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L'Ombre bleue de l’olivier: Chronique de l'Espagne en guerre
L'Ombre bleue de l’olivier: Chronique de l'Espagne en guerre
L'Ombre bleue de l’olivier: Chronique de l'Espagne en guerre
Livre électronique338 pages5 heures

L'Ombre bleue de l’olivier: Chronique de l'Espagne en guerre

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À propos de ce livre électronique

Un jour de novembre 1975, une dalle de granit a été scellée sur la dictature.

Anne Garcia franchit alors un col des Pyrénées, celui du passage de l'exode et de l'exil. Elle doit maintenant faire connaissance avec ce pays, mettre ses pas dans ceux de Pablo, son père, le héros sublimé disparu devant Teruel. Pour tenter d'effacer ses rancœurs, il lui faut revoir le village blanc où elle avait été une petite fille insouciante appelée Pilar Ana Lopez Garcia.
Ana déroule ici le film de vies malmenées par une terrible guerre. Une chronique qui sillonne l'Espagne, passe par un village andalou, Barcelone, mais qui visite aussi la Creuse, Paris et le Texas. Dans ce récit, des amours cohabitent et s'entrecroisent. L'amour de Jorge, de Pablo, l'amour de l'Espagne fière, sévère, enthousiaste et folle, ou encore l'amour intense et lucide de la France, le pays qui l'a accueillie et a fait d'elle une victorieuse.

Un roman historique poignant qui prend pour cadre la guerre civile espagnole.

EXTRAIT

Le ciel n’était qu’un couvercle de plomb terni.
J’avais dépassé deux petites constructions ensevelies sous la neige, sans imaginer qu’elles étaient les postes frontières, le français et l’espagnol. Personne ne m’avait arrêtée, personne ne m’avait rien demandé. Pas un douanier, pas un policier, pour me dire l’au revoir du pays qui m’avait accueillie, pour me souhaiter la bienvenue dans celui où j’étais née. Qui était le mien. Le mien… ?

À PROPOS DE L'AUTEUR

Limousine côté naissance, parisienne coté professionnel, Claude Lafaye revendique les deux origines et ses romans reflètent parfaitement cette dualité campagne/ville. Depuis son plus jeune âge, la Creuse a été sa terre d’élection, le lieu enchanté des beaux mois d’été, jusqu’au moment où elle s’y est définitivement installée. Elle a posé son chevalet devant les merveilleux sites creusois, elle a peint et exposé durant des années alors que toujours, en arrière plan, des récits lui trottaient dans la tête. Puis un jour, elle a délaissé le pinceau pour la plume et depuis, elle a publié de très nombreux romans. Des histoires peuplées de personnages si tangibles et réels qu’ils pourraient faire partie de notre entourage ! Des personnages inoubliables, des destins d’exception, de folles passions, des quêtes envoûtantes et irrésistibles, des romans, aussi mystérieux que bouleversants qui happent le lecteur dès les premières pages.
LangueFrançais
ÉditeurLucien Souny
Date de sortie6 oct. 2017
ISBN9782848866468
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    Aperçu du livre

    L'Ombre bleue de l’olivier - Claude Lafaye

    Le ciel n’était qu’un couvercle de plomb terni.

    J’avais dépassé deux petites constructions ensevelies sous la neige, sans imaginer qu’elles étaient les postes frontières, le français et l’espagnol. Personne ne m’avait arrêtée, personne ne m’avait rien demandé. Pas un douanier, pas un policier, pour me dire l’au revoir du pays qui m’avait accueillie, pour me souhaiter la bienvenue dans celui où j’étais née. Qui était le mien. Le mien… ?

    Le long capot de la DS masquait le bas-côté de la petite route de montagne, et les pneus cloutés mordaient la neige avec vaillance. Cette neige, toute cette neige… Existait-elle vraiment dans mes souvenirs, ou n’était-elle que le reflet de ceux que ma mère avait ressassés durant sa vie ? Je me souvenais, si. Mais ce qui hantait ma mémoire ne ressemblait en rien à l’étendue blanche et déserte que je parcourais, à l’abri dans l’habitacle douillet de ma voiture. Mes souvenirs hallucinés parlaient d’une foule misérable enveloppée de guenilles, avançant comme dans un cauchemar aveugle. D’une cohue de véhicules de fortune, brinquebalants, surchargés de grappes humaines.

