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La scupidité
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La scupidité
Livre électronique405 pages5 heures

La scupidité

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À propos de ce livre électronique

Pour que votre téléphone portable fonctionne des hommes et des femmes, souvent mal payés, travaillent dans le silence et la souffrance.

Le téléphone portable quand il marche rapporte des millions d’Euros à quelques privilégiés.

Et tout le monde semble s’en satisfaire. Tout le monde ? Vraiment ?

Et si quelques individus parvenaient à rendre plus humain notre époque cruelle.

Vous-même, que feriez-vous pour changer ce monde ? Jusqu’où iriez-vous pour être respectés et considérés par les opérateurs de radiotéléphonie ? Par votre employeur ?

Iriez-vous aussi loin que les acteurs de ce livre ?
LangueFrançais
Date de sortie4 mai 2012
ISBN9782312006697
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    Aperçu du livre

    La scupidité - Fancelo Mornein

    cover.jpg

    La scupidité

    Fancelo Mornein

    La scupidité

    LES ÉDITIONS DU NET

    70, quai Dion Bouton 92800 Puteaux

    Avec tous mes remerciements à Franck

    pour avoir trouvé puis prêté ce néologisme.

    Je te le rends.

    Un grand merci à Benoît pour la relecture.

    À tous deux pour l’amitié indéfectible.

    Et à toi, ma douce, pour ta confiance,

    ton courage, notre amour, nos enfants

    et tout ce qui fait qu’avec toi

    la vie est tout sauf scupide.

    © Les Éditions du Net, 2012

    ISBN : 978-2-312-00669-7

    Les systèmes économiques qui négligent les facteurs moraux et sentimentaux sont comme des statues de cire : ils ont l’air d’être vivants et pourtant il leur manque la vie de l’être en chair et en os.

    Mohandas Karamchand GANDHI

    Scupidité :

    Nom sans genre bien qu’à tendance masculine.

    Variable dans les actions au fil des siècles mais invariable dans le but.

    Contraction de Stupidité et Cupidité, la scupidité qualifie les comportements humains irrationnels, égoïstes exclusivement guidés par l’appât du gain et le profit immédiat.

    Partie I

    Esclaves, bourreaux,

    la litanie des siècles

    Chapitre 1

    L’ère des travailleurs pauvres

    En France, en 2008, 13 % de la population, vit sous le seuil de pauvreté à savoir avec moins de 950 € net par mois. En 2009, ce taux était de 13,5 %.

    La France est la 5e puissance économique mondiale.

    Source INSEE (Institut National de la Statistique

    et des Études Économiques)

    Le ciel bas comprime ses épaules déjà endolories. Le brouillard semble peser. Pas encore levé, le soleil ne parviendra sans doute pas à briser de ses rayons cette mélasse d’eau glacée, de gouttes moelleuses et des flocons grêleux, tous voltigeant dans une marée de vents aux courants aléatoires. Le givre surfe sur chaque bourrasque et s’insinue là où même la vie, sans y parvenir, cherche à se réchauffer.

    Grelottant, la cigarette, consumée jusqu’au filtre, calée sous sa lèvre supérieure, les doigts engourdis malgré les gants fourrés dont il dispose, il retrousse la manche de son manteau polaire et penche la tête afin que la lampe frontale de son casque de chantier lui permette de lire les chiffres du cadran, rayé, de sa montre. Martial soupire. Déjà presque deux heures qu’il œuvre, seul au sommet de ce pylône, et encore tout autant avant que la nuit ne cède la place au jour. Si le jour arrive à se faire une place.

    En levant les yeux, une percée dans les nuages lui permet, cependant, de voir nettement, dans un ciel cassis, un groupe d’étoiles particulièrement scintillantes. Présage d’une journée glaciale pense t’il. De sa main droite tremblante il attrape le thermos, en dévisse le bouchon pour se verser du café dans un gobelet de plastique rouge.

    Sans se départir de ses gants, il porte la tasse à ses lèvres. Et merde, déjà froid. Tout en maugréant, il gobe l’acre liquide tiède, resserre l’écharpe autour de son cou, rehausse le col de son manteau, abaisse son bonnet jusqu’aux oreilles et se saisit de la clé Allen posée sur le caillebotis pour finir de fixer les boulons permettant de solidariser l’antenne au pylône.

