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Livre électronique634 pages9 heures

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À propos de ce livre électronique

Suicide ou meurtre? Jacinthe décède le jour de son 30e anniversaire. Son fiancé Jérôme, en état de choc, n’y comprend rien.

Le Coroner a tranché : suicide. Jérôme refuse cette conclusion et convainc son meilleur ami Jean de prouver le contraire, avec l’aide de Ginette Lesage, une voyante. Elle les réfère à des personnes-ressources dans les domaines du tarot et de l’astrologie. Les deux amis ne savent trop quoi penser des résultats… plausibles!

La journée fatidique ainsi recréée ouvre un éventail de possibilités. Faut-il faire le lien avec l’autobiographie de Jacinthe intitulée Puzzle? Qu’attend le détective Thériault pour reprendre son enquête? Jérôme et Jean retrouveront-ils la sérénité? Ils le mériteraient bien…
LangueFrançais
Date de sortie7 mai 2019
ISBN9782897752330
Puzzle
Auteur

Jocelyne Langlois

Jocelyne Langlois, à la fois auteure (membre de l’UNEQ), artiste peintre (membre du RAAV), conférencière et traductrice diplômée de l’Université McGill, a publié trois recueils de poésie : Ces ombres qui nous caressent, La confrérie des poètes retrouvés et Jouer avec le feu. On peut lire sa poésie dans deux recueils collectifs, en France et au Québec. www.jocelynelanglois.com

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    Aperçu du livre

    Puzzle - Jocelyne Langlois

    I

    L’HABIT NE FAIT PAS LE MOINE

    Mercredi 15 août 1979. Métro-boulot-dodo. Pas pour elle! Jamais dans cent ans! Pas pour celle ayant lutté toute sa vie contre le conformisme! Tant bien que mal. Elle vient pourtant de rendre les armes, emmitouflée dans sa doudou devant la télé, à regarder la seule série qu’elle se permet, une fois par semaine. Sa récompense pour avoir été sage. Elle ne se couchera pas trop tard pour être en forme demain. Adieu liberté...

    Ainsi, Jacinthe se conforme sans rechigner à ses horaires. Après avoir déniché son premier emploi, trop fatiguée par ses années d’études et de sacrifices, l’adrénaline redescendue à son plus bas niveau, elle n’avait eu d’autre choix que d’abdiquer et de se laisser glisser dans le piège du 9 à 5. Métro-boulot-dodo. Il faut dire que le détenteur de la clé de sa cage dorée s’appelle Jérôme, son collègue et amoureux.

    Jacinthe s’est débarrassée de sa routine du soir pour justifier la récompense qu’elle s’accorde après autant de tâches ennuyantes. Grâce à une discipline implacable, elle avait atteint ses objectifs à long terme. Loin derrière elle : la culpabilité associée à la procrastination! Sport national, semble-t-il, de Québécois présumés champions mondiaux en la matière. Facile à comprendre, avec les impacts de quatre saisons à gérer. Un couteau à deux tranchants que ces saisons incontrôlables, arrivant et partant au gré de leurs caprices, sans égard aux diktats du calendrier!

    Avec l’hiver qui n’en finit plus, certains Québécois s’enferment à la maison de crainte de mourir congelés dans un froid subarctique ou de se faire ensevelir sous des tonnes de neige. Un hiver fatigant comme un chum qui vous colle après parce qu’il vous aime davantage que vous, à tout jamais.

    L’absence de son amoureux se fait sentir. Elle le considère comme une chaude brise d’été qu’on veut garder pour soi le plus longtemps possible.

    Le climat québécois, défini comme tempéré de catégorie continentale, s’avère pourtant l’un des plus traîtres de la planète avec ses écarts extrêmes de température où parfois dans la même journée, l’on peut vivre les quatre saisons. L’hiver : comme un mari cyclothymique aux fréquentes sautes d’humeur élimant vos réserves de patience et de tolérance.

    Vu que le Québécois moyen subit la température, il lui arrive en hiver de devoir annuler des sorties en raison des alertes de mauvaises conditions routières. En été, pour jardiner et s’occuper du terrain, il s’attend à ce que le soleil daigne paraître, mais lorsque le miracle se produit, il a tendance à sortir pour profiter de ce beau temps si rare!

    On dirait que l’étudiant moyen, tel un funambule, aime vivre sur la corde raide : souvent, il attend à la dernière minute pour rédiger ses travaux, puisant à même une source d’énergie semble-t-il inépuisable. Aurait-t-il peur de perdre son temps en agissant autrement? Plusieurs se complaisent dans cette poussée d’adrénaline sans drogue.

    Jacinthe, quant à elle, n’avait jamais attendu à la dernière minute pour effectuer ses travaux. Tout devait se faire dans un ordre précis et chronologique, une bonne façon d’éviter un stress épuisant.

    Elle poursuit ses réflexions. Qu’on le veuille ou non, au Québec, on finit par s’adapter au climat. Un must comme sujet de conversation. Presque un deuxième sport national, après la procrastination. On ne peut passer une journée sans parler de température. Tradition oblige.

    Toute bonne conversation débute par : Bonjour, comment ça va? Après la réponse, il s’ensuit une longue litanie. Il fait (trop chaud), (trop froid), (trop humide). J’ai mal aux os, j’ai hâte qu’il fasse soleil… J’ai hâte que l’hiver arrive! Pas drôle, avec la fonte des neiges, les embâcles sur les rivières… Pas drôle, toute la pluie avec ça, les maisons inondées… Pas drôle, mon terrain détrempé m’empêche de commencer mon jardin… La canicule : plus capable! Pelleter de la neige : plus capable! Ah! Que c’est beau les couleurs de l’automne! Je déteste les mannes à la Saint-Jean-Baptiste : ça beurre mes vitres de char. Ça conduit mal sur des rues pleines de feuilles mortes mouillées. Ah! le pollen sur mes vitres! Ah! les bourdons écrasés sur mon pare-brise! Les maringouins, ça vit où, coudonc, pour qu’il y en ait autant? Heureusement que je vis à Montréal, il y a moins de bibittes. Ah! les rues crevassées… Avec des hivers moins durs, on aurait peut-être des routes qui ont de l’allure!

    En réalité, nos écarts de température dérangent tellement que même l’asphalte se contracte sous la peur et nous laisse des nids de poule en échange. S’il parlait, l’asphalte, il se plaindrait autant que nous!

    Le climat crée aussi des liens d’amitié improbables aux arrêts d’autobus : Il fait beau, hein? Ça fait du bien.

    Les Québécois, dignes survivants des premiers colons venus s’établir dans cette jeune contrée, ont hérité de leurs courtes lignées d’ancêtres d’une extraordinaire capacité d’adaptation et d’invention provenant de leur résignation face aux intempéries, profitant de leur sédentarité pour développer une patience infinie, tout comme les Suisses. À la place des premiers colons, se dit Jacinthe, je me serais sans doute évadée de la Nouvelle-France par le premier bateau en partance vers une île du Sud.

