LA FRONTIÈRE INVISIBLE
— Chaque microseconde d’absence de nos Intelligences Artificielles nous coûte environ neuf mille euros. Et nous met en danger… Anna hoche la tête, tous les sens en éveil. Derrière le bureau du cadre anonyme qui la reçoit, il y a une immense baie vitrée donnant sur le coeur de Londres. Elle distingue la silhouette du dôme de la cathédrale Saint-Paul, le long ruban gris de la Tamise, la masse de la Tate Modern. Puis l’aiguille vitrifiée du gratte-ciel Shard. Des nuages bas, épais, masquent la Lune, mais il a cessé de pleuvoir. Les lumières de la ville clignotent comme des constellations déréglées. Ce sont les seules étoiles visibles.
— Je ne parle pas à l’oreille des I.A., affirme la jeune femme.
La vieille plaisanterie s’est peu à peu transformée en slogan que plus personne ne comprend. Elle est Anna Glowinsky, une des rares spécialistes comportementales des intelligences artificielles de dernière génération qu’elle continue à mépriser pour leur stupidité. Malgré son jeune âge, elle a acquis une réputation méritée d’efficacité. Ses tarifs ont augmenté en conséquence, jusqu’à devenir exorbitants. Mais on s’obstine à faire appel à elle pour soigner des I.A. déficientes, qui sont simplement mal codées. Ou non viables. Quant à ses autres missions, plus secrètes, elles ne figurent jamais sur son curriculum vitae… Cela vaut mieux.
— Nos intelligences sont spéciales. (Le cadre a l’air certain de ce qu’il affirme.) Nous les avons éduquées nous-mêmes, à partir d’une matrice d’apprentissage qui a donné d’excellents résultats dans le passé.
— Spéciales comment ?
— Ce sont des clones. Cinq copies identiques, qui ont peu à peu appris à se différencier au contact des problèmes que nous leur soumettions. Des choses simples au début : s’occuper d’un appartement, puis d’un étage, puis d’un immeuble entier. Elles ont réussi tous les tests.
— Élevées ensemble ?
Le cadre hésite, puis se jette à l’eau.
— Ce n’est pas la procédure standard, mais… oui, elles ont eu l’occasion de travailler en commun sur des dossiers difficiles. Nous les soupçonnons même d’avoir partagé un peu plus que des données. D’après la manière dont elles se comportaient à la fin, on aurait pu croire qu’elles avaient échangé une partie de leur code. Ce qui est impossible, je sais. Ce serait comme…
— Du cannibalisme ?
— Ou quelque chose d’encore plus tordu. Désolé si je vous choque. Il a un
