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Tant qu'il y aura des Rêves: Roman
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Tant qu'il y aura des Rêves: Roman
Livre électronique366 pages7 heures

Tant qu'il y aura des Rêves: Roman

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À propos de ce livre électronique

Quand la vie devient trop étriquée, qui n’a pas rêvé de tout changer ? Clarisse et Armelle, amies d’enfance, ne sont plus en accord avec leur métier d’infirmière qu’elles exercent en région parisienne. Fatou, exilée nigérienne, va croiser leur route et reprendre goût à la vie. Manou, la grand-mère chérie de Clarisse, entretient avec nostalgie un passé de grande voyageuse. À soixante-quinze ans, elle a posé ses valises, son caractère explosif et ses souvenirs en Bourgogne pour y rédiger ses mémoires et faire tourner en bourrique Henry, le maire du village. À dix mille kilomètres de là, Jean-Louis, pour échapper à une mère toxique et à un travail haï, s’est inventé une nouvelle vie à ko Bulon, petite île du sud de la Thaïlande. Cette histoire est faite de la rencontre d’hommes et de femmes qui n’hésitent pas à sortir de leur zone de confort pour se réapproprier le bonheur. Décidés à transformer l’ordinaire en extraordinaire, à goutter la saveur de l’inédit et le frisson de l’aventure, ils verront le cours tranquille de leur existence devenir aussi tumultueux que les chutes du Niagara. Et vous, jusqu’où iriez-vous pour vivre pleinement ?

À PROPOS DE L'AUTEURE

Rétive à toute forme d’étiquette, il en est une cependant que Joëlle Chamalet accepte volontiers. Celle d’une voyageuse. Entre deux escales dans les Hautes-Alpes, sa terre d’adoption, de longues errances l’entraînent aux quatre coins du monde. Puisant ses thèmes favoris dans son mode de vie vagabond, les personnages de ses romans s’appliquent à vivre leurs rêves plutôt que de rêver leur vie, quoi qu’il en coûte !
LangueFrançais
ÉditeurLibre2Lire
Date de sortie7 juil. 2021
ISBN9782381571638
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    Aperçu du livre

    Tant qu'il y aura des Rêves - Joëlle Chamalet

    PROLOGUE

    Île de Ko Bulon, Thaïlande

    Jean-Louis poussa un soupir d’aise à faire danser les cocotiers. La brise du soir lui répondit d’un souffle tiède qui à cette heure, lui sembla délicieusement frais. Les trente-cinq degrés de la journée, humides et pesants comme des enclumes, lâchaient enfin un peu de lest. La chemise plaquée sur le torse par une sueur qui ne cédait jamais, il s’affala dans le fauteuil en bambou et posa les pieds sur la rambarde de sa petite terrasse, la première bière de la journée à la main. Il se passa la bouteille bien givrée sur le front et le cou, avant d’en avaler un bon tiers d’un seul trait. Double plaisir.

    La mer s’assombrissait rapidement. Bientôt ne resterait qu’un soupir humide montant d’un trou noir, immense et un peu effrayant.

    Il laissa entrer les émotions en lui, sans trier ni bloquer les images. Juste un délicieux abandon devant les merveilles qui lui faisaient face. Les pitons rocheux, monolithes couverts de végétation, jaillissaient de la surface, tels des vaisseaux extra-terrestres prêts à l’envol. Au loin, la côte scintillait des mille lumières de la ville, qui s’allumaient en grappe. La pénombre grandissante en rapprochait l’éclat, pourtant à deux bonnes heures de bateau.

    Dieu qu’il aimait ce moment ! Le meilleur entre tous, que la journée ait été laborieuse ou désœuvrée, gaie ou mélancolique, c’était toujours son heure préférée. Six heures du soir, la nuit tropicale n’allait pas tarder à tomber brutalement, sans préliminaire et avec elle le concert assourdissant de toutes les bestioles de l’île, qu’elles aient des poils ou des plumes, sur pattes ou rampant dans le feuillage, furtives ou balourdes. La faune reprenait ses droits et entendait le faire savoir. Seuls les poissons restaient silencieux, juste la surface de l’eau soudain prise de frissons et de tremblements violents, témoins muets de la chasse sans pitié qui s’y déroulait.