    Mes souvenirs hurlaient des cris, des appels, des pleurs, des gémissements, des plaintes d’enfants. Mes souvenirs demeuraient comme paralysés par un terrible froid. Celui qui balayait la plate-forme du camion où on avait bien voulu nous entasser, ma mère et moi, après un interminable cheminement. Il habite toujours mes cauchemars, ce froid pénétrant, inhumain. Comme la douleur que j’endurais après cette marche d’épouvante. La douleur si vive, si multiple qu’il m’était impossible de savoir d’où elle sourdait. De tout mon être. Et ma mère, ma mère brisée, affolée, trébuchant comme un automate déréglé, me serrant contre elle, son grand châle noir tentant de nous préserver du vent glacial. Son désarroi et son angoisse, je les ressentais aussi profondément que ma révolte.

    J’avais sept ans, j’étais sûre que mon père reviendrait, et que nous nous vengerions. Devant les troupes franquistes, ma mère Dolorès quittait son pays, son Pablo porté disparu, et elle était sans espoir, secouée de sanglots, résignée. Moi, je n’étais pas résignée. J’avais la haine au cœur. Une haine brûlante, dévastatrice, qui a fait ce que je suis. Une abomination qui n’appartient pas au souvenir. Elle est là, ardente et sombre. Elle ne m’a jamais quittée.

    J’ai stoppé la voiture et je suis descendue respirer l’air de mon pays. Tout était tellement paisible… J’avais laissé le col derrière moi, j’amorçais la descente, la couche neigeuse s’amincissait, dégageant des rochers, de petits espaces d’herbe verte aux endroits les plus abrités. L’air était calme et vif. Ce col où personne ne passait plus était celui que nous avions franchi trente-sept ans auparavant, dans un dramatique exode. Quel exode n’est pas dramatique ?

    Je venais faire connaissance avec mon pays, maintenant que l’on avait débranché les perfusions et tous les appareils qui le maintenaient en vie. Il était mort. Depuis juin ou juillet, lorsque je manipulais la radio ou la télévision, lorsque je parcourais un journal, je n’attendais qu’une nouvelle. Je l’avais attendue longtemps. Jusqu’au vingt novembre. Alors, j’avais pris des congés et j’étais partie sans donner de raisons.

    Mon nom est Pilar Ana Lopez Garcia. En adoptant et en adaptant mon second prénom, je suis devenue Anne Garcia. On me présume pied-noir. Pourquoi pas ?

    J’ai admiré un moment le paysage de montagne, comme j’aurais admiré une carte postale magnifique et impersonnelle. Le ciel gris s’éclairait vers le sud-est mais le froid m’a fait frissonner et j’ai regagné le cocon tiède de la voiture. Ce voyage, je ne l’avais pas projeté. Pendant l’été, le délabrement de son état avait été annoncé, et plus tard, la presse avait suivi et relaté jour après jour son interminable agonie. L’information était tombée un soir de novembre, et ce soir-là, j’avais su ce que je devais faire. Les grandioses funérailles à peine achevées, j’avais pris la route sans itinéraire fixé, sans avoir rien préparé, sans savoir exactement où je voulais aller.

    À Teruel, de toute façon. Il me fallait m’enfoncer dans le pays où était mort Pablo, mon père. « Pablo, notre soleil », comme soupirait ma mère. Mettre mes pas dans les siens, savoir exactement où il avait disparu. Où et comment. Avant, après ? Là où me conduiraient les sentiments que j’éprouverais auprès de ces étrangers qui étaient mes compatriotes. Si je parvenais à occulter ma haine de ceux qui avaient accepté, de ceux qui avaient pactisé, même par simple passivité. Si je n’y parvenais pas, je rentrerais à Paris. Très vite.

