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Chimère
Chimère
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Livre électronique329 pages4 heures

Chimère

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À propos de ce livre électronique

Il n’a pas d’identité. Ou plutôt, il vole celle des autres : des morts, des disparus, choisis soigneusement. Des individus seuls, isolés, sans famille ni amis, dont personne ne réclame la mémoire.
Il s’invente des vies au gré de ses usurpations, s’improvise médecin, pompier, homme d’affaires, musicien... abandonnant ses différentes enveloppes lorsque son nouvel entourage devient trop « présent ». Surdoué, il n’est personne et il est tout, capable de tout sauf d’exister.
Jusqu’au jour où l’une de ses identités se révèle moins solitaire que prévu : la petite sœur d’Armand, qu’il pensait être fils unique, croit son frère revenu d’entre les morts et se met à harceler l’usurpateur. Il doit disparaître à nouveau ; mais elle est si jolie, Albane...
Et dans l’ombre, un flic, qui le suit et le traque sans relâche. Le policier l’a surnommé Chimère, et c’est bien ce qu’il est.
Que fuit Chimère ? À son passé, l’homme qui n’a pas de nom va-t-il survivre ?

LangueFrançais
Date de sortie25 sept. 2018
ISBN9782370116314
Chimère
Auteur

Marie-Pierre Bardou

Née en Afrique équatoriale dans une famille d’oiseaux migrateurs, Marie-Pierre Bardou a gardé de ses voyages précoces le goût des départs, même en imagination. Elle teste un peu tous les genres – poésie, nouvelle… - mais c’est avec le roman qu’elle peut, réellement, se laisser « embarquer ». Grande admiratrice du génie fiévreux d’un Dostoïevski ou de l’implacable plume d’un Ross Mc Donald ou d’un Liam O’ Flaherty, elle adore les romans historiques et les thrillers. C’est le plus souvent dans les drames familiaux qu’elle puise sa propre inspiration. Elle a une prédilection pour les grasses matinées et les séries TV, et de temps en temps se laisse séduire par quelques chutes libres – mais toujours avec un parachute. Sinon, son bureau ou son canapé seront les endroits où vous la trouverez la plupart du temps. L’avantage étant qu’ils sont dans la même pièce, pour une très agréable économie de mouvement.

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    Chimère - Marie-Pierre Bardou

    cover.jpg

    CHIMÈRE

    Marie-Pierre BARDOU

    Published by Éditions Hélène Jacob at Smashwords

    Copyright 2018 Éditions Hélène Jacob

    Smashwords Edition, License Notes

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    © Éditions Hélène Jacob, 2018. Collection Littérature. Tous droits réservés.

    ISBN : 978-2-37011-631-4

    Partie I

    – 1 –

    25 décembre 1978

    Elle ne vit d’abord qu’une ombre.

    Le soleil était déjà haut et combattait vaillamment l’épaisse couche de neige qui avait recouvert toute la vallée dans la nuit. Les flocons avaient commencé à tomber hier au soir, au début timidement, puis de plus en plus vite, se transformant presque en tempête. Elle s’était endormie dans le vacarme du vent sifflant entre les branches des arbres et faisant craquer les vieilles poutres de la maison, mais, quand elle s’était éveillée, tout était calme.

    Un temps idéal pour un jour de Noël : neige et soleil, le duo gagnant. Dans quelques heures, des cohortes d’enfants, surexcités par les cadeaux découverts au pied de leur sapin et par les confiseries dont on les avait gavés la veille, s’abattraient sur ces pelouses immaculées et scintillantes, brisant leur pureté avec leurs luges, leurs batailles de boules de neige, leurs jeux de brutes.

