Le Duel du Chemin de la Favorite
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Aperçu du livre
Le Duel du Chemin de la Favorite - Pierre Bouchardon
Pierre Bouchardon
Le Duel du Chemin de la Favorite
SAGA Egmont
Le Duel du Chemin de la Favorite
Image de couverture : Shutterstock
Copyright © 1927, 2021 SAGA Egmont
Tous droits réservés
ISBN : 9788728078112
1ère edition ebook
Format : EPUB 3.0
Aucune partie de cette publication ne peut être reproduite, stockée/archivée dans un système de récupération, ou transmise, sous quelque forme ou par quelque moyen que ce soit, sans l'accord écrit préalable de l'éditeur, ni être autrement diffusée sous une forme de reliure ou de couverture autre que dans laquelle il est publié et sans qu'une condition similaire ne soit imposée à l'acheteur ultérieur.
Cet ouvrage est republié en tant que document historique. Il contient une utilisation contemporaine de la langue.
www.sagaegmont.com
Saga est une filiale d'Egmont. Egmont est la plus grande entreprise médiatique du Danemark et appartient exclusivement à la Fondation Egmont, qui fait un don annuel de près de 13,4 millions d'euros aux enfants en difficulté.
« En ce moment, Vautrin parut : « Maman Vauquer, dit-il en souriant, ne vous effrayez de rien, je vais essayer mes pistolets sous les tilleuls. »
Balzac . Le Père Goriot.
A MON AMI LE PRÉSIDENT WATTINNE
P. B.
Le Duel du Chemin de la Favorite
Chapitre premier
Aux frères Provençaux Beauvallon et Mademoiselle Liévenne
A l’époque où le Palais-Royal ne s’était pas enseveli dans la solitude et le silence, quand ses arcades de pierre étaient encore assez fréquentées, pour qu’à de certaines heures, la foule ne put y circuler qu’à petits pas, comme à la procession ou au bal masqué, un restaurant qui, depuis longtemps, a éteint ses fourneaux, y détenait la grande vogue, et c’était justice. Il avait pour enseigne les Trois Frères Provençaux, et ses salons s’ouvraient sur la galerie Montpensier.
Pourquoi les Trois Frères Provençaux ? Parce qu’à la veille de la Révolution de 1789, trois fils de ce lointain Midi avaient pris le chemin de la Capitale, dans l’intention d’y chercher fortune. Liés d’une étroite amitié et riches de leurs seuls talents culinaires, ils avaient fondé, aux abords du Palais-Royal, un cabaret de modeste apparence, mais où l’excellence de certains plats et la bonté des vins faisaient passer sur la simplicité vraiment patriarcale du service.
Le succès aidant, l’établissement émigra, avec sa cave et ses vieilles recettes, tout près du théâtre de la Montansier, sous les galeries nouvellement construites. Les clients l’y suivirent, de plus en plus nombreux, de plus en plus triés sur le volet, et, si les prix s’élevèrent, du moins la somptuosité du cadre fut digne de la table. Bonaparte y dînait, chaque fois qu’il lui prenait fantaisie d’aller se délasser au spectacle voisin. Après Waterloo, ce furent les officiers de Wellington et de Blücher qui l’envahirent, sanglés dans leurs magnifiques uniformes, hauts en couleurs, faisant sonner leurs éperons…
Fatigués mais enrichis, les fondateurs se retirèrent après cinquante ans d’exercice. Toutefois, la faveur persista, et, sur la fin du règne de Louis-Philippe, le propriétaire, Etienne-Augustin Collot, avait su maintenir intacte l’antique renommée de la maison. On continuait à y réussir, comme nulle part ailleurs, les ragoûts à l’ail et la brandade de morue.
Le jeudi 6 mars 1845, il reçut la visite d’un de ses clients habituels, M. Arthur Bertrand, qui venait lui commander, pour le lendemain, un dîner de dix-huit couverts à cinquante-cinq francs par tête, écot fort respectable en un temps de vie facile. M. Bertrand était le propre fils du général qui avait voulu partager la captivité de Napoléon à Sainte-Hélène, et lui-même était venu au monde dans cette île sinistre.