    La route s’est élargie, se contentant de devenir moins étroite. La neige s’était transformée en une inoffensive pluie fine, sous laquelle le soleil couchant semblait vouloir percer. Les virages serrés découvraient de beaux et sauvages paysages, de minuscules villages perchés sur les pitons rocheux avec lesquels ils se confondaient, tant leurs couleurs étaient semblables. Je ne croisais que quelques rares voitures. Pour la plupart de petites Fiat, dont les moteurs déchaînaient des ronflements et des cliquetis de crécelles. Et pas une âme.

    La nuit tombait lorsque je suis entrée dans Ripoll. La première ville espagnole que je rencontrais. Je me suis arrêtée, j’ai admiré de belles et nobles maisons sombres, et à la vue des marques de balles gravant leurs profonds pointillés sur la pierre des façades, j’ai eu un coup au cœur. Mais qu’est-ce que j’imaginais découvrir d’autre ?

    L’hôtel était tenu par une grosse femme avenante. Elle m’a accueillie avec une familiarité jacassante, dans un catalan rocailleux qui m’a déconcertée. Du coup, en me faisant visiter la chambre, elle s’est expliquée en bon castillan. Cependant, dans son flot de paroles je sentais percer sa curiosité : l’immatriculation de ma voiture l’intriguait. Disant que j’étais française, je l’ai renseignée mais elle m’a semblé bizarrement incrédule.

    Je suis parfaitement bilingue, sans accent dans l’une ou l’autre des deux langues et professionnellement, je suis appelée à utiliser journellement l’espagnol ; ce qui m’a permis de continuer à maîtriser ce qui est ma langue maternelle, la langue dans laquelle ma mère s’est toujours exprimée et que, de surcroît, j’ai longuement étudiée. Si le catalan ne m’avait jamais été réellement familier, je le savais interdit par le régime franquiste. Son usage avait-il été une forme de résistance, durant toutes ces années ?

    J’avais beaucoup lu. Dans des ouvrages historiques ou polémiques édités en France ou dans des pays étrangers, je m’étais sauvagement acharnée à comprendre les mécanismes de la machine infernale qui nous avait broyées. Pour cela, je n’avais jamais voulu feuilleter une presse qui, pour moi, ne pouvait être qu’aux ordres. Je n’aurais pas toléré la moindre familiarité avec la propagande officielle et je m’en étais préservée, mais en contrepartie, je ne savais rien de la vie du peuple espagnol. D’autant que nos amis étaient tous des émigrés. Comme nous, ils avaient vécu repliés sur eux-mêmes, ils avaient partagé notre sort, partagé le même vieux rêve de revanche et les mêmes ignorances.

    Étudiante, puis insérée dans le monde du travail, je n’avais jamais évoqué ces sujets, jamais parlé de mon passé.

    La bonne hôtelière, me voyant peu encline à la conversation, était sortie sans insister. J’avais soulevé un rideau de dentelle et contemplé une place pavée, encadrée de constructions anciennes à l’allure noble et sévère. La pluie avait cessé. Les lampadaires de fer forgé dispensaient une lumière chiche. Elle me suffisait.

    J’ai enfilé mon manteau, erré au hasard des rues d’une belle et austère petite ville. Une ville aux pieds des Pyrénées. Une ville de montagne. Le portail de l’église m’a arrêtée. Une merveille de ferme équilibre, dont l’alignement des sculptures à demi effacées par le temps n’avait rien perdu de son foisonnement grandiose. Éparpillé par les balles au cours des combats, un fourmillement de petits cratères réguliers paraissait ne dater que d’hier, lui !

    J’ai vite bouclé le tour du centre de la localité. Du parvis, en retrait à l’autre extrémité de la place, j’apercevais mon hôtel à demi caché par quelques arbres dénudés. Je l’ai regagné à pas lents. Un salon s’ouvrait à ma droite, confortable et désuet avec ses boiseries sombres. Plusieurs personnes y étaient installées. Exclusivement des hommes. Ils discutaient, parcouraient des revues ou des quotidiens, fumaient des cigares solidement puants. Étaient-ils des commerciaux, comme à cette heure dans les hôtels français ?