    L’ouverture du concert revenait toujours aux milliers de cigales qui semblaient habiter la forêt tout entière. Elles étaient si ponctuelles, qu’il lui suffisait d’un claquement de doigts au bon moment pour se donner l’illusion d’être le chef d’orchestre d’une gigantesque chorale.

    Venaient ensuite les cris, les feulements, les bruissements, les sifflements. Tout un monde mystérieux qui semblait s’apostropher d’un bout à l’autre de la forêt. Ça ricanait sec sous le couvert des arbres gigantesques où les humains n’étaient pas invités.

    Jean-Louis baignait alors dans une pure ambiance tropicale dont jamais il ne se lassait. Il pouvait passer des heures à observer les margouillats galoper comme des dératés et se jeter avec une fringale qui de loin dépassait leur petite taille, sur les moustiques et autres parasites qui pourrissaient la vie de tout un chacun ! Braves lézards ! Tout le monde les aimait. Il appréciait beaucoup moins les scolopendres qui pouvaient se glisser dans les chaussures ou se planquer bien au chaud entre deux tee-shirts, sans parler des araignées qu’il détestait franchement. L’idée ne lui serait pas venue de dormir sans moustiquaire. Tant que les bestioles restaient dans la forêt et respectaient son périmètre de sécurité, ils pouvaient demeurer bons amis et tous vivre en bonne harmonie. Seul Iggy, l’énorme iguane, qui avait élu domicile dans le jardin, avait droit de cité. Il mangeait les restes, chassait serpents et rats, se dandinait de bungalow en bungalow et flanquait la frousse aux touristes de passage. Un régal.

    Le show tropical carburait à plein régime durant deux bonnes heures, temps suffisant pour descendre trois ou quatre Chang, la bière thaïe, qu’en France il aurait cataloguée de pisse d’âne et qui dans ce climat étouffant, lui paraissait le plus merveilleux des nectars !

    Jean-Louis laissa ses pensées s’ordonner à « la va comme je te pousse », comme bon leur semblait. Elles virevoltaient dans sa tête, sautant du coq à l’âne, bulles de savon ballottées dans un vent léger. Il y avait longtemps qu’il ne se torturait plus les méninges, atteint de zénitude absolue, comme frappé par la foudre. Il avait définitivement fermé sa porte à toutes sortes de tracas, de prises de tête en tous genres et de questionnements douteux ne menant à rien.

    « Depuis le jour où j’ai posé le pied sur Ko Bulon très exactement », pensa-t-il. « Un petit pas pour l’homme, un pas de géant pour moi ».

    L’idée le fit sourire. C’était franchement mieux que la lune ici. Il est vrai que lorsqu’il avait débarqué vingt ans plus tôt en Thaïlande, c’était tout comme ! Le dépaysement avait été violent. Arrivé avec un sac à dos et une maigre retraite, prise bien trop tôt pour être juteuse, l’acclimatation n’avait pas été facile, mais aujourd’hui il se sentait chez lui. Fauché, mais peinard et heureux, enfin !

    La Thaïlande ne se livrait pas facilement. Elle avait de nombreux codes qu’une vie entière n’aurait pas suffi à décrypter. Toutefois la compréhension de quelques-uns pouvait suffire à se sentir toléré.

    Jean-Louis avait su rester humble, le cœur et les oreilles grands ouverts. Donneurs de leçons et prétentieux arrogants, passez votre chemin ! Vous ne serez jamais qu’un touriste méprisé, même si l’Asiatique, énigmatique à souhait, ne laisse rien paraître tant son impassibilité est devenue un art. Si vous n’avez pas assez de finesse en vous ou un tant soit peu de psychologie pour le deviner seul, tant pis pour vous.

    Comme un enfant encore pur, sans fard et sans vanité, cultivant la courtoisie et la gentillesse à l’instar des autochtones, prenant grand soin de ne jamais heurter leur susceptibilité, et parce qu’il n’avait rien à prouver à personne, il avait su se faire accepter.