    Émilie aurait bien aimé être une brute, elle aussi. Parfois. Mais elle n’avait pas le droit. Pas le droit non plus de manger des bonbons ou de veiller tard. C’est pourquoi elle s’était levée ce matin à la même heure que d’habitude, trouvant sa grand-mère affairée dans la cuisine, déjà en train de préparer le repas de midi. Chez les Granger, Noël était un jour comme les autres. On ne se laissait pas contaminer par la société de consommation et on ne faisait pas semblant de croire en ces bondieuseries ridicules : aucun bébé né d’une vierge au fond d’une étable n’avait vu le jour pour sauver l’humanité et ne recevait les hommages de rois étrangers. Pas plus qu’un vieux bonhomme ventripotent ne se glissait dans les cheminées pour déposer des offrandes aux enfants bien sages. Ils avaient expliqué tout cela à leur petite-fille, avec des mots savants dont elle ignorait le sens.

    Émilie ne comprenait pas tout, du haut de ses huit ans, sinon que ses grands-parents n’aimaient pas Noël et qu’ils paraissaient bien être les seuls. Tous ses amis à l’école racontaient les festins, les cadeaux, et elle inventait des festivités similaires pour ne pas sembler trop bizarre à leurs yeux. Il lui suffisait de puiser dans ses souvenirs : quand elle vivait avec sa mère, elle avait eu des festins et des cadeaux, elle aussi. Alors, elle exhumait ces images d’une autre vie, d’une existence à laquelle elle s’efforçait de renoncer, pour paraître normale au regard des gens. Ils critiquaient déjà la manière dont on l’habillait, la sévérité de sa grand-mère qui contrôlait le moindre de ses mouvements, inutile d’en rajouter. Quand l’école rouvrirait ses portes, dans quelques jours, Émilie devrait à nouveau fouiller dans sa mémoire pour dresser le tableau banal d’un soir de réveillon banal.

    Ce matin, elle s’était donc assise à la table de la cuisine pendant que sa tutrice versait du lait chaud dans son bol de cacao. Elle avait grignoté ses tartines en silence, écœurée par l’odeur du ragoût qui mijotait sur le feu. Tous les jours, grand-mère préparait sa fricassée dès l’aube pour « avoir le temps », disait-elle. Le temps de quoi, ça, Émilie ne l’avait jamais bien compris.

    Le soleil dansait derrière les fenêtres grises de givre et elle avait vite avalé son petit-déjeuner pour se glisser dans le couloir obscur et y enfiler ses bottes, ses moufles, sa parka et son bonnet.

    L’air glacé qui l’avait accueillie sur le seuil lui avait amené les larmes aux yeux. Immobile sur le perron de la maison, Émilie avait respiré longuement cet air froid qui brûlait un peu les poumons, promenant sur le quartier son regard presque aveugle. Tout était silencieux, il n’y avait encore personne à s’être aventuré dehors à 8 heures du matin. La neige était vierge, épaisse et moelleuse, les rayons du soleil y ricochaient gaiement et Émile avait eu envie de s’y rouler dedans. Mais sa grand-mère l’aurait grondée.

    Elle avait alors commencé sa promenade solitaire dans le quartier résidentiel de cette modeste ville de province où tout le monde, la veille, avait fêté Noël. Sauf eux, évidemment.

    C’est alors qu’elle avait vu une ombre. Qui se glissait entre les arbres au fond d’un jardin, à peine perceptible. Émilie se mit à la suivre. Elle savait à qui appartenait cette ombre.

    Lorsque la bête s’immobilisa enfin, la petite fille s’avança jusqu’au muret de pierre sur laquelle la silhouette s’était juchée. Son souffle formait de légers halos de vapeur quand elle expirait et la neige étouffait le bruit de ses pas. Le silence était impressionnant, elle avait la sensation d’être seule au monde. Seule avec Batcat.

