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Livre électronique497 pages7 heures

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À propos de ce livre électronique

Laurent, riche industriel, mène une vie confortable mais mortellement ennuyeuse. La découverte d'un sac abandonné en forêt va changer son destin. Faute de pouvoir trouver son propriétaire, il va lui emprunter son identité pour recommencer sa vie ailleurs... Mais c'est sans compter sur la ténacité d'un détective privé qui va remuer ciel et terre pour le retrouver.
LangueFrançais
Date de sortie5 déc. 2013
ISBN9782312018874
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    Cache cache - Christine Antheaume

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    Christine Antheaume

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    Tome1

    LES ÉDITIONS DU NET

    22, rue Édouard Nieuport 92150 Suresnes

    Du même auteur

    Tsunami, éditions du Bord du Lot, 2010

    Crimes à Temps perdu, éditions Ex Aequo, 2010

    © Les Éditions du Net, 2013

    ISBN : 978-2-312-01887-4

    1

    C’était un mardi. Je me souviens parfaitement de la date : le 13 avril exactement, le jour de la réunion avec les américains. La pluie battante m’avait poussé dans la brasserie de la rue Bayard, à deux pas de l’entreprise. Je serais au sec pour attendre David.

    La scène se rejoue sans cesse dans ma tête. Je n’en ai oublié aucun détail. Je revois le vert bouteille du comptoir, la salle enfumée.

    Il n’y a presque plus de place. Je repère tout de même une chaise libre, tout près de la fenêtre, à une table pour deux. Un quadragénaire vêtu d’un blouson en jean y sirote une bière devant une grille de loto. Traits fatigués, poches sous les yeux, des favoris comme on n’en fait plus depuis le règne de Louis-Philippe. Je lui demande poliment :

    – Ca ne vous dérange pas si je partage votre table ?

    – Non, allez-y. 

    Je m’assois devant la vitre, en guettant la rue détrempée, au cas où David arriverait avec la voiture. Je commande un café. Mon vis-à-vis vient de terminer sa bière et se penche sur sa grille de loto. Il passe la main dans sa poche intérieure à la recherche d’un stylo. L’objet lui échappe et tombe à mes pieds. Je le ramasse obligeamment, et le pose devant lui. Mes yeux tombent sur l’inscription gravée en lettres noires sur la longueur du tube de plastique. « Corolle ». Le buveur de bière me remercie.

    – Vous travaillez chez Corolle ? »

    A ma question, il hoche la tête.

    – Oui.

    – C’est une bonne boîte ?

    – Pas mal. Cinq ans que je bosse à l’atelier.

    – L’atelier ?

    – … de conditionnement.

    – Vous vous y plaisez ?

    Louis-Philippe est d’humeur diserte. Pour ma part, la curiosité me pique.

    – Ouais, ça va. Je ne me plains pas.

    – Le patron est sympa ?

    – Une teigne. Toujours sur notre dos, à vérifier ci et ça. Heureusement, mon chef d’équipe est cool.

    Je cache mon étonnement en avalant une gorgée. Une teigne. Toujours sur notre dos. On ne doit pas parler du même.

    – Comment s’appelle-t-il ?

    Le type ne s’étonne même pas de l’intérêt que je porte à la conversation. Je m’en amuse secrètement. Parler aide à tuer le temps en attendant la fin de l’averse.

    – Merlot.

    – Ah. Je croyais qu’il s’appelait Martel.

    – Ah celui-là ! Vous voulez parler du grand chef ! Vous voyez, je ne me souvenais même pas de son nom.

    – Et alors ?

    – Un fantôme. On ne le voit jamais. Je ne peux même pas vous dire à quoi il ressemble. Il n’est jamais venu à l’atelier, pour autant que je me souvienne.

    – Vous n’avez pas d’opinion sur lui, alors.

    Ses lèvres produisent un « ppttt » de pneu qui se dégonfle.

    – Insignifiant. L’homme invisible.

    – Vous ne l’avez jamais vu ?

    – Non. Il vient de temps en temps à la boite, mais je crois que son rôle consiste surtout à récupérer le pognon. Il passe plus de temps sur les courts de tennis ou les terrains de golf que devant son bureau. Le travail, ca doit pas être pas son truc. Il a hérité de l’usine de son père, alors pensez, il a pas eu à se fouler. Un guignol, un fils à papa, je vous dis. C’est pas lui qui dirige vraiment l’usine, vous savez. Lui, c’est un figurant. Un incapable. Non, le vrai chef, c’est Merlot.

    – Ah.

    La conversation tarit. Mon voisin sort une cigarette et un briquet, et replonge dans sa grille de loto. Sa première bouffée embrume son regard.

    A travers la fumée, je vois David se faufiler entre les tables. Il m’aperçoit, s’approche de la nôtre.

    Louis Philippe lève la tête. Ses yeux écarquillés se posent sur mon chauffeur, la veste à boutons dorés, la casquette avec le logo de Corolle surplombant la visière.

    – Votre voiture vous attend devant l’établissement, monsieur Martel.