    Il n’y aurait pas de retour. De cela, il était certain. Il avait muré le chemin derrière lui et oublié ses petits cailloux. De toute façon, plus rien ne l’attendait en France. Du passé, il avait fait table rase et brûlé la table pour plus de sûreté.

    À la deuxième Chang, ses pensées prenaient de la vitesse et empruntaient invariablement le même sentier. Calé sur les coussins poisseux d’embruns, il revisitait ces vingt années passées sous le ciel changeant de la Thaïlande du Sud. Les pluies de la mousson qui vous transformaient en champignon, le soleil torride qui vous rôtissait la couenne et blondissait vos cheveux. Le climat lui allait bien au moral comme au physique. Ses soixante-sept ans lui pesaient de moins en moins, comme si les années se soustrayaient les unes aux autres au lieu de s’accumuler. Bien sûr, il n’allait pas à la mine tous les matins, mais la retraite c’était bien pour se la couler douce, non ?

    Quand il se plantait devant la glace, il appréciait le hâle doré de sa peau, ses muscles toujours fermes et entretenus par ses bains quotidiens dans le lagon. Il se trouvait l’allure d’un aventurier, Corto Maltese ou Indiana Jones peut-être, bref, il s’aimait enfin !

    Vingt ans que sur un coup de tête, il avait tout bazardé en France. La grande valse aux adieux, une mise en orbite de sa vie d’alors, sans possibilité de retour. Quelques recherches hâtives sur Internet, une navigation à l’estime et il s’était offert une nouvelle vie sur cette île du bout du monde. Sans jamais avoir mis un pied en Thaïlande, il s’était lancé dans l’aventure sans regretter un seul instant l’avoir fait.

    Après trente heures de voyage où il avait pris successivement l’avion, le train, le tuk-tuk, les fameux pousse-pousse de Bangkok et pour finir une virée en pirogue à moteur qui séparait la petite ville de Trang de l’île de Ko Bulon, il avait posé son sac maigrichon sur cette petite perle de la mer d’Andaman, baignée d’une eau turquoise, recouverte d’une jungle impénétrable comme il se doit et pourvue de plages ombragées et de criques escarpées.

    L’île se trouvait en dehors des circuits touristiques et jouissait d’une relative tranquillité. Pas de fesses ni de nichons à l’air sur ses plages minuscules et couvertes de galets, pas de full moon party et sa horde de poivrots bourrés de crack, prêts à payer une fortune pour venir dégueuler leur trop plein d’alcool sur des plages paradisiaques. Pas de voiture, pas de wifi, ce qui taillait furieusement dans la troupe des prétendants à l’aventure, bref un paradis comme il n’aurait même pas osé l’imaginer.

    Sur une vague adresse donnée par un routard rencontré à Bangkok, il s’était installé dans une petite guesthouse, où pour la somme de cent euros par mois, il louait un bungalow en bois. Une pièce unique couverte d’un toit de palmes, un lit, quelques étagères, un ventilateur, une petite terrasse avec une table et deux fauteuils, une minuscule salle de bain sur l’arrière, à ciel ouvert, eau froide, électricité jusqu’à onze heures du soir et cantine délicieuse où il retrouvait les autres exilés qui avaient fui l’Europe pour des raisons toutes aussi différentes les unes des autres. Un seul mot d’ordre, un ticket gagnant pour une nouvelle vie et si possible la plus douce qui soit.

    Sa vie parisienne ? Au panier. Ses pseudos amis ? À la trappe. Son boulot merdique de conseiller financier, surtout ne plus jamais y penser, cela lui faisait monter le rouge de la honte au visage.

    Un travail qui avait contribué à sa lente dégradation psychique. Ce qui d’un point de vue objectif lui avait plutôt été salutaire. Lui au moins, avait eu la chance de réagir à temps avant d’être totalement digéré par le système !

