La Femme à l'Ombrelle
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Aperçu du livre
La Femme à l'Ombrelle - Pierre Bouchardon
Pierre Bouchardon
La Femme à l'Ombrelle
SAGA Egmont
La Femme à l'Ombrelle
Image de couverture : Shutterstock
Copyright © 1930, 2021 SAGA Egmont
Tous droits réservés
ISBN : 9788728078068
1ère edition ebook
Format : EPUB 3.0
Aucune partie de cette publication ne peut être reproduite, stockée/archivée dans un système de récupération, ou transmise, sous quelque forme ou par quelque moyen que ce soit, sans l'accord écrit préalable de l'éditeur, ni être autrement diffusée sous une forme de reliure ou de couverture autre que dans laquelle il est publié et sans qu'une condition similaire ne soit imposée à l'acheteur ultérieur.
Cet ouvrage est republié en tant que document historique. Il contient une utilisation contemporaine de la langue.
www.sagaegmont.com
Saga est une filiale d'Egmont. Egmont est la plus grande entreprise médiatique du Danemark et appartient exclusivement à la Fondation Egmont, qui fait un don annuel de près de 13,4 millions d'euros aux enfants en difficulté.
A Monsieur le Président Edmond Scherdlin,
avec l'hommage de ma très reconnaissante et respectueuse amitié.
P. B.
« Doña Concha Marialva la mettrait sous ses jupes, plutôt que de la quitter. Ces deux femmes ont l'air d'être cousues ensemble. »
Balzac : La Fille aux Yeux d'or.
I
La femme a l’ombrelle
C’était dans cette partie déserte de la forêt de Fontainebleau, où pointent de grands arbres un peu clairsemés, partie que découpent et sillonnent de nombreuses routes aux noms pittoresques : la route de la Tête-à-l' Ane, la route du MontFessas, la route du Geai, la route de l’Autour…
Le dimanche 12 mai 1867, le cocher Onésime-Auguste Noël, au service du loueur Charton, revenait, avec sa voiture, du Bouquet du Roi par la route du Mont-Fessas, quand, du haut de son siège, il remarqua, à quelque vingtcinq pas du chemin, une femme étendue au milieu d’une sorte de petit cirque. Une ombrelle, grande ouverte derrière elle, la cachait si bien, que, de son costume, on apercevait seulement un flot de jupons et une crinoline rouge. Les pieds, chaussés de souliers découverts — des souliers de prunelle noire ornés d’une rosette — , étaient tournés du côté du bois.
La pose apparaissait gracieuse, et l’harmonie de l'ensemble avait de quoi tenter l’un des peintres de la forêt. La femme à l’ombrelle ! Joli titre de tableau !
Mais le promeneur que conduisait Noël n’avait pas l’âme d’un artiste. Après avoir regardé, il lança ce propos grivois :
— Dites-donc, la petite mère, ça ne se fait pas de dormir comme cela, les uns sans les autres !
La voiture passa, sans que l’inconnue prît la peine de relever l’impertinence. La chaleur, en cet après-midi de printemps, était torride. Rien de surprenant dès lors à ce qu’une femme fût venue rêver ou dormir sous les ombrages du canton de la Têteà-l’Ane.
Le lendemain, un peu après quatre heures du soir, le même cocher se trouva suivre encore la route du Mont-Fessas. Il promenait cette fois plusieurs personnes. A sa grande surprise, il aperçut, à la même place et dans la même posture, la même femme. C’était à croire que, depuis la veille, elle ne s’était pas déplacée d’une ligne. Du fouet, il désigna à ses voyageurs cette belle au bois dormant, mais, un peu inquiet de son immobilité persistante, il arrêta la voiture. Tous descendirent et se dirigèrent vers la mystérieuse ombrelle — une ombrelle de soie brune avec manche de corne — qu’il écarta d’un revers de la main.
Horreur ! Une morte gisait là, méconnaissable et hideuse. La face disparaissait sous un grouillement de petits vers et de larves qui avaient tout rongé : le nez, la bouche, les yeux. Seule, la langue pointait entre les dents, aussi noire que si on l’eût barbouillée à l’encre de Chine.
Quelle était cette femme ? D’où venait-elle ? Depuis combien de jours reposait-elle en cette clairière exposée aux regards des passants ? Avait-elle succombé à une insolation, à la rupture d’un anévrisme, à une hémorragie cérébrale ? S’était-elle suicidée ? Avait-elle été victime d’un attentat criminel ? Noël ne prit le temps de se poser toutes ces questions. Courant au plus pressé, il remonta sur son siège, fouetta son cheval, tourna à droite pour s’engager dans la route du Château et franchit au grand trot les trois kilomètres qui le séparaient de la ville. Une demi-heure plus tard, il ramenait le commissaire de police Louis-Charles Trocherie.
