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Son corps de douleur: Roman
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Son corps de douleur: Roman
Livre électronique149 pages2 heures

Son corps de douleur: Roman

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À propos de ce livre électronique

C’est la fin de l’été et Clorinda erre à la recherche d’une falaise d’où elle pourrait sauter. L’année écoulée fut la pire de sa vie. La fin du lycée, pourtant, promettait une nouvelle vie et un peu d’oxygène dans ce confinement provincial. Mais, un soir d’automne, advient l’horrible événement qui la laisse irrémédiablement brisée. Une fois le choc passé, elle cherche à parler, à ouvrir des portes. Elle se heurte aux adultes, à ce qu’ils veulent bien voir, à ce qu’ils souhaitent taire. Alors, elle va vivre jusqu’au bout d’elle-même un combat pour la vie plus forte que le désespoir, le désir d’aimer et d’être aimée.


À PROPOS DE L'AUTEUR


Pour Emeric Dupont, l’écriture est un cri de l’âme qui doit s’accommoder des conventions du langage. Par le biais de Son corps de douleur, il donne la parole à ces jeunes filles incomprises, comme son héroïne, et dont le témoignage n’a jamais été pris au sérieux.
LangueFrançais
Date de sortie29 avr. 2022
ISBN9791037755056
Son corps de douleur: Roman

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    Aperçu du livre

    Son corps de douleur - Emeric Dupont

    1

    Elle n’avait pas dormi la veille. Entre maints états dont la description serait malaisée, son âme oscillait, légère et assourdie. Nul n’aurait pu dire quelles décisions la guidaient, ni même si d’obscures délibérations intérieures l’avaient conduite là, en cette heure, au frémissement de l’aube. Elle avait marché comme grise, aux prix d’innombrables pas de travers, et sa route formait des courbes très amples au tracé magnifique. Tandis qu’elle cheminait dans une lenteur extrême, le menton bien haut et le regard brillant, un ineffaçable sourire quasiment greffé au visage, la brume du soir finissant l’avait enveloppée sur la route qui mène à la côte. Elle avait même tressé des formes d’air sur son passage, des formes incompréhensibles aux gens ordinaires.

    L’aube n’allumerait rien lorsqu’elle apparaîtrait, souveraine inutile. À quoi bon rendre aux hommes la claire vision des choses, la fin des angoisses nocturnes et la promesse hypocrite d’un temps nouveau, si personne n’interrompt le rythme de sa course pour palper le temps qui reste et celui qui s’est enfui ? Pourquoi dissiper la nuit s’il nous faut vivre aveugles, insensibles à la profondeur des choses et aux pulsions de la vie ? Clorinda s’avançait vers le large, vers la grande falaise de granit et de mousse. Et c’était bien son nom, Clorinda, même si en cet instant elle n’aurait juré de rien la concernant. Elle croisait les hautes silhouettes noires des pins centenaires, spectatrices immobiles de l’étrange ballet. Car Clorinda se comportait comme un corps à la dérive, petit astre gris clair porté par sa propre trajectoire au cœur des ténèbres. L’air était frais, humide et doux, tandis qu’au loin murmurait déjà le remous de la grande mer océane. Encore un peu d’espace traversé, quelques douleurs croissantes aux plaies du pied gauche, tailladé par les lanières des sandales, et l’on y serait enfin, face à ce grand vide marin, en contrebas. Et l’on verrait, sous la lune à demi mangée par la noirceur du ciel, luire l’arrête des rocailles cachées ou découvertes au rythme des vagues.

    Sur le goudron neuf de la route fraîchement refaite, les talons des sandales claquaient à un rythme sec et régulier, comme autant de courtes gifles données aux morts pour les sortir du sommeil. Dans sa lente échappée, dans une ferveur mécanique et souriante, notre héroïne ne pensait déjà plus et savourait ce vide retrouvé, cette paix des cimetières tant désirée et qui toujours fuyait malgré les suppliques. Que d’heureuses rencontres nous sont offertes dans le hasard des nuits, au cœur du silence habité d’une petite route des plages ! Quelque part, là-bas sous les arbres, deux formes immobiles et l’une près de l’autre auraient facilement été prises pour deux corps accroupis, ramassés dans l’attente. Clorinda sourit plus vaillamment encore, car, au-delà des formes et de l’ombre, elle perçut distinctement l’homme et la femme, le père et la mère, pétrifiés d’anxiété jusqu’au retour de l’être attendu. Ces parents-là, cachés dans l’obscur d’une forêt de bord de mer, suppliaient que revienne enfin la progéniture égarée, dont on avait perdu la trace. Elle ressentait de loin leur tourmente, envahie tour à tour par la peur qui fige tous les gestes, et la rage de se battre quand même, en se disant qu’eux au moins n’auraient jamais laissé la chair de leur chair s’enfoncer dans la souffrance la plus aphasique, celle qui n’ose même nommer le mot de solitude. Son visage fermé, ses absences au milieu d’une conversation, la soudaine dégradation de ses résultats scolaires, tout aurait concouru à les alerter. Heureuse vigilance qui ne fait pas de nous les complices du malheur !