    J’ai choisi un des derniers fauteuils libres, et à l’abri d’un magazine grand ouvert, j’ai écouté leurs discussions : ils parlaient de choses et d’autres avec une liberté de ton que je n’attendais pas. Comme ils ne s’exprimaient qu’en catalan je devais faire effort pour les comprendre. Beaucoup de leurs formulations m’échappaient, mais ils paraissaient détendus, d’une bonne humeur communicative. Aucun deuil ne paraissait les affecter !

    Il était plus de neuf heures, personne ne semblait se soucier de dîner, et je surprenais des regards intrigués ; ces braves gens ne parvenaient pas à me situer : Française, Espagnole ? Je pouvais être l’une ou l’autre. Finalement, ils m’ont oubliée et le nez dans ma revue, j’ai pu les observer et les écouter à loisir, ce qui était infiniment plus instructif que la lecture du magazine usagé. Après le foot, les propos glissaient vers la politique, et j’allais d’étonnement en étonnement. En bons Catalans, ils mettaient de la passion dans leurs argumentations, à grands éclats de voix sans agressivité. Différents échantillons de pensée étaient représentés, exposés dans le plaisir de la discussion. Ces gens se connaissaient visiblement : parlaient-ils de ces sujets depuis longtemps, ou seulement depuis quelques jours, depuis que le vieux dictateur reposait sous les tonnes de roches du Valle de los Caídos ?

    J’avais du mal à trouver mes repères, dans cette atmosphère bon enfant où il me paraissait que le débat fut un plaisir prodigieux ! J’avais imaginé différemment mon premier contact avec des compatriotes, et l’exubérance joviale de ces Catalans me stupéfiait. J’avais peine à ajuster, à me sentir réellement en Espagne.

    L’Espagne, je ne la connaissais que par des souvenirs noirs et cruels, par le sentiment de rage qui avait accompagné ma vie, qui faisait partie de moi. Par les larmes de ma mère, par son désespoir et sa nostalgie. Ce pays qu’elle me racontait inlassablement n’avait rien de commun avec ce gros bourg de montagne où une pluie froide m’avait accueillie dans une ambiance turbulente, où le jeune roi était plaisanté avec de grands éclats de rire ! Cette nation dont j’avais gardé le souvenir, était bâtie de murs d’un blanc éclatant se découpant sur le bleu cru du ciel. Elle était balayée par le vent qui soulevait perpétuellement une poussière jaunâtre. Une Espagne de passion meurtrière où claquaient des coups de feu, où des soldats en armes ouvraient notre porte à coups de bottes, à la recherche de Pablo venu nous embrasser avant de partir pour un autre champ de bataille.

    Il était apparu, il s’était éloigné très vite. Nous ne devions jamais le revoir. Qui avait signalé sa présence si fugitive ? Qui avait dénoncé sa visite ? Dans ces moments terribles, chacun pouvait se révéler un ennemi ; que ce soit le voisin connu depuis toujours, l’ami d’enfance, à moins que ce ne fût le frère ou le cousin. La guerre divisait les familles en apparence les plus unies.

    Les soldats nous avaient brutalement sorties de la maison avant d’y mettre le feu, ils nous avaient parquées dans une grange avec d’autres femmes et d’autres enfants, et ils riaient en nous poussant à coups de crosses. C’est de notre village andalou, qu’avait commencé notre lent cheminement vers l’exil. Dans le troupeau jeté sur nos routes défoncées, des femmes qui ressemblaient à des ombres avaient murmuré que nous avions eu de la chance, que nous aurions pu subir d’autres sévices que des coups de crosses. Je ne comprenais pas de quoi elles parlaient, mais ma mère pleurait en considérant leurs visages mornes et leurs yeux sans regard. Souvenirs sinistres, toujours présents, et que la traversée des Pyrénées avait ravivés…