    Pour un changement de vie, c’en était un radical ! Habitué à un rituel citadin, copié à l’infini par une armée de clones parisiens, levé au son du clairon, douche, rasage, café sur le bord de la table-comptoir en faux marbre noir, cravate et brushing impeccable, puis le plongeon en enfer, le métro à sept heures, parce que franchement Paris en voiture, c’était encore pire ! Une heure à jouer les saucisses au milieu d’autres saucisses. Jamais de sièges libres pour s’asseoir. Quand elle arrivait, la rame était déjà pleine de sa fournée précédente, odorante et poisseuse, comme la choucroute qui accompagne toutes saucisses dignes de ce nom. Et alors qu’en sortant du métro, il lui semblait avoir déjà effectué une journée de boulot complète, il fallait en commencer une autre, la vraie celle-là ou tout au moins la rentable, celle que l’on attendait de lui. Masque obséquieux bien en place sur le visage, on pénétrait dans le sanctuaire. Il puisait dans sa musette à larges rasades généreuses, les sourires Ripolin et les provisions de concessions qu’il lui faudrait pour la journée. La grande ronde des poignées de mains crochues et mercantiles pouvait débuter. C’était un milieu d’anacondas jamais repus. Insatiables, les monstres se goinfraient uniquement de jolis billets de toutes les couleurs et de toutes provenances. Il y avait beau temps qu’ils avaient perdu l’odorat ! Anosmie totale. C’était bien pratique. Plus ils en faisaient gagner à leurs clients, plus ils en voulaient pour eux-mêmes. C’était comme de jouer à la roulette ou au black jack, on ne pouvait plus s’arrêter. La traque aux bons placements et aux commissions bien juteuses, nourrissait leurs jours et leurs nuits.

    Sans qu’il s’en rende compte, la lassitude lui était venue. Elle s’était glissée en sournoise, s’était rendue maître des lieux, jusqu’à occuper toute la place. Petit ruisseau minuscule enflant de tout son dégoût, jusqu’à devenir fleuve de boue incontrôlable.

    La vie au bureau lui était devenue un calvaire. Il n’en pouvait plus des blagues vaseuses de ses collègues rase-moquette, de leur mentalité bien grasse. Ils faisaient feu de tout bois, n’épargnaient personne, les pédés, les gris, les jaunes, les noirs, les blondes…. C’était leur fête tous les jours.

    Chaque matin, une armée de jeunes loups l’accueillait, suivant inlassablement la ligne qu’ils avaient creusée dans le parquet avec leurs dents, un racisme primaire aux lèvres, comme une mauvaise bile qui ne les quittait jamais.

    Jean-Louis avait toujours été un tendre. Escroqué par la vie, le destin, le système et sa grandiose logique de la compétition. Très jeune, n’est-on pas formaté pour façonner son futur plan de carrière ? Déjà en culottes courtes, on vous met le nez dedans, comme celui du chaton dans sa crotte pour être sûr qu’il fera là où on lui a dit de faire.

    Jean-Louis y avait cru comme presque tout le monde, jusqu’à sa mère qui au nom de cette sacro-sainte litanie, lui avait volé son enfance. Qu’il grandisse le plus vite possible, telle avait été son obsession à l’oursin en jupe grise. Le pondre avait été bien assez difficile, si en plus il fallait l’élever, alors non, elle rendait son tablier, la vieille carne.

    Sa mère, tout un poème ! Mais pas du Musset ni du Ronsard malheureusement !

    Il arrive parfois que certains chromosomes s’emmêlent un peu les pinceaux, c’est la foire d’empoigne là-dedans, le jeu des chaises musicales, alors forcément, il y en a qui rate la leur, et ça donne des choses étranges, dérangeantes parfois. Des mains à six doigts, des yeux qui louchent ou des bossus. Certains naissent muets, sourds ou trisomiques. Sa mère, elle, était née amputée du cœur, un trou béant qu’elle avait dans sa poitrine creuse, les vents mauvais s’y engouffraient en violentes tornades et lui ressortaient par les trous de nez comme un dragon crachant le feu.

