La Faute de L'Abbé Auriol
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La Faute de L'Abbé Auriol - Pierre Bouchardon
Pierre Bouchardon
La Faute de L’Abbé Auriol
SAGA Egmont
La Faute de L’Abbé Auriol
Image de couverture : Shutterstock
Copyright © 1933, 2021 SAGA Egmont
Tous droits réservés
ISBN : 9788728078198
1ère edition ebook
Format : EPUB 3.0
Aucune partie de cette publication ne peut être reproduite, stockée/archivée dans un système de récupération, ou transmise, sous quelque forme ou par quelque moyen que ce soit, sans l’accord écrit préalable de l’éditeur, ni être autrement diffusée sous une forme de reliure ou de couverture autre que dans laquelle il est publié et sans qu’une condition similaire ne soit imposée à l’acheteur ultérieur.
Cet ouvrage est republié en tant que document historique. Il contient une utilisation contemporaine de la langue.
www.sagaegmont.com
Saga est une filiale d’Egmont. Egmont est la plus grande entreprise médiatique du Danemark et appartient exclusivement à la Fondation Egmont, qui fait un don annuel de près de 13,4 millions d’euros aux enfants en difficulté.
LA FAUTE DE L’ABBÉ AURIOL
A mon vieil ami Casteil, qui me documenta sur ce vieux procès.
A quatorze kilomètres de Prades, dans une vallée abrupte, se trouve un pauvre village de quelques dizaines d’habitants, qui a nom Nohèdes. Il est perché à neuf cent quatre-vingt-dix mètres d’altitude et jadis — je parle de plus d’un demi-siècle — on n’y accédait qu’à pied ou à dos de mulet, par un chemin étroit surplombant des précipices.
Paysage de désolation, masures et misère. Ainsi le vit l’abbé Joseph Auriol, lorsque, le 15 avril 1880, il vint prendre possession de la cure. Il n’avait pas encore vingt-sept ans.
Trapu, les traits énergiques, le sang chaud, le pied montagnard, le nouveau desservant était d’origine campagnarde, mais il avait reçu de l’instruction, connaissait le latin et écrivait fort correctement en une langue imagée, chacun de ses mots se terminant par une boucle élégante.
Il avait de la voix — une voix de théâtre — et touchait de l’harmonium avec un réel sentiment de la musique.
Issu d’une humble famille, sur laquelle pesait le déshonneur du père, décédé à la maison centrale de Nîmes après une condamnation pour coups et blessures avec guet-apens, il avait été recueilli, tout jeune, par ses oncle et tante, les époux Bonaventure Sarda, cultivateurs à Saint-Hippolyte, qui l’envoyèrent à l’école du village. Il apprenait vite et savait retenir. Mais il se pliait mal à la discipline. A la salle enfumée où se faisait la classe il préférait la vie au grand air ; il vagabondait à travers la montagne. Son oncle eut voulu faire de lui un instituteur, mais, impuissant à le contraindre, il se résigna à l’employer à la terre.
Alors, une influence s’exerça, qui allait ouvrir à l’insurgé d’autres chemins. Venait d’arriver à Saint-Hippolyte un prêtre à la parole conquérante et enflammée, l’abbé Pompidor. Le jeune Auriol ne pratiquait guère. Néanmoins, il se plut à aller entendre ce Jean Chrysostome villageois. Caché derrière un pilier de l’église, il l’écoutait avec ravissement faire le catéchisme aux bambins de la première communion ou prêcher les fidèles. Il l’enviait de s’exprimer avec une telle maîtrise. Ensuite, au cours de ses promenades solitaires à travers la campagne, il s’essayait à l’éloquence et lançait aux échos pyrénéens des tirades sonores.
« Moi aussi, je serai prêtre ! » se disait-il. Il se voyait déjà occupant la chaire dans une cathédrale et tenant l’auditoire, fronts courbés, sous le charme de son verbe.