    Coup d’œil à travers la vitre. En effet, la Roll Royce, carrosserie luisante sous la pluie, est garée sur le petit parking à l’entrée de la brasserie.

    – Très bien.

    Je me lève, salue mon compagnon de table d’un petit sourire gêné. David m’escorte à travers la salle, puis déployant un grand parapluie, jusqu’au parking. Il ouvre la portière arrière de la Rolls à mon intention, la claque doucement, replie le parapluie et se met au volant. La voiture démarre. Alors que nous passons devant la brasserie, j’emporte la vision du visage de Louis-Philippe médusé, collé au carreau. Déformé par la stupeur.

    Fantôme. Figurant. Incapable. Fils à papa. L’homme invisible. Même pas une ombre. Invisible. Guignol. C’est donc ainsi qu’on me voit. Ces mots défilent en boucle dans mon esprit, et disséminent leur poison dans tout mon être. Je ne me relèverai pas de cette humiliation.

    Vendredi 8 août 2001

    Aujourd’hui, cette scène passe et repasse dans ma tête, comme elle n’a cessé de le faire depuis quatre mois. Depuis la scène de la brasserie, chaque jour de pluie – et Dieu sait s’ils sont nombreux ! - me ramène à cet autre jour de pluie, aux mots du buveur de bière. Figurant. Incapable. Fils à papa. Guignol. Ses paroles se sont incrustées dans mes fibres les plus intimes. Le souvenir de notre conversation est un cancer qui me dévore à petit feu. La blessure de mon amour-propre est cuisante, même après tout ce temps, si bien que je n’ai aucun mal à afficher le masque de la souffrance.

    Tac tac tac tac. Les talons aiguille de Rosalie martyrisent le parquet, ils vont et viennent comme de petits soldats nerveux. Elle s’est habillée pour sortir, petit chignon glacé, cartonné de laque, corsage à jabot, d’un rose catastrophique. La contrariété lui dessine un masque de tragédie antique.

    – Ca tombe mal. Franchement, ça tombe on ne peut plus mal. Pourquoi faut-il que cela arrive maintenant ? Tu as mal choisi ton moment !

    – Comme si on choisissait de se faire un tour de rein ! J’ai dû faire un faux mouvement en soulevant le volet, tout à l’heure.

    Depuis le canapé où je suis allongé, je lui tends un regard souffreteux. Elle s’arrête devant moi :

    – Mais enfin, il faut être complètement crétin pour vouloir porter ce poids tout seul ! Depuis le temps que je te dis d’appeler un artisan…Mais monsieur n’en fait qu’à sa tête ! C’est crétin, idiot, et complètement…crétin !

    L’irritation assèche son vocabulaire. A court d’autres options lexicales, elle tape du pied.

    – Allez ! Tu pourrais faire un effort ! Je vais avoir l’air de quoi, moi, toute seule ?

    Je gémis en grimaçant :

    – Tu vois bien que je ne peux pas tenir debout ! On voit que tu n’as jamais eu de lumbago.

    – C’est terriblement ennuyeux. Les Villand-Beauchard comptent sur nous.

    – Tu parles ! Il y aura tellement de monde à ce vernissage que Bérangère ne s’apercevra même pas de mon absence..

    – Alors, vraiment, tu ne viens pas ?

    Cette femme n’a aucune pitié.

    – C’est définitivement non, articulé-je, en produisant une grimace de douleur garantissant l’authenticité de mon tour de rein.

    Rosalie, sourcils froncés, essaie d’évaluer mon degré de sincérité. Par la fenêtre, nous parvient un ronronnement mécanique. Une voiture vient de se garer devant le portail. Je me lève sur un coude.

    – Le taxi est là. Ne le fais pas attendre.

    – D’accord, fait-elle à contrecoeur. Puisque tu es à l’article de la mort, je te laisse. A tout à l’heure.

    Le petit clac de la porte signe ma délivrance. Je vois ma femme remonter l’allée, passer la grille du jardin. J’entends le taxi qui démarre. J’attends que le bruit du moteur diminue et disparaisse tout à fait. Je me lève d’un bond.

    Oui, je sais, le coup du tour de rein, c’est minable, mais c’est la seule excuse que j’ai trouvée pour esquiver l’épreuve. Les vernissages de Bérangère Villand-Beauchard surviennent tous les début du mois d’août, et à chaque fois, je sacrifie à ce chemin de croix artistique en traînant les pieds. Je viens de décider que je n’irai plus. On me dira qu’il aurait été plus simple d’exprimer mon opinion par un refus clair et net, mais c’est mal connaître Rosalie : je sais d’expérience que mon refus, dans son esprit assimilé à une mutinerie, entraînerait des problèmes incommensurables.

    Rosalie est la définition même du mot casse-pied. Elle a une tendance prononcée à compliquer les choses les plus simples. La complication des choses est l’un de ses sports favoris, une discipline qu’elle pratique au niveau olympique. Son cerveau comporte un réseau de terminaisons nerveuses et de méandres tortueux qui transforment le projet le plus simple en un monument de difficultés inextricables, donnant lieu à de multiples controverses et d’interminables débats. Si je lui livrais le fond de ma pensée, je suis certain que nous aurions matière à nous disputer pour le restant des vacances. Ma méthode d’évitement n’est guère glorieuse, je le concède, mais le résultat est là : trois heures de liberté devant moi. Trois longues heures sans Rosalie.