Mlle Athénaïs-Pauline Liévenne, du théâtre du Vaudeville, s’était chargée de faire ou plutôt de compléter les invitations, à la veille de son départ pour les scènes de Londres où elle pensait bien cueillir quelques lauriers, mais, en réalité, il s’agissait d’un pique-nique, et voici comment :
Quelques jours plus tôt, elle avait accueilli à sa table, 36, rue Laffitte, en même temps que plusieurs actrices connues, des journalistes, des fils de famille, tous bons vivants, et une partie de lansquenet avait suivi le repas. Un coup étant demeuré douteux, quelqu’un avait proposé de faire masse des quinze ou seize louis que personne ne réclamait et de les employer à un nouveau festin. On accepta d’enthousiasme, mais la somme était manifestement insuffisante pour traiter au cabaret aussi nombreuse et aussi gourmande compagnie. Aussi fut-il convenu que ces messieurs acquitteraient de leur bourse le supplément.
Athénaïs, dite Anaïs, Liévenne resplendissait alors de tout l’éclat de ses vingt ans. Elle avait la peau d’un blanc laiteux, des yeux d’Andalouse, de magnifiques cheveux noirs, la taille bien cambrée et le pied à la mesure de la pantoufle de Cendrillon. Belle, elle l’était à faire retourner les gens sur son passage, mais sa parole sèche et brève, comme ses traits un peu durs sous leur régularité impeccable, lui donnaient l’air hautain, et son charme s’en trouvait diminué.
Cependant, en vassale de la réclame, elle était fort aimable pour la presse, et la presse le lui rendait bien.
Dans le feuilleton des spectacles du journal le Globe, dont Bernard-Adolphe Granier de Cassagnac était le rédacteur en chef, un jeune critique de vingt-quatre ans, qui venait de succéder à Auguste Vacquerie cassé aux gages sans autre forme de procès, écrivait le 17 février 1845 :
« Nous voici arrivés à l’époque où nos plus jolies actrices nous quittent pour rendre visite à nos voisins. Nous allons perdre Alice Ozy et Liévenne. Heureux insulaires ! Il nous semble déjà les entendre murmurer, en lorgnant cette dernière, la charmante strophe de Byron :
Her attic forehead and her Phidias nose :
Few angles were there in her form… ¹
Ce journaliste à la plume alerte était un créole de la Guadeloupe, dont la sœur avait épousé le polémiste fougueux qui régnait au Globe en souverain maître. Il se nommait Jean-Baptiste Rosemond de Beaupin de Beauvallon, avait le goût des aventures, fréquentait les coulisses, tirait l’épée comme saint Georges, mais de la -main gauche, car il était gaucher, et ne reculait point devant un lansquenet d’enfer.
Etait-il fort au pistolet ? Il s’en vantait du moins, car, dans un livre d’impressions de voyage qu’il avait dédié à la reine d’Espagne, il racontait cette prouesse personnelle :
En 1840, un voyageur parcourait, dans l’île de Cuba, des parages infestés de bandits. Il avait le pistolet au poing et marchait avec prudence. Tout à coup, il est accosté par un personnage armé jusqu’aux dents, qui lui dit : « Est-ce que vous croyez que vos pistolets vous seraient fort utiles en cas, de mauvaise rencontre ? Tenez, si vous devez être assassiné, ce sera facile on s’embusquera derrière un arbre, et l’on vous tuera d’un coup de carabine. » — « Vous êtes dans l’erreur, réplique le voyageur avec un grand sang-froid, car, pour m’envoyer un coup de carabine de derrière un arbre, il faut au moins me ‘montrer un œil, et je n’en demande pas davantage pour vous loger une balle dans le crâne. » Et, ce disant, il ajuste un petit oiseau posé sur une branche voisine ; le coup part et l’oiseau tombe.
Gasconnade peut-être ! Toujours est-il que, d’un seul trait de sa plume, le critique théâtral du Globe pouvait frapper à mort. Avec son feuilleton qui lui était payé cinq cents francs par mois, il exerçait une véritable dictature. Suivant son bon plaisir, il faisait et défaisait la renommée des pièces ou celle de leurs interprètes. Mais il n’avait jamais déposé que des éloges aux pieds. d’Anaïs. Ainsi, après la première du vaudeville Un jour de liberté, il avait écrit, le 2 décembre 1844 :
« Mademoiselle Liévenne a payé argent comptant au public… et au directeur. »
C’était pourtant le péché mignon de la jolie comédienne de ne pas payer comptant.