    Installé sur la plateforme sommitale de ce pylône de 45m, emprisonné dans cette cage d’acier galvanisé d’un mètre carré, à l’abri d’une chute, Martial, n’en est pas moins soumis à tous les éléments. Et, en ce 24 décembre, au petit matin, ils se combinent.

    Déjà, en sortant de l’hôtel, à 4 h 30, le vent et le froid l’ont saisi avec une intensité amplifiée par une nuit presque sans sommeil. Quatre heures de repos, plus que de sommeil, passés dans une même chambre, partagée à trois, chacun s’essayant à dormir dans les lits superposés, la proximité et les ronflements.

    Martial s’est levé le premier, à la fois car il considère que la fatigue lui pèse moins qu’à ses collègues, mais aussi et surtout qu’il déteste la promiscuité des douches collectives en plastique-blanc-clinique. Surtout quand son corps encore engourdi de sommeil, présente les traces d’une érection nocturne à peine dégonflée alors même que ses paupières, toujours gagnées par la somnolence, s’ouvrent à peine, même sous le flot d’une douche à la chaleur fluctuante. Mais ces douches collectives sont les seules que proposent les hôtels les moins chers. Dans cette situation, il déteste, ne serait-ce que pour un simple bonjour, devoir entamer une discussion avec un autre naufragé du sommeil. Fut-il un collègue de chantier depuis trois années.

    Il choisit donc de se lever vingt minutes avant l’heure négociée collectivement, ou alors de se passer d’une douche abstention qui peut durer jusqu’à une semaine. Et ces deux scénarios demeurent immuables. En renonçant à la douche, il gagne, de fait, quelques minutes d’un sommeil, certes perturbé mais finalement apprécié. Et quand il renonce au sommeil, ce sacrifice lui paraît nécessaire pour disposer, seul, de la douche collective. Dans l’un et l’autre des cas, il évite la corvée de la cohabitation, dénudée, dont sa pudeur ne s’accommode guère.

    Est-ce sa chevelure encore mouillée, est-ce la fatigue permanente, sont-ce les deux, toujours est-il que le froid lui a paru mordant dès la porte du hall d’entrée refermée.

    Il n’a su réprimer un tremblement ou plutôt il ne sait plus s’en séparer. Depuis quinze jours, déjà.

    Au début, il l’avait mis sur le compte de la tension liée aux objectifs de fin d’année et la pression de sa hiérarchie. Il avait ensuite accusé leur excessive consommation quotidienne d’alcool, avant de se résoudre à admettre que seule la fatigue extrême pût en être responsable.

    Le visage dans le miroir du vestibule de l’hôtel, alors qu’il fumait une cigarette en attendant ses collègues, il ne sut se résoudre à en soutenir le regard plus de quelques secondes. Son visage pourtant.

    Ce faciès blême, les cernes cireuses sous les yeux aux paupières blettes, c’est lui. Les rougeurs en plaque sur les joues craquelées par le froid, le menton à la barbe poisseuse et le front strié de ridules incrustées de poussières, c’est toujours lui. Et cette veine bleue saillante dont les palpitations, à la limite de l’explosion, font écho à cette horizontale barre à la poitrine qui l’oppresse, lui interdit toute respiration profonde et le condamne aux petites bouffée d’air sous peine de réveiller cette souffrance, encore lui. La fatigue tisse sa toile à tous les étages de son corps, et demeure résolument portée, comme des tutrices de souffrances, par ces cisailles verticales qui lui transpercent chaque mollet. Comme si la fatigue y avait, depuis quelques semaines, abandonné une lame de rasoir.

    Condensé sensoriel, tout son épuisement lui revient à la gueule à travers un miroir, rarement nettoyé, dans un hôtel guère plus entretenu.

    Cet éreintement qui ankylose tout autant les muscles que le cerveau, il le ressent chaque jour de décembre, le subit tous les décembres de chaque année et n’arrive pas à s’en départir.

    Oui ce visage dans le miroir, c’est Dorian GRAY sur un chantier, une jeunesse aux portes du naufrage

    Et le voilà, perclus de froid, au sommet de ce pylône.