    Le chat la regarda approcher avec indifférence. Il se léchait paresseusement une patte, protégé du froid par son épaisse fourrure d’un noir profond qui, sous la lumière, avait des reflets bleus. Lorsque Émilie tendit une moufle vers les petites oreilles pointues, Batcat darda sur elle ses yeux jaunes et suspendit sa toilette. Qu’est-ce que tu me veux, encore ? semblait-il penser. Émilie aurait bien aimé avoir un chat comme celui des Raynes. Peut-être pas noir, parce qu’elle avait entendu les adultes dire qu’ils portaient malheur, mais Émilie ne comprenait pas bien comment un animal pouvait provoquer des drames, quelle que soit la couleur de ses poils. Bien sûr, sa tutrice ne pouvait même pas envisager cette idée et maugréait sur cette bête qui se faufilait dans toutes les maisons du quartier comme s’il en était le maître… Et c’était sans doute le cas, d’ailleurs. Les Raynes le laissaient libre d’aller et venir à sa guise, et Émilie utilisait souvent ce prétexte pour se rendre chez eux et leur rapporter le chat qui n’était pas perdu. Elle aimait le sourire d’Élise, la mère de Charlie, qui faisait semblant d’être soulagée de retrouver son animal de compagnie et lui proposait les friandises dont Émilie était privée par ses grands-parents. Élise et Mike formaient, avec leurs trois enfants, une famille idéale à ses yeux. Il y avait toujours du bruit, des rires, de la vie dans la grande maison qu’ils occupaient à quelques rues de son domicile. Charlie la laissait parfois jouer avec lui et son copain Mathias de temps en temps, même s’ils préféraient s’amuser entre garçons.

    Émilie savait que les Raynes étaient partis pour les congés de Noël : Charlie lui avait expliqué, quatre jours plus tôt, qu’ils allaient skier dans les montagnes. Ça paraissait génial, comme vacances. Élise avait même demandé à grand-mère s’ils pouvaient amener la petite fille, mais bien sûr l’invitation avait été refusée. Pas très poliment, d’ailleurs. Elle en avait un peu honte en y repensant. Sa tutrice n’aimait pas les Raynes. Elle racontait qu’ils se prenaient pour ce qu’ils n’étaient pas – Émilie ne comprenait pas vraiment ce que ça voulait dire – sous prétexte qu’ils étaient à moitié américains et tout ça. Qu’ils parlaient anglais chez eux, que la mère de famille était une artiste et le père un chirurgien, qu’ils n’avaient pas leur place dans ce quartier tranquille. Ils auraient été à leur place à Paris, par exemple, ou à New York, pourquoi pas ? Émilie était heureuse qu’ils aient choisi leur petite ville pour s’y installer, même s’ils partaient parfois en voyage.

    Les Raynes devaient donc être absents. Ils laissaient souvent leur animal seul quand ils quittaient leur maison quelques jours, chargeant Émilie de veiller sur lui. Mais, de toute façon, Batcat était d’une indépendance farouche ; il suffisait à Émilie de remplir la gamelle de croquettes et de lui remettre de l’eau.

    Est-ce qu’ils seraient rentrés plus tôt que prévu ? Émilie hésita quelques instants, puis décida de tenter le coup quand même. Si les volets de la demeure des Raynes étaient encore fermés, elle se contenterait de renouveler les rations de nourriture, après tout c’était sa mission.

    Lorsqu’elle s’empara du corps tiède et souple de Batcat, le chat se laissa faire, fort d’une longue habitude. Émilie enleva ses moufles pour mieux le porter et le garda contre elle, dans ses bras, en marchant dans la rue déserte inondée de lumière.

    Elle s’approchait, avec son fardeau, de la maison des Raynes, lorsqu’elle sentit du liquide contre sa main. Quelque chose de poisseux et de chaud. Inquiète, la petite fille regarda ses doigts et vit du rouge sombre, un fluide épais dont émanait une odeur tenace de rouille. Elle reconnut aussitôt la tache, s’arrêta net, tritura le chat dans tous les sens pour voir où il était blessé.