Amoureuse de luxe et de parure, elle achetait à crédit meubles, toilettes et bijoux. Aussi, comme bien on pense, elle se faisait exploiter par ses fournisseurs qui, n’en pouvant rien obtenir sans avoir recours au papier timbré, enflaient démesurément leurs notes. Pendant plusieurs années, les échos de la cinquième chambre civile et ceux des référés du président Debelleyme ne retentirent que de son nom. Parfois, elle réussissait à faire réduire les mémoires dans des proportions notables, mais comme, en une circonstance,-elle refusait de prendre livraison de couteaux de dessert à manches de vermeil, sous le prétexte qu’ils lui avaient été apportés trop tard pour qu’elle pût les étaler sur sa table le jour des Rois, l’avocat de l’orfèvre lui répondit qu’une femme, brillante et recherchée comme elle, avait, Dieu merci ! assez de saints à fêter jusqu’au 31 décembre pour retrouver d’aussi favorables occasions…
Au moment où ce récit commence, elle avait pour protecteur attitré son proche voisin, le comte Alfred-Etienne Delamotte Ango de Flers, dont la garçonnière se trouvait 42, rue Laffitte.
Chapitre II
Autres convives
Le dîner des Frères Provençaux réunit de gais compagnons, tous fort répandus dans la vie parisienne. C’étaient notamment, du côté des hommes : Rosemond de Beauvallon, Pierre-Charles-Benoît de Boigne, autre journaliste, Arthur Bertrand et son frère Napoléon, puis les trois de Flers, le marquis Armand, le comte Alfred et le vicomte Charles. Du côté des femmes, Anaïs Liévenne avait amené tout un essaim de ses plus jolies camarades : Alice Ozy, des Variétés, Victorine Capon, Atala Beauchêne, Cécile-Julia John, toutes les trois du Vaudeville, d’autres encore. L’aînée comptait vingt-six printemps.
Boigne faisait le feuilleton au Constitutionnel, où le célèbre docteur Véron écrasait de son poids le fauteuil directorial. Un jour, il voulut se hausser à des sujets plus graves, parler politique et histoire. Fâcheuse expérience ! Alphonse de Calonne le cribla, dans la Sylphide, de ses plus mordantes épigrammes. Ce fut un véritable feu roulant. Ecoutez plutôt :
« J’avais cru jusqu’à présent que M. de Boigne était un bonhomme sans prétention aucune et nullement possédé du moindre désir de paraître avoir ou d’avoir de l’esprit. J’avais cru que son but unique était de jeter, pêle-mêle et sans art, au bas des colonnes d’un journal, toutes les nouvelles que les autres placent sous le titre faits divers ; c’était un déplacement et voilà tout. Avait-on inauguré un orgue à Saint-Sulpice ? M. de Boigne venait nous dire : on a inauguré un orgue à Saint-Sulpice ; le jury de réception était composé de MM. tels et tels ; à la cérémonie assistaient MM. tels et tels ; l’instrument est de MM. tels et tels ; MM. tels et tels ont joué des airs fort agréables à entendre et Mmes telles et telles ont fait la quête. Se faisait-il un steeple-chase quelque part ? Il publiait avec soin le nom, l’âge et, au besoin, la généalogie de tous les chevaux engagés, comme pourrait le faire un programme de courses. Tout cela était à merveille ; on apprenait une foule de choses intéressantes et M. de Boigne nous semblait un des meilleurs calepins, un des plus utiles agendas que l’on pût se procurer… Il nous renseignait sur tout, nous parlait de tout ; avec lui, on pouvait se passer d’almanach pour savoir les quartiers de la lune ; on pouvait s’épargner le Conducteur dans Paris pour savoir l’heure et le jour de l’ouverture des musées, des courses au champ de Mars, des revues de la garde nationale, des réceptions aux ministères. Hélas ! trois fois hélas ! Ce de Boigne-là n’èst plus ; il a disparu pour faire place à un autre, à un de Boigne qui vise à l’esprit, qui fait des digressions politiques, historiques, biographiques, philosophiques, physiologiques et surtout amphigouriques… Ah ! monsieur Véron, rendez-nous notre ancien de Boigne, notre de Boigne calepin, notre de Boigne agenda, notre de Boigne almanach ! Au moins, s’il n’était pas amusant, était-il utile à consulter. »
De toutes les actrices présentes, Liévenne exceptée, Alice Ozy était la plus célèbre.