    Jean-Louis revoit son visage triangulaire rappelant ceux des mantes religieuses, ses yeux noirs en boutons de bottine, ses lèvres cousues au point de croix et un nez à piquer les olives de l’apéro. Valait mieux pas la voir sourire la douairière, on avait l’impression de se trouver en face du Joker ! Terrifiant. Un rictus de sa part à peine esquissé et Jean-Louis tremblait dans ses chaussures, il pouvait être sûr que la foudre allait s’abattre dans la seconde suivante. Sur sa tronche de préférence. Enfant unique, il n’avait aucune chance de partager les coups avec qui que ce soit, dommage parce qu’il y avait du rab à en revendre !

    C’était sa façon de communiquer à sa mère, baffe après baffe, elle lui apprenait la vie, enfin celle en laquelle elle croyait.

    C’était une façon de voir, bien sûr ! D’où tenait-elle ses principes d’éducation ? C’était un mystère pour Jean-Louis. Elle avait dû louper quelque chose chez Dolto, la vieille peau.

    Pourtant, elle-même avait été une enfant désirée et aimée. Alors quand avait-elle raté un virage et lequel ? Que lui était-il arrivé pour devenir une Folcoche haineuse, raide comme un passe-lacet et mauvaise comme la gale ?

    Jean-Louis n’avait jamais pu élucider l’histoire, faute d’avoir pu parler avec sa génitrice. Même devenu un adulte autonome, ayant eu le bon goût de débarrasser son plancher ciré le plus tôt possible, le dialogue inexistant l’était resté !

    Alors naturellement, il était tombé du côté où elle le poussait, celui où on gagne de l’argent. Elle espérait bien recueillir le fruit de ses efforts la reine mère. Après tout, c’était sa création, il lui devait tout cet incapable. L’addition viendrait bien assez tôt, elle la gardait bien au chaud dans son giron de vieille rombière avide. La créature, ainsi formatée, tomba dans les couloirs secrets des banques et des tractations invisibles et nocives, et fit pendant trente ans ce qu’on attendait de lui ; du blé, de l’oseille, de la fraîche, du pognon !

    Il n’avait pas prévu de s’y étioler jusqu’à périr d’ennui et de dégoût de soi. Cela n’était pas dit dans les berceuses de sa chère mère.

    Sur sa terrasse entourée d’une haie de crotons en fleurs où batifolaient des colibris minuscules et des lézards mordorés, Jean-Louis se disait parfois qu’il n’aurait pas assez d’une vie pour expier tout le mal qu’il avait fait au monde, à la planète et à lui-même. Seule, la claque infligée à sa mère, lorsqu’il lui avait annoncé sa démission, résonnait encore en lui comme un chant d’allégresse !

    Pathétique et tellement prévisible. Jean-Louis aurait parié ses économies sur cette réplique, il n’avait pas été déçu. La vieillesse ne l’avait pas attendrie, ni pire ni meilleure, une constance admirable chez cette femme, on pouvait au moins lui reconnaître cette qualité. Son mari n’avait pas eu la même. Il avait préféré mourir sans bruit, comme il avait vécu, et mettre un terme définitif à ce grotesque contrat de mariage qui le liait à une sorcière.

    Et plus son fils souriait béatement, ébloui par une vision dont elle était exclue, plus elle éructait de rage et de frustration. Elle venait de comprendre que son pouvoir s’était définitivement éteint et qu’il n’avait plus peur d’elle. Un comble ! Tout ce mal pour rien, les coups, les menaces, le mépris et voilà qu’aujourd’hui il semblait heureux autant qu’on puisse l’être et venait vous jeter à la face des histoires à dormir debout !

    « L’argent ne fait pas le bonheur, et je ne vais plus perdre ma vie à la gagner ». D’où sortait-il ces conneries ? C’était intolérable !

    Il l’avait laissée à confire dans son fiel comme une poire blette et s’en était allé, homme nouveau, homme serein, vers un destin qu’il s’était fabriqué de toutes pièces.

    Un pétale d’ylang-ylang posé sur la mer d’Andaman où une poignée de nouveaux amis, des vrais, sans chichis ni salamalecs, l’attendaient. Fidèle à ce mystérieux rendez-vous, il s’était mis à vivre comme jamais il ne l’avait fait.