    Batcat protesta vaguement contre ces manipulations, mais elle ne trouva aucune plaie. Juste une traînée carmin qui maculait le pelage noir sur son flanc et ne semblait pas provenir de son corps. Il paraissait en pleine forme. D’où venait ce sang ?

    Sans doute avait-il croisé un animal accidenté. En reprenant sa marche, Émilie tenait Batcat plus fort contre elle, sans trop comprendre pourquoi elle se sentait soudain aussi oppressée. Elle se mit à avancer plus vite, serrant Batcat contre elle avec tellement de vigueur qu’il commença à protester, se tortillant pour redescendre. Elle arriva devant le portique du jardin et s’arrêta, clignant des yeux sous la lumière.

    Les volets étaient tous fermés. Mais la porte d’entrée était grande ouverte. Et des traces de pas étaient imprimées dans la neige qui recouvrait les pelouses, des empreintes nombreuses allant jusque dans la rue. Certaines étaient presque rouges.

    Batcat décida soudainement qu’il en avait assez d’être serré comme une sardine. Il lui donna un coup de patte et Émilie sursauta sous la griffure, lâcha l’animal. Le chat courut jusqu’au seuil béant de sa maison, s’arrêta net.

    Il feula et fit demi-tour, s’enfuyant derrière les arbres, redevenant une ombre.

    – 2 –

    25 décembre 1997

    Le brouhaha de la grande salle, haute de plafond et illuminée par de larges baies vitrées donnant sur la rivière en contrebas, obligeait Lionel à hausser le ton pour se faire entendre. Pourtant, ce qu’il avait à dire nécessitait discrétion et intimité. Il s’en voulait d’avoir réservé dans cet établissement, d’avoir choisi ce jour aussi, pour rencontrer Denis. Toujours ce besoin d’en mettre plein la vue ! Un restaurant chic et cher, le seul gîte chic et cher du coin, de toute façon. Où auraient-ils pu aller déjeuner ailleurs ?

    Chez lui, mais Lionel ne supportait plus les quatre murs de sa maison. Il ne supportait plus grand-chose, à vrai dire.

    — Elle ne reviendra plus.

    Il était tellement penché sur la table, vers son ami, que sa lavallière flirtait dangereusement avec le petit bol de mayonnaise qui accompagnait leur plateau de fruits de mer. Il avait conscience que sa voix était rauque, prête à se briser, mais il ne parvenait plus à avoir l’air… normal.

    Gentiment, Denis écarta la cravate de la sauce et lui sourit :

    — Elle va revenir, Lionel. Elle le fait toujours. Tu te rends malade alors que tu sais très bien qu’elle sera chez vous ce soir, ou demain, ou à la fin de la semaine.

    — Mais elle est partie depuis cinq jours ! Et elle n’a jamais fait ça le jour de Noël ! Tu te rends compte ? J’ai dû inventer des excuses foireuses pour mes parents, qui nous attendaient hier pour le réveillon, mais je suis sûr qu’ils ne m’ont pas cru. Je…

    Sa voix s’enroua.

    Le visage faussement compatissant de sa belle-mère, celui – imperturbable, indifférent – de son père quand Lionel était arrivé chez eux la veille au soir, essayant de paraître naturel… Elle ne se sent pas bien… Elle est désolée… Aucun des deux n’avait été dupe. Ils ne l’aimaient pas, dès le départ. Lola ne figurait pas parmi les « bons partis » que son géniteur espérait pour son fils unique, celui qui allait reprendre l’office notarial ayant assuré fortune et notoriété à plusieurs générations de Tussandier.

    La soirée du réveillon avait été horrible. Pleine de non-dits et de silences pesants, de conversations superficielles que sa belle-mère se sentait obligée d’alimenter pour que tout semble normal. Il aurait préféré, et de loin, rester chez lui à s’enivrer à coups de single malt.

