Sept

Dérive et rédemption au pays des Läckerli

8 décembre 2018, une heure du matin. Je suis avec Michael dans son squat du moment, une petite cabane en bois sur Uferstrasse. Pas âme qui vive dans cette zone d'entrepôts et de terrains vagues au bord du Rhin à 200 mètres de la frontière allemande. Le vent s'est levé; il tombe une pluie verglaçante et le thermomètre indique -4°C. Accoudés derrière le comptoir ouvert sur l'extérieur de la Landestelle, une buvette estivale, nous regardons les lumières de la ville de Bâle en buvant des bières. Nous allons dormir dans un espace d’à peine 2 m2, sur une grille métallique sous le comptoir. Pour faire un peu de place, nous sortons les sacs-poubelle remplis de cannettes vides. Patatras! Rongés par les rats, tout leur contenu se répand par terre avec fracas. Jurant et zigzaguant dans le noir, nous tentons de récupérer ces saletés qui se cachent derrière les cailloux, roulent plus loin à chaque rafale de vent dans un bruit métallique qui perce le silence. Une fois la révolte des boîtes en fer blanc matée, rassemblées dans un coin, piétinées rageusement et recouvertes d'un vieux carton immonde, nous regagnons notre clapier, trempés et transis. Michael a de la peine à se rouler une cigarette tant ses doigts sont engourdis. Nous continuons à boire des bières en écoutant sur son portable une playlist de chansons françaises des années 80. Pour tenter de nous réchauffer, nous sautons sur place et gueulons en choeur avec Renaud et Lavilliers. La pluie tombe de plus en plus fort et s'infiltre maintenant dans notre refuge.

J'ai rencontré Michael, nom de rue Michel «à la französich» ou Eddy Merckx, c'est selon, en octobre 2018 à la Gassenküche, une cantine sociale du Petit-Bâle. Par une belle après-midi d'automne, j'attendais avec une trentaine de marginaux l'ouverture des portes, lorsqu'un type, la petite cinquantaine, affublé comme un coureur cycliste a déboulé. De taille moyenne, maigre, un visage en lame de couteau noirci par une barbe de trois jours et la peau mate, l'homme a cadenassé son vélo, enlevé son casque, salué l'un ou l'autre devant l'entrée avant de sortir son tabac à rouler. «Pourquoi ne vas-tu pas le trouver, il parle ta langue», m'a alors suggéré Benno en me poussant du coude. Michael a accepté que je photographie sa vie. Nous avons passé plusieurs semaines ensemble et sommes, depuis, devenus des amis proches.

– Bon, le magnétophone tourne, dis quelque chose de gentil.

– Non, je peux pas dire quelque chose de gentil, c'est pas possible!

– C'est pas toi?

– Non, vraiment pas. Quelque chose de gentil, Pffuit!

– Alors raconte la vie du SDF Michel.

– J'aime pas trop le mot SDF, je préfère encore clochard! SDF, je trouve ça un peu hypocrite, comme hôtesse de caisse au lieu de caissière. Un jour, on finira par nous appeler les pensionnaires de la rue! (sourire)

– OK, et si tu racontais l'histoire de Michael Lehmann?

