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Fausses notes
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Livre électronique314 pages4 heures

Fausses notes

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À propos de ce livre électronique

Je m'appelle Léo. J'ai 34 ans. Je suis musicien au chômage. A la grande satisfaction de mes parents, qui me l'avaient prédit. Je suis célibataire depuis peu. Sophie, qui payait le loyer de notre minuscule appart au sous-sol d'un triplex, vient de me larguer. Pour aller vivre dans un loft perché au sommet d'une de ces tours pour riches du centre-ville. Pour compléter cette présentation de mon illustre personne, si ma proprio se fâche, je passerai bientôt du statut de candidat à l'itinérance à celui de clochard diplômé. Bref, ma vie n'est qu'une longue suite de fausses notes…Ah, c'est vrai, j'oubliais : j'ai mes guêpes. Certains ont des intuitions, d'autres ont des anges gardiens. Moi, j'ai mes guêpes. Non, je ne suis pas fou. Je e suis pas enclin aux hallucinations, non plus. Et que les mauvaises langues se taisent : mon cerveau n'est pas ruiné par des substances illicites! Je n'ai jamais vu l'ombre d'un hippopotame rose dansant sous une pluie de violettes. Je vous rassure : je ne vois pas mes guêpes, je SAIS qu'elles ne sont pas réellement là. Elles sont mon signal d'alarme. Certains ont des ulcères d'estomac… moi j'ai mes guêpes.En fait, je suis un pessimiste chronique. J'estime que si on s'attend toujours au pire, on n'est jamais pris au dépourvu par les revers du destin. Je vous l'accorde, ma théorie est foireuse. Et comme pour la mettre à l'épreuve, mon frère Etienne, qui est responsable d'une bonne partie de mes déboires, me tends soudain la main sans raison apparente.Il y a aussi ce groupe de musiciens prometteurs, qui me font une place dans leur vie… Sans parler d'Elise, artiste talentueuse mais pas branchée, avec qui tous les espoirs semblent permis… Et si les choses se mettaient enfin à bien aller pour moi?Attention : guêpes en états d'alerte!
LangueFrançais
ÉditeurDe Mortagne
Date de sortie12 févr. 2013
ISBN9782896622375
Fausses notes
Auteur

Louis-François Dallaire

Louis-François Dallaire est né en 1971 à Québec, où il habite toujours. Travailleur social et enseignant en médecine familiale, il est auteur de plusieurs publications professionnelles. Le jour où mon meilleur ami fut arrêté pour le meurtre de sa femme est son troisième roman, après Fausses notes (Éditions de Mortagne, 2013) et Les rêves de quelqu’un d’autre (Québec Amérique, 2017), chaleureusement salué par la critique.

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    Aperçu du livre

    Fausses notes - Louis-François Dallaire

    Louis-François Dallaire

    Édition

    Les Éditions de Mortagne

    Case postale 116

    Boucherville (Québec)

    J4B 5E6

    Tél. : 450 641-2387

    Téléc. : 450 655-6092

    Courriel : info@editionsdemortagne.com

    Illustration en couverture

    © Géraldine Charette

    Tous droits réservés

    Les Éditions de Mortagne

    © Ottawa 2013

    Dépôt légal

    Bibliothèque et Archives Canada

    Bibliothèque et Archives nationales du Québec

    Bibliothèque Nationale de France

    1er trimestre 2013

    Conversion au format ePub: Studio C1C4

    ISBN : 978-2-89662-235-1

    ISBN (epub) : 978-2-89662-237-5

    ISBN (epdf) : 978-2-89662-236-8

    Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise du Fonds du livre du Canada (FLC) et celle du gouvernement du Québec par l’entremise de la Société de développement des entreprises culturelles (SODEC) pour nos activités d’édition. Gouvernement du Québec — Programme de crédit d’impôt pour l’édition de livres — Gestion SODEC.

    Membre de l'Association nationale des éditeurs de livres (ANEL)

    Pour mon père, Louis,

    qui m’a apporté de grands cahiers

    dans lesquels écrire mes toutes premières histoires ;

    et pour ma mère, Andrée,

    qui a toujours affirmé que ces histoires

    quitteraient leurs cahiers et trouveraient

    leur chemin jusqu’à la lumière du jour.