L’abbé Pompidor avait remarqué cet auditeur mystérieux. Il le questionna, fut frappé de son intelligence et s’offrit à lui enseigner le latin. Auriol fit, en cette langue morte, des progrès tellement rapides, que son oncle s’imposa le lourd sacrifice de l’envoyer au séminaire Saint-Louis, dans la banlieue de Perpignan.
Il entra en troisième et suivit aisément cette classe. Il songeait toujours à la prêtrise, mais son humeur était mobile et peut-être prenait-il pour une vocation ce qui n’avait été qu’une bouffée d’orgueil.
Vint la guerre de 1870. Le néophyte, qui, déjà, supportait mal l’autorité des hommes noirs et se sentait étouffer entre les murs de sa prison, eut l’idée de s’engager. Il profita des grandes vacances pour s’ouvrir de ce dessein à son oncle. Celui-ci se mit en colère ; il parla haut et ferme ; il n’admettait point de telles inconséquences ni de telles irrésolutions. Ce qui était décidé était irrévocable. Prêtre avait voulu être le jeune homme, prêtre il deviendrait. Si non, que penseraient les voisins, auxquels on avait annoncé le choix de sa carrière ? L’honneur de la famille se trouvait en quelque sorte engagé.
Joseph laissa passer l’orage, mais, à l’insu du vieux Sarda, il réussit à se faire délivrer un extrait de son acte de naissance et se rendit à Perpignan auprès de l’autorité militaire. La pièce était sur papier libre ; on ne put s’en contenter. Il revint alors à Saint-Hippolyte, où il eut à essuyer les plus véhéments reproches de ses bienfaiteurs. Son oncle et sa tante lui rappelèrent leurs sacrifices, leurs tendresses ; ils firent appel à ses sentiments ; ils l’embrassèrent ; ils versèrent des larmes. Le neveu parut se laisser attendrir ; il ne songeait qu’à prendre la fuite la nuit même. Toutefois, quand il voulut s’évader de la maison, il s’aperçut que toutes les portes en avaient été fermées à clef. Il en put cependant ouvrir une, mais alors, Bonaventure, qui faisait bonne garde, se dressa devant lui et le souffleta de ces mots :
— Malheureux ! passe-moi sur le corps, si tu l’oses. Tu ne sortiras pas autrement.
Joseph étouffa un sanglot, rebroussa chemin et s’avoua vaincu.
Dans les jours qui suivirent, il se laissa ramener à Saint-Louis. Il y acheva ses études classiques, jusqu’à la philosophie inclus. Il prit alors la soutane et entra au grand séminaire de Perpignan. Il cherchait à ranimer des cendres mortes.
Mais, en même temps, des ardeurs charnelles étaient venues l’assaillir. Pour les vaincre, il songea à aller s’enfermer dans un monastère. Son supérieur, l’abbé Roca, auquel il fit part de son dessein, lui conseilla d’attendre :
— L’heure n’a pas encore sonné, mon enfant. Contentez-vous de prier sans cesse et mûrissez votre résolution.
Ce fut à cette époque que Joseph Auriol fut envoyé au petit séminaire de Prades, en qualité de maître d’études. Il s’y révéla sans patience envers les élèves, brutal même. Toutefois, on l’y conserva deux ans, pendant lesquels il reçut le sous-diaconat, le diaconat et la prêtrise.
Mais cette rudesse de manières décida l’autorité diocésaine à ne pas lui confier de fonctions enseignantes. Le 15 août 1879, l’abbé Auriol fut nommé second vicaire à Prats-de-Mollo, gros chef-lieu de canton de l’arrondissement de Céret.
