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Moi, Joseph l'Alsacien: Soldat français de la Grande Guerre
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Livre électronique331 pages4 heures

Moi, Joseph l'Alsacien: Soldat français de la Grande Guerre

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À propos de ce livre électronique

La Grande guerre comme on l’a appelée, fut l’immense boucherie que l’on sait, véritable suicide de l’Europe dont l’Europe se souvient et qu’elle marque par de nombreuses commémorations encore un siècle après.
À cette occasion paraissent de nombreux livres, essais, réflexions, ouvrages historiques de fond, mais aussi les récits, de nombreux récits, écrits au fond des tranchées, ou plus tard, parfois bien plus tard, hors de la boue, de la saleté et de la fureur des batailles. Récits de morceaux de vie, de vies partagées, parfois souriantes, souvent souffrantes ; exemples quotidiens d’un quotidien de guerre, d’appel au clairon, d’attentes, de marches, de souvenirs terribles de sang, de corps démembrés ou brûlés, de copains disparus ; mais aussi de retour à l’arrière, de repos, de retrouvailles des êtres chers, d’oubli relatif du feu en redoutant les prochains combats, car la vie et le besoin de bonheur sont les plus forts.

EXTRAIT

À la pause de quatre heures, Isidore me regarda d’un air grave et, en me tendant un verre de vin, il prononça, sous sa moustache grise :
« Mon bon Joseph, cet automne nous n’irons pas chasser le sanglier ensemble ! Cette fois, c’est le Boche que tu chasseras ! »
Pris par l’émotion, je lui rétorquai juste : « Oui mon oncle, ça se précise. »
Depuis plusieurs semaines, les journaux parlaient d’un conflit européen imminent… Il se profilait à court terme. Maintenant on y était, le cap était franchi, j’étais bon pour rempiler et reprendre mon uniforme bleu et rouge de fantassin…
En fin d’après-midi, sur la place du village, le garde-champêtre annonçait dans un roulement de tambour « la mobilisation générale ». Devant la mairie, des affiches à l’effigie de la République, posées depuis peu, appelaient à la même chose.

CE QU'EN PENSE LA CRITIQUE

Miguel Haler se glisse dans la peau de son grand-père pour nous livrer un récit plein d'émotion et de poésie. Comme à son habitude les phrases et les mots sont simples et forts. - RCF

C’est un récit vivant et sensible, le lecteur se sent proche du narrateur. - Chez Mark et Marcel

À PROPOS DE L'AUTEUR

Miguel Haler est écrivain et artiste. C’est dans le grenier de la maison familiale, au fond d’un coffre fermé depuis bien longtemps et oublié, que Miguel et les siens ont découvert, il y a quelques années, cinq carnets manuscrits. Ils avaient été rédigés par le grand père paternel, pendant les années de guerre, sur le front, et précieusement gardés en mémoire des années sombres et pour les générations futures. Ces carnets rassemblent les souvenirs, mieux encore les témoignages pris sur le vif d’un Poilu issu d’une famille d’Alsaciens originaires de Willer-sur-Thur, qui, après la défaite de 1870, pour rester française et par convictions politiques républicaines, s’était établi dans le mince pays de Belfort.
Miguel ne réécrit pas mais accompagne ce qui est déjà écrit, (Miguel a mené une véritable recherche historique), se glissant ainsi dans la peau et l’esprit de celui qui combat et souffre. Moi, Joseph l’Alsacien est devenu ainsi, non pas un roman, ni même un récit romancé, mais la chronique journalière, remaniée et enrichie, humaine et humaniste, de celui qui, au soir de sa vie, était appelé affectueusement « Pépé piquant ».
LangueFrançais
Date de sortie3 janv. 2017
ISBN9782846793285
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    Aperçu du livre

    Moi, Joseph l'Alsacien - Miguel Haler

    À mes petites-filles Léa et Éloïne, ceci est l’histoire authentique de votre arrière-arrière-grand-père.

    La guerre, un massacre de gens qui ne se connaissent pas au profit de gens qui se connaissent mais ne se massacrent pas.

    Paul Valéry

    Préambule

    11 novembre 2012

    Mon cher cousin,

    C’est avec une certaine émotion, que je viens d’extirper des mystères du temps, ce paquet de lettres et de carnets, que notre grand-père Joseph a laissé dans un coffret, à l’intérieur du grenier de notre maison familiale de Morasen-Valloire, que j’occupe depuis dix ans déjà… Il y avait passé les dernières années de sa vie avec notre grand-mère Marguerite.