    Les guêpes ont toujours été là.

    À vrai dire, elles sont dans ma vie depuis si longtemps que je ne sais même plus à quel moment elles y sont entrées. Chaque fois que la réalité tente de différer de ce que j’en connais depuis toujours, le bourdonnement des guêpes me signale que quelque chose ne tourne pas rond. Elles se manifestent périodiquement, lors de ces rares moments dans la vie où les choses vont anormalement bien, pour m’avertir du danger qui me pend au bout du nez. Juste au cas où je ne l’aurais pas déjà détecté. Juste au cas où je n’aurais pas entendu toutes ces fausses notes qui résonnent autour de moi.

    Certains ont des intuitions, d’autres ont des anges gardiens.

    Moi, j’ai mes guêpes.

    Oh, bien sûr, je vais vous rassurer d’entrée de jeu : je ne suis pas fou. Enfin, pas vraiment. Je ne suis pas enclin aux hallucinations — du moins, aucun psychiatre n’a eu l’occasion de le démontrer jusqu’à maintenant. Et que les mauvaises langues se taisent : mon cerveau n’est pas ruiné par un abus de substances illicites. Je n’ai expérimenté l’acide qu’une seule fois dans ma vie ; c’était il y a quinze ans et je n’ai pas vu l’ombre d’un hippopotame dansant sous une pluie de violettes. Je ne les aperçois pas et, au fond de moi-même, je sais qu’elles ne sont pas réellement là. C’est cependant la meilleure façon de décrire… la manière dont je me sens dans ces moments-là, dans ces moments où les choses ne se déroulent pas de la manière dont elles se déroulent habituellement. Lorsque la réalité cherche à me duper en se masquant de rose, mes pensées deviennent comme des guêpes enfermées sous une cloche de verre, en état d’alerte, ne comprenant pas pourquoi elles peuvent voir le monde qu’elles connaissent — le ciel, les nuages, les fleurs — sans pour autant réussir à s’y rendre, se heurtant contre une paroi invisible, tentant de la renverser pour reprendre leur liberté et ne rencontrant qu’une résistance absolue.

    Dieu merci, ces moments-là n’arrivent pas très souvent. Au cours de mes trente-quatre années d’existence, j’ai développé une vision plutôt… réaliste du monde, de la vie et des choses en général. Je sais distinguer le faux du vrai, le sincère du trompeur, et j’ai un sixième sens pour flairer les illusions. Je n’attends rien du monde qui m’entoure, sinon qu’on me confirme la perception que j’en ai. Je suis donc rarement pris au dépourvu, que ce soit par les caprices du destin ou par les déceptions du quotidien. Ce qui fait que les guêpes me fichent la paix.

    Du moins, la plupart du temps.

    Lorsque je me suis réveillé ce matin, j’ai tout de suite su qu’il y avait quelque chose de trompeur dans l’air.

    C’était un de ces matins doucereux de mars, un de ces matins où il est encore trop tôt pour clamer que l’hiver est terminé, bien que le printemps soit à portée de tir. Le mois de mars à Québec est hypocrite : dès que les premières journées ensoleillées ont été consommées, on peut assurément s’attendre à une ou deux tempêtes de neige, question de se rappeler que la nature aime elle aussi se payer notre gueule. On se lève, on prend une douche, on enfile des vêtements juste assez chauds pour ne pas se farcir un rhume et juste assez légers pour croire que le beau temps s’est installé, on enfile un verre de jus d’orange bien frais, on se tape à la radio un vieux succès de musique soul qui soulève les pieds et qui euphorise le cœur, et c’est habituellement à ce moment-là que le premier bulletin météo de la journée se fait entendre, pour nous rappeler qu’il vaut mieux profiter de cette belle et douce journée, puisque le mercure chutera de plusieurs degrés sous zéro dès le lendemain.

    J’ai extirpé ma tête de sous l’édredon, juste assez pour voir les rayons du soleil s’infiltrer sournoisement dans ma chambre à coucher, et j’ai renfoncé mon visage dans l’oreiller. Il n’y a rien de plus désagréable que de se laisser leurrer par la promesse d’un printemps hâtif, que cette promesse provienne d’un cultivateur affirmatif ou d’une marmotte qui aurait vu son ombre après quelques mois d’hibernation.