    Je me sens dans la peau d’un garnement qui a réussi un bon coup. La vie gazouille autour de moi. Même la bruine, qui hachure la vitre depuis ce matin, ne me paraît plus aussi hostile.

    Ravi de m’être soustrait à la corvée à si bon compte, je fais un tour dans le garage, passe un doigt sur le volet de la porte-fenêtre de la terrasse, posé à l’horizontale sur deux tréteaux. La peinture commence à sécher. Demain, j’attaquerai la deuxième couche.

    Sur son coussin, Hannibal épie chacun de mes gestes avec l’œil mesquin d’un délateur en puissance. S’il parlait l’humain, ce maudit chat n’hésiterait pas à me dénoncer à sa maîtresse, j’en suis certain.

    A cause du temps, je suis resté enfermé dans la maison à bricoler, maniant pinceaux, tasseaux et marteaux depuis mon lever. Je me charge moi-même de l’entretien de la villa, dans la limite de mes compétences.

    On pourra s’étonner de me voir accomplir ces basses oeuvres alors que j’aurais largement les moyens de m’offrir les services d’un artisan à demeure pour le restant de mes jours, mais j’aime m’occuper les mains, et ces menus travaux ont le mérite de tromper mon ennui. Cette « lubie » est d’ailleurs une de nos nombreuses pierres de discorde entre Rosalie et moi. Devant mes occupations triviales, elle hausse les épaules en levant les yeux au ciel, sa petite chorégraphie gestuelle favorite. « Pourquoi d’obstines-tu ? A Marcillac, il se trouvera toujours un « cul-terreux » ravi d’exécuter ce travail ! » Selon elle, ces viles besognes sont peu dignes de mon rang, je ferais mieux de les confier à des gens de métier. Comment comprendrait-elle que ces « viles besognes » sont pour moi un moyen de me rattacher à la vie, la vraie ? Qu’elles tiennent l’ennui à distance respectueuse, m’ancrent les pieds sur terre, en m’empêchant de planer tout à fait au-dessus des contingences ? Et, incidemment, d’échapper à sa présence envahissante ?

    Pour marquer sa désapprobation, elle me poursuit de sa voix de crécelle, la critique à la bouche et l’œil aux aguets, traquant mes défaillances et mes maladresses, qui prouveront bien que je ne suis pas à la hauteur. Elle fait pleuvoir sur moi des remarques désobligeantes sur mon travail, trouvant ridicule ma propension à me complaire dans des occupations aussi peu glorieuses, qu’elle assimile vaguement à une tare honteuse. J’attends avec impatience le grand âge qui me rendra tout à fait sourd. Mais ses récriminations acides n’ont pas réussi à me faire renoncer à mes occupations plébéiennes.

    Le menu du jour m’a tenu courbé sur mon ouvrage depuis ce matin : j’ai repeint les volets de la porte-fenêtre de la terrasse, confectionné des cadres pour les trois tableaux que Rosalie vient d’achever, et qu’elle ne désespère pas pouvoir accrocher, un jour, dans la galerie de l’incontournable Bérangère. Dans mon for intérieur, je me dis que ces croûtes infâmes ne valent pas tant d’honneur, mais dans mon for extérieur, je me garde bien de donner mon opinion sur ce que ma tendre épouse appelle ses « œuvres », en prononçant le mot avec des lèvres précieuses, comme si elle dégustait des sucreries.

    Comme une hallucination, un petit soleil hagard tente une percée à travers les nuages, sans conviction excessive, en diffusant une vague lueur aquatique qu’il serait exagéré de qualifier de lumière. Depuis l’aube, la pluie a marmonné sa petite chanson détrempée, qui s’annonce comme le tube à succès de l’été. Ce petit rai lumineux, coupant cette rengaine grise et monotone, me regonfle d’espoir. J’ai envie soudain de me dégourdir les jambes.

    L’éclaircie sera brève, autant en profiter immédiatement !

    Je monte dans la chambre et plonge dans mon short et mon débardeur.

    Le portillon du jardin lâche un long soupir rouillé pour saluer mon évasion. Il faudra que je me décide à lui huiler les gonds. Un sentiment de légèreté m’habite, alors que je plonge à petites foulées dans l’opalescence blafarde de la rue du Tilleul, avec l’état d’esprit d’un prisonnier qui se fait la belle. Une « belle » de trois quarts d’heures à peine, mais ce sera toujours ça de pris.

    Rue du Tilleul. Trois mots qui résument le pouvoir soporifique de nos séjours à Marcillac. La zone pavillonnaire déroule ses maisonnettes coiffées d’ardoise, assises derrière leurs sages carrés de pelouses rasées de près, piquetées de buissons tondus comme des caniches. Au bout du lotissement, un moignon d’allée s’enfonce dans le bois et mène à un embranchement.

