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Alexis le Trotteur
Alexis le Trotteur
Alexis le Trotteur
Livre électronique515 pages7 heures

Alexis le Trotteur

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À propos de ce livre électronique

Alexis Lapointe, une figure héroïque du Québec dotée d'un talent unique, a connu des moments de gloire, mais aussi un destin tragique. Quels rêves fougueux motivaient cet homme surréel, cette étrange conjugaison de l'animal et de l'humain? D'où venait ce grand enfant, ce musicien errant? Avait-il signé un pacte avec le diable?

Sans attaches, cheveux au vent, instable, Alexis Lapointe dit le Trotteur incarnait un bohème en marge des contraintes sociales. Sa vie trépidante et son comportement étrange ont laissé aux différentes générations des perceptions nuancées entre l'amuseur public, le coureur légendaire et la figure athlétique. Ce roman, au rythme enlevant, lève le voile sur cet homme de peu qui, de son vivant, fut avalé par le mythe, et évoque de merveilleuse façon les moeurs et coutumes d'une époque pourtant pas si lointaine, dangereusement dominée par la mort.
LangueFrançais
Date de sortie6 sept. 2012
ISBN9782895853794
Alexis le Trotteur

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    Aperçu du livre

    Alexis le Trotteur - Marjolaine Bouchard

    Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales

    du Québec et Bibliothèque et Archives Canada

    Bouchard, Marjolaine, 1958-

    Alexis le Trotteur, ou, Les trois mourures du cheval du Nord

    ISBN 978-2-89585-379-4

    1. Alexis, le Trotteur, 1860-1924 - Romans, nouvelles, etc. I. Titre.

    II. Titre: Trois mourures du cheval du Nord.

    PS8553.O774A83 2011 C843’.54 C2011-941101-6

    PS9553.O774A83 2011

    © 2011 Les Éditeurs réunis (LÉR).

    Les Éditeurs réunis bénéficient du soutien financier de la SODEC

    et du Programme de crédits d’impôt du gouvernement du Québec.

    Nous remercions le Conseil des Arts du Canada

    de l’aide accordée à notre programme de publication.

    Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada

    par l’entremise du Fonds du livre du Canada pour nos activités d’édition.

    Édition :

    LES ÉDITEURS RÉUNIS

    www.lesediteursreunis.com

    Distribution au Canada :

    PROLOGUE

    www.prologue.ca

    Distribution en Europe :

    DNM

    www.librairieduquebec.fr

    facebook_logo.tif Suivez Les Éditeurs réunis sur Facebook.

    Imprimé au Canada

    Dépôt légal : 2011

    Bibliothèque et Archives nationales du Québec

    Bibliothèque nationale du Canada

    Bibliothèque nationale de France

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    À Patrick,

    le poète errant à qui je me suis attachée.

    PROLOGUE

    Plusieurs personnes ont raconté les exploits surhumains du fameux Alexis Lapointe dit le Trotteur. Aux yeux de ses concitoyens, ce n’était plus un homme, mais un homme-cheval. Il jouait la bête dans des démonstrations loufoques : bien sûr, il hennissait, mais il piaffait aussi, secouait ses babines, sortait la langue, humait l’air comme un étalon, cabriolait, se fouettait les cuisses et les mollets avec sa petite branche. Édouard Perron, un homme à chevaux, racontait à qui voulait l’entendre les nombreuses courses qu’il avait menées contre Alexis. Il jurait sur la tête de sa mère que ce surhomme avait battu les meilleurs chevaux comme Joe Galliger, Jim Leader, Lady Nock et Dan, le cheval du marchand Labrie. Il était ferme : Alexis courait le mille en deux minutes quarante secondes.

    En 1903, l’abbé J.-Calixte Tremblay, vicaire d’Hébertville, écrivit un jour à Mgr Victor Tremblay qu’Alexis avait couru sur la glace, à Alma, contre Cheval-Caribou, une bête qu’il fallait tenir à cinq hommes. Alexis aurait franchi les cinq milles, sans préparation, en gros paletot d’hiver, juste pour l’amusement, et battu le cheval fou.

    Alfred Gagnon, de Chicoutimi, a raconté l’avoir vu faire la compétition sur la piste de course de Jonquière contre les chevaux les plus fringants. Il les aurait tous dépassés et serait arrivé le premier.

    Henri Tremblay, de Chicoutimi, relate qu’en 1903 il a vu Alexis aller sur la rivière Saguenay, près de la paroisse de Sainte-Anne. Sur la glace, il aurait couru avec plusieurs chevaux. Pas un seul ne l’aurait devancé. Alexis aurait viré le mille en trois minutes.

    Joseph-Eugène Claveau l’a vu aussi, à Chicoutimi, alors qu’il prenait part à une course sur la glace, devant la cathédrale. Claveau jure qu’il n’y avait pas un cheval pour battre ce phénomène.

    Combien d’autres témoins ont raconté eux aussi qu’Alexis Lapointe courait le mille en moins de trois minutes ? L’exploit nous paraît impossible si on le compare aux temps historiques enregistrés : en 1896, le mille se courait en quatre minutes, douze secondes et trois quarts. Dans les années 1980, on mettait trois minutes, quarante-neuf secondes et quatre dixièmes. Comment un type vêtu de lourds vêtements, sans autre entraîneur que sa folie, sans chaussures adéquates et sur des pistes hasardeuses aurait-il pu atteindre ces records au début des années 1900 ?