    Comme tu es romancier et désireux de connaître le parcours de nos ancêtres, je te joins tout ça dans ce paquet recommandé.

    Je pense que tu as matière à écrire un bon livre sur son parcours pendant la « Grande Guerre ».

    Affectueusement, ta cousine.

    Réponse une semaine plus tard :

    Ma chère Maguy,

    Ah, le pépé ! Ses lettres et ses carnets de guerre sont un témoignage inestimable. Grâce à eux et à ce qu’il nous a raconté lui-même lorsque nous étions enfants, j’ai, comme tu dis, de la matière…

    En plus de son livret militaire qui m’indique les différentes affectations et régiments où il a été incorporé entre 1914 et 1918, avec le Journal de Marche et Opérations : JMO, Patrick Jouffret, généalogiste passionné que j’ai lancé sur le dossier de notre pépé et Bernard Labarbe, historien du 57e RI, je peux reconstituer son parcours, jour après jour, avec son état d’esprit et ses réflexions un peu abruptes mais tellement vraies sur le conflit, je crois le revoir avec sa gouaille d’autrefois…

    Je me mets au travail demain pour que mon livre-témoignage soit prêt pour le centième anniversaire de la déclaration de cette horrible boucherie.

    Affectueusement, ton cousin.

    L’âme emplie d’émotion, j’ouvre le premier carnet. Il accueille mon regard, avec ses feuilles jaunies par le temps, d’une belle écriture, penchée, lisse, à l’encre violette, comme on a appris à la styliser dans les écoles de la République du début du vingtième siècle avec une plume Sergent-Major.

    Je plonge dans le passé de cet homme, mon grand-père…

    Soudain, mon cœur bat la chamade : des images enfouies par le temps resurgissent à ma mémoire… Je suis un enfant, je marche avec lui dans un sous-bois. Nous parcourons tous les deux ces forêts d’automne de la Valloire vers Moras où il a pris sa retraite. Je trottine à côté de sa grande et maigre silhouette. Il accompagne son pas d’une canne. Je grignote mon goûter fait d’un quignon de pain et de quelques carreaux de chocolat. Lorsque j’ai fini ma barre chocolatée, comme je n’ai plus faim, je jette le reste de mon pain sur le sol jonché de feuilles jaunies. Mon grand-père, qui a vu mon geste, me prend par la main, il se baisse pour être à ma hauteur et, en me regardant dans les yeux, avec bienveillance, il me dit :

    « Mon petit-fils, il ne faut jamais jeter le pain !

    – Pourquoi, Pépé ? le questionné-je, étonné.

    – C’est une denrée noble qui se respecte. D’abord, elle a permis de nourrir l’humanité pendant des millénaires, mais pour que tu comprennes, je vais te raconter une histoire : il y a longtemps, au début de la Grande Guerre, j’étais un jeune soldat insouciant. Avant de monter au front, on avait donné, à tous, deux boules de pain. La première était bien fraîche, tendre avec une croute craquante ; la seconde me semblait dure et déjà presque rassie. Sans me soucier de l’avenir, je la balançai dans un buisson avant de partir en me disant : elle sera bonne pour les oiseaux ! Quinze jours plus tard, en revenant du combat, comme nous n’avions presque rien mangé depuis notre départ, j’étais tellement affamé, qu’en repassant devant le buisson où j’avais jeté ma boule de pain, je suis allé fouiller pour la rechercher… Elle était toute sale, picorée par les oiseaux, rongée par les rats, mais j’avais tellement faim que je l’ai dévorée avec plaisir…

    C’est pour ça qu’il faut respecter la nourriture et ne jamais jeter le pain. Si aujourd’hui c’est l’abondance pour nous, demain nous pouvons très bien crier famine ! Dans beaucoup de pays pauvres, des enfants n’ont rien à se mettre sous la dent, ou si peu… »

    Cette leçon resta à jamais gravée dans mon âme. Depuis, je ne jette plus de pain.

    Enfin, après réflexion, au hasard, je parcours tous les carnets…

    Certains passages sont gribouillés à la va-vite au crayon de bois : ils sont à peine lisibles. J’imagine qu’il les a griffonnés dans le feu de l’action, juste après une bataille. D’autres sont mis en page, ponctués, écrits à l’encre violette. Là, je me dis : « Il a pris son temps, il y a de la pensée. Les phrases sont bien construites, alignées, ce n’est plus un style télégraphique. Je suppose qu’il a rédigé ces feuillets sur l’arrière en ayant la concentration de les réfléchir, de les poser. »

    Quoi qu’il en soit, je suis très ému devant ce recueil de textes.