    A cet endroit, deux possibilités : emprunter le sentier de droite, qui part à l’assaut de la colline, à l’intérieur des terres. Courbatures garanties le lendemain. Ou bien opter pour celui de gauche, qui frétille gaiement à travers un bois de pins jusqu’à l’anse Belvaud, puis longe la falaise avant de rejoindre paisiblement la civilisation. Plus facile, mais nettement plus long. Tous deux ramènent vers Marcillac.

    Je suis toujours étonné de la façon dont une conjonction de petits choix mineurs, de petits incidents insignifiants peut bouleverser le cours d’une vie. Par souci du moindre effort, je choisis la voie de la facilité. Du moins, c’est ce que je crois sur le moment.

    Alors que je m’engage, le cœur léger, sur le chemin de gauche, je suis loin de me douter que ce choix va faire basculer mon existence.

    2

    La pluie a accroché aux branches des senteurs vaporeuses de pins et de fougères. Le parfum de la liberté. Mes poumons s’emplissent d’air marin, si on peut appeler ainsi cette sorte d’humidité stagnante, matière intermédiaire entre air et eau, poisseuse et lourde.

    Mon souffle est court. Manque d’entraînement. Au bout de cinq cents mètres, un point de côté lancinant me transperce. Non loin du sentier, un grand chêne déploie le parapluie de ses branches touffues. Je me réfugie sous les ramures, et, dans l’espoir de soulager mon point de côté, je fais ce que tous les sportifs recommandent de ne pas faire en pareille circonstance : je m’allonge de tout mon long.

    Bras étalés en croix, entre deux buissons de ronces, je tente de reprendre mon souffle, à petites inspirations prudentes. J’étire les mains au-dessus de ma tête. Dans le mouvement, mes doigts sentent simultanément la piqûre fulgurante d’une épine, et quelque chose que je n’arrive pas à identifier. Un bout de tissu, peut-être, ou une racine. Je lâche un petit cri, et me mets sur mon séant.

    Ce n’est pas une racine. C’est une longue ceinture de toile. Une sangle, plus exactement, reliée à une forme oblongue, à moitié ensablée. Je l’arrache précautionneusement aux ronces, qui m’infligent des griffures féroces. Au bout de la sangle, un sac apparaît, maculé de terre et de sable mouillé. Le genre de sac de voyage passe partout, en toile noire délavée. Intrigué, j’ouvre la fermeture à glissière. Le tissu exhale un fumet putride de champignon. A l’intérieur, des vêtements, un t-shirt, un pull, un pantalon, deux slips, un blouson. Le bagage minimum d’un voyageur à la petite semaine. Ma main plonge plus loin, et ramène des profondeurs une petite trousse de toilette et un portefeuille de cuir noir, auréolé de taches de moisissures. Il contient un téléphone portable, un permis de conduire, une carte d’identité, ainsi que dix billets de cinquante euros.

    Qu’est-ce qui peut pousser un être doué de raison à se balader en forêt avec une telle somme ? Ce n’est certainement pas un promeneur ordinaire. D’ailleurs, ce genre de bagage n’est guère adapté à la randonnée pédestre.

    Mes doigts lacérés explorent à présent la poche extérieure. Ils en extirpent un livret marron, enfermé dans une pochette en plastique transparent. Un passeport. Sur la première page, un homme me dévisage d’un air inexpressif, le regard planqué derrière des lunettes sévères, barrées d’une grosse monture d’écaille. Trente-cinq ans, si je m’en réfère à la date de naissance : juillet 1966. Cheveux très bruns, très courts, 1,81 m, yeux marrons, pas de signe particulier. Il s’appelle Vincent Tersen.

    Je continue l’inventaire du sac. Tout au fond, une chemise en carton rouge, fermée par des élastiques, a été glissée sous les vêtements. Elle contient un extrait d’acte de naissance, un livret de famille, toute une vie… Ce Vincent Tersen n’est pas un touriste. On ne part pas en vacances avec ce genre de papiers.

    Je termine mes investigations par la poche extérieure. Mes doigts pêchent un boitier rigide contenant une paire de lunettes, semblables à celles qui figurent sur la photo du passeport. Machinalement, je les chausse sur mon nez. Ma vision, à travers les verres, n’en est pas modifiée, comme si les verres n’avaient aucune intention correctrice. Etrange. Quoi d’autre ? Un agenda en moleskine rouge, dont la moitié des pages est griffonnée. Perplexe, je remets les objets à leur place.

    Qu’est-ce que le voyageur est venu faire dans ce bois ? De toute évidence, son intention était de cacher le sac. A-t-il voulu le mettre à l’abri, pour ne pas s’encombrer pendant qu’il avait à faire ailleurs ? Possible. Mais dans ce cas-là, cela doit faire un bout de temps, à en juger d’après l’état de la toile, qui commence à se végétaliser et à s’orner de moisissures. Plusieurs jours, voire plusieurs semaines. Le buisson de ronces, les branches du chêne et l’ensablement l’ont toutefois partiellement protégé des intempéries. Une question tourne dans ma tête. Qu’est-ce qui a empêché son propriétaire de le récupérer ? On ne laisse pas ainsi cinq cents euros dans la nature sans raison valable. Il lui est peut-être arrivé quelque chose. Ou bien ce sac a été volé, et c’est le voleur qui a essayé de le dissimuler, en se disant qu’il irait plus tard reprendre son butin.

