Quatuor pour un chat errant: Roman
Par Mariane Arkel
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Aperçu du livre
Quatuor pour un chat errant - Mariane Arkel
supermarché
André
« Electrical ba-na-na is gonna be a sudden craze, Electrical ba-na-na is bound to be the very next phase… »
Il y a des jours comme ça. Où on ne croit en rien mais où le réel vous rattrape, sous forme de papier Q. Aujourd’hui j’ai sauté le pas : acheté du PQ en paquets plats, ça prend moins de place qu’en rouleaux. Trouvé après le rayon entretien dans la rangée du fond de Supernoé. Ça m’ouvre de nouvelles perspectives. Me sens prêt à entrer dans une nouvelle phase, merci Mister Donovan. Parce que rien n’était plus embarrassant que de croiser Valérie, la fille du troisième avec mes paquets telle une vieille bourrique flanquée de sacoches ballotantes. Encore raté comme entrée en matière. Si j’ose dire. On a beau être d’un tempérament raffiné, les gens ont le mauvais goût de se fier aux apparences.
Évidemment ce n’est pas aujourd’hui que je la croise avec mon sac à provisions vert recyclable – signe discret d’une vocation écologique à l’écart des fanfaronnades – où disparaît le plat de chez plat senteur fraise des bois. Non pas de Valérie aujourd’hui mais une Rosine avec laquelle ma cote ne cesse de grimper.
Dommage qu’elle fasse un début d’Alzheimer. « Bonjour, Monsieur Albert ! Quelle joie de vous rencontrer ! » s’écrie-t-elle pour la troisième fois de la journée. On peut dire ce qu’on veut elle ne s’ennuie pas, Rosine. Sa vie est une perpétuelle renaissance. Sa fille passe souvent la voir mais je me demande jusqu’à quand elle pourra rester seule. Bon c’est pas tout, mais faut que je retourne aux courses. J’ai oublié de ramener à Rosine des céréales au caramel, des dattes et des biscuits c’est ce qu’elle préfère et si j’ai du bol, Valérie me verra et sera impressionnée.
Le caddy de Supernoé oblique obstinément à droite, m’obligeant à me déhancher vers la gauche. J’ai l’air d’un Buster Keaton chercheur d’or aux prises avec une draisine rouillée. En moins exotique au final oui mais il trichait, ses scènes étaient tournées en studio.
Au rayon hygiène homme voyons les rasoirs. Ils ont tous trois lames. Comme disait papa, une pour courber le poil, une pour le prendre par surprise et une pour faire monter le prix. Impossible d’en trouver un à lame simple sauf les jetables en plastique. Dommage, avec une lame c’est la main qui commande mais avec trois lames c’est le rasoir. Une vendeuse qui passe en tablier bleu nuit à liseré citron ignore mes appels à l’aide et me tourne obstinément le dos. Dans lequel je lis en lettres canari : « TOUS MOBILISÉS À VOTRE SERVICE ». M’en vais te la mobiliser moi, attends un peu. Mais semblant deviner mes mauvaises intentions elle disparaît entre deux rayons ; impossible de mettre la main dessus. Bon. Je capitule. Va pour le trois lames. On n’arrête pas le progrès. Pas plus que l’hémorragie du porte-monnaie.
Au rayon céréales, hésitation entre les Weetabix au nom gaulois et les Chocapiques croustillants. Perplexité devant les étagères les plus fournies du supermarché. Va au pif pour les Chocapiques. Question : on dit que les céréales sont bonnes pour la santé mais les ajouts en sucre et en sel n’en font-ils pas des bonbons ? Le sucre et le sel, poisons en vente obligatoire bicause filon big money. Un réseau de drogue aussi organisé que légal. Incontournable. Au même titre que le glutamate dans les restos chinois et que l’alcool ajouté subrepticement dans des sodas aux noms ensoleillés pour accrocher les jeunes. Bah au point où en est son cerveau ma voisine n’a plus beaucoup de neurones à perdre. Les Chocapiques lui feront tant plaisir.