    Par moments, il y a comme des blancs, des trous dans la chronologie d’un paragraphe à l’autre… Conseillé par M. Bernard Labarbe, historien de la Grande Guerre, je consulte le journal des marches et opérations (JMO), véritable journal de bord au jour le jour du régiment, en ligne sur le site Mémoire des Hommes du ministère de la défense.¹

    Travail de fourmi, ô combien intéressant, quand je pense à cet homme dont j’ai les gènes et à toute sa génération qui a connu cette affreuse période.

    Humblement, je mets mon savoir de conteur-romancier à leur service pour raconter leur histoire de simples Poilus.

    Je commence mon boulot de rédaction en essayant de rester au plus juste par rapport aux écrits en m’aidant du JMO.

    Ceci est donc l’histoire authentique d’un Poilu issu d’une famille d’Alsaciens originaires de Willer-sur-Thur, qui, après la défaite de 1870, pour rester française, par convictions politiques républicaines, s’établit sur le mince pays de Belfort. Cette portion de terre était alors le dernier bout, resté accroché à la France, de cette belle province perdue, et qu’on appelait toujours « Département du Haut-Rhin Français ».

    Afin de ne pas éveiller des susceptibilités, même lointaines, tous les noms des principaux protagonistes de ce récit ont été changés.

    Je remercie tout particulièrement :

    Pierre et Nadette Berthier, Patrick Jouffret, Bernard Labarbe (conseiller militaire et historien du 57e RI pendant la Grande Guerre au sein duquel Joseph a combattu), Yann Le Floch, Daniel Prouteau, Dominique Vignoboul, ainsi que mes cousins Gabriel Lacroix et Maguy Laville qui ont bien voulu me confier leurs archives et collections photographiques.

    Une page du carnet de Joseph. Collection Laville-Haler-Lacroix


    1. http://www.memoiredeshommes.sga.defense.gouv.fr/fr/article.php?laref=1]

    Livret n°1 : 1914

    Déclaration de la guerre. Commission Médicale. 42e RI. Préparation au combat.

    Chapitre 1

    Début des carnets (1914)…

    Tout a commencé pour moi ce fameux jour au début du mois d’août 1914. J’étais revenu prématurément de mon service militaire pour raison médicale. Comme je n’avais pas encore obtenu d’embauche sérieuse dans mon métier de serrurier-ajusteur sur Belfort, j’aidais mon oncle Isidore dans sa ferme au pied des Vosges. Il faisait chaud, nous transpirions tous sous nos chapeaux de paille mais comme les oiseaux chantaient dans les fourrés, c’était bucolique, ça nous encourageait. Nous étions toute la famille affairée avec nos faux, en ce beau jour de soleil. Dans un ballet lent et cadencé, à mi-colline, à la moitié du champ, nous coupions nos gerbes de blé. La moisson avait débuté depuis peu, c’est alors que le tocsin de l’église du village, située quatre kilomètres en contrebas, sonna.

    Recru par le travail harassant et déjà bien fatigué par la journée qui avait commencé au matin, à cinq heures, personne ne dit mot… Tout le monde savait.

    À la pause de quatre heures, Isidore me regarda d’un air grave et, en me tendant un verre de vin, il prononça, sous sa moustache grise :

    « Mon bon Joseph, cet automne nous n’irons pas chasser le sanglier ensemble ! Cette fois, c’est le Boche que tu chasseras ! »

    Pris par l’émotion, je lui rétorquai juste : « Oui mon oncle, ça se précise. »

    Depuis plusieurs semaines, les journaux parlaient d’un conflit européen imminent… Il se profilait à court terme. Maintenant on y était, le cap était franchi, j’étais bon pour rempiler et reprendre mon uniforme bleu et rouge de fantassin…

    En fin d’après-midi, sur la place du village, le garde-champêtre annonçait dans un roulement de tambour « la mobilisation générale ». Devant la mairie, des affiches à l’effigie de la République, posées depuis peu, appelaient à la même chose.