    Enfin, vers dix heures, une vieille dame vêtue de noir a ouvert la porte de la salle à manger. Toujours discutant, toujours plaisantant, les convives ont passé le seuil, se sont installés d’une manière qui semblait leur être familière. Assise près de l’entrée, j’embrassais du regard l’ensemble de la salle et des dîneurs, tout en faisant connaissance avec une rustique cuisine catalane, que je découvrais savoureuse. Je restais étonnée, parfois la fourchette levée, à contempler ces hommes plus ou moins jeunes, qui partageaient le même bouillonnement, la même verve, la même bonne humeur naturelle. Où était-il, le mort dont le poids avait écrasé la vie durant quarante ans ? Nulle part. Personne ne paraissait s’en soucier.

    Sans avoir parlé à quiconque, je suis montée me coucher. J’entendais les rires, les exclamations qui devaient accompagner une partie de cartes, et la terrible odeur des puros — des cigares très populaires — s’infiltrait sous ma porte. J’ai peu dormi, déconcertée par cette première approche et impatiente de m’enfoncer davantage au cœur de mon pays. Comment m’apparaîtrait-il, au hasard de mon parcours ?

    La nuit était encore noire et étoilée, lorsque j’ai pris le chemin de Barcelone. Barcelone où nous étions restées plusieurs mois dans un centre d’accueil, ma mère et moi ; Barcelone où nous avions cru renaître à l’espoir, avant que l’on nous précipite à nouveau sur les routes avant la capitulation de cette ville qui était pour nous l’emblème de la Résistance victorieuse. Là où nous avions cru trouver la sécurité, ainsi que l’espérance de prochaines nouvelles de mon père. Perdue dans des pensées confuses, j’ai roulé sur des routes sinueuses, assez étroites. Tout dormait encore et j’ai fait du chemin, avant de trouver une buvette ouverte, dans un minuscule village niché dans des collines sauvages entourées de forêts que l’hiver ne déparait pas.

    Accompagné de larges tartines grillées à la cheminée, le café con leche m’a paru délicieux, et je n’ai pas remarqué immédiatement que le beurre était de la margarine. C’était bon, et le vieux derrière son comptoir m’a tenu conversation avec bonhomie et un intérêt intrigué. La DS le passionnait : cette voiture qui s’était abaissée lorsque je l’avais stoppée, qui s’élèverait avant de démarrer, le fascinait littéralement. Pour moi qui ne voulais vivre qu’un drame perpétuel, c’était une bizarre rencontre, un étrange dialogue où se mêlaient catalan et castillan, qui amorçait chez moi un changement d’humeur et de comportement. J’avais devant moi un vieil homme comme un autre. Probablement un brave type… De quel côté se trouvait-il, lorsque Pablo se battait devant Teruel ? Comment l’aurais-je deviné ? Rien n’était inscrit, dans les rides de son visage !

    Il est resté sur le pas de sa porte lorsque j’ai mis le contact, nous nous sommes salués d’un dernier signe de la main, et je suis partie rêveuse. J’avais cru surgir au milieu d’une tragédie antique, et je me trouvais face à des gens qui menaient tranquillement leur vie.

    À Barcelone je me suis dirigée vers le port et la Rambla dont l’affluence et la circulation m’ont étourdie et plongée dans un autre monde. Le soleil était timide mais bien présent, et la ville fourmillante ne ressemblait en rien au souvenir gris et lugubre que je portais en moi.

    Le voiturier d’un hôtel plutôt chic a pris avec révérence possession de ma DS, l’a conduite au parking, et le bagagiste a monté ma valise dans une chambre dont le balcon surplombait cette grandiose avenue qui descend vers la mer. J’hésitais, ne pouvant me résoudre à me mêler à la foule qui déferlait sur la large artère, flânant dans un bruissement avec lequel je faisais connaissance : celui de la foule espagnole. Les bruits qui peuplaient ma mémoire étaient bien différents ! Je me suis secouée : j’étais venue pour voir, pour écouter, pour juger ce pays qui était le mien. Je ferais ce que j’étais venue faire en tentant, autant qu’il me serait possible, de juguler mes réticences et mes préjugés. J’ai pris un bain, je me suis habillée avec soin, j’ai plongé dans la cohue, et en m’en défendant, je n’ai pu résister au charme de la Rambla, au spectacle perpétuellement renouvelé du va-et-vient le long des étals de fleurs, des marchands d’oiseaux, des multiples kiosques où s’étalait la presse ; dans une profusion de vie, de bruits et de couleurs qui me laissait éberluée.