    Grâce aux conseils reçus des Amérindiens au début de la colonisation, le Québécois a appris à s’adapter aux pires conditions, dont l’impossibilité de chasser et de pêcher à certaines périodes de l’année. Il fallait faire preuve de débrouillardise et même ouvrir des chemins!

    Cette créativité s’est perpétuée avec des innovations comme celles du métro de Montréal (wagons sur pneumatiques et réseau entièrement souterrain, donc à l’abri des intempéries). Si Montréal a pu servir d’hôte à l’Expo 67, c’est qu’on a créé de toutes pièces une île artificielle (Notre-Dame) à même la terre déplacée pour creuser le métro! Un site toujours d’intérêt mondial. Il y a eu ces merveilles hydroélectriques : les barrages de La Manic et de LG-2. La réputation du Québec n’est plus à faire en matière d’ingénierie.

    Ainsi, Jacinthe pense à son oncle Xavier, l’un de ces brillants cerveaux. Elle n’aurait pu rêver de meilleur parrain : toujours là à chaque occasion, disponible, généreux de sa personne et en présents. Il la faisait se sentir importante.

    Son oncle et Jérôme, bien que de la même trempe, n’exercent pas la même profession.

    La sonnerie reliée à l’entrée principale la fait sursauter. Elle se lève avec lenteur et appuie sur le bouton de confirmation. Après avoir vérifié à l'œil magique, elle constate avec soulagement qu'il s'agit de sa tante Yolande. Dans la cinquantaine, petite, grassouillette, elle s'exprime et marche toujours de façon alerte.

    — Bonsoir, marraine, entre. Veux-tu bien me dire ce qui se passe?

    — Excuse-moi, chère, j'espère que je ne te dérange pas trop.

    — Pas du tout.

    — Excuse-moi encore une fois, ma chère enfant, je ne pouvais pas dormir et tu comprends, à cette heure-ci, je ne savais pas trop où aller. J'espère que je n'ai pas réveillé Jérôme.

    Jacinthe la prend par l'épaule et l’entraîne vers la salle à dîner.

    — T'en fais pas, Jérôme n'est pas ici. D'ailleurs, tant mieux! Nous serons plus à l'aise pour bavarder.

    — Es-tu sûre que je ne te dérange pas?

    Jacinthe, fatiguée, s'efforce de garder un ton amical.

    — Marraine, si tu t'excuses encore, je te mets à la porte! Je te le répète : Jérôme travaille à Québec jusqu’à mardi et j'en ai profité pour me coucher plus tôt. J'avais un peu le cafard. Au contraire, ça me fera du bien de te parler, je m'ennuyais. Veux-tu un bon café?

    — Oui, bonne idée.

    À la salle à dîner, elle ajuste l’éclairage afin de créer un climat propice aux confidences, et de nouveau lui demande ce qui ne va pas.

    Sa tante lui rend visite régulièrement puisqu’elles habitent le même quartier. En dépit de leur grande différence d'âge, des liens d'amitié les unissent. Jacinthe, de la trempe de ces personnes sachant écouter, attire les confidences. La souffrance morale qu'elle a surmontée lui a permis d'acquérir une grande maturité. Lors de périodes difficiles, elle avait choisi de ne consulter aucun professionnel, préférant s'en tenir à ses propres ressources. Depuis, son optique avait changé. D’ailleurs, lors de sa dernière épreuve, elle s’était résignée à prendre des antidépresseurs. Il ne lui en reste plus qu’une trentaine.

    Sa longue introspection, au moyen de l’écriture, lui avait permis d’atteindre une certaine sérénité.

    Sa tante s'éclaircit la voix, signe qu’elle en aurait long à raconter.

    — Lait et sucre dans ton café?

    — Non merci, chère, je le prends noir depuis que j'ai commencé ma diète.

    Un long silence s’installe. Yolande relève le menton, comme si elle avait longtemps marché tête basse, sous le poids de la honte, et pince légèrement les lèvres avant d’annoncer :

    — Ton oncle me trompe, chère.

    — Ah oui?

    — Mais pas avec une femme.

    — Ah?

    Jacinthe essaie tant bien que mal de camoufler sa surprise. Elle ressent la peine de sa tante, sa frustration et son sentiment d'impuissance.

    — Mais ce n'est pas ce que tu penses, Jacinthe.

    — Ah?

    — Fétichisme, tu connais ça?

    — Oui, enfin, je crois que oui.

    — Et d'après toi, ça serait quoi?

    — Ça doit sûrement avoir rapport avec les religions, tu sais? les fétiches? les idoles? À l'école, les professeurs m'avaient enseigné que des tribus adoraient les idoles ou fétiches, des statues faites de bois ou de pierre, au lieu d'adorer la divinité dans son concept abstrait. C'est bien ça?

    — En gros, oui. Mais j'ai appris une autre signification.

    — Vraiment?

    — Eh bien! Figure-toi, chère, que l’autre jour, je cherchais une facture, je crois, comme preuve d’achat. Peu importe, ce que j'ai vu m'a tellement troublée que je n’y ai plus pensé… En passant, je réalise que, pour la première fois en plus de vingt ans de mariage, j'avais fouillé dans ses tiroirs de bureau.

    — Oui, mais je ne vois pas le rapport avec le mot fétichisme.

    — J’ai trouvé au fond d’un tiroir des sous-vêtements de femme, tous noirs : soutien-gorge, petite culotte, porte-jarretelles et bas de nylon.

    — Ô mon Dieu!

    — C'est rien, ça, j'ai aussi trouvé des reçus. J’ignore pourquoi il les a gardés. Ça fait des années qu'il achète ça. Presque depuis le jour de notre mariage.

    — Oh non!

    Jacinthe ne sait plus trop quoi dire.

    — Lui en as-tu parlé?

    — Oui, je voulais savoir! J’ai d’abord cru à l’existence d’une maîtresse. Imagine-toi donc, chère, que ton oncle a tout nié! J'ai continué de le questionner jusqu'à ce que le chat sorte du sac, et tu sais ce qu'il m'a répondu?... qu'il les collectionnait! Voyons donc, voir si un homme achète des sous-vêtements comme ça, pour rien, juste pour les regarder, sans qu'il y ait une femme dedans!