Il devait dire plus tard :
« Dans cette paroisse, je trouvai tout ce que mon tempérament pouvait désirer : d’abord, un digne et vénérable curé au cœur franc, droit et loyal, qui avait la charité de m’avertir aussitôt qu’il me supposait dans la plus petite erreur ; puis, à ses côtés, l’abbé Pompidor, qui avait dirigé mes premiers pas dans la carrière sacerdotale. J’avais beaucoup d’occupations ; le service de la campagne m’absorbait. Mais, je m’accommodais sans peine de ces courses et de ces fatigues. La nature même du pays avait pour moi des charmes tout particuliers. Ce furent les huit mois les plus beaux de ma vie. »
Il se permettait, plus souvent qu’il n’aurait fallu, des intempérances de langage. On l’entendit, un jour, au prône, tonner contre le gouvernement et dire en propres termes : « Les partisans de Robespierre sont ici légion. Vous les connaissez tous. Les meilleurs mériteraient les galères. Alors, que ferez-vous des autres ? Ils voudraient détruire la religion et supprimer ses ministres. Mais qu’ils prennent garde, s’il n’en reste qu’un, je serai celui-là. »
Succomba-t-il, durant cette période, au démon de la chair ? Il n’avait, je crois, rien de commun avec le chanoine Fortini, qui, septuagénaire, affirmait à Paul-Louis Courier avoir observé son vœu de chasteté, mais ajoutait aussitôt : « Pour passer par les mêmes épreuves, je ne voudrais pas revenir à l’âge de vingt ans. J’ai souffert, Dieu le sait et m’en tiendra compte, j’espère, mais je ne recommencerais pas. »
Toujours est-il qu’à Prats-de-Mollo, des bruits suspects coururent sur la moralité du nouveau vicaire. On racontait sous le manteau qu’Auriol se rendait à Céret en vêtements laïques et n’y passait pas la nuit seul. L’évêque fut-il informé de ces rumeurs ? Y ajouta-t-il créance ? Peut-être. Au bout de huit mois jour pour jour, il l’exila à Nohèdes.
Le presbytère se trouvait à l’entrée du village et portait, accrochée à son mur, la boîte aux lettres publique qu’un facteur venait lever une fois par jour. Quand le curé eût franchi la porte de son nouveau logis et procédé lui-même à son installation, il sentit les pires amertumes l’envahir. Sa foi n’était pas assez robuste pour le garder de la tristesse qui suintait de toutes les pierres des chemins. Terre inclémente à qui n’était pas né là, difficulté extrême des communications, mauvaise tenue des chaumières, mœurs primitives des habitants, dont la plupart ne parlaient pas français, un saint eût préféré le désert, et Auriol n’était qu’un homme, avec toutes les passions des hommes.
Dans les premiers jours, son besoin de mouvement lui permit de secouer cette vie oisive et monotone qui allait être la sienne. Il dompta la nature. Il courait la montagne pour cueillir des plantes, car il se piquait de connaissances médicales, ou bien encore, le fusil à la main, il se lançait à la poursuite du gibier.
Le drame commença, quand il eût fait la connaissance de trois vieilles filles.
Deux d’entre elles, les demoiselles Fonda-Salvadoure, avaient de beaucoup dépassé la quarantaine. Elles prenaient de l’âge, côte à côte, dans leur maison de Nohèdes et ne la quittaient guère que pour se rendre à l’église, car elles étaient confites en dévotion.
L’aînée, Marie, la moins fruste, presque quin-quagénaire, était atteinte d’une dégénérescence graisseuse du cœur. Elle souffrait de palpitations à la moindre fatigue, respirait mal et parlait en soufflant. Elle avait de la bouffissure de la face et ses jambes, envahies par un œdème considérable, ne lui permettaient que difficilement la marche.
Grande, blafarde et maigriotte, Rose, la cadette, se sentait beaucoup plus alerte, mais elle était d’une nature souffreteuse et n’arrêtait pas de se plaindre. Depuis trente ans, elle « avait les fièvres », disait-on.
Les deux sœurs, du reste, se montraient pleines de sollicitude pour le desservant de leur paroisse, quel qu’il fut. Elles lui réservaient la place d’honneur à leur foyer et à leur table. Elles le vénéraient comme s’il eût été Dieu lui-même.
Instruit, paré du charme de la jeunesse et de l’éloquence, l’abbé Auriol leur plut infiniment. Elles l’accueillirent sous leur toit hospitalier avec plus de prévenances encore qu’elles ne l’avaient fait pour ses prédécesseurs et s’ingénièrent à le débarrasser des mille soucis de l’existence. Elles le blanchissaient, raccommodaient son linge, veillaient à l’entretien de ses soutanes et soignaient assez leur cuisine pour l’induire au péché de gourmandise.