    Quoi qu’il en soit, le propriétaire doit se faire du mauvais sang.

    Peut-être le vol a-t-il été signalé. Ce soir, je ramènerai le bagage aux objets trouvés.

    Je me souviens tout à coup que je n’ai pas de voiture. Mon Audi est immobilisée au garage pour un temps indéterminé, victime d’une pathologie électronique. La gendarmerie se situant à l’autre bout de Marcillac, à trois kilomètres de la villa, porter le sac aux objets trouvés m’obligerait à une course de six kilomètres aller et retour, une performance bien peu compatible avec mon prétendu lumbago. Et Rosalie risquerait de rentrer avant moi. J’irai demain. De toutes façons, depuis le temps que le sac dort sous son buisson, cela peut bien attendre.

    Pour l’instant, je n’ai guère d’autre choix que de l’embarquer avec moi. L’idée de m’encombrer de ce boulet ne me plait guère, mais je ne me vois pas le remettre sous les ronces, à la merci de n’importe quel rôdeur, même s’il est probable qu’il ne recevra la visite que des lapins ou des mulots.

    Je le soulève, cale la sangle en bandoulière sur mon épaule, et ainsi lesté, reprends ma course au petit trot. Ma halte a effacé mon point de côté, mais mes jambes pèsent des tonnes. A chaque foulée, je dois me faire violence pour les arracher au sable, et le ballottement du bagage sur mon dos ralentit la cadence. Je ne battrai pas de record de vitesse aujourd’hui.

    Tout en trottinant, je remarque quelques fourrés roussis, des troncs carbonisés… Un feu de camp qui a mal tourné, allumé par des campeurs sauvages ? Les incendies de forêt sont rares par chez nous, grâce à Dieu, l’humidité ambiante a au moins l’avantage de ne pas les favoriser.

    Quelques centaines de mètres plus loin, la forêt de pins cède la place à la lande d’ajoncs et de fougères. Le chemin fonce vers l’anse Belvaud. Les autochtones ont baptisé cette crique « les Cornes du Diable ». On en comprend aisément la raison en approchant de la falaise. La mer, emprisonnée entre deux éperons de rochers pointus, crache sa salive d’écume rageuse en produisant à chaque assaut un long rugissement de colère. Une pancarte plantée sur le talus interdit la baignade, précaution superfétatoire, car personne n’aurait l’idée de s’aventurer dans ce maelstrom maléfique.

    La fugace rémission météorologique a pris fin. Le soleil tout empêtré dans ses voiles a fini par disparaître, et soudain, la pluie se met à battre tambour. Le moment est mal choisi pour admirer la furie des flots. Le paysage n’offre aucun endroit pour s’abriter. Je soulève le sac au-dessus de ma tête pour me protéger tant bien que mal, mais malgré ce toit dérisoire, me voilà trempé jusqu’aux os en quelques secondes. La lande est presque invisible sous les trombes, et ce que j’en devine est franchement sinistre. Il me reste encore quatre kilomètres avant d’atteindre Marcillac. Je suis épuisé. A l’idée de tout ce chemin à parcourir, avec ce fardeau dégoulinant qui entrave ma course, une vague de découragement m’assaille.

    Le ronflement mouillé d’un moteur me parvient. La route. Je me souviens qu’à cet endroit, le chemin vient flirter avec la nationale. Je peux toujours tenter ma chance, bien que je doute de trouver un automobiliste assez aimable pour s’encombrer d’un vagabond imbibé de pluie qui ruinerait sa voiture, mais on n’est jamais à l’abri d’un miracle.

    La providence doit être bien disposée à mon égard, car à peine ai-je levé le pouce qu’une Twingo verte s’arrête le long du talus, à quelques dizaines de mètres devant moi, en me gratifiant d’une copieuse gerbe d’eau boueuse. A bord, un couple de retraités frileusement ensachés dans des Kways. La portière s’ouvre. Eperdu de reconnaissance, je m’engouffre dans la cabine en me faisant le plus petit possible pour ne pas inonder la totalité de la banquette arrière. Je pose le sac à mes pieds et remercie chaleureusement mes bons Samaritains.

    La vieille dame se retourne, braque sur moi des yeux de chouette, floutés par les verres double foyer. Sous l’indéfrisable mauve flotte un sourire compatissant.

    – Qu’est-ce que vous faites dehors par un temps pareil ? me demande-t-elle.

    Elle a une voix de mère-grand à pot de confiture, grêle et chaleureuse. Son vieux mari chauve, mains crispées sur le volant, colle son nez au pare-brise pour ne pas perdre de vue le ruban d’asphalte à travers le ballet aquatique des essuie-glaces.

    – Je faisais du jogging.

    – Vous avez raison, c’est le temps idéal, lance le conducteur en explosant d’un rire gras.