    Rêvassant sur sa terrasse, il ne savait pas encore qu’une lettre était arrivée par la pirogue de treize heures et l’attendait bien sagement chez le Chinois à Panka Noï. Une lettre que Nok, la gérante de la guesthouse, irait chercher le lendemain. Et comment deviner qu’elle la poserait sur la table, bien coincée sous une petite pierre pour ne pas qu’elle s’envole. Quelques mots laconiques de sa mère, les premiers en vingt ans, qui à l’aube de ses quatre-vingt-huit ans, lui parlait de son cancer et de sa mort prochaine.

    Il ne savait pas non plus qu’il prendrait la pire décision de sa vie qui allait faire tanguer l’édifice durement édifié, celle d’aller à son chevet lui dire adieu et plus si elle le souhaitait.

    Peut-être aurait-il mieux valu qu’il n’y ait pas de pierre sur la lettre et que le vent l’emporte, très loin au-delà de la cime des grands arbres de la jungle !

    PREMIÈRE PARTIE

    1

    PARIS

    Clarisse regarde la planification murale. Trois pansements, quatre prises de sang, un électrocardiogramme et une série de tensions à prendre, plus bien sûr, la distribution des traitements.

    Pas de quoi fouetter le chat ce matin ! Tant mieux, une journée un peu plus cool que les précédentes n’est pas à dédaigner. Ces derniers temps, la charge de travail frôlait dangereusement le point de rupture, l’équipe dans sa totalité était épuisée et il y avait comme un parfum de rébellion qui flottait dans les couloirs.

    Elle va pouvoir prendre des toilettes aux aide-soignantes. Elles ne sont pas nombreuses les infirmières qui aiment effectuer les soins de confort. Pourtant, c’est autrement moins invasif que de piquer ces pauvres vieux à tour de bras en martyrisant leurs veines fuyantes, ou que d’éplucher la fibrine de leurs escarres.

    Clarisse aime ces moments privilégiés que lui offrent les soins d’hygiène du matin, même si les reins en prennent un sacré coup. À midi, elle a deux poignards plantés dans les rognons et les cervicales comme une poignée de mikados en début de partie. D’âge canonique ou pas, il faut bien les soulever les petits vieux et si possible sans les briser en mille morceaux. C’est qu’ils sont aussi fragiles que du verre soufflé.

    C’est si rare pour Clarisse d’avoir le temps de les masser, les coiffer, les rafraîchir, d’apaiser leur angoisse, de combler leur solitude abyssale, aussi quand l’occasion lui est donnée, elle ne s’en prive pas.

    Le boulot d’infirmière est en train de virer au cauchemar. Elles auraient bientôt plus de paperasses à gérer qu’un greffier au tribunal ! En plus du reste bien évidemment. L’hôpital informatisait les services, mais pour Clarisse qui a pour les ordinateurs, le même amour que pour la peste bubonique et le même savoir-faire qu’un homme du Neandertal, ça n’allait pas être plus simple ! Depuis peu, elle suit une formation destinée à débroussailler la forêt vierge qui squatte sa logique informatique, mais cette dernière demeure impénétrable !

    Alors au lieu de s’agacer sur un clavier, dès qu’elle le peut, elle se glisse dans les chambres prendre un peu le moral de ses patients.

    Il y a longtemps que la plupart des familles ont abdiqué et renoncé aux visites. Voir mamie fossilisée dans un lit qui les fixe d’un œil vide avec en prime un peu de bave aux commissures des lèvres ou un reste de purée sur la joue, n’a rien pour égayer leur journée. Ils préfèrent oublier, faire comme si elle était déjà morte mamie, d’ailleurs à la voir raide comme une statue, vingt-quatre heures sur vingt-quatre dans le lit qu’elle ne quitte plus, faute de pouvoir se plier dans un fauteuil, c’est tout comme.

    De toute façon, elle ne les reconnaît plus, alors à quoi bon défiler à son chevet en rang d’oignons, un bouquet dans une main, des chocolats dans l’autre, avec les mômes qui pleurent de peur devant Belphégor alité !

    Bien sûr, ils ne sont pas tous dans cet état, encore heureux ! Mais même les plus valides doivent pour la plupart, se contenter d’une visite hebdomadaire d’un fils ou d’une fille débordés par le boulot, la varicelle du petit dernier ou la puberté de leurs ados, la vie quoi.