    Face à lui, la main gauche tenant toujours sa cravate, Denis ne le quittait pas d’un regard compatissant qu’il détesta soudain. Sur le mur, dos à son ami, un large miroir reflétait son propre visage et il s’y voyait aussi bien qu’il distinguait Denis, leurs deux images presque en surimpression. La comparaison n’était pas à son avantage. Les yeux d’un brun clair, doux et calmes, la peau bronzée, les cheveux d’un noir de jais de Denis respiraient la santé et l’élégance. C’était un bel homme d’une quarantaine d’années, grand, mince et bien bâti, toujours chic, mais sans ostentation. Lionel se voyait tel que chacun pouvait l’admirer en cet instant : le teint blafard et des cernes qui creusaient son visage. Il faisait pourtant beaucoup d’efforts pour être au mieux de son apparence, pour combattre la banalité de son physique sans éclat. Il faisait du sport pour garder la ligne, s’offrait des séances d’UV chaque semaine, soignait sa mise… Tout ça pour ressembler à un cadavre, merde !

    — Écoute, Lionel. Tu es épuisé, tu ne vois plus les choses clairement. Profite des vacances pour te reposer un peu, pour dormir. Pars, tiens ! Par exemple à la montagne, va skier !

    — Mais si elle revient ?

    — Alors elle sera là à ton retour ! D’ailleurs, ce n’est pas « si », c’est « quand ».

    Lionel se redressa, essayant de prendre un air confiant, de calquer son attitude sur celle de son ami. Il connaissait Denis depuis presque sept ans : ce dernier avait pris rendez-vous à son cabinet pour une transaction immobilière banale et les deux hommes étaient rapidement devenus proches. Du moins, aussi proches que Lionel pouvait l’être d’une autre personne. Denis était riche, influent, charismatique, et Lionel se sentait flatté de cette relation qui s’était formée à coups de déjeuners et de parties de tennis.

    Le restaurant était bondé et l’ambiance festive. Jamais il n’avait autant perçu de décalage avec son environnement : il n’y avait dans la salle que des familles ou des amoureux venus fêter le 25 décembre sans avoir à faire la cuisine et tutti quanti. Des rires et de joyeuses conversations fusaient de toute part, des enfants passaient en courant entre les clients, rappelés à l’ordre sans trop de conviction par leurs parents. Lionel jeta un regard mauvais sur le couple qui occupait la table à côté de la leur : deux jeunes gens qui mangeaient à peine et se dévoraient des yeux, mains liées par-dessus la nappe blanche. Il avait envie de leur chanter la chanson des Rita Mitsouko : « Les histoires d’amour finissent mal… en général »…

    Mais ses antécédents avec Lola, leur mariage, tout cela n’avait rien d’une histoire d’amour. Et maintenant, sa femme avait disparu sans crier gare, sans doute avec un amant. Ce n’était pas la première fois ; mais, sans trop savoir pourquoi, Lionel sentait que les choses étaient différentes. Que Lola était différente. Il ferma les yeux et pensa aux ragots que l’on chuchoterait sur son passage, aux ricanements, aux jalousies dont il faisait l’objet depuis tant d’années. Fils, petit-fils et arrière-petit-fils de notaire, vieille fortune, influence… Lionel avait tout reçu dès la naissance, sans rien avoir à faire pour l’obtenir. Même ses antécédents avaient été passés sous silence ; ses frasques de jeunesse, qu’il préférait oublier et minimiser, étouffées grâce aux « amis » de son père. Personne ne savait ce qu’il avait fait. Personne sauf Lola, bien sûr.

    Il aurait voulu croire qu’il n’était que contrarié par les dernières folies de sa femme. Mais s’il était honnête avec lui-même, Lionel devait bien admettre qu’en fait, il souffrait vraiment. C’était nouveau pour lui, et il n’aimait pas ça.

    — Qu’est-ce que tu dis d’un dessert ?

    Tout guilleret, Denis lui présentait le menu par-dessus son assiette presque pleine qu’un serveur aux lèvres pincées lui ôtait. Lionel apprécia l’effort de son ami pour lui changer les idées et hocha la tête. À côté d’eux, le jeune couple semblait totalement isolé, dans une bulle inaccessible au commun des mortels.