    L’hilarité fait dangereusement tressauter ses épaules voûtées et la voiture mord l’herbe du bas-côté. Heureusement, il réussit à rétablir la trajectoire juste à temps pour ne pas emplafonner un pin.

    – Vous courez toujours avec vos bagages ? questionne le chauve, faisant allusion à mon chargement.

    C’est décidément un petit rigolo. Une nouvelle salve de rire manque encore une fois de nous envoyer dans le décor. S’il continue sur ce registre, nous n’atteindrons pas le village. Heureusement, encore une fois, il donne un coup de barre à droite et, cramponné au volant, rectifie le mouvement.

    – Nous allons à Lorient, reprend la grand-mère. Et vous, vous allez où ?

    – A Marcillac, rue des Tilleuls.

    – En vacances ?

    – Oui.

    – Vous nous indiquerez le chemin, nous allons vous raccompagner chez vous.

    – Vous pouvez m’arrêter au rond point, la maison est tout près, ça vous évitera de faire un détour, car la rue est en sens unique.

    – Mais vous allez vous faire tremper !

    – C’est déjà fait, ne vous inquiétez pas pour moi. En tous cas c’est très aimable à vous.

    Après cet échange de politesse, la conversation se tarit. Ce qui n’est pas le cas du ciel, qui continue à déverser généreusement toutes ses réserves de liquide. J’ai hâte de rentrer au chaud, je commence à grelotter dans mon débardeur.

    Au rond point, la Twingo me débarque, et après quelques paroles de remerciement à mes bienfaiteurs, je m’engage au petit trot dans la rue des Tilleuls. Dans une minute je serai au sec. Je me sens incroyablement léger.

    Pas étonnant, j’ai oublié le sac dans la Twingo.

    Je viens seulement de m’en apercevoir.

    Après tout, quelle importance ? Ce n’est pas « mon » sac. Je ne suis pas chargé de veiller personnellement à sa destinée. Le couple de retraités aura sans doute le même réflexe que moi, le porter aux objets trouvés.

    Je passe le supermarché, la boulangerie. Pas un chat dans les rues, évidemment, il faudrait être fou. Enfin, la villa est en vue, avec ses deux aigles royaux perchés de chaque côté du portail de fer forgé.

    Dans sa quête éperdue de pouvoir et de respectabilité, Rosalie a insisté pour installer ces volatiles sur chaque pilier latéral, avec le secret espoir d’impressionner les visiteurs. Il en va de même pour le tout reste de la décoration intérieure et extérieure. Du temps de mes grands-parents, la maison n’était qu’une grande masure aux lignes droites et nettes, coiffée d’un toit de chaume. Ma femme y a fait entreprendre des travaux de rénovation dont la facture équivaut au montant de la dette nationale, et a réussi à la transformer en villa pétrie de prétention, flanquée d’un porche orné d’un fronton censés lui conférer un style vaguement antique, qui à mon sens lui fait comme une verrue au milieu du nez. La vieille chaumière, ravalée, replâtrée, repoudrée, optimisée, repeinte, ressemble désormais, avec ses paupières de bois violet, à une star vieillissante outrageusement fardée.

    Idem pour le salon. Rosalie l’a aménagé à son goût, qu’elle a immonde : une bonbonnière croulant sous une avalanche de fanfreluches couleur malabar, deux fauteuils joufflus et enjuponnés de volants, des rideaux parcourus de circonvolutions textiles, une débauche de vapeurs roses soulignant d’affreux angelots bouffis et des bergères accablantes de niaiserie. Sans compter les tableaux accrochés aux murs, qui dévoilent l’étendue du potentiel créatif de mon épouse… Bienvenue dans le monde enchanté de Rosalie. Malheureusement, nous n’avons pas la même notion de l’enchantement.

    Rien dans cette imposante bâtisse ne me ressemble désormais. J’ai souvent l’impression d’habiter chez ma femme.

    J’ai toujours détesté chez elle cette fascination pour les signes extérieurs de prestige. Les premières années de notre mariage, elle ne jurait que par notre luxueuse propriété de la côte d’Azur, jusqu’à ce qu’elle apprenne que les Villand- Beauchard possédaient un manoir à quelques kilomètres de Marcillac, dans laquelle ils séjournaient tout l’été. Du coup, ma vieille baraque familiale, si bretonne soit-elle, a soudain revêtu à ses yeux un intérêt prodigieux. Nous y passons désormais le mois d’août, ma femme ayant découvert qu’il était du dernier chic de passer l’été dans sa villégiature de province, à plus forte raison si c’était un bien de famille. Résultat : depuis neuf ans, donc, nous nous tapons Marcillac et son ennui tenace.

    Au moment où je pousse le portillon, une voiture freine brusquement derrière mon dos, en m’envoyant une copieuse giclée d’eau. Je reconnais la signature de la Twingo verte. La vitre avant se baisse, la petite dame sort sa tête bleutée hors de la cabine, au risque de ruiner son indéfrisable :

    – Monsieur Tersen ! Monsieur Tersen !

    Sur le coup, je ne comprends pas. Elle agite les bras en me regardant. Pas de doute, c’est à moi qu’elle s’adresse.