    C’est la société moderne, on n’y peut rien. Une vie de marathoniens qui les occupe à plein temps. Mais le plus absurde dans tout ça, c’est qu’après avoir couru comme des lapins pris dans la lumière des phares, une fois les années empilées en une tour vertigineuse, on se retrouve un beau jour dans le même lit à attendre la visite de ses propres enfants, pris à leur tour dans le même engrenage.

    Alors les chocolats vont à l’équipe soignante à Noël, l’honneur est sauf et c’est bien comme ça.

    Clarisse ne les juge pas, rien n’est simple en ce monde et certainement pas la prise en charge des personnes âgées. Il aurait fallu l’inculquer dès la maternelle. « On n’abandonne pas son chien sur l’autoroute et on ne jette pas son vieux à l’hospice lorsqu’il ne sert plus à rien, on le garde, le dorlote, on le choie, bref on l’accompagne sur l’autre rive du fleuve. Répétez après moi. ». On peut toujours rêver !

    Et pourtant ! La préciosité d’une caresse ou d’une parole douce murmurée à leur oreille.

    Murmurer à l’oreille des vieux, elle sait faire Clarisse. Elle leur parle tendrement, n’attendant ni réponse ni réaction. À l’instar d’une Amélie Poulain, elle leur raconte le chaud ou le froid du dehors, les gens pressés sur le trottoir qui courent l’oreille greffée sur leur téléphone, la couleur du ciel, les fleurs sur le balcon de la voisine ou le sans-gêne du type du dessus qui semble chausser ses gros sabots pour danser une bourrée tous les soirs. Des choses banales, pas compliquées, qui les rattachent encore un peu à ce monde dont ils ne savent plus rien.

    La plupart de ses patients dans son service sont grabataires, déjà absents de leur corps, l’esprit entre deux rives. Deux mondes qui se disputent leur dépouille. Pourtant, leur choix si on prend la peine de le déchiffrer dans leurs yeux larmoyants, est simple. Ils veulent juste que cela s’arrête, qu’on les laisse partir. Leur vie a été bien remplie, banale ou merveilleuse, triste ou gaie, tragique ou tranquille, mais là, il faut que ça cesse. Alors merci pour la valse et à la prochaine. À la revoyure, comme ils auraient dit s’ils pouvaient encore parler. Mais en l’occurrence, leur choix n’a pas plus de poids qu’une plume dans l’alizé.

    Peine de vie, ça s’appelle ! Jusqu’au bout. C’est le corps médical qui décide, lui et le cœur bien sûr et c’est solide un cœur, il n’en fait qu’à ses ventricules le bougre. Bien sûr, si le proprio insiste vraiment, il finit par flancher, mais il renâcle l’animal, se fait prier, plus têtu qu’une bourrique, et tant qu’il reste une goutte de sang à pomper, il continue de battre dans les poitrines caverneuses, à grands coups de valves têtues, sous des seins en gant de toilette. Il a perdu le rythme depuis belle lurette, mais il s’obstine, malgré la culasse qui chauffe et des ratés dans la pompe à gasoil.

    Clarisse a admis tout cela depuis longtemps, mais son job est de les maintenir en vie et pas de les achever, alors le moins qu’elle puisse faire, c’est de rendre ces derniers instants moins pénibles, moins angoissants.

    À chaque fois qu’elle passe le gant dans le dos d’une petite momie, raide comme un bâton, elle pense à Manou sa grand-mère chérie. Heureusement, elle n’en est pas encore là, bien loin même ! Elle a encore la sève bouillonnante la Madeline, il ne faut pas lui en compter. Le fauteuil roulant et le dentier dans le verre d’eau, ce n’est pas pour demain.

    Coup d’œil suspicieux de sa grand-mère.

