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Les Âmes voyageuses: Roman
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Livre électronique218 pages3 heures

Les Âmes voyageuses: Roman

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À propos de ce livre électronique

Joseph Dumarais dédie sa vie à la défense des gens du voyage. Mais tout le monde n'est pas de son avis...

Sauvé par le passage d'une roulotte sur le pont d'où il comptait se jeter, Joseph Dumarais, un Poilu meurtri, indigné et diminué, reprend espoir grâce à un bohémien de passage. À partir de ce jour, Joseph se fera le protecteur de tous les gens du voyage qu'il rencontrera. La guerre et ses lois le confronteront bien vite à sa promesse...
Des années plus tard, son fils Gérard, élu municipal, perpétue l'engagement de son père, et évite la fermeture de l'école en scolarisant les deux enfants de la famille Ziderman, qui vit en contrebas de la rivière. Il déclenchera du même coup les foudres de certains villageois, prêts à tout pour expulser les "voleurs de poules". À l'école, les enfants n'écouteront que leur cœur et feront fi de leurs origines sociales. Oseront-ils affronter le regard des autres et tordre les conventions ? Parviendront-ils à repousser les idées étroites et les attitudes hypocrites de ceux qui les entourent ?

Découvrez, dans ce roman, le récit d'une famille de bohémiens persécutée dans un village de France. Un récit intemporel sur l'acceptation de l'autre dans une époque troublée.

EXTRAIT

Le portail de la cour de l’école fut ouvert pour accueillir les élèves. Ce matin-là, Gérard, le maire et Antoine étaient présents. Les trois petits Ziderman furent pris en charge par la maîtresse et, du côté du préau, on les vit faire connaissance avec les uns et les autres. Les adultes, restés sur le bord de la route, souhaitaient vivement que l’accueil des petits Ziderman se fît dans les meilleures conditions.
Antoine devait se rendre à la mairie pour y régler plusieurs formalités. Il avait en poche trois certificats de scolarité et devait d’abord se mettre en conformité avec les services sociaux. Dès lors, dans la commune de Montplaisant, les Ziderman prenaient la voie de la sédentarité.
C’était au tout début d’un après-midi de Toussaint sans nuages. Antoine, assis sur une chaise adossée à la caravane, écorçait et fendait des brins d’osier. Les enfants jouaient sur le chemin. Maria s’occupait à l’intérieur. Les chevaux n’en finissaient pas de brouter l’herbe des talus et les chèvres de se dresser contre les haies. La volaille, après avoir picoré tant et plus sur des coulées de sable, avait disparu dans les friches d’à côté. La paix et le bonheur régnaient au milieu du vignoble. Sauf que c’était jour de chasse et que trois hommes, au loin, cherchant à débusquer le garenne ou le lièvre, s’avançaient dans les rangs. Antoine les avait aperçus et avait distingué par moments le reflet du soleil sur le bronze des canons. Il n’aimait pas voir des gens s’aventurer avec un fusil autour de son campement. Après les vendanges, un arrêté municipal fixait la date et l’heure de l’ouverture dans toutes les parcelles. C’était alors la pétarade du matin jusqu’au soir. Les garçons avaient peur. Maria et lui n’étaient pas tranquilles. Ils voyaient dans cette invasion guerrière un inconvénient de taille, que la proximité de l’école compensait à peine.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Roger Vannier est né dans le Cher, à Reigny. Instituteur, il a d’abord enseigné en Algérie, puis il est rentré sur ses terres natales pour terminer sa carrière. Aujourd’hui à la retraite, il mène une activité artistique à laquelle il associe l’écriture. Il vit à Chateaumeillant. Son univers s’enracine dans sa région natale, le Berry, dont il restitue toute la finesse, l’âme et la beauté.
LangueFrançais
ÉditeurLucien Souny
Date de sortie2 nov. 2018
ISBN9782848867311
Les Âmes voyageuses: Roman

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    Aperçu du livre

    Les Âmes voyageuses - Roger Vannier

    Joseph Dumarais fut incorporé en 1913. Il traversa la plupart des tueries de masse de la guerre de 1914-1918 et vit des horreurs inimaginables. Il fut l’un des soldats qui composaient des armées se faisant face, se vidant mutuellement de leur sang, arc-boutées l’une contre l’autre malgré leurs forces déclinantes. Il battit la semelle dans le froid des tranchées, connut des repos cauchemardesques dans l’inconfort des cagnas, et avala le rata froid ou chaud pour soulager son estomac crispé. Il fit Verdun, le Chemin des Dames, les Flandres. Ses permissions se transformèrent en séjours de soins pour blessures légères. En été 1918, près d’Armentières, il eut la jambe déchiquetée par un éclat d’obus. On l’amputa, des complications s’ensuivirent et il fut ballotté d’un hôpital à un autre.