    – Vous avez oublié votre bagage !

    Par la vitre, elle me tend le paquet dégoulinant comme si elle me confiait le saint sacrement.

    – Un peu plus, nous ne vous aurions pas retrouvé ! Vous m’excuserez, je me suis permis de regarder dans votre sac, pour voir s’il ne contenait pas des papiers avec vos coordonnées, afin de vous le ramener. J’ai trouvé un passeport avec une adresse à Paris ! Heureusement que vous nous aviez dit que vous étiez en vacances rue des Tilleuls, on a pu vous rattraper à temps !

    Evidemment. Ils me prennent pour le propriétaire du sac.

    Le ciel continue à tirer ses flèches d’eau, pas le temps de leur expliquer que le sac ne m’appartient pas, que je ne m’appelle pas Tersen et qu’ils peuvent aussi bien que moi faire leur devoir de citoyen et déposer l’objet, qui commence à me peser comme une enclume, à la gendarmerie la plus proche. Avec lassitude, je reprends mon « bien ». Je bredouille des remerciements, et cale mon fardeau sous le bras.

    – Au revoir, monsieur Tersen !

    La Twingo démarre en trombe et sous les trombes. Le portillon salue mon retour par un long gémissement. Les deux aigles me toisent de leur regard de pierre. Je barbote dans l’allée jusqu’au garage, y dépose le sac, puis me glisse sous le porche. Ouvre la porte.

    Et c’est là que, ruisselant et transi jusqu’aux os, je me retrouve nez à nez avec Rosalie.

    3

    Sa silhouette menaçante se découpait dans l’encadrement de la porte, dans une pose qui n’annonçait rien de bon. Bras croisés sur sa forte poitrine, jambes légèrement écartées, comme pour prendre appui sur sa colère. L’instinct et l’expérience me laissaient présager un orage imminent.

    – Je constate que ton lumbago s’est bien amélioré !

    Sa voix de limaille, son œil courroucé me transformaient en galopin aux culottes déchirées et aux mains sales. J’étais à la tête de deux cents employés, mais en face d’elle, j’avais douze ans et demi.

    – Oui, merci. Je sens qu’il est en train de passer.

    Difficile de prétendre le contraire.

    – C’est stupéfiant. Je te quitte à l’article de la mort, et je te retrouve en tenue de sport et trempé comme si tu avais couru des heures sous la pluie…

    – Comment se fait-il que tu…

    – Tu ne t’attendais pas à me voir si tôt. Malheureusement pour toi, le vernissage a été annulé.

    – Annulé ?

    – Une fuite de gaz dans l’immeuble. Les pompiers ont fait évacuer les lieux. Bérangère est furax. Mais elle a été obligée d’obtempérer.

    Le truc qui n’arrive jamais. C’était bien ma chance.

    – Maintenant, a explosé Rosalie, tu vas me faire le plaisir de t’expliquer !

    Sous mes yeux, j’ai assisté à la transformation de ma femme en petit volcan en éruption. Dans une explosion de postillons incandescents, elle m’a exprimé ce qu’elle pensait de ma conduite. Rosalie est une femme à haut débit, et quand elle est partie, inutile de chercher à assécher son incontinence verbale.

    Incapable de lui fournir d’explication valable, je l’ai écoutée, retranché dans un mutisme offensé, expectorer ses fumerolles vocales, dans lesquelles se bousculaient les mots « mensonge » et « trahison ». Puis, la laissant s’étouffer dans sa lave en fusion, je suis monté au premier étage pour me changer.

    Une porte a claqué. Elle venait de s’enfermer dans son atelier pour digérer sa colère.

    Après avoir pris une douche et enfilé des vêtements secs, j’ai jeté un coup d’œil aux cadres. La colle avait pris. Je n’aurais qu’à passer une couche de vernis après le dîner.

    A propos de dîner… Peut-être qu’un bon repas serait de nature à apaiser l’humeur de Rosalie. La confection d’un de ses plats préférés serait une façon de me faire pardonner.

    En ouvrant la porte de la cuisine, j’ai constaté une nouvelle fois que la clenche battait de l’aile. Rosalie m’avait demandé à plusieurs reprises de « faire quelque chose », ce serait adroit de m’y atteler immédiatement pour me faire pardonner mon escapade. Il suffirait d’un coup de tournevis. Je suis reparti dans le garage chercher ma mallette à outils et ai resserré les vis.

    Ceci fait, j’ai inspecté le frigidaire à la recherche de quelque chose de comestible. Il était encombré d’un sachet de tofu entamé, un paquet d’escalopes végétales et une tomate solitaire. Pas grand chose à en tirer. Au congélateur j’ai trouvé un filet mignon, mais alors très mignon, un amour de rôti minuscule, de taille paupiette. Avec ça, un gratin dauphinois serait le bienvenu pour réchauffer les cœurs et les corps.

    Pommes de terre, oignons, gousses d’ails se sont alignés sur la table, devant les moustaches gourmandes d’Hannibal. J’ai chassé le chat et me suis mis au travail avec un entrain entaché de culpabilité.