    Ben voyons ! Des pharmacies ambulantes les infirmières, c’est bien connu. C’est en général à ce moment que la discussion prenait un tour plus hasardeux. Clarisse, tout en étant consciente que sa grand-mère ne tiendrait pas une semaine en EHPAD, sait bien qu’un jour viendra où elle ne pourra plus ni marcher ni manger seule, sans parler du reste. Les couches, les escarres… Arrivée à ce stade des réjouissances qui attendent Manou au coin de la vie, Clarisse préfère verrouiller ses écoutilles. Un haut-le-cœur lui monte aux lèvres, Manou en couche-culotte ! Jamais.

    « Je préfère… je préfère… Quoi ? Qu’est-ce que tu crois, que tu seras capable de lui faire LA piqûre de potassium, la bulle d’air qui monte au cœur pour un dernier hoquet et hop, ni vu ni connu. Pourquoi pas le sac en plastique sur la tête tant que tu y es ? Oh ! Bordel de merde, stop, change de disque, arrête-toi là, par pitié ».

    Clarisse essaye de se calmer, sans vraiment comprendre pourquoi ce matin, le vague à l’âme l’a chopée au saut du lit. Furieuse de se laisser entraîner dans ses pensées morbides, elle essaye de se concentrer sur ses tâches. Il est vrai que ces derniers temps, son inquiétude pour sa grand-mère prend de l’ampleur, sans raison valable, sinon cette foutue horloge biologique qui ne fait jamais de pause !

    Pourtant, aujourd’hui, Manou est toujours là, inébranlable, c’est toujours son roc, son phare, alors pourquoi s’en faire comme ça, à quoi bon anticiper toutes ces choses si peu réjouissantes. Vivre le malheur avant qu’il n’arrive, c’est le vivre deux fois ! Dixit sa grand-mère !

    Manou avait remplacé ses parents après l’accident. Clarisse avait trois ans et demi, et si leurs ceintures de sécurité s’étaient montrées plus mortelles qu’efficaces face à la violence du choc, le siège bébé fixé à l’arrière avait été irréprochable. « Homologué » avait insisté le vendeur ! De fait, pas une égratignure et trop peu de souvenirs de papa et maman pour perpétuer une nostalgie inexistante. Ses parents furent les quinzième et seizième victimes de l’arbre meurtrier de cette départementale du Luberon où ils étaient partis en vacances. On se décida enfin à le couper pour arrêter l’hécatombe. Trop tard pour Manou, touchée de plein fouet elle aussi, tout autant que si elle avait été dans cette foutue voiture.

    Elle avait posé son sac à dos de baroudeuse infatigable, rangé ses guides du routard et pris le rôle que la mort de sa fille unique lui posait sur le dos. Pour ne pas sombrer dans la marée noire de son chagrin, elle avait glissé le petit poussin orphelin sous son aile d’oiseau migrateur et n’avait pas dérogé un seul jour à sa mission, puisant dans l’amour de cette enfant, sa propre guérison. Ne plus voyager lui avait flanqué un deuxième coup d’épée dans le cœur, mais il n’y avait rien qu’elle puisse faire pour contrer ce terrible coup du sort.

    Brutalement amputées de la chose la plus précieuse qu’elles possédaient en commun, la grand-mère et l’enfant s’accrochèrent l’une à l’autre, jusqu’à la fusion totale.

    Manou, sa mission achevée avait replié ses gaules et était partie à la pêche aux souvenirs à Vieux-Château, petit village de bourgogne, où ses parents morts depuis des lustres, lui avaient laissé une petite maison.

    Elle en avait fait son port d’attache. Un refuge où se mettre au vert à chaque retour de voyages, qu’elle avait repris avec ardeur, une fois Clarisse mise sur ses rails.

    Quand l’âge l’avait rattrapée, pour lui flanquer sur le dos une fatigue trop lourde à trimballer dans ses bagages, elle avait commencé sa deuxième vie, sédentaire celle-là, dans ce petit village qui finalement n’était pas pire qu’un autre.

    Elle y avait commencé la rédaction de ses aventures vécues aux quatre coins du monde, à pied, en voiture, à cheval, à dos de chameau, d’éléphant, de buffle, de yak, et en était au sixième volume de son extraordinaire épopée, battant ainsi Alexandra David Néel à plate couture.

    Ses mémoires, ses trois poules et son potager, lui prenaient chaque minute de son temps et

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