    Au printemps de 1919, dans un dispensaire de la région parisienne, il achevait un long séjour de remise en forme. Il attendait donc sa démobilisation et son billet de sortie. Il avait une jambe de bois munie, à une extrémité, d’une enveloppe de cuir molletonnée à l’intérieur pour gainer son moignon. Un harnais avec ceinture empêchait la prothèse de se désolidariser de sa cuisse. Pour marcher, il avait deux béquilles, des fourchasses, selon les paysans. Il s’appuyait sur la latte, recouverte de laine, qui reliait leurs deux branches en V. Il ne se voyait pas avancer dans la vie avec cet attirail. On avait beau lui dire que le support n’était que provisoire, qu’il servait au départ à s’habituer à marcher, et qu’il pourrait très tôt s’en dispenser, il ne s’imaginait pas se mêler à la foule avec un membre en moins et une perche coincée sous chaque aisselle. Dans sa tête, il y avait encore la douleur, celle ressentie au front et celle du scalpel des chirurgiens. Il y avait aussi le bruit des combats, des explosions, des cris, les sons horribles de cette folie bestiale empilés dans sa mémoire tout au long de ces quatre années de calvaire. Les conditions étaient loin d’être réunies pour qu’il pût voir la réalité en face. Il était toujours jeune. Il avait encore toute une vie devant lui. Mais, dans son esprit, il n’avait plus aucun avenir.

    Joseph Dumarais connut son premier bain de foule dans le hall et sur le quai de la gare de Corbeil-Essonne. En tant que handicapé, il fut accompagné. On l’aida à monter dans son train et à s’asseoir sur un siège. On plaça au-dessus de lui son paquetage, on lui souhaita un bon retour et on le quitta. Il eut tout de suite la sensation d’abandon, celle d’un homme isolé, démuni et diminué parmi tous ces passagers vaillants. Le convoi roulait et les gens qui l’entouraient le regardaient avec indifférence. Qui, autour de lui, pouvait imaginer la tragédie qu’il avait vécue ? Qui s’apitoyait aujourd’hui sur le drame qu’avaient connu des millions de jeunes gens et leur famille ? Certainement pas ceux que l’âge avait épargnés de l’enfer ! Il savait, d’après les journaux qu’il avait eu l’occasion de lire dernièrement, que les Français étaient tournés vers le présent et l’avenir, et qu’ils se préoccupaient surtout de relance économique. Revenir sur la Grande Guerre et analyser les raisons de cette confrontation n’étaient plus d’actualité. On veillait à orienter le lecteur vers le superficiel, sur les faits divers, à l’amener à réfléchir sur des sujets simplistes. En fait, on voulait lui faire tourner le dos aux massacres, aux terribles années de plomb, d’obus, de feu et de gaz moutarde.

    Les voyageurs les plus proches jetaient, de temps à autre, un regard béat sur sa prothèse et sur ses fourchasses qui s’appuyaient contre la paroi du wagon. Lui, la tête penchée vers la vitre, il laissait le paysage défiler sous ses yeux qui, eux, semblaient avoir fixé à jamais les sols brûlés et troués, les arbres brisés en deux et les étendues dévastées.

    À Nevers, il s’aperçut qu’il était allé trop loin. Il avait dépassé, de plusieurs dizaines de kilomètres, la station où il aurait dû descendre et attendre une correspondance. Il se leva péniblement, s’empara de ses béquilles et se dirigea vers la sortie. Personne ne daigna l’épauler. Seul le chef de gare l’accueillit et l’aida à descendre. Le train repartit. Joseph se donnait du courage pour avancer quand il se rappela que son paquetage était resté dans le wagon, sur l’étagère de bois jauni. Sur le quai, il demeura un moment désemparé. Sur lui, il avait son portefeuille, de l’argent et ses pièces d’identité. Mais dans son grand sac de l’armée, qui poursuivait le voyage, il y avait ses vêtements, ses papiers militaires et ses médailles. Décidément, plus rien ne lui souriait.