    J’ai suivi la foule, saisissant des bribes de conversations, m’obligeant à rassembler les notions de catalan acquises auprès d’amis devenus Parisiens par force, après avoir fui leur région. Peu à peu, je me suis laissé emporter par l’atmosphère ambiante, par l’espèce d’entrain collectif qui régnait. Spécifique à ce moment privilégié du paseo — la promenade quotidienne — joie de vivre particulière à Barcelone ? Sensation de délivrance due à la disparition du Caudillo ? Dans les paroles que j’ai pu surprendre, je ne l’ai entendu citer à aucun moment. Comme si l’oubli s’était posé sur lui en même temps que la dalle de pierre.

    J’ai jeté mon dévolu sur l’un des kiosques à journaux où j’ai fait une razzia. Non sans difficulté ! Le choix était si vaste que je ne parvenais pas à me décider entre les titres dont j’ignorais tout. Avant de partir, ma moisson sous le bras, j’avais pu feuilleter, comparer, consulter quelques articles, discuter avec le vendeur en essayant de lui cacher mon ignorance. Je ne crois pas y être parvenue, car je l’ai senti intrigué et curieux.

    Durant trois jours j’ai arpenté la ville, réservant aux soirées la récréation des flâneries sur le port et la Rambla. J’ai satisfait à l’usage en tournant autour de la cathédrale, en me perdant longuement dans le quartier gothique. Novembre finissant n’est pas la période rêvée pour les voyages et les visites, mais pas mal de touristes hantaient malgré tout ces lieux que je ne connaissais pas. Apparemment ils étaient devenus la vitrine pittoresque de la cité !

    Le foyer qui nous avait servi de résidence se trouvait plus en retrait, dans une venelle sombre et humide du barrio chino. Dans le dédale de ses rues étroites et déshéritées, je n’ai pas retrouvé la bâtisse qui nous avait abritées, ma mère et moi. Mais la misère habitait toujours ce quartier, avec son cortège de figures inquiétantes et de prostituées minables. Le cœur serré, j’ai reconnu les fantômes de ceux qui nous avaient accompagnées quelque temps, et que nous avions quittés avec angoisse et regret. Ce trou à rat puant, une prescience nous disait qu’il valait mieux que ce qui nous attendait !

    J’ai quitté le barrio chino comme on se sauve.

    Des jours durant, chaussée pour la marche, j’ai fait des kilomètres et des kilomètres. Je voulais voir, toucher, me rendre compte. J’ai vu des quartiers misérables peuplés d’ombres besogneuses, j’ai vu de beaux quartiers neufs, de belles avenues aux larges trottoirs, j’ai arpenté l’interminable avenida del Generalissimo Franco qui traverse la ville de part en part, et que personne n’a jamais appelée de ce nom. La Diagonal elle était, la Diagonal elle est restée et restera sans doute.

    La nuit, je lisais. Je me gavais de quotidiens et d’hebdomadaires, et je commençais à me faire une certaine idée de la situation intérieure. Ce roi dressé et intronisé par le vieux dictateur, paraissait avoir des idées plus arrêtées que ne semblaient l’imaginer ses sujets, qu’ils fussent adversaires ou simplement sceptiques. La république est en moi, partie intégrante et indiscutable de mon être, mais que Sa Majesté se soit vivement défaussée de son mentor, en l’enfouissant sous l’imposant mausolée qu’il avait lui-même fait édifier pour ses compagnons d’armes me ravissait secrètement. Maître incontesté depuis tant d’années, je présume que le despote se serait vu reposer — puisqu’il fallait reposer un jour — dans les marbres de l’Escorial, auprès des rois défunts. Mais il repose au fond d’une colossale cathédrale souterraine ; celle qu’il avait ardemment voulue, qu’il avait fait creuser et bâtir. Chantier titanesque, entreprise de travaux forcés où une multitude de prisonniers républicains moururent de mauvais traitements, de malnutrition, d’épuisement.