    Tante Yolande prend une gorgée de café avant d’ajouter :

    — Moi, je pensais que notre amour du début s'était transformé en amitié, comme ça arrive souvent. J'étais loin de me douter de ça. Je lui ai de nouveau demandé s'il me trompait. Il m'a juré que non, qu'il m'aime trop pour me faire ça, que je devrais regarder tout ce que j’ai et qu'il travaille très fort pour nous gâter, les enfants et moi. Je dois t'avouer que ton oncle a raison en ce sens, je n'ai jamais manqué de rien et il a toujours été très généreux. À part le côté sexuel, je pourrais même me vanter d'avoir un mari exemplaire. Je, je... j'ai fini par éclater en sanglots, je ne savais plus quoi penser. Ton oncle aussi avait le cœur gros, il m'a aussitôt prise dans ses bras et essayé de me consoler du mieux qu'il pouvait. Il m'a même proposé de partir en croisière ou en voyage pour une semaine ou deux, vu que le dernier remontait à un certain temps. Impossible pour moi de lui donner une réponse immédiate. Tu comprends, j'étais bouleversée. J'ai dit à ton oncle que j'avais besoin de temps pour rassembler mes idées. Tu vois, ce n'est pas un homme méchant. Voyant la peine qu'il me faisait, il a finalement décidé de tout m'expliquer. Ces vêtements-là, il ne les collectionne pas pour leur beauté ou pour que ça lui donne le goût de faire l'amour avec moi. Oh non! Ça aurait été tellement plus simple! Voici le hic : au lieu de faire l'amour avec sa femme, il préfère regarder ces sous-vêtements. Tu devines la suite?

    — Mon Dieu!

    — J'ai dit pareil. Au moins, si ton oncle me trompait avec une femme, je saurais contre qui me défendre, mais des vêtements, te rends-tu compte? Comment me battre contre ça? Vingt ans que ça dure! Une vieille habitude.

    — Je pense que c'est pas normal, marraine.

    — Tu as raison. J'ai consulté notre médecin de famille. Il a demandé à voir ton oncle, mais bien sûr, il a refusé. Le médecin m'a alors parlé de fétichisme. Tu sais, quelque part dans leur enfance, ces hommes-là ont eu une certaine expérience les ayant traumatisés et, avec le temps, ils finissent par préférer l'objet à leur femme ou leur petite amie. Mon médecin m'a prescrit des calmants, mais je n’ai pas voulu. J'aime mieux prendre un somnifère, à la place. Tu comprends?

    — Oui. Telle que je te connais, ça vaut mieux pour toi. Je peux faire quelque chose?

    — Non, chère, tu as déjà été assez bonne de me recevoir aussi tard en soirée. Ton oncle brille par son absence, pas encore revenu de sa réunion habituelle du mercredi soir. Moi, je n'étais plus capable de garder ça pour moi seule. Tu ne peux pas savoir comme ça m'a soulagée de te parler.

    — Ça m'a fait plaisir... À mon tour, maintenant, de prendre soin de toi. Tu m'as assez changé de couches quand j'étais bébé!

    — Là, c'est les idées que tu me changes!

    Sourire a libéré un peu de tension chez Yolande qui se lève brusquement, corrige un pli sur sa jupe, s'allonge le bras pour saisir son sac à main et regarde l'heure.

    — Bon, bien, chère, je vais m'en aller, je ne veux pas te déranger plus longtemps. Merci pour ton délicieux café. Ton oncle va bientôt revenir à la maison et s’il ne me voit pas, il va se poser des questions.

    — Ça lui ferait du bien d'être un peu jaloux.

    — Normalement, oui, mais pas dans les circonstances, ça serait comme de jeter de l'huile sur le feu.

    — Tu crois?

    — Bien sûr. D'ailleurs, mon médecin m'a dit que les fétichistes acceptent rarement de se faire soigner. S'il croit que je le trompe avec un autre, ça ne fera qu'empirer sa manie.

    — Mon Dieu! Bien trop vrai. Alors, il ne te reste plus qu'à l'accepter tel quel.

    Tante Yolande pousse un long soupir, puis secoue la tête énergiquement comme pour en chasser les idées. Elle ajuste la ceinture de sa jupe une dernière fois, puis sort de la salle à dîner.

    — Encore une fois merci, Jacinthe, ça ne règle pas mon problème, mais au moins je me sens mieux d'avoir pu me vider le cœur.

    — Tant mieux si j'ai pu t'aider un peu. Si ça ne va pas mieux, n'hésite pas à revenir me voir. De toute façon, ma porte t’est toujours ouverte.

    — Merci.

    Après le départ de Yolande, Jacinthe a de la difficulté à trouver le sommeil. Elle n'aurait jamais cru ça de son oncle qui semble si bon, si calme, charmant, plein de tendresse et d'affection envers ceux qu'il aime... Pourra-t-elle le regarder du même œil, maintenant? Elle lit quelques pages et s’endort d’un sommeil léger.

    * * *

    Samedi 29 septembre 1979. Autre journée épuisante pour Jacinthe qui continue de s’occuper seule des préparatifs de fiançailles et du mariage. La température se fait plutôt douce pour ce temps de l’année, même s’il pleut par intermittence. Un léger mal de ventre la dérange. Elle s’ennuie de Jérôme qui travaille et, à son arrivée, se dit trop fatiguée pour sortir ailleurs qu’au restaurant Bercy, au rez-de-chaussée de l’immeuble.

    Ils passent un samedi soir tranquille à regarder la télé et à lire, puis se couchent avant le journal télévisé. Jérôme devra se lever tôt pour prendre l’avion. Tous les deux dorment d’un sommeil sans rêve.

    * * *

    Mardi 2 octobre 1979. Au son du déclic de la porte d'entrée, Jacinthe va accueillir son amoureux.

    — Et puis, Jérôme, comment trouves-tu ta bien-aimée après une si longue absence?

    — Entre mes bras!

    — Jérôme!

    — Et toi, comment trouves-tu ton superbe conjoint bien-aimé?

    — À la porte!

    Ils s'étreignent en riant et s'embrassent.

    — Et puis, le congrès du Barreau?

    — Pas mal, mais je n'ai rien appris de nouveau. Pas très intéressant non plus, sauf en ce qui concerne les rencontres entre confrères. Dans le fond, j’aurais préféré être avec toi.

    — On dit ça... Pourtant, c'est pas parce qu'on est à la diète qu'on n'a pas le droit de regarder le menu!

    — Tu sais que je ne t'ai jamais rien caché.

    — C'est toi qui le dis.

    — Sois sérieuse un peu, Jacinthe, tu te souviens de notre promesse de tout nous raconter?

    — Oui, ça n'a pas toujours été facile, mais comme nous étions tous les deux d'accord, à la longue, je crois que cela en a valu la peine.

    — Moi aussi. Tu sais, tu m'as tellement fait rire l'autre jour, quand tu m’as dit que la fidélité te passe dix pieds par-dessus la tête que je n'ai jamais triché ma diète.

    — Moi, tu veux dire?

    — En plein ça. Comme un enfant à qui tu fais mâcher dix gommes ballounes en même temps. Fort probable qu'il ne recommencera pas.

    — Et n'oublie pas, mon gros nounours… Pendant que tu fêtes aux Îles Moukmouk, pour moi aussi, les occasions ne manquent pas.

    — Pour vrai?