    Bien qu’emmitouflé, son visage n’en demeure pas moins soumis aux intempéries. En dépit de bonnets et écharpes, le nez et la bouche subissent le vent vif et à la neige grêleuse. Respirer pas le nez lui étant douloureux, il aspire, à travers la laine de ses écharpes, de petites gorgées d’un air glacé.

    Régulièrement, du revers de sa main gantée, il s’essuie les lunettes chargées de le protéger des éclats de métaux ou des étincelles de son poste à souder. Mais les souillures de neige s’y agglomérant, rageusement, il les retire et les laisse pendre à son cou.

    D’un geste du même acabit, il se saisit d’une bouteille de Jacks Daniel, déjà entamée d’un tiers, et lui assène un nouveau vide de deux gorgées. Le jour se lève moins vite que le breuvage ne se tarit. À coup sûr, elle ne verra pas le soleil de midi. Peut-être même devra t’il appeler le secours d’une nouvelle commande dès dix heures.

    Sous une fine couche de neige, dans un classeur bleu, bien rangés sous plastique, des plans et schémas lui donnent les informations techniques dont il a besoin pour mener à bien sa tâche. Les mêmes antennes, les mêmes câbles coaxiaux, les mêmes boulons et réglages et tel le refrain d’une mauvaise chanson, les mêmes consignes de sécurité, jamais lues mais obligatoirement, toujours, signées et acceptées. Toujours les mêmes. Invariablement.

    Et Martial signe mais ne lit pas. De toute façon, tout le monde agit ainsi. On ne lit plus les consignes de sécurité, mais on continue à assumer les éventuelles conséquences d’un accident dont ces papiers, signés, dédouanent les donneurs d’ordres. Pourtant, désormais, il sait lire. Avant, il déchiffrait les schémas, comparait les symboles, demandait des explications complémentaires. Il paraissait de fait consciencieux, mais au fil des années n’en demeurait que plus solitaire. Désormais il sait lire ce qu’il signe et il se sait responsable par délégation.

    De toute façon, comme dit son chef, « un site de radiotéléphonie est toujours le même. Notre sueur pour le construire, leurs bénéfices quand il fonctionne avec au passage, sans doute, quelques cancers du cerveau pour les consommateurs. Enfin s’ils ont un cerveau. »

    Et une lampée de whisky pour les consommateurs.

    Et cette odeur persistante. Ne peuvent-ils -pas mettre leurs pylônes ailleurs ? Pourquoi toujours dans les endroits les plus ingrats ? M’enfin.

    Le pylône au sommet duquel il joue à la vigie frigorifiée, s’érige au pied d’une décharge à ciel ouvert, dont les odeurs, montent jusqu’à lui. À cette heure, les émanations en sont supportables, mais pour peu que le soleil s’attarde entre deux nuages, la putréfaction qui a tendance à suspendre son cours par ce temps glacial, sort de son hibernation et lui griffe les narines sans qu’il puisse s’en départir.

    Le whisky, lui, ne griffe déjà plus rien. Et zou, une nouvelle gorgée pour les odeurs.

    Que fait-il ici ? Combien de temps devra-t-il, encore, supporter cette vie de chien (tiens, il entend un chien qui aboie. Ou plutôt on dirait qu’il hennit.), subir ce boulot d’esclave (au loin passe un nuage en forme de pyramide). Y a-t-il une fin prévue et acceptable ?

    Merde, du repos, rien qu’un peu de repos. Doux, apaisant, comme l’est l’armature cotonneuse de ce pylône. S’y reposer, la tête sur le caillebotis, rayons d’une ruche d’aluminium, et se laisser tomber. Planer un peu, voler même, avant de chuter mollement pour avoir une jambe cassée, une épaule ou un bras. Avec un peu de chance les trois. Passer quelques semaines à l’hôpital, dans une chambre chauffée, aux murs de papiers blancs, pleine des cercles de couleur qui se chevauchent devants ses yeux et dans sa tête, une chambre dans laquelle les draps vierges seraient changés chaque jour par une jolie et jeune infirmière, blonde, aux gros seins qui gonflent, gonflent, gonflent sa blouse transparente. Regarder les jeux télévisés et le foot toute la journée. Recevoir des boites de chocolat et des petits mots des collègues.