    Chez les chevaux, en 1806, Yankee courait le mille en deux minutes cinquante secondes, alors qu’en 1900 The Abbot le fait en deux minutes, trois secondes et un quart. Un gain de près d’une minute en un siècle. Et Alexis Lapointe aurait battu des chevaux de cet acabit ?

    Vérité ? Mensonge ? Peu importe qui a dit vrai ou faux… Voilà qu’une belle légende est née. Toute menue au départ, elle s’est amplifiée par le bouche à oreille avec les années.

    Quels rêves fougueux motivaient cet homme surréel, cette étrange conjugaison de l’animal et de l’humain ? D’où venait ce grand enfant, ce musicien errant ? Avait-il signé un pacte avec le diable ?

    Sans attache, cheveux au vent, instable, Alexis Lapointe incarnait un bohème en marge des contraintes sociales. Il disait ne pas avoir de mourure1.

    Sa vie trépidante et son attitude bizarre ont laissé aux générations des perceptions nuancées oscillant entre l’amuseur public, le coureur légendaire et la figure athlétique. Voici l’histoire de cet homme de peu qui, de son vivant, fut avalé par le mythe.

    Pour les québécismes et les expressions vernaculaires, consulter le glossaire à la fin de l’ouvrage.

    PREMIÈRE PARTIE

    LE GALOP

    1

    Premier tour de piste

    La grande sécheresse cuisait ferme. Encore une journée chaude comme l’âtre du four à pain.

    Adelphine mit le pied dehors pour regarder le ciel. Bleu, toujours bleu. Aucun nuage à l’horizon et toujours ce noroît qui soufflait sec. Dix jours bleus. La grosse femme regarda la prairie jusqu’à l’horizon, héritage de son père, Alexis Tremblay « Picoté ». Adelphine était fière de son père qui avait su s’imposer dans l’élite marchande de La Malbaie et avait participé à la création d’un empire commercial à titre d’agent de la William Price and Sons Co. Il avait été à l’origine de la Société des Vingt-et-un qui avait colonisé la région du Domaine-du-Roy lorsque les terres de Charlevoix s’étaient avérées trop petites pour assurer l’installation des fils. Moins attiré par l’agriculture que par l’exploitation forestière, il avait obtenu, par concession de la compagnie de la Baie d’Hudson, un permis de coupe de bois. Les forêts de grands pins le long du Saguenay représentaient l’avenir. L’Angleterre achetait à bon prix les billots pour la construction navale. Tremblay « Picoté » avait été propriétaire de moulins à scie, du magasin général et de belles terres charlevoisiennes. La prospérité.

    Sise à l’entrée sud de Chute Nairne, c’était l’une des plus belles fermes de La Malbaie : deux cent quarante arpents, cent quatre-vingt-dix en culture, quatre-vingt-treize en pâturage, cinquante en forêt et un arpent de jardin, un troupeau de bovins de trente têtes, trois chevaux, trente-six moutons, cinq porcs et quatre voitures d’agrément. Une valeur de 2 800 dollars. Mais cet été-là, d’une clôture de pieux à l’autre, les champs, hérissés de foin épars, ne donneraient pas grand-récolte. Le fond du ruisseau craquelé, les graines, dans le jardin, à peine levées… la terre cendreuse serait pingre.

    Après avoir traversé le petit pont qui menait au jardin, Adelphine se pencha, observa. Il n’y aurait pas de salade verte sur la table à la Saint-Jean, cette année. Et pourtant, Dieu qu’elle en avait envie ! Une bonne salade aux cailles, avec de la ciboulette et une tranche de pain frais beurrée. Pas autre chose. Depuis des mois, elle rêvait de mâcher des feuilles de laitue, trempées juste le temps qu’il faut dans le lait caillé… s’en emplir la bouche jusqu’à ce que la sauce lui dégouline sur le menton. Cette idée fixe lui creusait l’estomac, rongeait ses pensées. Quelle étrange grossesse ! Quelle sorte de bébé pouvait-elle donc porter qui lui donnait des goûts pareils dès le réveil ? Rien à voir avec les sept précédents.

    Elle s’éventa de son chapeau de paille, se rendit au puits où elle rangeait le lait, les conserves et autres aliments au frais. Même le puits était presque à sec. Elle rentra pour réveiller les filles. Elles arroseraient tout de même. Il y avait encore de l’espoir pour les pousses de salade puisqu’on voyait, à fleur de terre, les premiers embryons de feuilles. Tant pis pour le travail en plein dimanche. Après, elle irait à la messe de dix heures.

    À contrecœur, Marie-Clémentine, Joséphine et Claudia, embarrassées de la petite Arthémise, remplirent les seaux à la pompe, les transportèrent, les vidèrent sur la terre poussiéreuse, recommencèrent. Même si elles arrosaient depuis une heure, s’éreintant à soulever les récipients sous le joug, on aurait juré que l’eau s’évaporait à mesure qu’elles la versaient sur la terre chaude. Adelphine avait les chevilles enflées sous l’effet de la chaleur et de l’effort, les cheveux trempés sous le chapeau de paille. Les doigts boudinés, le ventre gonflé comme une panse de vache, elle se demandait comment elle tiendrait encore un long mois à attendre la maladie sous cette chaleur. Marie-Clémentine s’inquiétait.