Elle aussi fréquentait chez Thémis, car elle venait de perdre à la cinquième chambre le procès que lui avait intenté son carrossier, à propos d’un coupé bleu d’outremer dans lequel elle promenait sa jeunesse et ses charmes. Mais elle avait été plus heureuse, quand son directeur Nestor Roqueplan lui avait réclamé une indemnité pour avoir, par son absence, fait manquer la représentation des Variétés. « Vous vous moquez, lui avait-elle répondu. Je n’étais pas de service. Vous avez changé votre affiche à la dernière minute. Avouez donc que vous avez saisi le premier prétexte pour n’avoir point à jouer devant des banquettes le jour du Samedi saint. »
Elle se nommait, sur les registres de l’état civil, Julie-Justine Pilloy, et son grand-père, une des gloires du basson, avait été directeur du Conservatoire et maître de chapelle de Napoléon Ier . Toute jeune, elle avait affronté les feux de la rampe, et quand son talent se fut affirmé dans le Chevalier du Guet, sa deuxième création, ses appointements annuels passèrent de soixante à cent louis. Tel était, en l’an de grâce 1845, le prix d’une étoile qui se lève.
Elle était spirituelle. Pourtant, l’esprit ne lui était pas poussé dès le berceau. A ses débuts, elle avait même été fort naïve ; du moins, ses bonnes amies le disaient. Un jour, ne lui fit-on pas croire que le gouvernement venait de découvrir à Montmartre une mine de fromage de gruyère, dont l’exploitation empêcherait les pauvres gens de mourir de faim ? N’écoutant que son bon cœur, elle demandait à tous où l’on souscrivait des actions.
Avec son nez agréablement retroussé et son joli minois, elle avait quelque peu tourné la tête au duc d’Aumale, à peine revenu de sa campagne d’Afrique. Un soir que Mme Adelaïde avait donné chez elle la comédie à la famille royale et qu’Ozy avait joué d’une façon charmante le Chevalier du Guet, le tout jeune colonel avait reçu le coup de foudre. Ses frères le plaisantaient, en lui chantant l’air de Raimbaut dans Robert le Diable:
Je viens attendre Alice, mes amours.
Indulgente pour son fils en dépit de la sévérité de ses principes religieux, la reine Amélie poussait un soupir et disait :
— Evidemment, ce n’est pas bien, mais c’est encore plus moral que de déranger un ménage.
Deux autres personnages furent du dîner : Roger de Beauvoir, le romancier à la mode, que Liévenne fit inviter par le comte de Flers, et Alexandren-Henri Dujarier, l’un des deux propriétaires-gérants de la Presse, qu’elle tint à Inviter elle-même, car, tout récemment, elle s’était assise à sa table, en compagnie d’Alexandre Dumas père et d’Alexandre Dumas fils.
Comme Lucien de Rubempré, qui avait écrit, à la manière de Walter Scott, l’Archer de Charles IX, Roger de Beauvoir avait débuté par un roman historique, de dimensions modestes, l’Ecolier de Cluny ou la Tour de Nesle, dont le prologue contenait cette déclaration de principe :
Après une maîtresse, je ne connais rien de plus perfide qu’un programme. Et ce petit livre avait suffi pour lancer l’auteur.
Roger était le dandy dans toute l’acception du terme. Sa luxuriante chevelure noire, dont il secouait les boucles sur le velours de son col, ressemblait à une crinière de lion, et ses magnifiques gilets brodés d’or étaient tout un poème. Il avait des voitures, des domestiques, des salons de fermier général, et parfois, il devait déposer sa montre au mont de piété. Il changeait de toilette trois fois par jour et ne remettait jamais la même paire de gants — des gants jaune paille. Il dînait somptueusement, soupait plus somptueusement encore, et 1 on a pu écrire qu’il avait bu dans sa vie assez de vin de Champagne pour mettre un bâtiment à flot. Il passait les nuits ; il se dépensait en travaux d’Hercule, sans que sa verve faiblît, sans que son entrain l’abandonnât, sans que la moindre ride se dessinât sur son visage.
Une de ses manies consistait à inviter, à déjeuner