    Puis l’infirmière, une fois, un jour, au matin soyeux, sera bien obligée de lui faire sa toilette car il demeurera résolument immobilisé.

    Elle ouvrira la porte précédée de son sourire éclatant, écartera le drap, dévoilant sa nudité athlétique. Surprise, son regard embué de gêne laissera, au coin de l’œil, transparaître un intérêt grivois dès que sa vision se sera portée sur son entre jambe aux attributs flatteurs.

    Le gant savonné se posera d’abord sur le torse musclé, nettoiera les biceps, puis les pectoraux, s’appliquera sur les abdominaux, caressant délicatement le ventre et s’aventurera timidement vers le pubis à la vigueur affichée.

    Comme dans un rêve, il s’abandonne à cette douce séance d’hygiène, les yeux clos il entend la mélodieuse voix qui lui susurre…

    –      Martial, eh Martial, ça va mon pote. Tu réponds plus quand on t’appelle ?

    –      Martial, merde, Martial

    En ouvrant la trappe d’accès à la plate-forme de travail, Eric découvre son collègue, inerte, la bouteille de whisky, vide, soudée à la main droite pendante dans le vide.

    Publicité : Fatigue passagère, besoin d’un coup de fouet, un exam ou une réunion importante. Ayez le réflexe COCOSPEED.

    COCOSPEED, l’accélérateur de neurones, le tueur des coups de mou.

    Médicament vendu sans ordonnance, non remboursé et pouvant provoquer une accoutumance sévère.

    Flash de bourse (en défilé continu au bas de l’écran) : CAC 40 : ACCOR img1.png - 0,16 % ; AIR LIQUIDE img1.png + 0,01 % ; ALCATEL img1.png + 2,4 % ; ARCELOR img1.png +, 0,5 % ; ………………………………

    Chapitre 2

    L’ère des privilégiés

    En France, en 2010, 10 % de la population gagne plus de 3 000 € net par mois.

    90 % de la population gagne donc moins de 3 000 € et 77 % de la population stagne entre le seuil de pauvreté (950 €) et le seuil de richesse (3 000 €).

    50 % de la population gagne moins de 1 590 € par mois.

    Source INSEE

    À 7 h 30, chaque salarié de l’entreprise s’escrime déjà à son poste de travail depuis une bonne heure.

    Dans la salle de réunion la cafetière fonctionne en continu. L’écoulement régulier et tranquille des gouttes chargées de café, répond aux tapotements nerveux des crayons sur la table.

    Depuis le rez-de-chaussée, un puits de lumière, déverse une faible lueur qui profite certes aux quelques plantes grasses repiquées dans un bac de terre et de sable mais ne leur réussit guère.

    Manque d’entretien ou d’intérêt, absence de lumière ou d’eau, sans doute les 4, font de ce jardin d’hiver un espace d’espèces floristiques en désolation.

    Les araignées s’y entendent à merveille, tissant leurs redoutables pièges à insectes entre les tiges défraichies des cactacées et autres agaves.

    Insonorisée par des moquettes murales rouges, cette pièce située en sous-sol du bâtiment de 3 étages, accueille les réunions de Direction de l’entreprise quand des crises surviennent.

    Usure du temps, sur le mur nord, une reprographie des « tournesols » de VAN GOGH, fane irrémédiablement ses couleurs au point de pouvoir être rebaptisée « Les marguerites ».

    Sur le mur sud, un écran de projection figure un tableau avec des objectifs annuels en retard, des objectifs mensuels en souffrance et des objectifs hebdomadaires dans l’urgence.

    Et cette phrase, écrite à la main : « Notre client veut, pour notre client on doit ».

    Le reste de la pièce s’habille de dénuement. Quelques anciens bureaux de métal gris aux revêtements écaillés reconvertis en table de réunion, des chaises aux dossiers de tissus élimés sur un sol de lino anthracite, constituent le mobilier monacal de cette salle de crise.

    Malgré le silence et l’atmosphère confinée dont s’imprègne le lieu, depuis le centre de cette cellule, la voix de Dany LEMINIGA parvient tout juste à se faire entendre mais n’a guère de difficulté à se faire comprendre.