    — Maman, vous devriez aller vous reposer. J’aime pas votre teint. Vous êtes rouge comme un radis. Pis c’est dimanche. Là, je vais continuer avec Joséphine et Claudia. On va faire la chaîne. Craignez pas, je m’occupe aussi de la petite.

    Dans la cuisine d’été, où la chaleur imprégnait déjà la moindre fibre de bois et de tissu, Adelphine se rafraîchit le visage à l’eau. Dans la glacière, elle cassa un cube de glace qu’elle se passa sur la nuque, le cou, la poitrine. Grande aise ! Elle s’étendit quelques minutes et, lorsqu’elle respira mieux, elle enfila sa robe du dimanche et se coiffa de son chapeau chic. Même enceinte, la fille d’Alexis Tremblay « Picoté » gardait toute sa fierté. Elle appela Joséphine.

    — Tu vas m’aider à atteler le Rouquin, juste le tenir par la bride pendant que j’attache le gréement ! Je vais à messe.

    — Mais vous partez bien de bonne heure, maman. Allez-vous à confesse avant ? Voulez-vous que j’aille avec vous ?

    — Non, non. Après, va aider Marie à garder les enfants. Moi, je m’en vais seule à l’église.

    — C’est pas prudent, me semble. Avez-vous averti papa ?

    — Ton père aura pas le temps. Il s’occupe des chevaux, à l’écurie. Faut surtout pas le déranger.

    Adelphine n’avait qu’une idée. Bien sûr, elle irait à l’église, mais tout d’abord, elle passerait chez les Gilbert qui, à cette heure, seraient ou bien déjà dehors, ou bien en pleins préparatifs pour la messe. Elle savait que sa voisine Noëlla avait semé tôt sa laitue, ce printemps, en couche chaude, et qu’elle l’avait arrosée méticuleusement chaque jour. Les feuilles devaient maintenant être grandes comme la main, prêtes à être mangées. Elle lui en demanderait une botte, rien qu’une petite botte. Ce ne serait pas péché de gourmandise.

    À la ferme des Gilbert, elle frappa à la porte. Silence. Elle fit le tour des bâtiments. Personne. Pas même l’homme engagé. Elle se dirigea vers le jardin et vit la couche chaude, fenêtre grande ouverte sur l’éclat du jour. La verdure en débordait, frisée, humide et croustillante. Elle arracha une feuille, la croqua. Juste une… Ça ne pouvait pas nuire à la communion. Puis, elle en cueillit un beau bouquet qu’elle enfouit dans son cabas. N’était-elle pas en train de voler ses voisins ? Non, bien sûr que non. Elle empruntait. Elle leur rendrait leur dû plus tard, jusqu’à la dernière feuille, lorsque son jardin à elle produirait. Elle leur dirait, pour l’emprunt. Sur le moment, elle avait trop envie de cette salade. L’envie… Un des sept péchés capitaux. Peut-être, mais être enceinte de son huitième enfant, n’était-ce pas remplir son devoir conjugal ? Elle procréait selon la volonté de Dieu et elle avait besoin de salade. Le bébé en avait besoin. Voilà.

    Elle remonta dans la voiture, la conscience pas très nette tout de même. Elle en glisserait peut-être un mot à la confesse. Mais qu’en penserait le curé ? Voler de la laitue… Mieux valait ne rien dire. Elle fit claquer les cordeaux sur le dos du Rouquin qui prit l’allure d’un trot agréable.

    En chemin, dans le détour qui traversait le bosquet, quelque chose bougea dans le bois. Une forme blanche, un animal étrange. Poils ou plumes ? Adelphine n’eut pas le temps d’en juger que la bête avait déjà disparu dans le feuillage. Un soubresaut, un hennissement ; le Rouquin, habituellement très calme, s’emballa. Adelphine tira les cordeaux, mais au lieu de ralentir, le cheval accéléra. Elle tira encore et encore en criant des « Wo ! Là ! Wo ! » Il n’entendait rien et redoublait la cadence, le mors aux dents, les sabots martelant le gravier, la poussière volant en l’air. Adelphine bondissait sur le banc, perdant l’équilibre à chaque foulée du cheval, tentant de rajuster sa position, mais la voiture tanguait sur le chemin cahoteux. Le chapeau du dimanche s’envola. Adelphine se mit à crier, à hurler. Jamais le Rouquin n’avait couru si vite. Quelle peur le poussait ainsi ?

    Sur le bord de la route, deux enfants endimanchés s’en allaient à l’église.

    — Tassez-vous ! hurla Adelphine.

    Ils eurent à peine le temps de faire un pas en arrière et de la regarder passer, les yeux écarquillés, la main sur la bouche pour ne pas être étouffés par la poussière. Plus loin, Adelphine aperçut M. Simard, le boucher. Elle lui cria d’arrêter le cheval. Simard se mit en travers du chemin, agita les bras comme un tribun, dans de grands gestes que le cheval ne comprit pas. Et l’attelage fila, renversant le boucher ahuri.

    Encore plus loin, elle vit Philippe-Eugène.

    — Ma tante, tirez les cordeaux sans lâcher !

    Adelphine tirait, tirait tant qu’elle pouvait depuis une éternité. Et le cheval de continuer à tombeau ouvert. La roue droite frappa une roche et le cabas pirouetta dans les airs, les feuilles de laitue s’éparpillèrent au vent.