    Au cours de mes expéditions, je côtoyais des ménagères affairées, des hommes pressés se rendant à leur travail, des étudiants exubérants. Des vies ordinaires, dans le déroulement desquelles le changement politique ne paraissait pas occuper une place prépondérante. La décontraction et la gaieté ambiantes me déconcertaient à l’extrême. Rien à voir avec la gouaille du titi parisien, mais un humour particulier, typiquement catalan, qui se manifestait en toute occasion.

    Cependant, il me fallait poursuivre cette espèce de voyage initiatique. C’était mon dernier soir à Barcelone, et j’étais épuisée. Je n’avais jamais dîné au restaurant de l’hôtel et j’allais le faire. Après tout, je pouvais m’offrir cette pause ! Mais là, pour la première fois, j’ai rencontré le deuil. Dans le hall, sans y prêter grande attention, j’avais parfois croisé des hommes prospères qui arboraient des airs importants, des femmes en visons, parées de bijoux tapageurs. En attendant l’heure du repas, enfoncée dans un fauteuil club j’ai pu, avec une curiosité narquoise, en observer quelques échantillons. Je les avais en face de moi, les fameux spécimens des classes moyennes enrichies par le franquisme. Agglutinées sur un vaste sofa, caquetantes et gloussantes, les femmes à l’élégance tape-à-l’œil ignoraient leurs maris dont le groupe compact avait assailli le bar. À grands gestes, à grands éclats de voix, ils exprimaient leur deuil, ou plutôt leur épouvante et leur exaspération devant la politique que semblait envisager le nouveau pouvoir. D’éventuelles mesures sociales paraissaient les terroriser, avec le cortège de désagréments pécuniaires qu’elles ne manqueraient pas de leur imposer. Un costaud à petites moustaches cirées semblait être le personnage important de la bande, son meneur et son porte-parole. Son costume parfaitement coupé, d’un gris perle ravageur, parvenait difficilement à contenir l’exubérance de ses mouvements et malgré moi, je luttais contre un fou rire bien peu dans ma nature. Je dois dire qu’un détail rendait la scène particulièrement cocasse : je ne sais pourquoi, l’homme était en charge d’un minuscule caniche blanc. Dans l’excitation, au gré de la frénésie de son propriétaire, le petit chien montait et descendait au bout de sa laisse rose, se trouvait soulevé de terre pour y retomber aussitôt, avant d’être à nouveau hissé à bout de bras. Tout à son sujet, son maître l’avait parfaitement oublié, comme sa maîtresse en plein bavardage. La scène était d’un comique surréaliste, digne d’un cruel film parodique.

    D’un seul coup, elle ne m’a plus amusée. Ces gens m’écœuraient. Ils étaient mes compatriotes, eux aussi. Ceux que j’avais redouté de rencontrer, bien que je n’aie pas imaginé ce degré de ridicule, d’un cynisme assez ingénu. Le chien servait toujours de yo-yo, et ces messieurs discutaient d’éventuelles expatriations : l’Espagne était un pays économiquement perdu, l’herbe serait certainement plus verte et grasse aux États-Unis, dont le libéralisme les attirait. Grand bien leur fasse. J’en avais assez entendu, je suis montée me coucher. L’idée de dîner près de ces personnages m’avait rebutée. J’avais imaginé le choc peut-être terrible d’idéologies opposées, mais pas cet aspect de la réalité ; à savoir la transe des Sancho Pança terrifiés par la perte de leurs privilèges.

    Je suis partie très tôt, traversant Barcelone encore endormie dans le clair-obscur de la fin de nuit. J’ai quitté la nationale qui longe le littoral pour m’enfoncer dans un labyrinthe de petites routes étroites et accidentées, presque toujours roulantes et en assez bon état. Je n’y trouvais que très peu de circulation, je traversais de beaux villages calmes dont le pittoresque cachait mal l’aspect souvent misérable.