    Et, à bien y penser, il n’y a rien de plus désagréable que de se laisser leurrer par une promesse, point à la ligne.

    J’ai tendu une main méfiante en direction de ce qui me sert de radio-réveil et je l’ai allumé. Une présentatrice m’a assuré avec une joie non dissimulée que toute la province était sous l’effet d’un exceptionnel redoux, comme si une journée de temps clément était ce qui pouvait m’arriver de mieux, comme si quelques rayons de soleil allaient changer quoi que ce soit à ma vie, comme si je devais célébrer les effets du réchauffement climatique et prétendre que le printemps était là pour de bon. La pimbêche de la station radio — qui correspond certainement au prototype de la garce anorexique bronzée artificiellement, arborant chandail à ras le nombril, lolos refaits au silicone et piercing au coin de la narine — a répété son message d’une voix stridente et surexcitée, comme si elle venait de découvrir que ce qu’il y a sous la pelure de la banane est infiniment plus délicieux que la pelure elle-même. Un exceptionnel redoux… du jamais vu… c’est le temps de sortir vos maillots… un exceptionnel redoux…

    Moi, en fait, je redoute le redoux. Je l’ai toujours redouté et je le redouterai certainement davantage au terme de cette journée qui, si elle s’annonce radieuse, n’attend que le prétexte idéal pour me mettre au tapis. L’espoir vous amène à planer plus haut que nécessaire, ce qui ne rend la chute que plus longue ; et plus la chute est longue, plus la douleur est grande. Je l’ai compris très tôt dans ma vie et ce n’est pas de sitôt que je vais changer d’avis.

    De toute façon, l’histoire est toujours la même. Je la connais par cœur. Elle se termine mal.

    Il était dix heures trente et je n’avais toujours pas envie de me lever. J’aurais pu blâmer l’incontestable fourberie du climat pour cette lassitude qui me clouait au lit, mais ce n’est qu’un symbole parmi tant d’autres, un symbole de ce qui me retient sur place depuis le dernier grand défilé qui m’est passé sur le corps. Mon frère Étienne, de deux ans mon cadet et qui adore réduire les choses à leur expression la plus grossière, croit que je reste couché depuis l’automne dernier parce que Sophie a décidé de succomber aux avances d’un collègue, d’emménager avec lui et de s’improviser mère à temps partiel des deux rejetons qu’il s’est fait faire par une précédente concubine — joliment désignée par l’appellation mère de ses enfants, comme si le fait d’avoir permis à un juriste en rut d’assurer sa descendance l’avait éternellement réduite au rôle de la couveuse. Étienne répète à qui veut bien l’entendre — c’est-à-dire à mes parents, qui ne demandent pas mieux que d’entendre parler de mes échecs — qu’il ne me sert à rien de rester cloué au lit et de ruminer le départ de Sophie, qu’elle est partie il y a déjà sept mois et qu’elle ne reviendra pas, qu’elle a trouvé mieux à faire que de se payer les dépressions à répétition d’un musicien paumé comme moi, qu’elle se farcit le plus riche spécimen de macho qu’elle a pu trouver au cabinet d’avocats pour lequel elle bosse et que de rester au lit jusqu’à l’arrivée de l’apocalypse n’y changera rien.

    Mais Étienne ne me comprend pas, et ne me comprendra probablement jamais. Ce n’est pas parce qu’on est frères de sang qu’on a quoi que ce soit en commun. Ça aussi, je le sais. Étienne, que la vie a plutôt choyé sur tous les plans possibles et imaginables, n’a jamais compris qu’il y a des moments dans la vie où il vaut mieux être immobile que de s’exposer à d’inévitables calamités. Vous ne voulez pas bouffer de la merde sur les deux côtés de la tartine ? Ne sortez pas le pain, tout simplement.

    En fait, il y a si longtemps que je suis immobile — bien plus de sept mois, n’en déplaise à ce qui me sert de frère — que j’en suis venu à oublier les raisons exactes qui m’ont immobilisé de la sorte. Je sais tout simplement que bouger est un risque qui ne vaut pas la peine d’être pris. Alors je ne bouge plus. J’attends. J’attends que les choses soient claires, que les choses soient vraies, que les choses soient autre chose qu’un banal piège à con. J’attends.