    Au même moment, elle dépassa la voiture des voisins Gilbert. Par miracle, elle évita la collision. Elle vit les visages surpris de Noëlla, de Charles et de leurs enfants lançant des insultes, puis leurs mimiques devinrent inquiètes dès qu’ils reconnurent Adelphine :

    — Arrête-toi, Delphine ! Ton cheval est fou. Il va t’emmener au Père étern…

    Elle n’entendit pas le reste de la phrase, déjà derrière elle.

    Le vieil Adélard allait lui aussi par là, vers l’église, marchant lentement, canne en main, prenant le temps de s’arrêter pour écouter les hirondelles, observer leur vol léger ; après quoi il reprit son chemin, tout aussi lentement. Par terre, il remarqua une chenille vert pomme, grosse comme le petit doigt, qui peinait pour traverser la route. Elle avait entrepris son périple après être tombée d’une feuille sèche rongée jusqu’au pétiole. Elle avait tenté de s’y retenir par un fil de soie que le vent avait rompu. Elle chuta juste devant Adélard, une chute qui ne l’abîma pas. Elle se roula en spirale puis, lentement, étira une à une ses fausses pattes, sa tête, ses antennes et ondula à travers les gravillons et le crottin de cheval. Attendri, Adélard retirait les obstacles pour lui faciliter la traversée, s’amusant des contorsions de chaque section du petit corps. Il s’inquiétait de la lenteur de la chenille sur le pavé, se demandant si elle parviendrait de l’autre côté de la route avant la dessiccation ou l’aplatissement. La chenille avait-elle pu boire en ce matin sans rosée ? Comme il se penchait pour la ramasser, il perçut le bruit du galop qui venait par-derrière lui. Il se détourna et vit surgir la charrette affolée, conduite par une grosse femme au visage bourgogne qu’il reconnut tout de suite :

    — Le frein ! Enfonce le frein ! cria-t-il à Adelphine.

    Elle se souvint, la pédale noire, ce bout de fer forgé qui traversait le fond de la voiture… Dans son affolement, elle avait oublié. Elle trouva encore la force de donner dessus un bon coup avec le pied. Adélard eut le temps d’attraper la chenille avant que l’une des roues passe dessus. Puis le chariot s’arrêta brusquement, si net qu’Adelphine perdit l’équilibre, tomba et roula dans le fossé.

    La robe déchirée, les cheveux en bataille, des bleus et des éraflures sur les jambes, sur les bras et mal, si mal… Mal au ventre qu’elle tenait à deux mains. Elle sortit des broussailles, remonta au bord de la route en pleurant.

    — J’ai été punie ! J’ai volé.

    — Ouais ! T’as volé, volé bas comme un mange-poule ! Pauvre Adelphine ! Là, laisse-moi t’aider.

    C’était Charles Gilbert qui, arrivé à sa hauteur, lui prit précautionneusement le bras, l’aida à marcher.

    — T’es ben mal gréée ! T’aurais pu te tuer ! Qu’est-ce qui t’a pris ? Le diable est-y à tes trousses ?

    — Là-bas, dans le bois, quelque chose a effrayé le Rouquin. Une bête, une grosse bête. Sais pas ce que c’est. Faut aller voir.

    La pauvre avait sans doute pris un coup de chaleur ou bien elle était en état de choc. Charles la calma un peu, la fit monter dans sa voiture et demanda aux autres de continuer à pied vers l’église tout près. Il ramènerait Adelphine chez elle. Il attacha à sa voiture le Rouquin qui, pelage écumant, trottina à l’arrière avec son gréement.

    Quand ils empruntèrent le détour qui longe le boisé, Adelphine surveilla, scruta à travers les branches, cherchant les traces de la mystérieuse bête. Un coup de vent agita les feuilles, le Rouquin s’ébroua, se cabra. Charles fit accélérer son cheval.

    Sur le siège, pliée en deux, Adelphine se mit à gémir en se balançant. Visiblement, ça n’allait pas et Charles blêmit. Et si elle perdait son bébé, là, dans la voiture ?

    — Voyons, as-tu vu la Mort ? Tiens bon, Delphine ! On arrive dans pas grand temps. Je peux pas aller plus vite. Tu vas être mieux chez vous. Pleure pas comme ça.

    Dès son arrivée chez les Lapointe, Charles cria aux filles affairées au jardin. Vite, elles amenèrent leur mère au lit. Compresses, glaçons, infusions… rien ne pouvait calmer Adelphine qui répétait des propos décousus :

    — J’aurais pas dû, mais j’allais leur dire. Pour des salades… J’ai été punie… Y avait une bête dans le bois. Le cheval a eu peur. Mon bébé… Le cheval… Arrêtez le cheval… J’ai peur. Je vais mourir.

    Marie-Clémentine cacha son énervement. Elle demanda à Joséphine d’aller chercher leur père à l’étable et à Claudia d’aller jouer dans le sable avec Arthémise et Jean.

    Joséphine ne prit pas le temps d’enfiler ses souliers, courut, courut en pieds de bas jusqu’à l’étable où François Lapointe s’affairait autour de la jument.