    Il quitta la gare, avança doucement sur les trottoirs, suivit plusieurs rues et se dirigea vers une église. Son chemin croisa celui d’un curé qui s’arrêta et qui, pris de compassion pour son infirmité, lui demanda où il allait. Joseph lui donna son adresse et lui raconta sa mésaventure. L’ecclésiastique l’invita à dîner au presbytère et à dormir dans un lit moelleux placé au fond d’un large couloir.

    Après avoir pris un repas frugal, dans le silence et le recueillement, Joseph partit se coucher. Il connut d’abord un sommeil de plomb. Puis, durant les deux dernières heures de la nuit, son corps fut saisi de soubresauts. Sa tête s’agita dans tous les sens. Venant d’un vasistas situé au-dessus de lui, le jour, qui commençait à poindre, laissa deviner ses yeux révulsés. Joseph était plongé dans un rêve cruel. Il était en Artois, ou peut-être plus au nord, en France ou en Belgique. Il avait le sentiment que ses hallucinations prenaient leur source dans ces parages. Des visages apeurés, des barbes blondes hirsutes, des loques à casques à pointe défilaient devant lui. L’horizon était en flammes. Des explosions et des hurlements lui déchiraient les tympans. Il vit partir dans les airs une jambe qui s’accrocha aux branches d’un arbre qu’un obus foudroya. Il porta sa main à l’extrémité de sa cuisse et il comprit que c’était la sienne qui venait de s’envoler. Au moment où il allait pousser un cri, le curé vint le réveiller.

    — Vous avez fait un cauchemar, mon fils.

    — Oui. Ce n’est pas le premier et je crains fort que ce ne soit pas le dernier !

    Le prêtre le pria de venir prendre le petit-déjeuner. Il s’était renseigné, et il l’informa qu’il pouvait prendre le train aux alentours de dix heures pour se rapprocher de chez lui. Quelqu’un l’accompagnerait jusqu’à la gare, au cas où il le souhaiterait. La veille, si l’ecclésiastique avait tenu compte de sa fatigue, de ses angoisses, et avait respecté le silence, devant le casse-croûte du matin, il chercha à satisfaire sa curiosité. Toutes les réponses à ses questions lui ayant été fournies, son regard se porta un instant sur la capote bleu clair que son hôte avait posée sur une chaise, et sur la dorure ternie des galons qu’il apercevait sur une épaulette. Il demanda à son invité :

    — Vous étiez sous-officier, mon fils ?

    — Lieutenant, mon père !

    — C’est bien, mon fils !

    — Non ! C’est une distinction qui vous donne du pouvoir et de l’autorité, mais qui vous rend directement responsable de tous ceux qui tombent autour de vous !

    — Mais non, mon fils ! Vous n’êtes pour rien dans la mort des soldats que vous aviez sous vos ordres. Ce sont les Prussiens, ces barbares, qui sont les coupables. Il vous faut plutôt vous réjouir. Tous ceux qui sont tombés sont allés rejoindre Notre-Seigneur Jésus-Christ qui a su les accueillir chaleureusement.

    — C’est votre Seigneur qui a ordonné cette boucherie ? Si c’est lui, croyez-moi, mon père, il ne doit pas manquer de compagnie, aujourd’hui !

    — Allons, mon fils ! C’est mal, ce que vous dites ! C’est blasphémer contre Notre-Seigneur Jésus-Christ !

    — Excusez-moi, mon père. Je ne sais plus ce que je dis. Mais ceux qui nous ont lancés les uns contre les autres devraient être arrêtés, jugés et condamnés.

    — C’est parler comme ce traître de Jaurès !

    — Avec tout le respect que je vous dois, mon père, si, comme moi, après avoir fait la guerre durant quatre ans, vous aviez eu devant les yeux toutes les horreurs qui ont défilé sous les miens, et si, après cela, vous vous en étiez réchappé avec une jambe de bois et deux béquilles, vous ne parleriez pas de traître.

    — Oui. C’est bien triste, ce qu’il vous est arrivé, mon fils !

    Vers huit heures, on lui donna de vieux vêtements. Il en fit un balluchon qu’il porta en bandoulière. Il refusa qu’on l’accompagnât et quitta le presbytère. Si, pendant le petit-déjeuner, il avait avoué au curé qu’il ne savait plus ce qu’il disait, cette affirmation, de toute évidence, traduisait que dans sa tête les choses n’étaient pas vraiment claires. Le cauchemar de cette nuit lui revint à l’esprit. Il n’avait jamais vécu les faits bizarres provenant du royaume des songes. Même sa jambe ne s’était nullement détachée de son corps : il avait fallu des chirurgiens pour se charger de cette opération.