    En lisant la carte des desserts, Lionel se surprit à fredonner en sourdine « Les histoires d’amour finissent mal… en général »…

    ***

    — Je vous assure, Docteur, ça me fait vraiment mal.

    Il adressa un sourire mécanique à sa patiente, tout en consultant le dossier posé sur la table. Les stores étaient restés levés, mais, dehors, la nuit avait doucement pris possession d’un horizon bleu roi, à la limite du noir. De toute façon, le ciel n’était jamais vraiment obscur, ici, trop de lumières artificielles, trop de vie humaine envahissante, éblouissante, chaotique.

    Un hurlement fit sursauter la vieille dame assise face à son bureau. Rage ? Douleur ? Le docteur Armand Fournier perçut le cri, l’enregistra, mais n’y fit pas attention. Des bruits de pas dans le couloir, des gens qui couraient, des exclamations qui fusaient, peur, colère.

    — Il y a un problème, dehors ?

    Armand leva le nez de son dossier. Face à lui, la femme tournait un visage inquiet vers la porte close de la pièce, derrière laquelle tous ces échos menaçants venaient la troubler. Il reposa les papiers et mit ses avant-bras soigneusement à plat devant lui, mains jointes, son regard calme bien droit. Il sourit à nouveau, cette fois bien plus chaleureusement.

    — La bonne nouvelle, déclara-t-il, c’est qu’il n’y a absolument rien d’alarmant. Le scanner n’a rien révélé d’anormal.

    — Mais je vous assure que…

    — Vous avez mal, oui, je n’en doute pas. Il ne s’agit ni d’un cancer ni de la maladie de Crohn dont vous m’avez parlé. Je pense que nous sommes face à une colite, tout simplement.

    — Des gaz ?

    L’expression outrée de la vieille dame lui donna envie de rire, mais il s’en abstint. Pourquoi la voyait-il comme une personne âgée ? Son dossier indiquait qu’elle n’avait que 53 ans, mais elle en paraissait davantage, un peu voûtée, le regard… oui, c’était ça, le regard vieux.

    — Les colites peuvent être très douloureuses, vous savez, répondit-il. La nourriture trop riche des fêtes de Noël et, sans doute, aussi le stress… Les événements heureux, comme le réveillon par exemple, sont souvent des sources de stress.

    Les yeux de sa patiente se firent encore plus vieux.

    — Je suis toute seule, Docteur. Le réveillon n’est pas pour moi un événement heureux.

    Armand hocha la tête. Bien sûr. Le service des urgences était hanté par ces solitaires de fin d’année, tous ceux qui atterrissaient entre ces murs par excès de claustration. Beaucoup de ses confrères s’en plaignaient, maltraitant plus ou moins ces « malades imaginaires » qui engorgeaient les couloirs et les empêchaient de faire leur vrai travail, celui de sauver des vies. Pas lui. Bien entendu, prendre en charge les victimes d’accidents de voiture était prioritaire, mais il avait conscience – et, au fond d’eux, tous ses collègues le savaient également – que ces malades imaginaires pouvaient vite devenir des priorités, eux aussi. Le taux de suicide grimpait en flèche dès la mi-décembre. Les overdoses, les sorties de route, les delirium tremens, les intoxications médicamenteuses…

    Avec calme, sans s’occuper des hurlements qui, maintenant, résonnaient dans le couloir comme des sirènes désespérées, le docteur Armand Fournier s’attaqua à la tâche de rassurer sa patiente sans minimiser sa douleur, à la guider, versant peu à peu dans le conseil social davantage que dans le diagnostic médical. Il attendait que le chaos derrière sa porte s’apaise pour mettre un terme à l’entretien, sans pouvoir s’empêcher de se demander pourquoi les gens qui souffraient tant de stress venaient chercher le réconfort dans un lieu pareil. Mais au fond, ce n’était pas tellement le réconfort qu’ils désiraient. Plutôt une certitude. Celle que tout allait bien pour eux, malgré les apparences, malgré la douleur.