    Après onze mois de gestation, elle allait enfin mettre bas. François Lapointe attendait l’événement avec fébrilité et avait préparé un enclos couvert d’une bonne couche de paille, pour isoler la Blanche. Chaque fois qu’il entrait dans l’écurie, c’était en marchant sur des œufs. Toute la semaine, il avait surveillé les signes avant-coureurs pour ne pas rater le grand jour. La veille au soir, il avait senti l’anxiété de sa jument ; elle s’agitait, tournait sans cesse la tête à gauche, à droite, pour se regarder les flancs. On l’aurait dit aux prises avec d’agaçantes démangeaisons et elle se mordillait souvent le pelage. Ou bien elle se couchait pour se relever aussitôt, grattait la paille, transpirait plus qu’à l’accoutumée. Parfois encore, elle retroussait la lèvre supérieure en étirant le cou et en relevant haut la tête pour humer l’air profondément. À tous ces signes, il savait qu’était enfin arrivé le moment. En avant-midi, les eaux avaient été chassées et, quelques minutes plus tard, il avait aperçu une membrane brillante dans le col de l’utérus : l’enveloppe fœtale. Dans moins de cinq minutes, il verrait apparaître un premier sabot et, quinze minutes plus tard tout au plus, il aurait son nouveau poulain. Sa fierté, sa bête à lui. Au cours de l’été, il le verrait évoluer dans le champ près de la Blanche, gambader, se rouler dans l’herbe, s’étonner devant un chat ou un papillon.

    Le sourire aux lèvres, il s’assit sur le banc de bois servant à la traite des vaches, puis attendit en observant le postérieur de la jument. Il pensa aux fesses de sa femme. Il préférait imaginer ses fesses, car, vu de face, le gros ventre d’Adelphine ne présentait rien de désirable. Il y avait longtemps…

    La jument se fatiguait. Il apercevait bien, depuis une dizaine de minutes, la pointe du sabot, mais, d’une contraction à l’autre, la progression n’évoluait pas. Le poulain était-il trop gros ? Se présentait-il mal ? Il passa son bras dans le col. La tête du fœtus était repliée, ce qui augmentait de beaucoup sa difficulté à sortir. Au prix de grands efforts, il parvint à ramener la tête en bonne position, mais il eut peur de blesser la jument. Toutes ces interventions augmentaient le temps de poulinement et mettaient en danger la vie du petit engagé depuis déjà longtemps. Couchée sur le côté, la pauvre Blanche soufflait, transpirait ; son encolure, son poitrail et ses flancs étaient enduits d’écume. Par une vive contraction, elle parvint à expulser les sabots, jusqu’au museau du poulain qui se bloqua là.

    — Papa, papa ! Venez vite à la maison !

    — Pas le temps. Tu vois bien que je peux pas. Le poulain s’en vient. Va plutôt me chercher la corde, dans la grange.

    — Mais papa, maman a besoin de vous.

    — J’irai tantôt ! La corde, ça presse !

    Joséphine ne savait plus à qui obéir. Mais à neuf ans, on est en mesure d’évaluer les représailles d’une désobéissance. Celles de son père frappaient beaucoup plus fort que celles de Marie-Clémentine. Réflexion faite, Joséphine courut chercher la corde. Comme celle-ci était accrochée trop haut dans la grange, l’enfant dut déplacer des bottes de foin pour grimper dessus, ce qui la retarda.

    Pendant ce temps, l’aînée restait auprès de sa mère, lui tenant la main et lui parlant doucement. Le temps passait, s’étirait. Mais que faisaient Joséphine et leur père ? Pourquoi ne revenaient-ils pas ? Adelphine serra fort la main de sa fille.

    — Faut pas qu’il meure, soupira-t-elle, sinon, je suis bonne pour l’enfer. C’est ma faute ! Dieu me punit. C’est moi qui devrais trépasser. Si c’est moi qui meurs, ma belle Marie, tu devras t’occuper des autres.

    Marie-Clémentine se mit à pleurer.

    — Mourez pas, maman, mourez pas !

    — Tu vas être capable, ma grande.

    Marie-Clémentine, âgée d’à peine onze ans, regardait sa mère, devenue si grosse, si lente… Un gros nuage qui enfle avant l’orage. Comment la peau avait-elle pu s’étirer autant ? Allait-elle éclater ? La fillette ne comprenait ni la faute, ni la culpabilité, ni l’accident, et encore moins la mort qui guettait sa mère.

    — Vous qui êtes si bonne, qu’est-ce que vous avez fait, maman, pour mériter ça ?

    Adelphine tourna son visage vers le mur. Il faisait si chaud. S’il pouvait pleuvoir… La porte de la maison grinça. Enfin ! Marie-Clémentine soupira. S’attendant à voir apparaître son père, elle aperçut Joséphine, tout essoufflée. Seule.

    — Où est-ce qu’il est, papa ?

    — Il peut pas venir. Il aide la jument, pour le poulain. Il dit de laisser maman se reposer. Il va venir plus tard.

    Au bout d’un moment, de nouveaux soubresauts secouèrent Adelphine. Elle ouvrit de grands yeux de carpe. Affolés. Elle poussa un cri qui résonna dans la chambre.

    — Maman ! Qu’est-ce que vous avez ?

    — Il s’en vient ! gémit Adelphine.

    — Qui ça ? Papa ? Le croque-mort ?

    — Non, le bébé. Tu vas m’aider.

    — Mais, maman, répondit Marie paniquée, moi, je sais pas quoi faire !

    — Demande à ta sœur d’aller chercher des guenilles et la bassine.