    Cachées sous une moustache protubérante, ses lèvres dessoudent faiblement et crachent des mots de nécessité, d’urgence, d’obligation, de devoir voire de salut, mais sans conviction. Dany LEMINIGA récite sa leçon où plutôt la leçon qui lui a été administrée par le client STR hier soir. Chaque année, les mêmes invectives, l’éternel refrain. L’antienne des antennes de radiotéléphonie, la chanson de noël d’un client qui s’inquiète de la réalisation de ses objectifs annuels. La complainte des équipes qui s’y soumettent. Un air essentiel pour celui qui le compose, entêtant à qui le véhicule, capiteux à qui le subit. Et le capiteux devient enivrant, de ces enivrements par poison, quand le discours est ânonné par un animal de chef du même nom.

    –      Nous sommes le 24 les gars, et le client n’est pas content…

    –      Il n’est jamais content, le 24 comme le 02 du mois. 

    –      Il menace de nous appliquer les pénalités contractuelles…

    –      Qu’il les applique.

    –      Autant vous le dire tout d’égo, la situation est grave mais elle n’est pas désespérée et c’est en ceci que je compte sur vous…

    –      Pour les leçons de français, inutile de compter sur vous.

    –      Les objectifs hebdomadaires de la semaine doivent être tenus…

    –      Ceux quotidiens du jour aussi.

    –      Alors, je ne vais pas couper les cheveux par quatre chemins. Vous connaissez tous les attentes du client. Alors, ça passera par la porte, par la fenêtre, par la porte-fenêtre…

    –      Et en plus il rit de ses conneries.

    –      ou la cheminée, mais ça passera. Les objectifs définis seront finis. Vous y passerez des jours et des nuits s’il le faut, mais le client n’acceptera pas que nos engagements ne soient pas tenus. Et moi encore plus…

    –      Oui, mais chef, c’est Noël ce soir.

    –      Noël, je m’en fous. Le père noël c’est bon pour les gosses. Moi je crois au client et à ses commandes. J’imagine que vous pareil. Alors, pas de reniflements, pas de contestation et tous au boulot. Quand c’est le Jour J, ce n’est pas l’heure H. Le jour J, vous connaissez ? Rimbaud « Les sanglots longs des violons de l’automne, bercent mon cœur d’une langueur monotone. »

    –      Monsieur, ce n’est pas Rimbaud, c’est Verlaine.

    –      Vous m’emmerdez à chipoter. L’un dans l’autre c’est la même chose. Alors finis vos sanglots longs de l’hiver et tous au boulot.

    Le silence joue sa partition de soumission, les yeux baissés scrutent, qui l’horizon du mur, qui le détail d’une écaille métallique de la table, et chacun sachant son incapacité à répliquer ou contester, attend le signal du départ, le signal qui sanctifie leur subordination, le signal du calvaire des prochaines heures, pour eux, leurs collaborateurs, leurs familles, le signal d’un nouveau réveillon avorté et de tensions familiales afférentes, le signal de leur chef qui se lève et quitte son siège, le signal de leur chef, épigone dictateur de STR, le signal du bourreau à ses esclaves.

    Le signal.

    Mais ce jour-là, le signal n’intervint pas. Ce fut le téléphone qui brisa le silence.

    Oui Anita, vous savez que nous sommes en réunion.

    Quoi ?… Qui ?… Qui ?… Parlez plus lentement… Respirez, calmez-vous, je ne comprends rien… Arrêtez de pleurer… Voilà,…. Oui… je comprends, je… oui… C’est grave ?…Vous ne savez pas… Le SAMU a été appelé ?… Bon, j’arrive.

    Daniel LEMINIGA raccroche, le regard si loin derrière le mur, comme cherchant à encore apercevoir la lumière alors que l’orage vient déjà lui boucher l’horizon.

    –      Messieurs, Martial a eu un malaise au sommet d’un pylône.

    Le vide s’installe dans l’écho de la porte claquée. Les humains atterrés restent sur place. Le missionnaire du capital, inquiet, est déjà parti. Ses pas tambourinent les marches de l’escalier métallique en un concerto dodécaphonique pour timbales. Dans la pièce, sombre par nature, la nouvelle a jeté un voile de silence étrangement épais. Les regards se cherchent, les glaires remontent la gorge et y demeurent. Le trouble persiste une minute, durant laquelle chacun mesure la véracité de la théorie de la relativité d’Einstein. Assurément, en cet instant, le sablier du temps ne laisse couler que des rochers dont le fracas se mêle aux pensées de chacun. Tous, doivent se sentir Sisyphe arrivé au sommet de son objectif annuel dont l’ultime effort dégénère en la chute d’un homme, un torrent de tracasseries en perspective et un flot de mauvais sang.