    — Oui. J'ai même dû mettre une annonce dans le journal pour avertir tous mes soupirants d'arrêter de m'appeler. En plus, ça devient blasant, à la longue, de signer des autographes sur la rue.

    — Tant que ça?

    Les blagues continuent de fuser pendant un bon moment. On badine, on fait le point sur les événements des derniers jours. Jacinthe ne mentionne pas la visite de sa tante : cette confidence, elle n’en fera part à personne jusqu'à sa mort.

    — Tu sais, Jérôme, j’ai envie de te dire que je t'aime profondément. Sache aussi que cet amour est éternel, quoi qu'il m'arrive.

    — Pourquoi me dis-tu ça?

    — Je ne sais pas.

    — Redoutes tu quelque chose?

    — Non.

    — Que se passe-t-il?

    — Rien, il me semble que ça faisait longtemps que je ne te l’avais pas dit. Chaque jour qui passe fait tomber un peu plus de grains dans le sablier.

    — Voyons, Jacinthe, pourquoi tu parles comme ça? Ça m’inquiète. Est-ce que ça va?

    — Euh… Oui.

    — Tu sembles distraite.

    — J'essaie de comprendre ce qui m'arrive, Jérôme. Oh! Prends-moi dans tes bras!

    — Viens, ma chérie. Parfois, je me demande si je ne devrais pas t'emmener plus souvent avec moi.

    Jacinthe se blottit contre son amoureux sur le sofa blanc et se couvre les jambes avec un jeté de laine qu'elle a crocheté.

    — Non, ça n’a rien à voir, Jérôme, je me sens un peu bizarre, presque comme si j'avais bu trop de vin.

    — Fatiguée?

    — Probablement.

    — Allons nous coucher. Nous avons du temps à récupérer.

    — Moi, c'est du sommeil que je dois récupérer.

    — Il paraît que le sommeil, ça ne se récupère pas.

    — Dans ce cas, allons donc récupérer autre chose!

    Jérôme l'enlace dans ses bras. Ils s'embrassent ardemment, leurs corps attirés par un aimant invisible. Ils se dirigent lentement, encore enlacés, jusqu'à leur chambre lumineuse au grand lit blanc où ils font l'amour avec une fougue d'adolescents. À peine remise de leurs effusions, Jacinthe se blottit de nouveau contre Jérôme. Elle ressent un malaise qu'elle peut à peine définir, un étourdissement, un léger mal de tête. Elle se sent très fatiguée. N’ayant pas de courbatures, elle sait qu’il ne s’agit pas d’un début de grippe. Serait-elle...? Non, impossible! Elle fait appel, finalement, aux techniques de relaxation apprises à la Conscience Karmique. Après plusieurs minutes, elle s'échappe de la réalité, sourire aux lèvres.

    * * *

    Mercredi 10 octobre 1979. Le mercredi soir, il se fait toujours appeler Francis. En plus de sa beauté physique, il émane de sa personne un charme provenant de sa grande confiance en lui et de sa facilité d’approche, autrement dit, de son manque total de snobisme en dépit de sa haute position sociale.

    Il intrigue car enveloppé d’une aura de mystère propre à une certaine élite. On ressent une impression de... sacré. Secret… Comme s’il protégeait une clef de voûte ou pratiquait des rituels occultes tout en menant une vie normale. Il pourrait incarner un franc-maçon, un templier ou un alchimiste à la recherche de la pierre philosophale dans le but de changer les métaux vils en or, guérir les maladies ou prolonger la vie humaine au-delà de ses limites naturelles.

    Avec son port de tête altier, il semble encore plus grand. Il marche à pas mesurés, avec une nonchalance calculée dans le geste, du balancement de ses bras jusqu’à sa façon de tourner la tête d’un côté puis de l’autre comme s’il avait toute la vie devant lui. Dans une église, on se serait écrié : Wow! Quel évêque!

    Dans ce quartier, un prêtre devrait retirer son col romain comme un laïc son jonc de mariage.

    Rien ne sonne faux chez Francis, avec ses airs innés de noblesse. S’il avait quelque chose à cacher, il ne serait pas en train de déambuler sur la rue Sainte-Catherine dans le secteur Red Light de Montréal. À la recherche d’une Sonia, une belle grande blonde aux yeux bleus qu’il finit par remarquer devant la vitrine du Beau Geste, boutique de vêtements pour hommes. Elle donne l'impression de faire du lèche-vitrine. En attendant qu’il arrive.

    Ici, il ne veut pas éveiller les soupçons risquant de déclencher un scandale, contrairement à l’hôtel chic habituel où il pouvait prétexter un rendez-vous d’affaires.

    Or, ce mercredi, Natasha (sa régulière) avait dû être transportée par ambulance à l’hôpital. Aucune chambre de grand hôtel n’avait été réservée à son nom et Mme Maude, qui servait d’intermédiaire entre sa fille et Francis, n’avait pu lui offrir rien de mieux que Sonia la dépanneuse. Elle lui faisait entièrement confiance.

    Francis sait qu’il détonne dans son complet élégant et avec son gros attaché-case, aussi a-t-il préparé un prétexte lui servant de talisman : il rend service à l’un de ses amis avocat lui ayant demandé de prendre livraison d’un contrat signé par un propriétaire de cabaret désirant embaucher une étoile du burlesque d’un pays de l’Europe de l’Est. Explication étriquée, mais plausible. Personne n’oserait lui poser d’autres questions. Toute sa vie, il avait manifesté la force de persuasion d’un politicien.

    — Chaque client référé à Sonia a été entièrement satisfait de ses services, insiste Mme Maude. Sonia préfère travailler dans le Red Light pour des raisons d’ordre pratique. Elle vous en parlera sûrement en personne. Vous savez, Francis, comme mes autres filles, elle voudra passer un peu de temps avec vous avant d’en arriver à l’objet de votre rendez-vous.

    Francis aimait bien se faire vouvoyer, mais détestait les surprises et le changement. D’habitude, il bavardait au préalable avec Natasha. Il appellera Mme Maude le lendemain pour recevoir de ses nouvelles et, en cas de séjour prolongé de sa régulière à l’hôpital, lui fera livrer des fleurs.

    En dépit d’une enfance passée dans un milieu plutôt modeste, il avait réussi à s’élever au-dessus de sa condition. Ayant côtoyé des enfants de riches pendant ses hautes études, il avait appris les caractéristiques du Red Light et l’origine de son nom : les anciennes lanternes rouges trônant devant les portes des maisons closes au début du 19e siècle. On y trouvait tout ce qu’il y avait d’illicite : le jeu, des débits de boissons illégaux et le proxénétisme, tout cela lié à la prohibition aux États-Unis et au caractère portuaire de la ville. Le Red Light couvrait un quadrilatère formé par les boulevards Saint-Laurent et Dorchester, ainsi que les rues Sherbrooke et Saint-Denis. Ses amis de collège lui avaient aussi parlé de Mme Maude.