    Marie-Clémentine souleva la couverture. Une grande tache sombre maculait les draps sous les cuisses. Elle plaqua sa main sur la bouche et s’enfuit vers l’étable en criant :

    — Papa ! Papa ! Venez tout de suite ! Maman va mourir ! Elle a éclaté !

    François Lapointe laissa là la jument en travail et rappliqua à la maison. En voyant la scène dans la chambre, il ne fit ni une, ni deux. Il demanda à Marie-Clémentine de rester au chevet de sa mère, pour la surveiller, lui tenir les mains lorsqu’elle gémirait trop fort. Il attela rapidement le Rouquin et partit quérir Berthe, la sage-femme. Celle-ci prépara ses instruments avant d’enfiler un châle et un chapeau pendant que François Lapointe piétinait sur la galerie. En arrivant chez les Lapointe, la sage-femme se lava les mains au savon, saisit la serviette et demanda au père de quitter la maison.

    Il ne demandait pas mieux et courut à l’étable, y trouva sa belle Blanche, debout. Elle taquinait des naseaux un petit poulain couché sur la paille, la tête au sol, les pattes immobiles. François Lapointe s’approcha doucement pour ne pas effrayer la jument. Il voulait assister à cette minute magique où le poulain arriverait à se dresser sur ses longues pattes pour la première tétée. Il se plaça en retrait pour ne pas gêner la nature. Il attendit, chuchotant de temps en temps :

    — Vas-y, mon petit. Lève-toi, mon garçon !

    Mais le poulain ne réagissait pas plus aux encouragements de sa mère qu’aux siens. François Lapointe entra dans la stalle, poussa doucement le dos du poulain du bout de sa botte. Aucune réaction. Il le palpa, chercha un pouls, une respiration. Le poulain était déjà mort. La mise-bas avait trop duré et le pauvre petit avait manqué d’air.

    Dans la chambre, le lit couinait, le plancher craquait, Marie-Clémentine sanglotait. Les mains d’Adelphine se crispaient et s’étiraient, ses ongles grattaient les draps. Elle haletait, murmurait ou criait avec une voix suraiguë. À d’autres moments, elle se taisait, le visage contorsionné, le corps arc-bouté : une douleur suprême la violait. Puis, elle se remettait à hurler à se rompre les cordes vocales. N’en pouvant plus, Marie-Clémentine plaqua ses mains sur ses oreilles.

    — Va me chercher une autre bassine, lui demanda la sage-femme pour permettre à la fillette de s’éloigner.

    Les premières lueurs de l’aube glissèrent à la fenêtre. La nuit s’évapora enfin. La lumière entra dans la chambre. Berthe souffla les bougies. Il faisait toujours aussi chaud. Sur le lit, Adelphine, labourée, gisait dans la sueur et le sang. Il ne lui restait plus que la force de respirer.

    Il lui fallut toute la nuit avant la délivrance. Berthe lui épongea le front :

    — Avez-vous votre connaissance ? Quel jour on est ?

    — On est lundi, le 4 juin. J’suis correcte, mais le bébé, lui ?

    — C’est un petit garçon. Je vais faire revenir votre mari de suite.

    Adelphine avait donné naissance à un enfant grêle, si faible que ses poumons se soulevaient à peine. Il ne criait pas. Il avait le teint gris, le souffle irrégulier et le pouls fuyant… Quand elle vit entrer François Lapointe, la sage-femme fit non de la tête avec une moue dépitée.

    — Vous êtes venu me chercher un peu trop tard. Je lui donne pas la journée.

    Adelphine tourna la tête vers le mur et se mit à pleurer sans arrêt. François se leva et alla chercher le curé au presbytère.

    * * *

    — Adelphine, comment voulez-vous l’appeler, cet enfant-là ? chuchota le curé. Il faut le baptiser tout de suite… avant qu’il ne lui arrive la même chose qu’à l’autre, le jumeau d’il y a quelques années…

    Trop de douleur, trop de fatigue… À demi-consciente, la pauvre mère comprenait à peine ce qui se passait. Un mauvais rêve, des gens autour d’elle, des déplacements rapides, des bassines qu’on apportait, transvidait… Un jardin qu’on arrose. Des feuilles de salade qui volent en l’air, tombent sur le sol, rapetissent, rentrent dans la terre. Le bruit des souliers sur le plancher de bois… Non, des sabots de cheval. Le Rouquin fou. Vite, vite.

    — Vite, Delphine, trouve-lui un nom ! Ou bien je vais l’appeler François, comme moi, suggéra son mari en parlant plus fort. Vite, pendant qu’il est encore en vie. Ça presse ! M’entends-tu, Delphine ? Le curé est venu ondoyer le bébé. Pour pas qu’il aille dans les limbes.

    Adelphine sortit de sa torpeur, ouvrit les yeux, regarda la petite tête couverte d’un duvet roux qui dépassait des couvertures, ce corps minuscule qui n’avait même pas eu la force de lâcher un premier cri. Non, le prénom de François ne lui allait pas. Elle murmura :

    — Alexis. Il s’appelle Alexis. En mémoire de mon père mort l’année passée.

    François Lapointe esquissa une légère grimace. Il aurait bien voulu qu’Adelphine l’admirât autant qu’elle estimait son père. Mais cet enfant-là ne pourrait perpétuer le nom des Lapointe puisqu’il trépasserait dans la journée. À trente et un ans, Adelphine était encore jeune et enfanterait sûrement au moins un autre fils à qui il pourrait donner ses nom et prénom.

