des flamboyants aux fleurs colorées ; des arbres inconnus au feuillage intense, aux feuilles immenses. J’étais éblouie.

    C’est dans cet environnement, non loin de Pointe-à-Pitre, que vivaient mon oncle et ma tante. Ils avaient onze enfants.

    Leur cochon noir que j’adorais et qui me le rendait bien me suivait partout dans leur maison. Mon oncle prenait plaisir à me dire de bien le nourrir lorsqu’il me voyait ramasser des goyaves et toutes sortes de fruits tombés dans l’herbe. Je déposais les fruits dans le creux de ma main et les lui tendais. Le cochon noir était insatiable.

    Mon oncle entendait par là qu’il fallait que le cochon grossisse pour être tué et mangé sous la forme de boudin et autres découpes pour le réveillon du Noël prochain. Cette annonce me choqua, je fus envahie d’une grande tristesse. Elle impliqua que je cessai de manger du porc pendant de longues années.

    Ce voyage dans mon île resta un des bons moments de mon enfance. J’y appris des bribes de vocabulaire créole que j’exprimais en cachette de ma mère lors de mes rencontres avec mes multiples cousins et cousines. J’y découvris aussi des recettes culinaires délicieuses du pays.

    ***

    Un jour, au 154 rue de Charonne, la porte d’entrée servit de champ de tir au mari de ma mère. Il avait tiré des petits plombs avec une carabine gagnée dans une foire, probablement la foire du Trône, seule foire qui réapparaît dans mon souvenir.

    La porte transpercée avait fait peur à ma mère et déclenché en elle une colère telle que la carabine avait disparu. Je n’ai jamais su où. Son mari, ex-militaire de carrière, avait peut-être voulu lui montrer ses talents de tireur !

    De mes huit ans à mes dix ans, j’eus honte.

    Nous avions un crédit chez l’épicière du coin de notre rue. Ma mère nous y envoyait ma sœur ou moi pour y acheter une longue liste de produits alimentaires qu’elle ne pouvait payer que plus tard, à savoir lorsque sa paie arriverait.

    C’était une de mes hontes que de demander : Vous pouvez le marquer, s’il vous plaît, madame ?

    « Madame » voulait bien le marquer. Parfois « Madame » soulignait qu’il faudrait quand même que ma mère passe la voir. Juste un petit signe de tête de ma part accusait le message, que je transmettais à qui de droit. Tout en sachant que les autres crédits de ma mère allaient encore retarder le paiement de la longue liste.

    Il y avait la deuxième honte, celle à la boucherie chevaline.

    J’approchais de l’enseigne où la tête dorée du cheval paraissait me sourire, comme pour m’accueillir. J’entrais. Je me souviens de l’odeur de la boucherie chevaline, de la couleur de la viande, d’aucuns diraient appétissante. Je demandais un kilo de mou, appellation que ma mère donnait. Il s’agissait de poumons. Le boucher le savait et me demandait à chaque fois si c’était pour le chat ; alors je répondais que nous n’avions pas de chat et que c’était pour nous. Il souriait. J’avais honte – étions-nous si pauvres à devoir manger de la nourriture pour les chats !

    Parfois, il m’offrait une épaisse entrecôte en plus du kilo de mou. Peut-être est-ce à cause de cette époque qu’est né mon rejet pour la viande ! En tout cas, ce boucher ne cachait pas le plaisir qu’il avait à me regarder droit dans les yeux. Ses regards me mettaient mal à l’aise.

    A contrario, il y avait ce plaisir sans honte à descendre dans le fournil du boulanger où j’étais invitée surtout les mercredis. Il m’offrait des croissants et des pains au chocolat. Ces invendus représentaient un royal petit-déjeuner pour toute la fratrie et les parents réunis le lendemain, un jour sans école.

    J’adorais cette odeur de pain chaud et de gâteau. Délicieuses fragrances que nous ne respirions jamais à la maison, ma mère ne sachant pas faire les gâteaux.

    Je le trouvais beau, ce vieux boulanger en maillot de corps, son torse poudré de farine. Il avait le geste précis en enfournant sa longue perche de bois dans le four. Il parlait peu et souriait. Je vivais ces moments comme dans un rêve.

    ***

    Une famille habitait dans la rue adjacente à la nôtre, nommée rue de la Petite Pierre. Les enfants avec qui ma petite sœur était devenue copine me semblaient encore plus pauvres que nous. Je ne pense pas qu’ils vivaient ces petits bonheurs que nous avions de temps en temps les mercredis soir.

    En tout cas, « les Titou », comme nous les appelions, étaient des enfants sympathiques et nous jouions ensemble quand ma mère acceptait de nous laisser aller jouer dans la rue.

    Il y avait la patinette, je ne sais plus à qui elle appartenait, mais nous pouvions en profiter, la marelle où nous dessinions le ciel et la terre, ou la corde à sauter.

    Ils étaient nos seuls amis. Nous n’avions pas l’autorisation d’aller chez eux et eux de monter chez nous.

    Je me souviens de l’église du Bon Pasteur, le prêtre Michel, un jeune et bel homme blond aux yeux d’un bleu très clair, apparut pour nous enseigner la parole de Dieu, selon ma mère.

    Je n’aimais pas aller au Catéchisme, au « caté » comme on se le disait avec ma sœur. Sans bien savoir pourquoi, je résistais à croire à ce qui y était enseigné. Mais depuis l’arrivée du Père Michel, les copines de caté, ma sœur et moi-même y allions

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