    Le soir, devant la soupe paysanne, sur la lourde table de chêne brut, on se retrouva tous avec ma tante et mes cousines. Nous fîmes tout le repas sans nous parler. Le sujet qui nous paralysait était si bouleversant que personne n’osa s’aventurer à l’évoquer… L’Alsace allemande n’était qu’à quelques dizaines de kilomètres. Les conséquences pour tous seraient graves. Après le dessert, mon oncle attrapa, sur la crédence, sa grosse pipe en terre qu’il bourra avec un geste habituel que je sentis plus fébrile qu’à l’ordinaire. Il se plaça dans son fauteuil paysan devant la cheminée, en m’intimant de le rejoindre avec ma pipe.

    Tandis que le bois craquait entre les chenets, léché par les flammes, ma tante nous servit la goutte de mirabelle. Avec un air empreint de gravité, Isidore me regardant dans les yeux, méditatif, me demanda après avoir tiré une bouffée de fumée :

    « Mon bon Joseph, que comptes-tu faire ?

    – C’est simple, mon oncle, redescendre au plus vite au Valdoie, embrasser ma mère, mon père, mon frère et mes sœurs, ensuite prendre des renseignements pour rejoindre mon unité.

    – J’ai l’impression que ça va barder ! Les Allemands nous ont attaqués. Cette fois-ci, je souhaite que nous soyons moins pitoyables qu’en 70…

    – Mon oncle, les Boches sont un peuple de militaires, ils ont l’esprit guerrier. Mais nous avons de quoi les arrêter ! Certains de nos généraux sont bons et déterminés !

    – Je l’espère, mon garçon. Puis, me regardant dans les yeux à nouveau : Surtout n’oublie pas que nous sommes Alsaciens de souche, nous autres ! Tu as vu le jour au Valdoie, mais tes parents et ta famille viennent de Willer-sur-Thur, berceau de tes ancêtres. Ton grand-père Valentin, né en 1833, a dit fièrement au colonel Prussien, venu lui rendre visite dans sa boutique de barbier, après la défaite de ce fanfaron Napoléon III : Je suis républicain, Herr Colonel, et avant tout, Français ! Aucun de mes fils ne portera l’uniforme allemand !

    – Ça, c’est envoyé, mon cher oncle !

    – Ton grand-père était un personnage hors du commun ! Quelques jours plus tard avec ton père Alphonse, nos sœurs et moi, nous avons suivi nos parents en laissant notre belle maison et la boutique de barbier de Valentin qui nous faisait tous vivre. Clandestinement, nous avons traversé les Vosges par des sentiers incertains, la nuit, pour parvenir autour de Belfort et nous établir… N’oublie jamais ça, mon bon Joseph. Aujourd’hui je suis trop vieux pour porter les armes, mais toi, avec ta vigueur et ta jeunesse, fais de ton mieux !… Si nous pouvions reconquérir la terre de nos ancêtres !…

    – Oui, mon oncle. »

    Je connaissais l’histoire de mon cabochard grand-père Valentin et de toute notre famille depuis mon enfance. Elle m’avait été racontée maintes fois par mon père, mes tantes et tous ceux qui l’avaient vécue. Mais, mon oncle Isidore avait dit ça avec tant d’amertume et de détermination, que je n’avais pas osé le couper dans son discours.

    §§§§§

    Chapitre 2

    Retour au Valdoie

    Le lendemain avant l’aube, je me levai. Après un rapide coup d’eau jeté sur la figure, je m’habillai en hâte. Dans la grande pièce commune, je pris un bon déjeuner paysan avec une soupe au lard et une bonne tranche de pain bis beurrée. Ma tante m’avait copieusement garni ma musette d’un solide casse-croûte avec du pain, du fromage de Munster, du saucisson, des fruits de saison et un litre d’eau et de vin pour m’accompagner dans les vingt-quatre kilomètres qui me séparaient de mon village du Valdoie.

    Aidé de mon bâton de marche, je partis d’un bon pas sur le sentier forestier qui traversait les champs et les bois pour couper presque en ligne droite jusqu’aux environs de Belfort.