    Francis aurait refusé catégoriquement de rencontrer Sonia sur la Main (le boulevard Saint-Laurent près de la rue Sainte-Catherine), ainsi le lieu du rendez-vous avait été fixé plus loin. Il connaissait trop bien l’attrait de ses neveux et de leurs amis pour les hot-dogs steamés du Montreal Pool Room, un incontournable dont ils lui parlaient de temps en temps en riant de ce qu’ils avaient vu. Une rencontre fortuite avec l’un d’eux, et bye-bye son mariage! Le risque s’avérait quand même minime, auquel cas, il saurait comment tirer son épingle du jeu.

    Aux yeux des piétons, il semblait faire une simple promenade. Il avait été convenu qu’après leur conversation discrète, Sonia et lui se dirigeraient rapidement ailleurs, séparément. On n’est jamais trop prudent.

    Lorsque Francis avait appris de Mme Maude qu’il ne pourrait voir sa régulière, il en avait d’abord été très contrarié. On aurait pu le définir comme étant un homme régi par des habitudes – d’où sans doute l’impression ecclésiastique qu’il dégageait – et même s’il détestait en déroger, il avait acquiescé à la substitution. Pas le choix. Sinon, fini, son mercredi soir de détente! Cette soirée vitale lui permettait de préserver son équilibre, la paix dans son mariage et la tranquillité du patrimoine commun.

    Francis, devant la boutique, aborde Sonia en lui demandant, à brûle-pourpoint :

    — Sors-tu?

    — Avec un beau gars comme toi, bien sûr. C'est quoi ton nom?

    — Francis. Toi?

    — Sonia.

    — Mme Maude m’a parlé de toi.

    — Viens, allons prendre un café.

    Sonia ne se retourne pas de face pour lui parler. Rien ne doit donner l’impression qu’elle fait de la sollicitation. Règle numéro un du métier.

    Elle l’invite au gîte Tendres moments (où Mme Maude a réservé une chambre en son nom), situé en plein Red Light! Bien que déçu, il ne peut plus reculer. Pour s’y rendre, il devra rebrousser chemin, monter sur Saint-Laurent jusqu’à Sherbrooke et tourner à droite. En fouillant dans sa mémoire, il comprend que le gîte fait partie de ces ravissantes maisons en rangée, de style victorien, en pierres de taille grises de Montréal.

    Il devra passer devant cet imposant édifice ressemblant à un séminaire, l’ancien Collège Mont-Saint-Louis où l’on avait jadis enseigné le cours classique. Son poète préféré, Émile Nelligan (dont il avait lu les poésies complètes) qui avait habité tout près, y avait étudié quelques années en externe, sans grand succès. La bâtisse avait aussi servi d’hôte au cégep du Vieux Montréal jusqu’en 1976. Elle fut ensuite reconnue monument historique, une bénédiction pour la préservation de ses caractéristiques architecturales. Quelle en serait la vocation? Francis l’ignore. Probablement une conversion en appartements du genre condominium, la grande mode, se dit-il.

    Voici la rue Sherbrooke. Il tourne à droite et passe, nostalgique, devant l’ancien séminaire. Après avoir traversé la rue Sanguinet, il remarque le Centre liturgique de Montréal qu’il avait complètement oublié. Sa façade carrée, contemporaine, constituée de gros blocs de pierres grises lisses, s’harmonise parfaitement aux maisons d’à côté. Francis ne peut s’empêcher de sourire en pensant à l’ironie du sort : à moins d’une trentaine de mètres du Centre trône une maison de débauche déguisée en gîte touristique.

    Dès son arrivée au Tendres Moments, Francis remarque la pancarte indiquant Complet. Bonne astuce, se dit-il, pour éviter des situations embarrassantes. Sonia lui avait dit de sonner avant d’entrer et d’indiquer au préposé qu’il avait rendez-vous avec elle. Roméo lui pointe du doigt une petite pièce servant de cuisinette où Sonia, déjà arrivée, prépare du café. Tous deux s’installent dans la pièce d’à côté, dotée de sombres draperies closes. Seul éclairage : des lampions sur table.

    Sonia continue de jauger Francis. Il ne lui inspire aucune crainte. Plutôt le contraire. Elle tombe sous le charme.

    En servant les cafés, Sonia, se confie plus que jamais… Comme des dizaines d'autres dans sa situation, elle avait commencé à louer son corps du temps de ses études (au cégep du Vieux Montréal), dans le but de l'aider à payer ses études. Sonia, une élève brillante, adorée par ses parents qui n'avaient jamais eu les moyens de la gâter autant qu'ils l'auraient voulu, avait souffert de la pauvreté depuis son enfance et s'était juré de s'en sortir, à n'importe quel prix. Même à celui de mon corps, se dit-elle. Francis ressent une vague de sympathie, il la comprend.

    Elle se sent bercée par son empathie au point de lui révéler son nom véritable, Ginette Larose, qu'elle trouve trop ordinaire, sans compter qu’elle préfère l’emploi d’un nom de métier.

    Même si elle ne le lui dit en tant que tel, Francis lui soupçonne une âme de comédienne. Elle aime se faire appeler Sonia, joue son rôle, adopte une attitude différente, devient une actrice du sexe, un animal de cirque répondant aux ordres et attentes de ses locataires d'une heure ou d'une nuit. Faire plaisir, en donner, en avoir de temps en temps, contre de l'argent comptant, quelle façon agréable de gagner sa vie, avait-elle constaté à ses débuts.

    Pourtant, elle trouve un côté divin à sa mission de vie temporaire. De toute la bonté de son âme, le don de son corps constitue un sacrifice ultime inestimable permettant à l’homme devant elle de donner libre cours à ses désirs pour qu’ensuite son épouse ne puisse accueillir que le meilleur de lui. Sonia estime qu’il y a une certaine noblesse dans l’offrande de son corps afin que le monde puisse devenir un peu meilleur. Cela, elle ne le confie pas à Francis.

    Parfois, pendant l’acte, elle esquisse un petit sourire lorsqu’elle songe au sacrifice de l’agneau sur l’autel… elle, une agnelle sacrifiée à l’hôtel, au motel ou au gîte... elle qui s’agite… agnelle qui s’agite à l’hôtel... agnelle s’agitant tant... agnelle tentant tant…

    Pendant qu’ils bavardent, elle lui explique son choix du prénom Sonia. Au début de sa carrière d’escorte, elle aurait aimé s’appeler Madeleine. Ce prénom, suivant celui de Marie, possédait une connotation biblique propre à déculpabiliser le plus grand pécheur. Jésus n’avait-il pas dit aux personnes voulant la lapider en raison de son métier de prostituée : Que celui qui n’a jamais péché lui lance la première pierre? Ses clients y auraient-ils accordé de l’importance?