    Et, puisque j’attends quelque chose qui ne me trompera pas, je risque d’attendre encore un moment.

    J’ai éteint le radio-réveil et je me suis enfoui sous l’édredon, les couvertures remontées jusqu’au bout du nez. Ce redoux ne me disait rien qui vaille. Autant le laisser passer et rester bien à l’abri de cette superbe journée.

    J’ai dix-neuf ans. Je quitte aujourd’hui mes parents et mon frère — du moins, pour la première fois —, même si je ne le sais pas encore.

    J’ai été admis au baccalauréat en musique. C’est le prétexte idéal pour déserter cette demeure où tout s’enroule autour de ma gorge, comme un boa constrictor affamé autour d’une proie facile. Je sais que, si je reste ici, je vais mourir. Je ne sais pas quand ni comment, mais je vais mourir.

    Et moi, je veux vivre. Et je veux jouer de la musique. Ce qui revient à la même chose, à l’essentiel. À la musique.

    J’ai découvert la musique six ans plus tôt, le jour où j’ai posé mes lèvres sur la trompette du père d’un copain, qui était venu en classe de musique pour partager sa passion avec nous. J’ai soufflé dedans, des sons en sont sortis. Une vieille histoire, répétée des millions de fois au cours de l’humanité, motivée par la curiosité toute naturelle qu’inspire la vue d’un instrument de musique. Sauf que mon cœur a fait « pop », comme une bulle qui éclate, qu’il s’est senti envahi d’une légèreté que je ne lui connaissais pas et qui ne m’avait jamais effleuré, que je ne croyais réservée qu’aux autres ; et, bien que le fait que j’aie soufflé dans l’embouchure n’ait pas vraiment produit de mélodie, mon professeur de musique a émis un petit sifflement d’admiration et de surprise.

    J’ai pris des leçons par la suite. Mes parents ont cru que ce n’était qu’un hobby et que ça passerait. Ce qui n’est pas arrivé.

    Du moins, pas tout de suite.

    J’ai donc dix-neuf ans, la musique est toute ma vie, et elle sera mon moyen bien à moi de la gagner. Je ne me fais aucune illusion de grandeur : je ne suis pas Miles Davis. Mais j’ai juste assez de talent pour croire que je réussirai bien à me faire une petite place.

    N’y a-t-il pas une place pour chacun en ce monde ?

    Je comprends maintenant que les choses n’ont pas nécessairement à être aussi merdiques qu’elles l’ont toujours été. Je ne suis pas obligé de vivre avec des gens qui me crachent dessus en silence, jour après jour, chacun à leur manière. Je vais vivre dans un petit appartement avec deux copains connus lors de ma journée d’inscription au campus ; ce sont de chics types, nous allons drôlement bien nous entendre, et je ne regretterai rien de ce que je laisse derrière moi, comme au cinéma. Je disparais de cet endroit où l’on n’attend rien de moi et je me ferai une belle petite vie. Et tout ira mieux.

    Au moment de partir, mon père me demande ce que je ferai après mon baccalauréat. Lorsque je lui réponds que je vais jouer de la musique, il lève les yeux au ciel.

    — Oui, Léo, mais pour gagner ta vie ? Tu feras quoi, au juste ?

    — Je t’ai déjà répondu, papa. Je vais jouer de la musique.

    Mon père lève à nouveau les yeux au ciel. Derrière lui, mon frère Étienne me dévisage d’un air narquois du haut de ses dix-sept ans, lui qui est plus grand que moi depuis un moment déjà et qui aime bien me le faire sentir. Il s’approche de moi et me demande, comme ça, d’un air faussement dégagé, si j’ai l’intention d’aller vivre à Montréal par la suite.

    Lorsque je lui demande pourquoi, il hausse les épaules.

    — Il n’y a pas de métro à Québec, laisse-t-il tomber. C’est dans le métro qu’un musicien gagne sa vie, non ?

    Je ne réponds pas. Il y a longtemps que j’ai compris que cela ne servirait à rien. Je n’ai jamais eu son sens de la répartie ni sa méchanceté. C’est perdu d’avance. Et j’ai décidé que je ne jouais plus.