    Derrière moi, la belle ligne bleue des Vosges dessinait ses contours imprécis et flous, exhibant ses touffes de sapins noirs. Elle semblait loin, mais lorsque, à ma première halte, je la regardai, je me dis que, de l’autre côté, déjà c’était les préparatifs au combat qui devaient s’activer. Peut-être même des charges avaient-elles commencé… Malgré la hargne que j’éprouvais contre le peuple allemand si belliqueux, et une certaine envie d’en découdre, ceci ne me réjouissait guère. D’abord, la guerre je ne la connaissais pas, même si, au service militaire, pendant mes classes, j’avais été mis en condition, préparé à combattre. Même si, j’avais fait de longues marches pour m’aguerrir, même si, j’avais manié des armes sophistiquées, avant d’être exempté pour raisons médicales, je n’avais jamais été au feu. Ceci était un univers que je ne pouvais calculer et qui m’effrayait autant qu’il m’excitait. Pour éviter de me morfondre et ne pas me mettre de pression inutile, je me forçais à chasser ces idées bourrées d’inquiétude. Je voulais profiter de cette belle journée d’été et surtout de liberté. Je n’avais que vingt-deux ans. J’étais encore naïf des choses de la vie. Je ne connaissais pas bien le monde des hommes avec leurs contradictions, leurs problèmes et leurs envies. Comme tous les jeunes de mon âge, je rêvais à une vie simple. Dans quelque temps, je ferai comme mes parents et mes ancêtres : je rencontrerai une jeune fille de ma condition, simple et bonne, pour l’épouser, fonder une famille et avoir des enfants qui continueront la lignée de notre nom… Quelques unes d’entre elles, au Valdoie, me plaisaient. Mais, de ce côté-là, je n’étais pas trop pressé de mettre le doigt dans l’engrenage. Je laissais faire le destin. Hélas ! Celui-ci, avec la guerre déclarée, bouchait de nuages sombres autant qu’inquiétants cette perspective heureuse.

    Enfin, je continuais mon chemin, coupant à travers champs où je faisais quelques signes amicaux aux agriculteurs et à leur famille, qui moissonnaient, eux aussi en grande vitesse, et pour cause… À mi-parcours, je me laissais aller à une plus longue halte dans la fraîcheur d’un sous-bois pour souffler un brin et avaler, à la hâte, mon casse-croûte bien garni…

    En reprenant ma marche, au tournant du sentier, j’eus la joie simple de découvrir, entre les mousses et les lichens, toute une poussée de cèpes et de girolles. Je les ramassai et en garnis ma musette. Ceci m’égaya l’esprit. C’est avec le bonheur facile des plaisirs bucoliques que l’on apprécie mieux la vie. Enfin, en ce qui me concernait, c’était important. Je me remémorais, au fil de ma marche, toutes les belles promenades que nous faisions avec mon père et mon oncle Isidore, fusil en bandoulière, à traquer le lièvre ou le marcassin, tout en cueillant des champignons au passage dans les bois touffus et denses de notre belle région. Tout ceci allait m’être, pour quelque temps, défendu avec ce conflit qui prenait forme. Je gardais l’espoir que cela ne durerait pas trop longtemps.

    Ah ! Ça y est, tandis que le soleil décline doucement du côté Ouest en éblouissant quelque peu ma vue, j’atteins la dernière colline avant le grand fossé qui me plonge sur Belfort et ses environs.

    Un tantinet fatigué, cœur battant, j’arrive au sommet et, pour reprendre mon souffle, je m’assieds sur une large pierre et je laisse divaguer mon âme en contemplant le paysage.

    La grosse agglomération m’apparaît avec ses immeubles, ses églises avec leur clocher au relief pointu, dans le soir… De loin en loin, je distingue tous les petits villages qui s’agglutinent autour comme des poussins nouveau-nés vers leur mère poule. J’aperçois même mon bourg avec notre petite rivière au nom charmant de la Savoureuse, qui serpente dans le soir, reflétant sa clarté limpide dans son lit sinueux. C’est ici que j’ai passé toute mon enfance et ma jeunesse, c’est là que j’ai mes amis, mes souvenirs d’école. Le dimanche, à la grand-messe, c’est avec envie que je regarde toutes les jeunes filles de mon âge en ébauchant des rêves de tendresse avec certaines… Après l’office, sur la place, j’essaie, en faisant violence à ma timidité, d’en aborder une ou deux sans trop rougir. Mais les parents, toujours aux aguets et en alerte, répriment souvent, l’œil sévère, sans façon, mes velléités de discussions… Enfin, c’est ainsi. Je ne me fais pas trop de bile. Je sais qu’un jour, il y en aura sûrement une qui me sourira plus que les autres, voudra me connaître davantage, acceptera mes paroles et peut-être consentira à des rendez-vous secrets. C’est arrivé à plusieurs de mes conscrits de la classe 12 qui, eux, sont déjà fiancés et, pour certains, pères de famille. Mais, pour le moment une autre préoccupation bien plus angoissante et pressante m’habite l’esprit, tandis que je descends la dernière ravine pour atteindre les premières rues pavées du faubourg. Lorsque j’arrive dans l’agglomération, j’ai l’impression que tout a changé depuis mon départ. Ça grouille de militaires en armes qui courent dans tous les sens.