    Et dans cette minute, chacun a fait le tour de lui-même, le tour de ses collègues, et sans même échanger un mot et à peine un regard, la colère sourd de leurs silences respectifs. Une ire en magma noue leurs boyaux et acidifie leurs estomacs et dans un tellurisme corporel remonte la trachée digestive, en un flux douloureux qui se tarit, en aigreurs d’estomac. Leur bouche s’en emplie mais pourtant ne laisse sortir aucun mot.

    Le silence de l’incompréhensible, du contraint, s’impose.

    La peur, aussi, sans doute. Oui la peur de fomenter une révolte, le devoir la porter, de l’exposer au jour et de la rendre visible de leur direction voire du client. La peur, sûrement, d’y gagner son heure de gloire, son quart d’heure d’héroïsme et ses cinq minutes de mémoire collective puis d’y perdre son emploi, son salaire et sa situation. La peur certainement qui n’empêche guère les idées mais bloque les actes.

    La peur, éternelle alliée des forts pour être surtout la faiblesse des hommes.

    Tant que les hommes entretiendront cette peur de l’autre, de l’avenir et d’eux-mêmes, la cupidité n’aura pas besoin de chercher un autre outil de soumission des masses.

    Et dans cette soumission, fille de la crainte, source du marécage dans lequel baigne l’humanité, la réaction des couards surpasse souvent l’entendement.

    La peur donc. Ou la prime. La peur de se révolter et de perdre la prime. La prime sur les objectifs de sécurité, qui risque de ne pas leur être versée car un de leurs gars aura joué au con, la prime sur chiffre d’affaire dont le prétexte de la suppression devient désormais évident, la prime sur bénéfice dont la tangence vient de basculer du côté sanction de sa courbe. La prime donc, la désirée prime, dont les espoirs sont les derniers à sortir de leur boite de Pandore

    La peur et la prime provoquent la bêtise et ses comportements incongrus. La peur et la prime. Et de la cupidité naît la stupidité. La peur et la prime qui enfantent la scupidité.

    Le monde, cahin-caha, ne cesse d’avancer ainsi entre peurs de l’autre et envie de ce qu’il possède, entre richesse toujours insuffisantes et terreur de perdre l’acquis, entre le posséder toujours plus et faire confiance de moins en moins, entre l’absurde et le déshumanisé. On se croit à la fin de l’histoire et l’on se rend compte que l’homme est immature. Un enfant lâché aux commandes du monde, enfant qui recueille notre confiance par sa capacité à nous esbaudir, par son entregent, par les lueurs messianiques dont l’argent le vêt.

    La scupidité donc dicte à nos hommes un comportement de couards. Et encore, en pareil cas, la scupidité n’en est qu’à ses prémices. Croyez-moi, dans la vie et ce récit, il en sera bien pire. Nos hommes actuels ne sont que des scupides de niveau 1.

    –       C’est moche ça.

    –      Oui c’est sur c’est moche

    –      Un vrai coup dur

    –      Allons-voir avec le patron quelles sont les nouvelles.

    –      En effet, il faut l’aider à couvrir cet accident.

    –      Cet incident. Pas accident. On a droit à trois incidents par an pour toucher la prime. On n’en était qu’à deux. Par contre, il ne nous est toléré aucun accident de travail.

    –      C’est vrai. On va pouvoir arranger ça ?

    –      J’en ai vu d’autres. Croyez-moi que oui.

    –      En plus, je suis sûr que Martial a une part de responsabilité.

    –      Certainement.    

    –      Sans doute, même, une grande part de responsabilité.

    –      Pour ne pas dire toute. De toute façon, on arrivera bien à le prouver.

    –      Il le faudra. Allons-y. Au fait, un conseil, Messieurs, prévenez vos femmes que vous rentrerez tard ce soir.