Enfin au cas où Valérie pointerait son nez dans notre cage d’escalier commune, prenons de l’after-shave. Mais pas question de l’acheter sans le sentir. Débouchons voir… La lavande, banal. Les agrumes, nouveauté déjà éventée. Hmm… le vétiver frais et musqué, pas mal.
Une tape sur mon épaule, la vendeuse. « Faudrait pas ouvrir toutes les bouteilles, Monsieur. Si tout le monde… » Et c’est parti… On la connaît la ritournelle. S’il y a une chose dont j’ai horreur c’est des donneuses de leçon.
C’est au tour de la moutarde de me monter au nez. Je réponds : « Pas question d’acheter un parfum sans le sentir. » Le ton gravit rapidement plusieurs paliers et bientôt on ne se contrôle plus on se hurle des injures à tue-tête « greluche » contre « pauvre plouc » et j’en passe.
Évidemment y’a les échantillons de présentation sauf que celui au vétiver (je lui fais pschiit sur le bout du nez) « marche pas, ton truc ». Elle recule, hurlant que j’ai tenté de l’aveugler. Devant ce summum de mauvaise foi je glisse que je n’y peux rien si elle a les yeux à ras le pif et séquestre illico l’after-shave grand modèle dans mon caddy en attendant que l’orage passe. J’hésite à l’y aider en cassant la bouteille sur la tête de la vociférante mais la vision de Valérie tournant le coin de l’allée me sidère à point nommé. Je voudrais qu’elle devine mes intentions louables, lui faire sentir le parfum du vétiver sauvage sur mes joues mal rasées. Rrrr. Cette perspective me permet de camper sur mes positions huit secondes de plus. Heureusement, déjà fait provision de PQ hier parce que c’était même pas la peine d’y penser avec Valérie dans les parages. Elle passe son chemin sans un regard alors même qu’il est impossible d’ignorer les hurlements de la vendeuse. Valérie est une comédienne digne d’un Keaton.
Je m’éloigne non sans la lorgner discrètement et planqué derrière le premier rayon venu – « Tout pour mon bébé à prix câlins » – que vois-je ? Mon cœur se fend (bruit de verre brisé). Elle compare les after-shave. A-t-elle un homme dans sa vie ? Je n’avais pas songé à cette éventua… probabilité.
Rien de plus logique je dirais même. Mais tout espoir n’est pas mort tant qu’elle vit seule. Serait-il encore temps ? Vite agir pour attirer son attention.
Or passer à l’acte c’est bien ce qui me flanque la trouille mais je dois la conquérir. La trouille d’abord, Valérie ensuite. On efface tout, on recommence sans PQ, avec after-shave. Lequel a-t-elle pris ? Je me tords le col pour décoder l’intérieur de son caddy. Où gît une bouteille aussi verte que mon vétiver.
Avant que je décide s’il y a lieu ou non de tirer quelque espoir de cette information voici qu’elle s’approche, soudain moins pimbêche… Et l’inespéré survient : elle me demande poliment si Canaillou est une nourriture pour chat ou pour chien.
Bonne question. Le brave cocker beige de l’emballage – qui mérite toute ma reconnaissance – fait nonobstant ouaf ouaf. Comme il est impossible de ne pas le voir j’en conclus que c’est une manœuvre d’approche et je me mets à transpirer d’émotion. J’arrive juste à bredouiller que Canaillou est un jeu de mot sur « canin ». Elle trouve ça mnémotechniquement infaillible et en rafle deux paquets qu’elle cale non sans un clin d’œil assassin sous son bras gracile.
Me vient alors à l’esprit ce passage des 101 Dalmatiens où la laisse du chien du célibataire aussi endurci et non moins maladroit que moi se torsade autour de celle de sa future. La gratitude me tournant quelque peu la tête j’empile trois paquets de Canaillou dans mon caddy et décide illico d’acheter un clebs – ce qui me laisse mesurer avec effroi à quel degré de gravité j’en pince pour