    Ma mère s’approche de moi et m’embrasse, caresse mon front et me dit :

    — Tu reviendras.

    Ce n’est pas une question. C’est une affirmation.

    J’ai évidemment fini par me lever, vers onze heures trente. Il faut bien se nourrir à l’occasion, et ce, même lorsque le réfrigérateur est presque vide. Il faut dire que je ne suis plus admissible aux prestations d’assurance-emploi depuis déjà un bon moment et que je n’ai pas encore trouvé l’argument qui me permettra de vivre de l’aide sociale ; par conséquent, je vis de mes économies, concept fictif hilarant lorsqu’on exerce le métier de trompettiste et qu’on refuse de combler le besoin de pain et de beurre grâce à un boulot plus traditionnel. D’un point de vue strictement économique, chacune de mes journées est une fin de mois en elle-même ; mes dernières expériences professionnelles ont été des échecs retentissants, il ne faudrait surtout pas croire qu’elles m’ont permis de renflouer mes coffres. La seule chose que j’ai accumulée jusqu’à maintenant est un retard astronomique dans le paiement de mon loyer. Il faut croire qu’il y a un dieu pour les artistes, puisque ma propriétaire, madame Legris — une fumeuse invétérée portant perruque et soutien-gorge rembourré — ne m’en tient pas encore rigueur.

    Ce qui est d’ailleurs une chance, faute de quoi je passerais de mon statut actuel de candidat à l’itinérance à celui de clochard diplômé — preuve irréfutable que, contrairement à ce que veut la croyance populaire, on peut toujours tomber plus bas.

    J’ai donc englouti une banane qui n’avait pas encore eu le temps de mûrir, sacrifiée sur une tartine de beurre d’arachides, en l’accompagnant d’un grand verre d’eau et de l’une de ces tranches de plastique orangé qui aspirent sans la moindre honte au titre de fromage. Je me serais bien fait cuire quelques pâtes, mais je n’en ai pas trouvé le courage ; j’ai plutôt croqué quatre ou cinq brins de spaghetti secs, que j’ai laissés ramollir sous ma langue pendant quelques secondes. Un deuxième verre d’eau. Puis un troisième. Et un quatrième. C’est bien, l’eau. C’est gratuit. Et c’est fou comme le fait d’être ballonné trompe la faim.

    Je me suis répandu sur mon étroite causeuse, qui a connu des jours meilleurs et qui fait également office de seul et unique meuble dans le salon de mon trois et demie. Il faut dire que cet appartement trop petit, au sous-sol d’un triplex en plein centre-ville, a l’avantage d’être rapidement meublé ; si l’on y place la causeuse de façon stratégique, ce qui me sert de salon paraît plein aux trois quarts. Sophie, qui payait le loyer, en avait marre de vivre dans un appartement dont les fenêtres étaient à la hauteur du trottoir et n’offraient pour seul spectacle que les pieds des passants. À ce qu’on m’a dit, ce problème est désormais réglé : elle trône désormais dans un spacieux loft situé au sommet d’un de ces perchoirs pour riches qu’elle avait l’habitude de lorgner en salivant d’envie. Bien fait pour elle.

    J’ai pointé la télécommande en direction de la télévision, cette boîte noire maudite que j’ai assise sur un bac à recyclage et qui représente le seul loisir que je puisse me permettre. Ma main s’est mise à danser sur la télécommande, un influx nerveux se faisant sentir à son index dès que ladite boîte noire tente de me convaincre que le bonheur est à la portée de la main grâce à une toute nouvelle batterie de cuisine ou aux bons services d’un astrologue. Le bonheur n’est pas à la portée de ma main, ni de mon bras ni de tout le reste de mon corps. Le bonheur se trouve ailleurs, à ce qu’il paraît. Il a visiblement oublié de venir faire un tour dans mon trois et demie.

    Je sais bien qu’il faudrait que je travaille. Mais dégoter un boulot de trompettiste n’est pas facile dans le contexte actuel, d’autant plus que j’ai cessé de fréquenter ma bonne vieille camarade pistonnée depuis trop longtemps déjà. Tenter d’en extirper une note en public s’apparenterait pour moi à danser le tango, les yeux bandés, sur un fil de fer tendu à huit kilomètres au-dessus du sol. Sans filet, bien entendu.