    Le troupeau s’engouffre dans le chambranle de la porte. La pièce demeure exsangue d’humanité, exception faîte des tournesols suspendus au mur qui renvoient à un artiste et un temps, qui furent trop plein de cette humanité.

    Flash de bourse : Grace aux excellentes publications américaines, le CAC 40 s’envole de 1,25 %. Vraiment, nous allons pouvoir passer de merveilleuses fêtes de fin d’année.

    Et maintenant, une plage de publicité.

    Publicité : DE GAULLE, CHURCHILL : Revivez, à travers un récit bouleversant le courage de ces hommes d’exception. Quand le monde a basculé dans le chaos, ils ont osé se dresser comme rempart de la démocratie. « Le courage fait homme », le livre que vous n’oublierez plus. En vente chez tous les libraires.

    Chapitre 3

    L’ère des bourreaux du capital

    Des milliers d’actes illégaux chaque jour, « omerta », « chantage », « non-droit », « un système qui détruit le tissu économique français ».

    Jean Claude VOLOT,

    Médiateur des relations interentreprises

    à propos du comportement des grands groupes industriels

    avec leurs fournisseurs.

    Lyon, Direction des Opérations SUD EST – Parc Technologique EIFFEL – 400, rue de l’innovation.

    Au 3e étage d’un immeuble de verre et de fer, dans une salle de réunion de lumières et de moquettes, une conversation pot de terre contre pot de fer entre un chef de projet de l’opérateur de radiotéléphonie STR (Société de Telecom et Radio) et son sous-traitant, une confrontation entre un hétérochrome profond et une callipyge légère, entre un homme aux yeux vairons, le gauche marron et l’autre bleu, recouverts d’une double rangée de cils et une femme noire, belle de nature, et utopique de cœur, un homme que la culture d’Europe orientale assimile au diable, et une femme plus proche de la vierge noire d’Europe méridionale.

    Son regard, inquiétant, est posé sur elle depuis quelques secondes et semble chercher à violer ses pensées. Son œil bleu, acier, pénètre la boîte crânienne tandis que l’autre, le marron s’installe au creux du cerveau et serait capable d’y lire ce qu’elle va dire. Deux espions oculaires sous la férule protectrice de la sombre double rangée de cils.

    –      BEAUZAC, on en est où ?

    –      Les équipes ont fini hier je crois

    –      Vous croyez où vous en êtes sûrs.

    –      Non, non, j’en suis sûre. Je peux appeler pour vérifier si vous voulez

    –      Non ça suffit. Vous n’allez pas appeler vos collaborateurs toutes les 5 minutes. Faites un point avec vos équipes avant de venir me voir. Vous me ferez gagner du temps.

    –      Pardon !! Excusez-moi !!

    –      C’est bon, c’est bon. Bon, alors que vous dit votre tableau ?

    –      Mes équipes ont rajouté une baie 3G et les antennes. Ils devaient finir la mise en service hier. Au fait pour la commande supplémentaire…

    –      Rien à signaler ?

    –      À ma connaissance, rien. Sauf dans le tableau électrique.

    –      Qu’est-ce qu’il a ?

    –      Rien de grave. Il y avait juste une mauvaise connexion du fil de mise à la terre. On a rectifié et c’est comme neuf. Par contre, on a bossé et je n’ai toujours pas reçu votre commande et…

    –      OK. Bon, on a enfin fait le tour des sites. Pour la prochaine fois, préparez votre réunion si vous ne voulez pas qu’on y passe encore 3 heures.

    –      Bien sûr. Mais pour ma commande supplémentaire ?

    –      Je vous la passerai quand j’aurai le temps.

    –      Oui mais, mon patron va…

    –      Votre patron sera déjà satisfait que je ne lui relate pas ce que je pense de votre façon de travailler.

    –      …

    –      Bien. Je vais déjeuner, la semaine prochaine, même heure, et préparez notre réunion. J’en ai marre des amatrices de votre genre.

    La porte fermée, dans un claquement, Némésis SHEVARASH demeure seul pour ranger ses affaires.

    Éteindre l’ordinateur, non sans avoir veillé à sauvegarder son tableau Excel.

    Trois heures du matin. Elle est restée y travailler jusqu’à trois du mat afin de faire la synthèse de l’avancement de ses

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