    — C’est bien de même, Monsieur le curé, dit-il. Vous pouvez procéder avec ce nom-là.

    Le curé baptisa l’enfant, Alexis Lapointe, puis il compléta un document et y inscrivit les noms d’Isaïe Gagnon et Adeline Boulianne, lesquels seraient parrain et marraine du petit.

    Pendant qu’il en enduisait le front d’huile bénite, en imposant ses mains, il récita la prière de l’extrême-onction : « Per istam sanctam unctionem et suam piissimam misericordiam adiuvet te Dominus gratia Spiritus Sancti, ut a peccatis liberatum te salvet atque propitius allevet ¹. »

    François Lapointe retourna à l’étable. Le poulain gisait par terre, la jument léchait le pelage mort. Il s’en alla enterrer son reste de fierté.

    Pendant la nuit, une ombre se pencha sur le berceau du nouveau-né, tout près, sur le petit visage crispé. La respiration courte, irrégulière, le pouls filant, le frémissement des paupières, l’odeur du lait sûr et du vomi… la mort voulait le prendre. Le poupon vivotait. Il ouvrit les yeux. Son regard lunaire, ni étonné, ni apeuré, contempla le noir. À cet âge, on ne sait rien de la peur. Il cessa de respirer, sans broncher. Une longue minute s’écoula, puis le poupon se mit à toussoter, brisa le silence. Dans le noir, la mort glissa par terre.

    Le lendemain, le petit Alexis respirait encore. Il but même un peu de lait et sa peau rosit. Il fit son somme, le souffle bien égal. Dans les jours qui suivirent, Adelphine resta cependant inquiète. Elle avait demandé à ce qu’on plaçât le berceau près de son lit. À toute heure du jour et de la nuit, elle allait vérifier si le petit respirait encore, le touchait pour s’assurer que le corps était encore chaud. Elle fit serment de tout mettre en œuvre pour le sauver. Dans ses prières du matin, du midi et du soir, elle ne savait plus à quel saint se vouer. Elle eut donc recours à la Vierge Marie, laquelle n’avait eu qu’un seul fils et comprendrait sûrement le désarroi d’une mère.

    Elle garda le lit plusieurs jours, ne se levant que pour allaiter le bébé. Marie-Clémentine manqua la classe pour s’occuper de ses frères et sœurs. Le matin, elle préparait Joséphine, Claudia et Joseph pour l’école, et gardait avec elle Jean, Arthémise et le nouveau poupon. Grâce aux longs chapelets récités le soir avant de s’endormir, ses prières avaient été exaucées : sa mère vivait. Mais avec toutes les tâches qu’elle devait accomplir pendant les relevailles, elle n’avait pas eu le temps d’arroser le jardin. Le vent souffla sec tout l’été et les pousses timides disparurent en petites croûtes. Pas de salade pour les Lapointe. Pas de remboursement de dette pour la botte empruntée chez les Gilbert. La faute d’Adelphine resta impayée.

    La sécheresse de l’été 1860 frappa fort. Les maigres récoltes ne pourraient nourrir toutes les bêtes pendant l’hiver qui s’en venait et François Lapointe dut abattre six vaches, deux génisses, douze moutons : le tiers du troupeau, qu’il vendit à perte.

    Chaque soir, quand il revenait de l’étable, les pieds traînants, le cœur lourd, il allait voir Adelphine et son troisième fils.

    — Y est pas rougeaud, rougeaud ! Et il est pas mal chétif, ce rejeton-là. Il a les bras gros comme des brindilles, les doigts comme des allumettes, la tête pas plus grosse qu’une pomme, une pomme maganée à part ça. La sage-femme y est allée un peu fort. Ça va-t-y faire un homme, un jour ? Ça serait pas croyable !

    — Laisse une chance à la nature, rétorqua Adelphine. Le petit est né avant son temps. Il va rattraper son retard. Fie-toi à moi. La mort ne nous le volera pas, celui-là.

    — Avec une face fripée de même, la mort, elle en a pas voulu quand elle l’a vu.

    Adelphine ne releva pas cette pointe de mépris. Le bébé se mit à pleurer. Elle le prit dans ses bras et s’en alla à la cuisine où elle le berça en chantant.

    * * *

    À un an et demi, le petit Alexis ne marchait pas encore. Il dormait peu et, quand enfin il fermait l’œil, c’était pour un sommeil agité. Il digérait mal le lait de vache et pleurait à toute heure du jour et de la nuit.

    Tous les dimanches, la voisine Noëlla rendait visite à Adelphine. Les deux femmes cuisinaient ensemble des pâtés à la viande et des tourtières, des beignes et des brioches. Alexis se traînait par terre, attrapait la cheville de sa mère, s’y agrippait et chignait. Noëlla, un peu exaspérée par ce comportement, prit l’enfant sous les aisselles et tenta de le mettre debout.

    — Il est plutôt délicat, ton petit dernier. On lui donnerait huit mois, dans le plus. Regarde, il fait même pas de pattes. Elles sont toutes molles. Il m’a l’air d’avoir une petite santé… C’est peut-être un cas d’anémie. Es-tu inquiète ?