    Elle avait songé à utiliser le diminutif Maddy… Aucun sex-appeal dans le prénom, ni le diminutif… Leur prononciation ne faisait guère travailler l’imagination. Un bon prénom pour elle aurait été Natasha, mot que l’on prononce la bouche grande ouverte. On peut étirer la prononciation du sh. Sha… homonyme de chat… Une chatte… Ha! Ha! Ha! L’origine étrangère lui plaisait aussi. Toutefois, il y avait tellement de Natasha parmi ses filles que Mme Maude lui avait recommandé d’en trouver un autre.

    Celui de Sonia avait retenu son attention. Il lui permettait de mettre ses lèvres en cœur et même de s’attarder légèrement sur le S; elle terminait le A avec la bouche grande ouverte et n’avait qu’à l’agrandir un peu dans un sourire où l’on pouvait admirer à la fois sa dentition parfaite et son ouverture d’esprit. Souvent, elle s’esclaffait. On le sentait même au téléphone. Les deux parties savaient fort bien qu’elle jouait à s’appeler Sonia. Avec elle, tout devenait léger, mignon, amusant… déculpabilisant. Elle leur rendait service contre rémunération et de son côté, elle économisait en vue de ses longues études de premier et de second cycle. Éventuellement, elle contribuerait à la société en payant ses impôts et la ferait avancer par la nature de son futur travail spécialisé.

    Au cours de ses cinq années d'expérience, elle avait été obligée de juger très rapidement avec quel type d'homme elle devait traiter : administrateur, homme de robe… en habit, représentant en voyage. Ses clients les plus réguliers. Elle sortait aussi avec de bons pères de famille dont les femmes refusaient ce qu'elles appelaient des caprices ou pis encore des cochonneries selon la vision du clergé. À ses yeux, il ne s’agissait, pourtant, que de fantaisies sexuelles plaisantes à qui sait se laisser aller. Ces pères : clients occasionnels, tout comme les vieux, les malades, les obèses, les trop beaux, les trop laids, les timides et même parfois, les handicapés (où prenaient-ils donc l'argent?). Elle leur accordait presque toujours un rabais... déficit qu'elle épongeait en demandant plus d'argent à un homme d'affaires bousculé par le temps. Enfin, elle rendait service à tous ceux qui n'avaient pas de compagne régulière, par choix ou non.

    Il y avait aussi les autres, demandant des spéciaux : les masochistes (rapportant gros et sans risque), les pas-de-passe-juste-une-fellation, les rencontres du troisième type même sexe ou non ou ceux qui demandaient des faveurs : elles valaient leur pesant d’or en raison de la rareté des filles prêtes à répondre à la demande. Sonia se méfiait des sados comme de la peste. Elle avait tellement entendu parler de cas de blessures graves infligées à des filles qu'elle préférait se priver du surplus d'argent, quitte à sortir davantage.

    Même si l’intuition de Sonia l’a toujours bien conseillée, elle veut se rassurer. Ce type, là devant elle… Comment s'appelle-t-il déjà? Francis... probablement un nom d'emprunt… Qui voudrait prendre le risque de se faire reconnaître en public, accompagné d’une prostituée?

    Il lui a juste dit qu’il voulait la ligoter. Mme Maude l’avait mise au courant. Oui, elle peut lui faire confiance : jamais rien n’est arrivé à ses filles.

    Sonia cherche quand même à évaluer le risque… Sado? Il cherche juste une émotion forte?

    L'homme n'a aucun tic nerveux ni signe d'impatience. Il sait se maîtriser. Bon signe. Elle le dévisage droit dans les yeux : il ne détourne pas le regard. Encore mieux. S'il avait quelque chose à se reprocher, il aurait le regard fuyant. Ouais, pourtant, certains voleurs qu'elle connaît utilisent le truc, sans vergogne. Elle examine ses mains : longues avec des doigts fins. Musicien? Son pouce : pas celui, large, d'un bagarreur-né. Légèrement incurvé… Comptable? Comme d'habitude, elle ne pose aucune question sur les activités professionnelles de ses clients. Elle finit toujours par l’apprendre, de toute façon. Elle le trouve juste un peu timide lors de cette première rencontre. Pas un néophyte, se dit-elle : jamais il n’a sourcillé en entendant le jargon du métier. Elle remarque également ses souliers de cuir souple, sûrement importés d'Italie. Il porte un habit de très bonne coupe, fait sur mesure, une chemise Yves Saint-Laurent brodée d’initiales (sans F pour Francis, je le savais!), et une cravate Pierre Cardin. Il porte un jonc en or à la main droite et un drôle de jonc en argent au petit doigt de la main gauche. Il a l'air d'un type vraiment bien.

    Comme si Francis avait lu dans les pensées de la fille, il lui parle de son amour de la poésie, surtout de Nelligan dont le recueil d’œuvres complètes – une édition rare sur du papier Louvain antique – constitue son livre de chevet. Il peut réciter chaque poème par cœur.

    Sonia est emballée, elle qui adore la poésie. À l’université, elle étudie en vue d’un double bac en psychologie et littérature. À ses yeux, l’un ne va pas sans l’autre. Francis a trouvé le poème de Nelligan parfait pour elle et lui déclame de sa chaude voix les vers de Thème sentimental :

    Je t’ai vue un soir me sourire

    Dans la planète des Bergers

    Tu descendais à pas légers

    Du seuil d’un château de porphyre

    Et ton œil de diamant rare

    Éblouissait le règne astral

    Femme, depuis, par mont ou val

    Femme, beau marbre de Carrare

    Ta voix me hante en sons chargés

    De mystère et fait mon martyre

    Car toujours je te vois sourire

    Dans la planète des Bergers

    Sonia se laisse séduire, le remercie et prend sa décision. Ils conviennent du prix rapidement. Tarif à l’heure, vu que Francis ne veut pas retourner tard à la maison. Elle lui rappelle de s’enregistrer auprès de Roméo, le préposé de soir, et de payer la chambre. Consigne de la maison pour les spéciaux. Mme Maude me l’avait dit, lui répond-il. Pièce d’identité non requise. Il ne signe que Francis et maquille son nom de famille. Fausse adresse, ça va de soi. Chambre payée en argent comptant. Ça explique tout. Roméo qui avait préparé le formulaire de carte de crédit obligatoire, devenu inutile, le lui remet. Francis le range dans son attaché-case dont il n’a jamais révélé à son épouse le code de déverrouillage. Demain, il déchiquètera la facture au bureau. La prudence a bien meilleur goût.

    Il est plutôt satisfait des bribes de conversation avec Sonia. De savoir qu’elle avait envisagé de s’appeler Madeleine en l’honneur de Marie-Madeleine lui fait tout drôle en tant que catholique pratiquant. À son arrivée à Montréal, il avait gardé l’habitude d’aller à la messe. Le dimanche, il se rend à l’église avec son épouse. Rituel du confessionnal juste avant la messe : il avoue deux péchés mortels : l’adultère et la luxure. Le prêtre lui donne comme pénitence de faire un Chemin de croix auquel il s’objecte : Impossible, en présence de ma femme! Le prêtre, conciliant, lui accorde l’absolution et réduit la pénitence à un rosaire.