    Clorinda aurait eu dix-huit ans dans une semaine, et bien des raisons apparentes de le célébrer. Nantie d’une intelligence indiscutable, de nouveaux amis si atypiques, de parents solides jusque dans leurs principes, n’aurait-elle pas suscité la jalousie d’un observateur attentif, soudain penché (mais dans quel but ?) sur les zones lumineuses de sa vie publique ? Affublée de tous les apparats de la réussite, la voilà qui trottine sans hâte vers le vide, presque en chantonnant. Les deux parents cachés sous les arbres n’ont toujours pas bougé d’un pouce. Elle leur fait un signe de la main. Rien ne frémit, sauf les branches des grands pins.

    Les bercements du rêve demeurent notre seul bien quand tout, même l’essentiel, vient à nous manquer. Les siens n’avaient jamais volé si haut, si loin du présent, bien à l’abri des ténèbres les plus brutales. Ce soir-là, les vents chuchotaient les refrains du passé, des comptines rassurantes dans leurs ressassements. Par bouffées entières revenaient l’odeur de cire du parquet jamais terne, le pain chaud du dimanche matin, et parfois, O miracle, la guimauve longue qu’on dévorait comme on avale un serpent. Et le bleu pâle de sa chambre d’enfant s’impose alors dans une radiance impérieuse et douce, tout comme les murs tapissés de nuages, ou la boîte ronde toute de verre céruléen contenant du coton immuablement posé sur la commode. Dans ce terrier de ciel et de bois clair, isolé du monde, n’apparaissaient que de rares silhouettes humaines. Sauf peut-être une mère idéale, venant au soir passer ses doigts de vent sur le front souffrant de la fillette. Ainsi passaient les interminables stations assises, accroupies, à genoux, à quatre pattes devant le coffre à jouets, à oublier qu’il n’y aurait personne, jamais. Et la lumière du dehors faisait lentement, très lentement, se dresser puis se coucher les ombres, disparaissant dans l’embrasement du soir, redevenu cendre d’astre.

    Oublie les années, Clorinda. Oublie le temps répandu derrière soi à rêvasser les jours non advenus qui font se parjurer la mémoire. C’est maintenant l’heure du grand dévoilement : la falaise est si haute que l’abîme vous serre le cœur. Laisse-toi porter par le souffle du large, envole-toi vers le lointain, balancée entre terre et espace. Avant de laisser le hasard choisir s’il te faudra ou non disloquer la masse de tes os, avant d’esquisser sur la ligne de crête quelques pas de danse improbables avec un ange absent, regarde une dernière fois la route empruntée. Sous les colonnes d’arbres dont le sommet fuit dans les hauteurs, les traces de tes pas se sont presque dissoutes ; et la nuit recouvre leur pudeur.

    Faudrait-il compter en heures ou en tonnes de poussière tout ce qui t’a échappé des mains ? Quand as-tu capitulé ? Ou bien n’as-tu fait que consentir à admettre que chaque minute de ta vie t’avait irrémédiablement conduite sur la faille, dans une savante gesticulation qui s’est emparée de toi, des autres, de l’univers entier, étonnamment coalisés contre toute résistance ? Le repos s’acharne à s’esquiver, il ne te reste que la raideur ou la démesure. Et tu es, cette nuit, si fatiguée d’agir ! Tes lèvres n’ont rien dit depuis des lustres, il faudrait en appeler à ces silences humides qui coulent de tes yeux, leur longue et lente descente le long de ton visage, presque un masque mortuaire à présent. Qu’ils racontent, s’ils pouvaient remonter jusqu’à leur source, l’incomparable alchimie de leur naissance.

    2

    Lorsqu’elle se regarde dans le miroir, tout devient clair : le saillant des pommettes, la ligne de fuite du menton, les lèvres que d’autres auraient dites pleines et larges et un peu massives sans doute… Alors elle ne peut se résoudre à garder longtemps ces affreux verres de loupe qui lui font des yeux immenses et perdus ; et ainsi déformés, ils ne semblent habités d’aucune intelligence, en tout cas rien de vivant, de pétillant. Mais lorsqu’elle les enlève, lorsqu’elle a cette folie de ne plus se souffrir ainsi face à face, alors c’est le monde entier dont les contours s’évaporent. Elle redevient le poisson-lune sorti des fonds marins. Les délimitations disparues, tout étant nimbé d’une brume invasive, elle suffoque presque de si peu percevoir là où commencent et finissent les choses, dont les contours, l’instant d’avant, la rassuraient.