Bien que l’exercice de sa profession l’eût blasé sur le spectacle de la mort, ce magistrat ne put réprimer un haut-le-cœur à l’aspect de cette momie défigurée par un masque d’animaux immondes. Il en sortait de telles myriades, des orbites sans yeux et de la bouche, que la face semblait une cendre mouvante. Surmontant sa répugnance, M. Trocherie procéda aux premières constatations et s’appliqua à relever jusqu’aux moindres indices. Mais il ne sut pas tout voir.
La morte était étendue sur le dos, les jambes légèrement écartées. Du côté droit, à portée de ses doigts, qui s’étaient refermés comme dans une crispation, on apercevait un chapeau garni de velours grenat et de jais, auquel demeurait accrochée une voilette de dentelle. Tout proche, avoisinant une paire de gants de peau et un mouchoir, s’étalait un éventail en baleine noire, avec un grand M au milieu, que dessinait une ligne de petites fleurs peintes.
De par sa toilette, élégante mais nullement tapageuse, l’inconnue semblait appartenir à la classe des femmes du monde. Le corps revêtait des formes jeunes. Ses rondeurs et ses proportions, le grain de la peau, la blancheur de la denture, tout laissait supposer que la personne avait été jolie.
Elle portait une robe en alpaga noir, avec garniture de jais au bas de la jupe taillée à grandes dents. Autour de son cou, s’enroulait une mince cravate de soie verte. Enfin, des manchettes en percale, que fermaient des boutons corail et or, enserraient ses poignets.
Un peigne de buffle, sous la dorure d’un dessin délicat, s’adornait d’une femme grecque ; il mordait les cheveux, qui, sans l'adjonction d’une perruque, eussent été trop rares pour répondre aux exigences de la mode.
Le linge, assez riche, était marqué aux lettres S. M., et quelques bijoux attiraient l’attention. C’était, en premier lieu, retenue par un double sautoir, tout en or, une montre mignonne. La clef — une grande clef ornée de trois pierres précieuses et d’un cachet de jaspe sanguin avec initiales — servait à l’attacher à la boutonnière du corsage, au milieu d’un paquet de tintantes breloques. A l’annulaire de la main gauche brillait une large alliance, et deux cercles d’or traversaient les oreilles, alourdis chacun d’une boule et de trois longues pendeloques. Plus discrète, une broche en jais fermait le col du même corsage.
Enfin, un mantelet en alpaga noir était étendu sous le corps.
De la poche de la robe, le commissaire de police retira une petite sébile en bois, quelques morceaux de sucre et un porte-monnaie ne renfermant que deux pièces de cinq centimes. C’était là bien modeste viatique.
Les ongles de la morte semblaient soignés tout juste ce qu’il faut. Mais on eût cherché en vain, à leurs extrémités, ces stigmates et cette usure que laissent toujours les travaux manuels.
Le plus grand ordre régnait dans la disposition du costume. Sur le sol, nul piétinement, pas le moindre vestige de lutte, ni de violence. Seule, une écorchure insignifiante apparaissait à la main gauche, rançon à peu près inévitable d’une promenade en dehors des chemins frayés.
Le commissaire Trocherie achevait son macabre inventaire, quand le procureur impérial de l’arrondissement de Fontainebleau, M. Marie-Etienne Ferey, vint le rejoindre. Après avoir procédé à des constatations personnelles qui n’apportèrent aucun élément dont l’enquête put bénéficier, ce magistrat fit transporter le cadavre à l’hôpital, et, réservant encore la question de savoir s’il saisirait le juge d’instruction, il désigna deux médecins pour procéder à l’autopsie. Ce qui pressait le plus, c’était de déterminer les causes de la mort.
Le 14 mai, le docteur Denys-François Leblanc, médecin en chef de l’hôpital de Fontainebleau, et le docteur Désiré d’Escalones, chirurgien en chef du même établissement, se mirent à l’œuvre. La femme était bien constituée et ne leur parut pas avoir de beaucoup dépassé la trentaine. Ils pensèrent qu’elle avait dû succomber sept ou huit jours auparavant et une heure environ après son dernier repas, repas fort copieux, mais assaisonné de très peu de liquide. L’estomac contenait en effet une masse alimentaire compacte — viande, orange et salade — d’une couleur jaune rosé et d’un poids de huit cents grammes.
A partir de là, les experts n’émettaient plus que des hypothèses et leurs conclusions demeuraient vacillantes.
Ils avaient songé à l’apoplexie pulmonaire, mais cette maladie expliquait mal les suffusions sanguines et les taches ecchymosiques dont ils avaient constaté la présence sur la muqueuse de l’estomac. Aussi, écrivaient-ils, dans la partie finale de leur rapport :
« Ces altérations anatomiques peuvent faire supposer l’ingestion d’un de ces poisons de la classe des hyposthénisants, l’acide arsénieux par exemple, qui, sous l’influence de certaines conditions, la plénitude de l’estomac, prend la forme latente, n’agit quelquefois qu’au bout d’une heure, ne révèle pas toujours son ingestion par des vomissements, seulement par quelques vomituritions, et, sous une apparence de calme, donne lieu à des évanouissements, à un assoupissement profond pendant lequel la vie se termine en quelques heures… »
Bref, n’osant se prononcer, ils se bornaient à décrire. Ils prélevèrent toutefois les aliments contenus dans l’estomac, ainsi qu’une partie des viscères, et mirent le tout en vases clos, aux fins d’analyse chimique.