    Il récite dans sa tête avec conviction un Je crois en Dieu, un Notre-Père, trois Je vous salue Marie et un Gloire à Dieu. Suivent cinquante rapides Je vous salue Marie où son esprit s’évade ailleurs.

    Chaque dimanche, le prêtre termine la séance en lui disant : Allez en paix, mon enfant, Dieu vous aime et vous protège. Ça l’apaise toujours. Quelle ingénieuse façon de maintenir une bonne conscience! Son épouse ne voit que du feu à son rosaire récité à la vitesse de l’éclair pendant qu’elle s’occupe de sa propre pénitence (minime, pour d’insignifiants péchés véniels).

    Francis, en présence d’une fille osant parler de Marie-Madeleine, croit que leur rencontre lui apportera quelque chose de mystique dont il se souviendra longtemps.

    * * *

    En raison de la température plutôt fraîche, Sonia portait une paire de jeans (seyants et griffés) et un joli chemisier blanc cassé en dentelle sous un veston brun rouille en cuir souple véritable, laissé entrouvert. On remarquait un long collier formé d’une chaîne en or sertie à intervalles réguliers de fines pierres translucides, choisies en raison de leurs couleurs et propriétés (selon les dires d’une amie) : l’améthyste (beau quartz violet favorisant relaxation, santé et bonheur), la citrine (quartz jaune avec des inclusions de doré, pouvant faire manifester l’abondance, la richesse et la créativité au lieu de travail; aussi réputé pour intensifier la relation de couple), le péridot (belle pierre semi-précieuse d’un vert olive pâle, pouvant attirer santé, bonheur, et stimuler la désintoxication aux niveaux physique, émotionnel, mental et spirituel) et finalement le grenat (d’un beau rouge sombre), celui-ci aiderait à attirer davantage le sexe opposé).

    Il pleuvait par intermittence et son parapluie lui servait de compagnon pour le moment.

    Les escortes de sa classe se vêtaient avec goût. Les hommes payaient de généreuses sommes à Mme Maude ou directement à l’escorte pour d’autres services rendus; ils s’attendaient à rencontrer des filles instruites et se comportant en société avec dignité en tout temps; certains la désiraient jolie et brillante pour une sortie au restaurant, au théâtre ou à la Place des Arts, par exemple. La fréquence, la durée des fréquentations et les spécificités de l’intimité variaient d’un client à l’autre, mais la même consigne s’appliquait à tous : aucune intimité sans avoir eu au préalable un long échange amical.

    Francis, quant à lui, avait trouvé une solution convenant parfaitement aux deux parties. Étant marié, il devait entrer à une heure normale à la maison. Il utilisait la chambre pour une partie de la soirée seulement et l’escorte pouvait y dormir si elle le désirait. Elle l’attendait à la chambre (réservée par les bons soins de Mme Maude). Francis s’y rendait directement avant 18 h. Ils se faisaient livrer un repas et une bouteille de vin qu’ils partageaient en parlant de tout et de rien. Débutait ensuite le rituel.

    Ensuite, il retournait chez lui comme si de rien n’était. Lorsque son épouse lui demandait machinalement comment avait été sa réunion, il lui répondait qu’elle avait été aussi ennuyante que celle de la semaine précédente et qu’il n’avait pas eu d’autre choix que d’accompagner ses collègues au bistro du coin.

    Francis et son épouse regardaient ensuite les nouvelles à la télévision, puis se couchaient, dos à dos. Il ronflait, ces nuits-là. Son épouse ne l’avait jamais remarqué. Si par hasard, il lui arrivait de se faire réveiller par les ronflements, elle allait coucher dans la chambre d’invités. Le lendemain, elle préparait le petit-déjeuner qu’ils mangeaient ensemble, discutant des besoins quotidiens et planifiant la fin de semaine à venir. Il la quittait en lui déposant un baiser sur la joue. Elle respirait son eau parfumée et ça lui suffisait.

    Son épouse n’avait jamais été attirée par le sexe, sauf au début de leur mariage, révélation pour celle ayant failli devenir religieuse. À la première rencontre de ces deux oiseaux rares au Jardin botanique de Montréal, elle avait eu le coup de foudre. Fin de ses aspirations mystiques…

    Leur vie avait basculé après le décès de leur troisième enfant, aucun médecin ni thérapeute ne venant à bout du deuil affligeant son épouse. Francis avait plongé à fond dans son travail. Le seul truc ayant fonctionné pour elle, après des années de consultation : s’évader dans des livres de cuisine et apprendre à concocter potions et mélanges magiques pour les siens. Le reste du temps, elle tentait de se tenir occupée et lorsqu’elle craignait que le chagrin ne lui empoisonne de nouveau l’existence, elle suggérait à son époux un voyage. Elle faisait les propositions, ils en discutaient et dès qu’ils tombaient d’accord, elle s’occupait des réservations et de tous les détails. Chaque fois, elle tenait Francis au courant car il détestait les surprises. Autrement, il lui faisait confiance, sans compter que ça le libérait d’un fardeau vu le nombre impressionnant d’heures consacrées à son travail. Elle lui présentait les factures qu’il réglait sans vérifier. Ils avaient toujours procédé ainsi.

    Pendant leur voyage, il leur arrivait de partager de bons moments d’intimité, mais la flamme du début s’éteignit peu à peu. Heureusement, ils avaient suffisamment d’intérêts en commun pour entretenir la chandelle de l’amitié. Tous deux de nature tendre, leur amitié, authentique, semblait leur convenir.

    Son épouse se demandait parfois si son mari la trompait. Plutôt instruite (ayant fréquenté l’université), elle savait très bien qu’un homme ne se nourrit pas que d’amour et d’eau fraîche, auquel cas elle préférerait faire l’autruche. Il n’aurait qu’à s’en confesser le dimanche. Peut-être prenait-il simplement un verre avec une fille, de temps en temps? ou qu’avec ses collègues de travail il allait de temps en temps voir des danseuses nues? Elle préférait remettre le nez dans son encyclopédie de recettes. Sa nouvelle bible de réconfort. Ça fonctionnait chaque fois.

    Bien qu’il puisse y avoir des perles rares parmi les filles de trottoir, de rue et de ruelle, beaucoup d’entre elles pratiquent le métier parce qu’elles n’ont pas eu le choix. Parce que la guigne les poursuit depuis l’enfance. Parce que ce moyen facile de se faire de l’argent leur permet d’arrondir leurs fins de mois. Parce qu’elles se laissent emporter par leur générosité… de mois en mois. Parce que leur mari les a plaquées là sans revenu et que par manque d’instruction, elles ne peuvent trouver de travail assez rémunérateur pour nourrir leurs enfants. Parce qu’elles ont débuté comme danseuse, puis qu’un salopard a volé toutes leurs économies… Parce qu’on leur a fait croire depuis l’enfance qu’elles ne valaient rien. Parce qu’on les a agressées… Parce que, prises dans l’engrenage de la prostitution, elles détestent ce qu’elles font, la honte s’installe ainsi que le besoin de drogue pour tenir le coup. Une fois tombées dans cet enfer, elles doivent se prostituer pour s’en procurer. Difficile de se sortir de ce cercle… vicieux. Le client qui veut une fille de rue ne recherche ni beauté ni intelligence.