    Elle a livré combat, autant qu’on puisse le concevoir, dans un espace-temps qui n’est pas sans limites. Elle a malmené, par d’interminables contractions, parfois jusqu’à l’insoutenable, les muscles de l’abdomen. Le front doit toucher les genoux, les mains derrière la tête, montant et descendant le haut du corps, elle se moque de la sueur brûlante qui coule dans les yeux. Ce rituel accompli, après que des semaines de négligences en aient fait perdre le bénéfice supposé, elle tâtait et empoignait, allant presque jusqu’à tordre la chair, quand le ventre s’était épaissi. Timidement, à partir de la classe de troisième, elle mettait un blanc gris sur ses yeux, pailleté sans excès. Elle sortait en trombe de la salle de bains, tête baissée, courant presque pour atteindre la grille du jardin. Et qu’importent les mots hivernaux et les regards contondants qu’elle récoltait à son retour de l’école, quand par mégarde elle ne s’était pas essuyé les paupières. Plaire, cette vaste mascarade ! Et malgré la dépense d’une énergie éperdue, il semblait évident qu’elle ne serait jamais « la » personne. Celle qui compte, celle à qui l’on pense, même au loin. Son casier resterait vide de ces papiers pliés que certaines filles recevaient parfois au matin, en arrivant en classe, et qu’elles découvraient les yeux brillants ou la bouche plissée de dépit. On ne la compterait jamais parmi les belles des belles, dont l’éclat serein ou ravageur occupe à chaque instant tout l’espace du possible.

    Elle n’a jamais aimé ces filles-là, si semblables et indistinctes à ses yeux. Quand venait la saison des mèches tombantes et des cheveux longs, vous étiez presque sûr de les voir ainsi, elles s’étaient composé un visage à faire bouillir les mâles. Une horrible frange sur les yeux, en tenant l’anse de leur énorme sac à main à bout de bras décharnés, serrées dans leurs jeans de torture qui laissent les chevilles découvertes, elles trottaient d’une manière si ridicule qu’il eût été facile d’arrêter la scène. Oui, s’immiscer là, en plein milieu, et dire regardez-vous, distribuer des gifles imaginaires et des miroirs de vérité, ceux qui vous renvoient l’image du fond de l’âme, à en pleurer de honte !

    Mais il n’en fut jamais ainsi de Clorinda, peut-être à cause de sa manière grise et indéterminée de se tenir face au reste du monde. Pour rien au monde, elle n’aurait supporté qu’on la remarque pour de mauvaises raisons, ces déguisements pour filles auraient fait son malheur, elle en était certaine. Il lui fallut traîner avec elle sa transparence, son absence d’éclat. Elle paraissait ainsi, le corps nimbé de malaise, affaissée de droite ou de gauche, les bras croisés ou bien une main sur le coude de l’autre bras, pendant…

    Et c’est dans cette attitude si reconnaissable qu’elle attendait, ce matin-là de septembre, il y a un an à peine, immobile et légèrement en sueur, que le transport scolaire inter-villages veuille bien arriver jusqu’à elle. Le bourg qu’elle avait quitté paraissait suspendu à l’incertitude des brumes, avec en plusieurs endroits les stries diaphanes du matin revenu, s’infiltrant entre les branches des arbres, les arrêtes des murs ou les poteaux du mobilier urbain, pâles rayures de joie claire entre les ombres. Dans le bus, elle s’était laissé bercer par les remous paisibles des chemins traversés. Elle fermait les yeux, comme remise entre les mains d’un masseur d’âme. En arrière-plan des paysages sur la vitre, les visages des passagers. L’odeur alentour ne présage rien d’agréable, ce que donnerait une peau rance aspergée de mauvaise eau de toilette. Tous, ils revenaient inlassablement aux mêmes heures, aux mêmes places, souvent. Ils montaient avec constance, aux arrêts déterminés, les trois hautes marches du véhicule, comme on irait à l’échafaud. Ce bruit métallique lui soulève le cœur, lui étreint la gorge. Ces pas lourds sur l’aluminium de l’escalier, ces corps malodorants qui s’approchent, rapides ou empesés, en frôlant les accoudoirs… Alors elle enfonce plus profondément les écouteurs, les doigts repliés comme des crochets contre ses oreilles, elle colle davantage sa joue contre la vitre constellée de traces d’haleine et de buée séchée. Cette éternelle vitre jamais nette, si on pouvait seulement la traverser d’un seul coup et se faire aspirer vers le haut, par les nuages ! Sa mâchoire se serre lorsqu’elle les devine en coin, à la dérobée, ceux qui chaque matin sont installés comme elle, à la même place, et se laissent conduire. Mais avec

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