    À la fin de la matinée, je suis restée pétrifiée devant le pont qui franchit l’Èbre, large à cet endroit où il approche de son delta. Je n’avais pas consulté la carte et j’étais prise au dépourvu. Sans l’avoir attendu si tôt, je passais le río Ebro et j’entendais des mots, des phrases, des proclamations, un chant obsessionnel, dans lesquels son nom revenait comme une complainte, comme une promesse lancinante. No pasaranAy Carmela… Ces chants et ces slogans républicains étaient des mots, mais des mots, pour toujours et depuis toujours gravés en moi.

    Je suis descendue sur la berge, dans de hautes herbes qui évoquaient un large chiendent, et je l’ai contemplé de tout près, ce fleuve mythique, symbole qui avait bercé mon enfance, ma jeunesse, qui déterminait celle que j’étais devenue. Un fleuve trouble au courant lent et têtu. Un fleuve sans mémoire, dont les eaux couleur de tourbe verdâtre recelaient de tragiques secrets. Il miroitait par instants à un éclat de soleil, entre de dramatiques nuages sombres.

    J’ai frissonné dans ma veste trop légère, et je me suis réfugiée dans ma voiture pour y retrouver la chaude sécurité matricielle. Appuyée au moelleux dossier de velours, je suis restée longtemps, à suivre des yeux le fil de l’eau boueuse et son cheminement inexorable. Je ne sais ni quand ni comment j’ai repris la route.

    J’ai roulé au hasard, et il était plus de trois heures lorsque j’ai stoppé le long de belles arcades, sur la place d’un bourg tranquille. Je me suis obligée à entrer dans le restaurant qui se trouvait là. Je ne devais pas avoir mangé depuis quelque vingt-quatre heures. Devant une table nappée de blanc, dans une salle simple et accueillante, manifestement occupée par des habitués, la vision des remous du río Ebro me poursuivait implacablement.

    Une aimable vieille dame vêtue de noir m’a indiqué la composition du menu du jour, inquiète de savoir s’il me convenait. Pourquoi ne m’aurait-il pas convenu ? Alors que j’attendais le second plat, un homme aux cheveux blancs et à l’austère costume sombre m’a adressé la parole en un excellent français, à peine teinté d’une pointe d’accent. J’ai répliqué en castillan, et pour répondre à son léger sourire de connivence, j’ai fait de mon mieux. Il s’est présenté, j’ai fait comme lui, sous le nom que j’ai adopté. Directeur de la banque voisine, il avait résidé plusieurs années à Paris, et prenait plaisir à parler français le plus souvent possible, pour garder la pratique de cette langue qu’il disait aimer. C’était un homme affable et intelligent, et j’ai eu un vrai plaisir à converser avec lui. Mais que de non-dits, que de zones d’ombre impossibles à évoquer !

    Je ressentais sa perplexité. Visiblement, il ne parvenait pas à me situer, bien que j’eusse évoqué ma fonction de cadre administratif au sein d’une grande firme automobile. Ma présence à Alcaniz en cette fin de novembre l’intriguait, tout comme cela me surprenait qu’il eût résidé longtemps en France, pour enfin se retrouver directeur d’une agence bancaire, dans une petite ville perdue à la croisée de routes minuscules.

    Il peinait un peu à croire aux raisons touristiques de mon voyage, d’autant que non, je n’avais pas de famille à visiter. Lorsque j’ai évoqué mon étape prochaine à Teruel, son expression a changé et il m’a regardée différemment. Qu’a-t-il eu envie de dire ? Je ne le saurais jamais. Il a seulement remarqué :

    — Teruel est restée une petite ville ancienne, belle et très triste. Couvrez-vous, le froid y est vif.

    La serveuse débarrassait les tables, dressait le couvert pour le soir, et un jeune homme est venu chercher mon interlocuteur qui a hésité un instant, puis l’a suivi après m’avoir cérémonieusement baisé la main et souhaité

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