Ils ignoraient encore, qu’en déshabillant l’inconnue, l’infirmier Charles Job avait pensé à lui desserrer les doigts de la main droite et retiré alors de cet étau une touffe d’herbe sèche. Mais, seuls, le jardinier de l’hôpital et deux militaires en traitement avaient eu la primeur de cette trouvaille.
Mort naturelle, suicide ou assassinat ? On ne savait trop. En tout cas et quelque hypothèse que l’avenir dût consacrer, il importait de découvrir l’identité de la morte. Ce point acquis, on détiendrait sans doute la clef du mystère.
Les magistrats de Fontainebleau songèrent un moment à faire photographier le visage de la femme à l'ombrelle. On le lava à cet effet avec du chlorure de chaux, mais la décomposition avait accompli de tels ravages, qu’aucun trait n’était plus visible. Chassés une minute par le désinfectant, les vers revenaient aussitôt en masses pullulantes. En vain, parents et amis se seraient penchés sur le cadavre. L’image était effacée pour toujours et nul cliché ne pouvait la ressusciter.
Il restait heureusement d’autres moyens de résoudre le problème.
La petite montre, suspendue au sautoir d’or, portait à l’intérieur, outre le nom de Stévenard, Boulogne-sur-Mer, les numéros 18.987 et 25.746, celui-ci répété dans chacune des boîtes. Mieux encore, quand on eut réussi à retirer du doigt de la morte le large anneau qui l’enserrait, on lut à l’intérieur cette inscription : E. Mertens-S. Dussart, unis/premier octobre 1855.
Le 15 mai, le procureur impérial requit information, contre inconnu, des chefs d’homicide volontaire et de vol. Il venait d’être mis en possession d’un procès-verbal, où le commissaire de police Trocherie, qui n’avait pas su voir, entre les doigts crispés de la victime, une poignée d’herbe sèche, prenait sa revanche. L’enquête avait recueilli des renseignements précieux. C’était la reconstitution, heure par heure, d’une partie de campagne. Voyez plutôt.
II
La promenade en forêt
Le mardi sept mai 1867, deux femmes arrivèrent à Fontainebleau par le convoi de six heures trente du soir, venant de Paris. A peine descendues de wagon, elles prirent l’omnibus et se firent conduire à l’hôtel de France et d’Angleterre, tenu par Urbain-Clément Dumaine, place du Château, en face la grille. La gérante de l’établissement, Marie-Germaine Douailly, veuve Boyer, leur trouva mauvais genre, et, sans doute, les eût-elle éconduites, si elle n’avait été en train de recevoir une famille anglaise.
Les inconnues retinrent deux chambres voisines et elles y montèrent aussitôt. Elles n’avaient que des bagages à main : une petite valise et une caissette en bois noir.
Entre elles, le contraste était piquant. L’une, grande, blonde, fraîche, portant bien la toilette, un soupçon d’embonpoint, mais pas plus qu’il ne faut, apparaissait dans le plein épanouissement d’une beauté flamande. Faisant deux fois le tour de son cou, un riche sautoir descendait très bas et revenait à la boutonnière de son corsage pour se terminer par une petite montre, au milieu d’un paquet de breloques. A chacune de ses oreilles brillaient et tintinnabulaient trois longues pendeloques, passées dans un cercle qu’ornait déjà une boule d’or. L’autre, plus petite et légèrement bossue, avait une de ces figures ingrates qui ne portent pas d’âge. Le teint blême, coiffée à l’ancienne mode, des cheveux bruns bouffants, les tempes grisonnantes, elle souriait toujours, d’un sourire mielleux et équivoque. Pas de bijoux visibles, et, pour toute toilette, une robe d’orléans d’un gris tirant sur le jaune. Un chapeau de paille la coiffait, genre catalan, avec une guirlande de feuilles de chêne et de glands rouges, le tout formant couronne. A première vue, cette mise modeste indiquait une situation inférieure. Pourtant, les deux femmes, sans se tutoyer, conversaient sur un ton d’égalité absolue.
Elles dînêrent d'un potage, d'un filet aux pomes d’un demi-poulet et d’une botte d’asperges, qu’elles arrosèrent de deux bouteilles d'un vieux mâcon. Puis elles sortirent. Etaient-ce les fumées du vin, l’abondance de la chère ou leur langage habituel, elles avaient, durant tout le repas, tenu des propos fort libres, si libres que le garçon Maxime Tissot en avait plus d’une fois rougi.
En ce temps-là, dans la moindre ville, les magasins restaient ouverts très tard et les rues tiraient leur principal éclairage des lumières des devantures. Vers neuf heures, les inconnues passèrent successivement la porte de deux boutiques et firent de nombreux achats. Ce furent une camisole, une