    Ça y est, je suis à côté de l’église, je bifurque vers le cimetière où, très ému, je dépose sur la tombe de ma sœur Alphonsine, un bouquet de fleurs sauvages glanées le long de mon parcours de retour.

    §§§§§

    Chapitre 3

    Je retrouve ma maison familiale

    Enfin, je longe la Savoureuse en regardant, dans les derniers rayons du couchant si, dans son lit clair, quelques truites ne se faufilent pas entre les herbes et les cailloux verts.

    Je frappe à la porte de notre maison située juste à côté de la rivière… Ma sœur Lucie m’ouvre du haut de ses belles années de jolie jeune fille. Elle enlace ses deux bras autour de mon cou, se hissant sur la pointe des pieds. Elle me colle sur les joues plusieurs gros baisers affectueux, humides, en me criant : « Mon Joseph ! Mon Joseph ! » Puis c’est au tour de mon petit frère Jules. Enfin, mon père arrive. Ils me prodiguent leur affection, je leur déballe mes champignons et, assis devant la large table familiale, nous commençons à causer avec, dans les mains, une bonne chope de bière.

    Pour ne pas tout de suite attaquer sur le sujet sensible, je leur parle tout d’abord de la ferme, là-haut, donnant des nouvelles de mon oncle, de sa femme et de leurs filles :

    « La moisson a commencé, la récolte sera abondante, le blé est de bonne qualité. »

    Mais la réponse de mon père, qui est un pessimistené, est sans appel :

    « Si les Boches ne nous la réquisitionnent pas d’ici quelque temps ! Les hostilités ont déjà commencé. Sur le journal, il est écrit qu’ils avancent ! On est enfoncé sur notre frontière et celle de la Belgique ! Ils sont déjà sur notre territoire, c’est un scandale ! Belfort est une ville de garnison bien trop près de la ligne de front ! Nous sommes en état de siège. Les autorités de l’armée française contrôlent tous les habitants… Il a été décrété que « les bouches inutiles »² seront évacuées sur l’arrière par trains spéciaux… Si je ne travaillais pas dans une usine qui fournit des pièces pour l’artillerie, nous aurions dû partir ! Quelle misère, mon fils, cette guerre… Certaines maisons du village sont réquisitionnées pour loger des officiers qui arrivent pour les batailles.

    – Au fait, mon Joseph, réplique ma sœur, les gendarmes sont venus hier soir pour te remettre ton ordre de mobilisation. Regarde, le document est sur la commode !

    – Tu leur as dit quoi, exactement, quand ils ne m’ont pas trouvé ?

    – Que tu étais là-haut, chez l’oncle Isidore ! Ils ont répondu qu’ils iraient te chercher si tu ne te présentais pas ici.

    – Oui, bon, nous verrons… »

    J’attrape l’ordre sur le meuble, le parcours rapidement.

    « C’est clair, je leur explique dans un raclement de gorge : je dois rejoindre mon unité de combat au plus vite ! Rendez-vous à ma caserne d’affectation.

    – Tu nous quittes déjà, réplique mon frère en s’attristant.

    – Non ! La guerre m’attendra un peu. J’ai l’intention de profiter de vous avant de partir. Surtout que je ne sais pas quand je reviendrai, ni si je reviendrai !

    – ‘Parle pas de malheur, ronchonne mon père.

    – Je dois me renseigner pour mon départ, préparer mon sac. En attendant, égayons cette dernière soirée ensemble ! Lucie, comment as-tu l’idée d’accommoder ma cueillette ?

    – Comme tu l’aimes, mon Joseph ! En mitonnant sur notre fourneau une grosse omelette, bien baveuse, je sais que c’est ton goût.

    – Splendide !

    – Nous ouvrirons aussi une bonne bouteille de vin du Jura et je sortirai les saucisses et un jambon qui pendent dans la cave, reprend mon père, c’est pas tous les jours qu’on a son aîné qui va défendre le drapeau ! Reconquérir notre chère belle province perdue ! Même si l’heure est grave, il faut marquer le coup.

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