    Mes expériences comme musicien professionnel s’apparentent à une sodomie sans lubrifiant et sans consentement, à une enfilade de coups bas comme on n’en voit que dans le merveilleux monde artistique, cet univers où les mégalomanes sont infiniment plus nombreux que les mélomanes. J’ai fini par comprendre qu’il y a toujours quelqu’un, quelque part, qui a pour fonction de pisser sur les rêves des autres, surtout si les rêves en question ont quelque chose de désespéré. Combien de rêves meurent chaque jour sous le jet d’urine de gens méprisants et mesquins ?

    Je me souviens de la première fois où le simple fait de tenter de faire de la musique, même en secret, même dans mes retranchements les plus intimes, m’a donné le sentiment de me couvrir de ridicule. C’était un samedi après-midi, j’avais les bleus et j’ai tenté de les chasser en jouant une gamme, une simple petite gamme de do, un truc appris à une époque où je n’avais pas encore de poil au menton. Je n’y suis pas arrivé. Mes doigts n’arrêtaient pas de glisser, quelque part entre le fa et le si. Et là, j’ai laissé tomber. Définitivement. Que le chanteur d’un combo de jazz miteux voué au circuit des bars d’hôtels de seconde catégorie se permette de me dire que je ne suis pas à la hauteur, soit. Qu’un impresario sans vergogne ne me fasse jamais suivre les honoraires promis en échange d’une session d’enregistrement, passe encore. Mais que la musique elle-même se sauve de moi comme d’un lépreux ? Ça, jamais.

    Comme c’est habituellement le cas pour les choses qui me déplaisent, je préfère ne pas y penser ; et la télévision, cette bonne vieille lobotomie instantanée, est une précieuse alliée dans des moments comme celui-ci. Je suis donc resté immobile, sur le sofa comme dans tout le reste ; seul mon index a remué, ce qui était déjà beaucoup dans les circonstances. Un roman-savon, un influx nerveux à l’index, une autre chaîne. Une infopub mal doublée sur un produit antirides miraculeux, un autre influx nerveux, une autre chaîne. Le bulletin d’information de midi et sa litanie de mauvaises nouvelles, un influx nerveux à l’index, une autre chaîne…

    Et c’est à ce moment que le téléphone a sonné.

    Bien entendu, j’ai décidé de le laisser faire. Ces petits engins ont leur propre volonté, ils sonnent parce que c’est pour cette raison qu’on les a créés ; cela ne justifie en rien de décrocher chaque fois que le corps de l’appareil émet une pulsation sonore. Mais voilà, la chose a insisté, elle s’est entêtée à sonner, du moins jusqu’à ce que j’aie décidé de la faire taire.

    De toute façon, je savais déjà qui c’était. Il était midi, après tout.

    J’ai décroché sans rien dire, attendant l’inévitable. Puis, après un moment de silence, une voix impatiente a énoncé mon prénom.

    — Léo ?

    Je le savais. J’ai répondu :

    — À qui t’attendais-tu à parler ?

    — C’est ton frère. Étienne.

    — Je n’ai qu’un frère. Tu es forcément Étienne.

    Petit claquement de langue irrité à l’autre bout du fil.

    — Bon, si tu continues comme ça, je vais tout simplement raccrocher.

    J’ai haussé les sourcils, tenté d’accepter cette offre généreuse de mettre un terme immédiat à une communication inutile, mais il paraît qu’on doit entendre au moins une autre voix que la sienne tous les jours ; celle d’Étienne, si nasillarde soit-elle, assure à tout le moins l’atteinte de mon quota de contacts humains. De plus, ces appels permettent à mon frère de mettre un terme à mes grasses matinées, ce qui le réjouit plus que tout au monde ; je suppose donc que nous y trouvons chacun notre compte.

    — Ne monte pas sur tes grands chevaux, ai-je dit d’un ton condescendant. Tu appelles pour t’assurer que ton grand frère est toujours en vie ? C’est chose faite. Tu pourras rassurer les vieux. Après tout, tu n’avais pas téléphoné depuis trois jours…

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