La troisième vieille fille était encore bien loin de l’âge canonique ; il s’en fallait même d’un an qu’elle eût coiffé Sainte-Catherine. Elle se nommait Alexandrine V… et exerçait le métier d’institutrice primaire. Belle fille, la peau brune, l’œil caressant, elle avait beaucoup de la grâce catalane, mais, au point de vue pédagogique, ses chefs la jugeaient peu capable. Pour la maintenir en fonctions, ils avaient eu égard à la situation de son père, instituteur retraité et chargé de famille.
Nommée à Nohèdes, Alexandrine V… logea tout d’abord à la maison d’école avec une de ses cousines germaines qui l’avait accompagnée en ce séjour morose. Mais, sa parente l’ayant abandonnée à son sort, elle s’en vint demander asile aux demoiselles Fonda, qui lui ouvrirent, toutes grandes, les portes de leur demeure.
Ce fut là qu’elle fit la rencontre d’Auriol, et tous les deux reçurent le coup de foudre, sans que leurs hôtesses, dans leur candeur enfantine, eussent pressenti le danger. Jusqu’au bout, du reste, elles devaient demeurer sourdes et aveugles.
Romanesque dans l’âme, l’institutrice, que l’ennui consumait, courut, les yeux fermés, à ce qu’elle croyait être son destin.
Auriol examina plus froidement les choses. Depuis longtemps, sa soutane lui pesait comme une chape de plomb. S’en décharger pour toujours, s’enfuir au bout du monde avec Alexandrine V…, refaire sa vie, fonder une famille, sans doute eût-il trouvé là son paradis sur la terre ! Mais où aller ? Comment vivre à deux ? Pas plus que l’institutrice, il ne possédait le moindre argent. En demander à son oncle Bonaventure Sarda, c’était s’exposer, à des questions d’abord, à un refus brutal ensuite, accompagné d’une rupture sans appel. Et puis que ferait-il, loin de son pays natal, où le discrédit qui s’attache toujours aux prêtres défroqués ne lui permettrait plus de demeurer. Une hernie, dont il souffrait depuis quelque temps déià, le gênerait pour se livrer à des travaux de torce. S’il cherchait à donner quelques leçons, trouverait-il des élèves ?
Sans se décider encore à l’irréparable, il s’était installé dans son amour à Nohèdes et laissait le temps s’écouler. Cependant, une idée avait commencé à germer dans sa tête et y mûrissait lentement. Ce fut alors qu’une catastrophe éclata, à laquelle il eut dû s’attendre, mais que, dans son aveuglement, il n’avait pas prévue.
Dans la conduite de sa liaison avec Alexandrine, il ne se préoccupait même plus de sauver les apparences. Il négligeait les devoirs de son ministère, au point d’omettre de célébrer le mois de Marie. Il bravait l’opinion. Le soir, il recevait l’institutrice dans la chapelle de l’église, sous prétexte de chanter ou de jouer de l’harmonium. Le jour, il allait la retrouver à l’école et, pour ne pas la quitter, il faisait lui-même la classe aux enfants. Chez les sœurs Fonda, il était plus libre encore et ces innocentes avaient des yeux pour ne point voir. Mais le scandale avait pris de telles proportions, que certains habitants de Nohèdes avaient retiré leurs filles de l’école et que le maire, M Bonaventure Escanyé, s’était rendu à Prades pour aviser l’inspecteur primaire.
Un beau jour — c’était au mois de mai 1881 — la coupable reçut son changement et fut envoyée à Taurinya. Auriol en demeura foudroyé.
Les magistrats, qui ont exercé leurs fonctions dans des régions deshéritées et montagneuses, savent que les habitants y poussent l’endurance jusqu’aux plus extrêmes limites ; qu’inaccessibles à la fatigue, ils sont capables de suivre des chemins dangereux et glissants et d’accomplir, sur de grandes distances, des marches forcées ; que ni le froid, ni le vent, ni la neige, ni la nuit ne les arrêtent, quand ils