    Il n’avait pas l’intention de reprendre le train. Son souhait était de marcher et de traîner avec lui, comme un trophée morbide, les souvenirs macabres accumulés durant ces quatre années de guerre. Le pays était enfin en paix. Joseph en faisait facilement le constat. Il était dans un monde de liberté, et pourtant celui-ci lui faisait peur. Il était comme le détenu désemparé à sa sortie de prison, aveuglé par un univers qui l’aspire et qui n’a rien à lui offrir. Il pensa à Angèle Bourdieu avec laquelle il avait fait le serment de s’unir. Il y aurait bientôt six ans qu’ils ne s’étaient pas vus. Celle-ci l’avait certainement oublié depuis.

    Il avançait sur des trottoirs plus ou moins déformés et glissants par endroits — il y avait eu un orage en fin de nuit –, et ceux-ci étaient parsemés de flaques d’eau. Il fit le lien entre sa jambe de bois, ses fourchasses et Angèle. Son corps, son âme, son cœur, son esprit, tout fut anéanti en même temps. Ou elle était mariée à quelqu’un d’autre, ou elle se détournerait du pitoyable infirme qu’il était. Il empruntait un pont qui enjambait la Loire quand il se convainquit que la vie n’avait plus de sens pour lui. Il atteignit le milieu de celui-ci et regarda le fleuve qui charriait les eaux tumultueuses du printemps. Sans se soucier des voitures à cheval et des torpédos qui passaient, il leva sa jambe de bois et la posa sur le parapet. Il allait basculer son torse dans le vide quand une main le retint par l’épaule. Il se retourna et vit le visage basané d’un homme, coiffé d’un vieux chapeau de feutre noir, qui le fixait avec tendresse et lui faisait non de la tête.

    Il regarda autour de lui et aperçut une roulotte, tirée par un cheval, qui venait vers eux. Un enfant tenait la bête par la bride.

    — Il fait beau ! Le soleil brille ! Tu es jeune et tu as toute la vie devant toi ! dit son sauveur, dans un français approximatif.

    Et, regardant sa prothèse et ses béquilles, il ajouta :

    — C’est ça qui t’ennuie ?

    — Qu’est-ce que je vais faire, maintenant ?

    Joseph se mit à pleurer sur l’épaule du bohémien qui le consola.

    — Tu as des yeux pour voir, une bouche pour parler et manger. Tu as un cœur pour aimer, pour aider.

    La roulotte était à l’arrêt. L’enfant, une femme et une adolescente les entouraient. D’une voiture qui passa, des cris et des rires, traduisant de la moquerie et de la haine, fusèrent, puis ils s’estompèrent dans le lointain.

    — Où habites-tu ? lui demanda le nomade.

    Joseph fut incapable d’expliquer où se trouvait son domicile. Sa maison natale lui revint à l’esprit. Mais l’idée traumatisante d’avoir voulu se suicider lui enlevait les moyens d’exprimer le moindre mot pour dire où se situait la ferme de ses parents. Il était désorienté et il avait toujours les yeux pleins de larmes.

    — Tu n’es pas capable d’avancer comme ça, dit son sauveur. Tant que tu n’auras pas dépassé ce pont, je ne serai pas tranquille. Nous allons vers le sud ; si ça te convient, tu peux monter dans ma roulotte.

    Joseph acquiesça de la tête. On l’aida à se hisser à l’intérieur et il s’allongea, épuisé, sur un empilement de couvertures placées à l’arrière. La roulotte reprit la route, et son bruit monotone ne tarda pas à l’endormir. Il se réveilla en fin d’après-midi, se redressa et se demanda ce qu’il faisait sur ce grabat. Il se rappela son aventure matinale. Devant lui, par une large ouverture, il voyait un chemin montant et un cheval qui broutait les herbes du talus. Plus loin, une petite chèvre se dressait contre une haie. Dans son dos, un rideau, tirant sur le rouge foncé, l’isolait dans ce minuscule habitat. Autour de lui, le silence régnait. Soudain, il entendit des voix, des phrases qui s’apparentaient à une sorte de dialecte dans lequel il put saisir le mot « Diego ». Un garçon se présenta devant lui et repartit aussitôt. Son père vint ensuite.

    — Je vais t’aider à descendre. Le repas est prêt.