    Adelphine répéta ce qu’elle expliquait à tout le monde depuis l’arrivée d’Alexis : un enfant prématuré ne se développait pas au même rythme qu’un enfant normal.

    — Rassure-toi, Noëlla. Moi, je le sens, ce petit bout-là, il ne périra pas, il va marcher, courir, peut-être même dépasser les autres.

    — Dieu t’entende, ma bonne Adelphine. Et Dieu t’aime… Il t’éprouve. Il t’en a déjà pris un, il y a cinq ans. Moi, je prie tous les soirs pour ton petit. Au pire, ça te fera un innocent du bon Dieu. Ça donne des indulgences en paradis.

    L’angoisse d’Adelphine : avoir enfanté un innocent… Elle, la fille du « Picoté » !

    Elle avait suivi les conseils de tout un chacun : allumer les lampions à l’église, frictionner les maigres jambes à l’huile de saint Joseph, faire avaler de force des cuillerées d’huile de foie de morue, ajouter des œufs battus dans le lait… Elle avait récité des dizaines de chapelets, s’était privée, mortifiée, sacrifiée… On lui avait même conseillé d’aller avec Alexis à Sainte-Anne-de-Beaupré pour un miracle.

    Plus les mois passaient, plus Adelphine s’en rendait compte : ce n’était pas à coup de prières et de dévotions à la Vierge ou à la bonne sainte Anne qu’Alexis se tiendrait debout et se mettrait à marcher. Il n’y aurait pas de miracle.

    Il lui restait un espoir. Au magasin général, elle avait entendu dire, par un marchand venu de Québec qui, lui-même, tenait ces propos d’un marchand belge, que le meilleur remède pour enfants étiolés était de leur faire boire un verre de sang de cheval par jour. Au départ, l’idée répugnait à Adelphine. Et puis, du sang de cheval, où cela se trouvait-il ? Mais cette idée, goutte à goutte, fit son sillon, traversa plusieurs cloisons de son entendement, devint l’unique objet de ses réflexions lorsqu’elle regardait Alexis en train de ramper avec difficulté.

    Elle s’en fut voir la sage-femme. Celle-ci lui vanta les propriétés du sang de cheval, encore plus riche en vitamines que le boudin noir. Et pour se procurer le précieux liquide, elle lui conseilla d’aller voir monsieur Simard, le boucher.

    Tout le reste de l’hiver, quand le boucher passait, il apportait à Adelphine des cruchons contenant du sang congelé. Elle le réchauffait en petites quantités dans l’eau et elle administrait sa médecine à Alexis qui avalait en grimaçant de drôle de manière.

    Il prit des couleurs, des forces. Au printemps, il courait partout dans la maison. Il se levait même sur la pointe des pieds pour appuyer sur la clenche, ouvrir la porte et se sauver dehors, au grand désespoir de ses frères et sœurs qui avaient, à tout moment, la mission de le retrouver et de le ramener.

    En octobre 1862, Adelphine accoucha de son neuvième enfant. Une fille qu’on appela Sophie-Delia. Alexis se réjouissait d’avoir une petite sœur. Souvent, il la regardait dormir, la caressait. Un matin, il se leva tôt, s’approcha du berceau, flatta le duvet du bébé. La tête était froide, le corps, sans mouvement.

    Alexis n’eut pas peur, pas tout de suite. Il alla vers le lit de sa mère, chuchota :

    — Maman, le bébé grouille pas !

    La veille, Adelphine avait déposé dans la couchette le bébé sur le ventre pour lui éviter la tête plate et aider à la digestion. Pendant la nuit, la petite Sophie-Delia avait arrêté de respirer. La mort au berceau. À trois semaines seulement.

    Alexis, trop petit pour comprendre, ne pleura pas en apprenant que sa sœur était montée au ciel. Il ne pleura pas non plus quand on l’enveloppa dans une couverture pour la déposer dans une drôle de boîte. Il pleura seulement en entendant l’immense chagrin de sa mère. Et la voisine qui, voulant consoler Adelphine, lui disait :

    — Dieu vous aime, Delphine. Vraiment ! Il vous éprouve encore…

    C’était le 22 novembre. Le mois des morts, disait tout le monde au salon, autour du petit cercueil. Et Alexis s’imagina que novembre était le mois désigné pour trépasser. Si l’on parvenait à traverser ce mois sans périr, on pouvait vivre encore au moins une autre année sans s’inquiéter. Il irait de grande prudence, en novembre.

    ¹ «†Par cette onction sainte, que le Seigneur, en sa grande bonté, vous réconforte par la grâce de l’Esprit saint. Ainsi, vous ayant libéré de tous péchés, qu’il vous sauve et vous relève.†»

    2

    Le petit Alexis

    Confortables, souples, deux jumelles, une seconde peau. Comme Alexis les aimait, ses bottines ! Il les portait depuis combien de temps déjà ? Il ne savait plus, car il ne savait pas compter. Avant lui, Jean les avait portées et avant encore, Joseph. Elles avaient tant couru ! Et vite ! Elles sentaient l’aventure. Par les champs et les sentiers, sur les berges du ruisseau, sur le dos des labours, sur les rochers glissants et moussus. Parfois, par distraction, elles avaient foulé une bouse de vache ou des limaces trop lentes. D’autres fois, bien réveillées, elles avaient sauté dans les flaques du printemps pour éclabousser, en riant, Arthémise et Sophie-Olive sur le

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