    Lorsque les hurlements se transformèrent en gémissements, puis s’éteignirent enfin, Armand se leva et tendit une main confiante à la dame angoissée, temporairement calmée. Elle repartait avec des conseils et le nom d’un praticien reconnu qui saurait l’aider à gérer ses problèmes intestinaux, et paraissait ravie. Elle se redressa à son tour et il la raccompagna dans le couloir à présent désert, leurs deux silhouettes incongrues côte à côte : il devait faire presque deux fois sa taille, et il avait la sensation de ramener un enfant à ses parents inquiets.

    — Armand ! On te demande en salle 6 !

    Béa, l’infirmière en chef du service, le dépassait en courant, ses sabots claquant fort sur le lino. Il sourit en lui emboîtant le pas, le regard rivé sur les cheveux d’un bleu électrique de la jeune femme. Dodue, toute petite et dotée d’une énergie infernale, Béa ne faisait rien comme personne. On l’adorait ou on la détestait – en général, on l’adorait.

    Il pénétra en salle 6 : un homme se tordait de douleur sur le lit dans lequel on venait de le sangler. Les yeux révulsés, les traits déformés par la souffrance, il essayait d’échapper aux mains des infirmières qui cherchaient à l’intuber.

    — Ce couillon a avalé de la mort-aux-rats ! vociféra Béa, comme s’il s’agissait d’un affront personnel.

    Armand grimaça.

    Deux heures plus tard, il prenait sa pause dans la cantine de l’hôpital, regardant un jour blanc et timide se lever derrière les fenêtres grillagées. Le café était abominable, les néons censés éclairer la grande pièce donnaient à tout le monde une pâleur de cadavre et les rares individus attablés çà et là se taisaient, épuisés, savourant leur liquide imbuvable.

    Tout était gris et froid, dehors comme dedans. Les mains posées autour de sa tasse pour essayer de se réchauffer, Armand se demanda si tout cela en valait la peine. Certes, il était plus qu’utile, ici. Il n’était en poste que depuis six mois, mais chacun semblait l’apprécier, collègues, patients, hiérarchie. Il avait remplacé un médecin urgentiste au pied levé et ce qui ne devait être qu’une mission temporaire se transformait en emploi à long terme. Ça devenait dangereux.

    Le bip à sa ceinture grésilla, le faisant sursauter. Un peu de café gicla sur sa main, le brûlant légèrement. On l’appelait en salle de consultations. Son service ne prenait fin qu’à midi. Avec un soupir, Armand se leva, déployant sa haute carcasse, et sortit de la cantine en essayant de prendre un air concentré et professionnel. Il aurait donné cher pour être dans son lit, sous la chaleur de ses couvertures.

    — Je vous assure, Docteur, ça me fait vraiment mal.

    Est-ce que l’un de ses collègues lui faisait une farce ? Huit heures après les colites de la vieille dame qui n’était pas vieille, Armand se trouvait à nouveau dans son bureau, face à une autre personne qui lui offrait les mêmes mots – et les mêmes maux. Et un dossier presque similaire, par ailleurs.

    Il secoua la tête, chassant l’idée d’une blague ; tout le monde était trop épuisé pour ça, de toute façon. Cette fois, sa patiente avait à peine vingt-sept ans et était jolie comme un cœur. Les cheveux d’une riche nuance blonde encadraient un visage fin, bien qu’un peu pâle, aux yeux en amandes presque mordorés. Armand se força à regarder le dossier, constatant qu’encore une fois les examens n’avaient rien révélé. Il se résigna à reprendre la conversation précédente :

    — Vous avez mal, oui, je n’en doute pas. Mais il ne

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