    C’est le genre d’occupations qui me nettoient l’âme aussi sûrement qu’une bonne séance de psy. J’aime plonger mes mains dans la farine, écouter le crépitement des oignons, humer l’odeur douce du beurre qui fond. A Saint-Cloud, nous sommes nourris, blanchis, fleuris, convoyés par une cohorte de gens à notre service. Pour avouer la vérité, je n’aime pas beaucoup cette agitation autour de nos personnes. En août, tout ce petit monde est prié de prendre ses congés. Notre séjour breton nous soustrait pour un mois à son empressement servile. Enfin rendu à moi-même, je me délecte d’accomplir des petits actes quotidiens, banals, comme le commun des mortels, sans que l’ombre de mon chauffeur ou de mon majordome se dresse derrière moi. L’été me transforme en homme à tout faire : cuisinier, jardinier, menuisier, chauffeur, sans oublier le rôle non négligeable de bouc émissaire.

    J’ai mis la viande au four, épluché les oignons, sorti le lait, coupé les pommes de terre en rondelles et râpé le gruyère, en essayant de le protéger de la gloutonnerie d’Hannibal. J’en avais presque oublié notre différend. Au moment où je glissais le plat au four, Rosalie a fait son entrée dans la cuisine, mains posées sur les hanches, prête à en découdre.

    D’un coup, l’oxygène s’est raréfié. Elle avait une façon de remplir une pièce dès qu’elle y pénétrait, de pomper mon air, au sens propre comme au figuré.

    Elle avait dénoué son chignon. Ses cheveux auréolaient son visage encore déformé par la colère d’un casque blond rigide, net et sans bavure. Des cheveux surveillés de près, alignés, au garde à vous, le contrôle absolu… Je voyais bien qu’elle n’avait pas encore digéré ma trahison.

    – Laurent, tu as fini les cadres ?

    Sa voix forte et stridente a vibré à mon oreille comme une sonnerie électrique, évoquant celle qui, dans mes années d’écoles sonnait la fin de la récréation. Rosalie avait la quarantaine rugissante, elle était incapable de parler sans crier.

    – Il ne me reste plus qu’à les vernir.

    – Ca aurait déjà dû être fait. On se demande bien ce que tu as fabriqué avant que ton mal de dos ne te terrasse, a-t-elle marmonné en croisant les bras.

    Cette allusion subliminale à mon escapade m’a fait craindre qu’elle ne remette le sujet sur la table, mais elle a continué :

    – Et les volets ?

    J’ai fait le salut militaire, comme un appelé au rapport.

    – Première couche passée, mon colonel. J’attaque la deuxième couche demain.

    Ca ne l’a pas déridée. Ses sourcils parfaitement épilés ont dessiné un accent circonflexe.

    – Pourquoi pas aujourd’hui ?

    – La première couche n’est pas sèche. Avec ce temps, ce n’est pas étonnant.

    Elle a plissé des yeux sceptiques, comme si elle me soupçonnait d’avoir trafiqué la météo pour échapper à la corvée.

    – Tu n’as pas dû prendre la bonne marque. Et la couleur n’est pas terrible.

    Le dialecte préféré de Rosalie était le rabat-joie, une langue qu’elle maîtrisait parfaitement.

    – Je te rappelle que c’est toi qui l’as choisie.

    Ma réplique l’a enfoncée un peu plus dans sa mauvaise humeur chronique. Elle a haussé les épaules.

    – Je ne pouvais pas savoir le résultat que ça donnerait.

    Je n’ai rien rajouté, pour ne pas jeter d’huile sur le feu. Peu porté aux chamailleries, je tente toujours de temporiser, de ne rien prononcer qui puisse provoquer son courroux. En seize ans de mariage, je suis devenu le champion du monde de pesage de mots, au gramme près, le virtuose du rabotage d’angles, de la marche sur œufs, du rasage de mur. Voilà ce qu’elle a fait de moi.

    – Bien madame, ai-je articulé en ployant le torse avec une ironique déférence. Madame désire-t-elle autre chose ?

    – Oui. Tu me ranges ce bazar tout de suite…a-t-elle ajouté en désignant ma mallette à outils, que j’avais négligé de ranger après mon resserrage de vis de clenche.

    – Mais je suis en train de nettoyer le plan de travail…

    – Tu le fais tout de suite ! a-t-elle aboyé.

    Sur un ultime haussement d’épaules, elle a tourné les talons. L’atmosphère de la cuisine s’est réchauffée de plusieurs degrés.

    A peine avais-je rangé le tournevis dans la mallette et réduit le gaz sous la poêle, où les oignons chantonnaient gentiment, qu’une autre chanson a frappé mes oreilles. Disons plutôt un hurlement de sirène. Toutes mes cellules se sont rangées en position de défense. Les vociférations provenaient de la terrasse, je n’avais aucun mal à deviner ce qui avait pu les provoquer. J’avais fait tomber, en peignant le chambranle de la porte fenêtre, une minuscule goutte de peinture sur le carrelage. Je me souviens avoir pensé qu’il me faudrait la faire disparaître avant que Rosalie ne la découvre. Il n’y avait

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