Sept

Balkis

Chapitre II

Des souvenirs me reviennent, s’accrochent à ma peau tels des grains de sable. Tenaces, poisseux. Salés comme les larmes.

Je me souviens du service à café en argent de ma mère, de son sourire, toujours trop rare, lorsqu’elle s’en servait. Le long filet qui fendait l’air en une courbe fumante. Je me souviens aussi du temps qu’elle passait à déchirer l’énigme d’un avenir troublé d’essence noire et amère au fond des tasses retournées.

La moustache de mon père, noire, piquante. Cette sensation sur ma joue, la caresse d’une brosse drue et inégale.

Je me rappelle les jeux de mon frère, ses dessins dans la terre de la cour, sa volonté de chasser les insectes, pour les collectionner. Les écraser. Pieds nus, dans ses vêtements couverts de terre, il était la divinité qui avait droit de vie et de mort sur les bêtes qui croisaient son chemin de géant.

Je me souviens d’étouffantes nuits d’été passées sur les toits, quand nos regards plongeaient au plus profond d’un monde magnifique, sans limite ni substance. Je me souviens de jours d’hiver bercés par les gouttes qui tombaient pour abreuver la gueule assoiffée de la terre, irriguant les cultures, gonflant les eaux du Tigre jusqu’à ce que la voix de ses remous s’accorde au chœur de la pluie.

Je me rappelle les visages tannés par le soleil, les profils fuyants et silencieux lorsqu’ils se courbaient pour passer le seuil de l’entrée. Les paysans des terres de mon père, en quête de conseil, de protection ou de justice. Parfois des trois. Les hommes s’enfermaient dans son bureau envahi de fumée de pipe et de cigarette, et les voix résonnaient jusque dans le bois de la porte.

De notre maison de Mossoul, je me souviens des pièces qui bourdonnaient de voix d’hommes et de femmes, habitants ou visiteurs. Des épices qui embaumaient la cuisine, du bruit des femmes qui s’y activaient pour préparer des plats aussi élaborés que savoureux, suffisants pour rassasier tout le quartier. Mon frère, mes sœurs, mes cousins et moi y volions des amandes que nous dégustions en secret sur le toit ou au fond du jardin.

Je me rappelle aussi la porte entrebâillée sur des cris que j’ai entendus plus d’une fois. Malgré la vigilance des femmes présentes, je volais un coup d’œil à la scène: des draps tachés de sang, des jambes écartées sur une chose entre vie et mort. Le visage en sueur de ma mère, défiguré par la crainte et la souffrance. Des mains nous repoussaient au fond du couloir. Mais nous revenions toujours sur nos pas, petites mouches attirées par l’horreur, et apercevions une femme drapée de silence qui sortait de la chambre, serrant un paquet ovale dans ses bras.

Un matin, la porte resta fermée. Dans la chambre, des pleurs heurtaient les murs. Un petit être était enfin

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