    Sonia avait ressenti une drôle d’impression, en face du magasin Beau Geste. Même si elle vient à peine de découvrir Francis, elle sent qu’avec ce type, elle court le risque de se laisser aller à des sentiments nobles. Il a l'air vraiment bien, avec ses mains douces, son visage à la peau lisse et une voix chaude à vous chavirer le cœur. Elle le croit très instruit, d’après sa façon de parler (même s’il n’a prononcé que quelques mots), et sa façon de s'habiller. Pendant un moment, elle se surprend à rêver qu’il devienne son sugar daddy¹, puis se ravise. Elle sait comment juger les gens dès les premiers abords et se trompe rarement. Prudence! Toujours.

    Chemin faisant vers les Tendres Moments, elle réalise à quel point elle a été sage ces derniers temps, constatant avec fierté avoir atteint son premier objectif (couvrir tous ses frais universitaires de premier cycle). Bientôt, elle en atteindra le deuxième et cessera de sortir...

    Certaines escortes procèdent ainsi, mais pour les filles de rue, ça devient presque impossible. Souvent, ces filles généreuses aiment, une fois leurs clients satisfaits, en faire profiter leurs amis et familles. De l'argent facilement gagné... aussitôt dépensé. Peu importe! Il suffit de sortir un peu pour refaire le plein. Une fille de rue aurait parlé d'argent de poche. Aucune des filles de l’agence, triées sur le volet, ne se serait exprimée ainsi, y compris Sonia, la seule et unique dépanneuse, qualifiée de fille exceptionnelle et dont la majorité des clients avaient apprécié pouvoir tromper leur maîtresse avec elle.

    Mme Maude, femme d’affaires avisée ayant travaillé elle-même comme escorte, avait pris le risque de laisser tomber ce métier payant pour celui encore plus enrichissant de chasseur de têtes et gestionnaire d’une d’agence d’escortes. L’entreprise avait obtenu son statut juridique officiel de l’Inspecteur général des institutions financières grâce à un conseil d’administration dûment formé de… prête-noms. Les renouvellements de déclarations annuelles soigneusement en règle, tout avait été passé au peigne fin afin de donner l’apparence de légitimité. Mme Maude sait qu’en soi, la prostitution n’a rien d’illégal entre adultes consentants, mais que les tenanciers qui utilisent un local, de façon temporaire ou permanente, doivent demeurer aux aguets. Elle possède le gîte et y loue des chambres. Ce qui s’y passe ne la regarde pas. Son activité officielle déclarée : propriétaire d’une agence de mannequins. Elle compte prendre une retraite anticipée. Elle approche du but.

    Sonia, quant à elle, le jour de ses 25 ans, avait pris la ferme décision d’en finir avec la pauvreté. La journée où elle avait démissionné de son travail (au salaire de crève-faim), elle avait aussitôt ouvert un compte bancaire et tiré parti des avantages offerts par les guichets automatiques (dont celui situé tout près de chez elle (un modeste logement du Red Light). Elle y dépose immédiatement la moitié de ses revenus de sortie. L'argent qu'elle n'a pas dans ses poches, elle ne le dépense pas. Aussi simple que ça. Cela tient presque du miracle.

    Sonia économise : Ginette Larose va s'en sortir. Voilà pourquoi elle accepte parfois certains spéciaux.

    La voici arrivée au gîte Tendres Moments. L'endroit a fière allure de l’extérieur, mais à l’intérieur, l’éclairage, vraiment trop tamisé, donne mauvaise mine à la réception, aux murs, au tapis et même à Roméo, assis derrière le comptoir d’accueil, qui la reconnaissant la salue d'un simple signe de tête. Ici : son nouveau lieu de travail. Machinalement, il allonge le bras jusqu'au casier à lettres et lui remet la clé du numéro 1 (la Nelligan), celle qu'elle préfère pour les spéciaux.

    Il appert que Mme Maude, détentrice d’une maîtrise, a un fort penchant envers la littérature québécoise qu’elle a étudiée en profondeur. La plupart des chambres portent le nom d’un poète ou auteur québécois décédé. On y trouve, entre autres, la Gauvreau, la Choquette et la Miron.

    Las de toujours voir les mêmes têtes de clients et de faire semblant de ne reconnaître personne, Roméo retourne, indifférent, à ses mots croisés.

    — Roméo, le gars qui va arriver m'a demandé un spécial.

    Elle lui remet un billet de banque s'ajoutant aux autres reçus chaque semaine en échange de sa discrétion. Ils ont convenu il y a longtemps qu'au moindre bruit suspect, il accourrait. Roméo sait reconnaître, par expérience, la différence entre des simulations et de vrais cris.

    Sonia a demandé à Francis de patienter quelques minutes, le temps de préparer la chambre. Elle referme la porte de la Nelligan derrière elle sans la verrouiller. Elle va porter serviettes et savon dans la salle de bain et allume la télé, en attendant. Quand elle trouve laids ses clients, ça l'aide à se changer les idées pendant la passe, mais avec la beauté de Francis, elle n'aura pas besoin de regarder ailleurs. On frappe discrètement à la porte. Poli, se dit-elle.

    — Entre, c'est ouvert.

    Heureux de constater qu’il se trouve dans une chambre portant le nom de son idole littéraire, il déclame par cœur à Sonia, avec une grande assurance, Rêves enclos.

    Enfermons-nous mélancoliques

    Dans le frisson tiède des chambres

    Où les pots de fleurs des septembres

    Parfument comme des reliques

    Tes cheveux rappellent les ambres

    Du chef des vierges catholiques

    Aux vieux tableaux des basiliques

    Sur les ors charnels de tes membres

    Ton clair rire d’émail éclate

    Sur le vif écrin écarlate

    Où s’incrusta l’ennui de vivre

    Ah! puisses-tu vers l’espoir calme

    Faire surgir comme une palme

    Mon cœur cristallisé de givre!

    Sonia flotte sur un nuage. Première fois de sa vie qu’on lui déclame de la poésie choisie pour elle! Francis rompt le charme en tentant de verrouiller la porte.

    — Francis, non. Pour un spécial, il faut laisser la porte débarrée.

    Il prend une mine contrite, fait les yeux de velours.

    — Excuse-moi, tu comprends, j'ai tellement peur qu’on nous dérange.

    Ils défont le lit, déplacent ensemble l’édredon et le

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