    Une fois sur le chemin, il se dirigea avec son sauveur vers un feu de camp, entouré de pierres, dont les courtes flammes léchaient une petite marmite. Plus bas, un ruisseau coupait le sentier. C’était un passage à gué et les flots ondulaient sur les galets. Deux vieilles chaises étaient posées contre la roulotte. D’autres objets servaient de sièges. Chacun prit une écuelle remplie d’un brouet fait de graminées, d’herbes et de racines cuites. De petits morceaux de viande se découvraient sous la cuiller. Joseph avait faim, mais il craignait de faire la grimace et d’être observé. Cependant, il mangea sans répugnance et trouva même la cuisine à son goût. Rien à voir avec le rata. Il termina son repas par du fromage sec et une sorte de pain de gruau, une chose dure et granuleuse à souhait. Il se demanda comment cet aliment avait pu être préparé dans de telles conditions quand il vit la femme poser sur le brasier un plat rond dans lequel elle répandit une pâte épaisse et brune, un mélange de grains pilés et de lait de chèvre, qui, durant toute la nuit, allait se durcir sous l’effet de la chaleur. L’homme s’adressa à lui en écorchant le moins possible la langue française :

    — Je m’appelle Jason Fernandes. Voici ma femme, Luana, ma fille, Misha, et mon fils, Diego. Nous allons veiller un peu et nous reposer ensuite. La nature est belle et douce à cette saison. Nous repartirons après-demain matin. Comment te sens-tu ?

    — Bien ! Au fait, je m’appelle Joseph Dumarais et j’habite plus au sud, dans un département tout proche, dans la commune de Montplaisant. Nous n’avons traversé que la Loire ?

    — Le grand fleuve ?

    — Oui, la Loire ! C’est tout ? Pas l’Allier ?

    — Le grand fleuve. C’est tout.

    — Alors, nous sommes toujours dans la Nièvre… Ou peut-être déjà dans l’Allier.

    — J’ai dit le grand fleuve, c’est tout !

    — Oui ! L’Allier, c’est une grande rivière, mais c’est aussi le nom d’un département.

    — Ah bon ! Enfin, on va vers le sud. Quand tu seras proche de chez toi, tu le diras.

    On laissa durant la nuit le cheval brouter en toute liberté. La petite chèvre au pelage noir et blanc fut autorisée, au bout d’une longue corde, à déguster les jeunes ronces et les herbes sauvages. Noiraud, un chien discret jusque-là, resta couché près du feu que Luana réalimenta. Jason aida l’infirme à monter se coucher, et ce fut le silence.

    Joseph n’avait pas sommeil. Bercé depuis le matin par le cahotement de la roulotte, il avait pratiquement dormi tout le jour. Beaucoup d’idées lui venaient à l’esprit. La nuit était fraîche. Il s’était allongé sous sa capote de l’armée, sur laquelle il avait ajouté une couverture. Un rideau obstruait la fenêtre arrière, mais l’air du dehors lui caressait le visage. Malgré cela, il se sentait bien et il pouvait réfléchir à sa guise. « Sans ces braves voyageurs, pensa-t-il, je ne serais plus de ce monde ! » Si tout s’était passé convenablement dans sa tête, il aurait pu reprendre le train à Nevers et rentrer plus tôt chez lui. Mais, finalement, traverser une partie de la France avec des nomades était, indéniablement, une expérience enrichissante.

    Il avait toussé tout à l’heure quand il était près du feu, à écouter les bruits de la nuit qui tombait : une miette de pain dur était restée collée sur son palais. Luana avait fait le geste signifiant le mal de poitrine. Non, il n’était pas tuberculeux, lui avait-il fait comprendre. Ces êtres libres, indépendants, ne vivaient ni dans le confort ni dans l’hygiène, et pourtant ils étaient très attachés à leur santé. Les grands espaces leur avaient permis de fuir la guerre, et l’air pur des quatre saisons les avait préservés de la phtisie. L’hiver, parfaitement isolés dans leur intérieur, leur bien-être devait provenir de leur chaleur humaine à laquelle s’ajoutait, sans doute, celle d’un feu : le tuyau sortant au-dessus de la roulotte laissait supposer l’existence d’un poêle.

    Il se revoyait tout gamin dans la cour de récréation de l’école de son village, regardant, à travers la grille, passer des nomades avec leur cortège de misère. Il entendait encore ses camarades crier des horreurs à ces malheureux. Peut-être avait-il, lui aussi, fait partie de la meute de petits imbéciles. Il ne s’en souvenait plus, mais la seule idée qu’il aurait pu s’y trouver associé le rendait triste. Qu’avaient-elles de plus ou de moins

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