«C'est en serrant au maximum un gros ceinturon sur son ventre que ma mère a réussi à cacher sa grossesse à ses parents, commence Michael d'une voix tranquille sans émotion apparente. Au moment d'accoucher, elle s'est barrée à Compiègne où mon oncle effectuait son service militaire; après, nous sommes restés six mois chez ma tante. Quand mon oncle a fini l'armée, il nous a emmenés chez mes grands-parents à Erlon, un petit village de Picardie. L'idée était de me laisser là, le temps qu'il s'installe à Paris où il devait commencer l’école de police et de me reprendre ensuite chez lui. Mais mes grands-parents ont décidé de me garder. L'effet Michael: l'essayer, c'est l'adopter! Mes parents, qui s’étaient mariés tout en noir au village, ont divorcé l'année de ma naissance. Ils n'ont jamais vécu ensemble. Mon père, un Allemand, est retourné à Sarrebruck le lendemain de la cérémonie. Je suis sûr que ma mère aimait mon père. Mais voilà, elle était psychiquement instable et la barrière des langues a aussi dû jouer un rôle. Apparemment, je suis arrivé sur un coup de camping de trois jours. Quelques mois après ma naissance, mon père s'est mis en ménage avec ma grand-tante Geneviève. Ma grand-mère avait deux soeurs: Denise, une comique, et Geneviève, une croqueuse d'hommes. Alors tu t'imagines, quand elle a vu arriver mon père en pleine détresse parce que mes grands-parents ne voulaient pas qu'il voie son fils: “S'il débarque, je le tue à coups de fourche”, disait toujours mon grand-père dans ses périodes d’ébriété. Bref, des histoires de famille… la fille, puis la grand-tante… Je sais pas trop et, à la limite, je ne veux même pas savoir. Plus tard, à l'uni, j'ai eu ma période de chasse et de retrouvailles. J'ai rendu visite à ma famille en Allemagne et, avec ma tante paternelle, nous sommes allés voir l'ancienne logeuse de mon père, Frau Ende. J'ai appris qu'il était monteur en charpentes métalliques et allait de chantier en chantier. C'est d'ailleurs sur l'un d'eux qu'il est mort dans un accident en 1983. Frau Ende, c’était sa famille d'accueil: quand il revenait à Sarrebruck, il logeait chez elle et faisait des cadeaux à tout le monde. Elle nous a montré une photo de “Klaus avec sa femme française”. Dans ma tête, ce devait logiquement être ma mère, mais il était main dans la main avec Geneviève. Naturellement, la photo, je l'ai pas ramenée! A sa mort, le consulat allemand a envoyé quelqu'un chez mes grands-parents pour nous prévenir. Je n’étais pas choqué plus que ça, car le mot “père”, je ne savais pas vraiment ce que cela signifiait. Qu'est-ce que ça changeait dans ma vie? J'avais mon pépé, ma mémé, ma maman, mes chats, mes poules et mes lapins; c’était ma famille et cela me suffisait, je n'avais rien besoin de plus.»

– Tu n'as donc jamais rencontré ton père?

– Si une fois, je devais avoir 8 ans. Le fer à repasser de ma grand-mère était tombé en panne et comme il n’était pas possible de le faire réparer au village – à cette époque, on ne jetait pas les choses –, elle a décidé de nous emmener avec ma mère à Laon, une petite ville pas loin, où habitait cette fameuse tante Geneviève. Quand on est arrivé, il y avait un typeallemand et moi, je ne comprenais rien. Quelqu'un m'a dit: «Tu vois Mimi, c'est ton papa!» J'ai pas réagi, je pensais juste: «Il parle bizarre, le monsieur.» Pendant le repas, il n'arrêtait pas de m'observer et, à la fin, il a donné de l'argent à ma mère pour un jouet. Quand on est revenu du magasin avec un camion Playmobil, mon père avait réparé le fer à repasser. Le souvenir que je garde de lui, c'est ce regard bleu perçant posé sur moi. Maintenant, je sais ce qu'il pensait: «Voilà, c'est mon fils! Je l'ai pas vu naître, je ne le verrai pas grandir et c'est mon seul enfant.» Il m'a fallu 40 ans pour comprendre… Des années après, j'ai pleuré quand je suis allé sur sa tombe. Voir cette dalle de granite mal entretenue, cette plaque avec son nom, tout est sorti d'un coup. «Klaus Lehmann… c'est ton nom que tu vois. Toi, tu t'appelles Michael Lehmann», ai-je pensé. On m'a raconté qu'il avait été très heureux quand il a appris que ma mère était enceinte. Il avait grandi à l'orphelinat et son rêve était de fonder une famille. Au cimetière, j'ai compris que cela aurait dû aussi être ma mission. Non pour que les Lehmann s'inscrivent dans la normalité, mais simplement pour créer une famille bien et stable. Au final, j'ai aussi foiré ce que lui a foiré… sauf que moi, j'ai pas laissé d'enfant derrière.

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