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Lettres du bout du monde: Lettres à ma fille
Lettres du bout du monde: Lettres à ma fille
Lettres du bout du monde: Lettres à ma fille
Livre électronique153 pages2 heures

Lettres du bout du monde: Lettres à ma fille

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À propos de ce livre électronique

Si ces lettres, voire confessions orales, sont écrites de l'autre côté du monde, dans une maison de retraite, elles sont avant tout un hymne à la vie et à ses fenêtres, entre-ouvertes sur des réflexions variées telle que notre société comme elle va et ne va pas, les relations humaines, notre relation au temps, nos émotions, nos contradictions...
L'histoire se situe à Bruxelles. Hélène, suite à son AVC, a été "placée" par sa fille Jeanne. Ce bouleversement sera l'occasion pour Hélène de faire des va et vient entre le présent et le passé avec, notamment, l'évocation d'êtres aimés comme ses parents et grands-parents, et son grand amour, Pierre. Un retour aussi sur soi où le futur apparaît en pointillés et où la vie trouve une tonalité plus juste, tissée entre ombres et lumières, raison et sentiments, dérision, amour et humour.
LangueFrançais
Date de sortie12 févr. 2019
ISBN9782322092178
Lettres du bout du monde: Lettres à ma fille
Auteur

Emmanuelle Ménard

Née en France, Emmanuelle Ménard s'est très tôt intéressée à l'art sous toutes ses formes: poésie, récit, essai, théâtre. Aujourd'hui, elle réside à Bruxelles depuis plus de quatorze ans où elle enseigne le Français et anime des ateliers. A ce jour, elle a publié "Deux jours comme l'hiver", premier roman chez l'Harmattan, sollicité par Erik Orsenna pour le prix Orange 2011. Un recueil de poésie "Impressions new yorkaises" aux éditions du Coudrier avec illustrations de l'auteure. Une comédie burlesque "L'ascenseur" dans le recueil collectif de pièces "A vos masques" chez Novelas.. Des Nouvelles et de la poésie sur le site www. Reflets du temps. Des Nouvelles et Poèmes dans la revue belge "Traversées" de Patrice Breno. Un troisième recueil de poésie "Si vous croyez que l'amour a donné son dernier baiser" et un récit de voyages "Impressions voyageuses", seront prochainement publiés aux éditions du Coudrier.

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    Aperçu du livre

    Lettres du bout du monde - Emmanuelle Ménard

    Paul

    LETTRE 1

    Ô ma fille, si tu savais… si tu savais toutes les paroles mortes en moi et qui s’entassent comme des os. Cela me rappelle ces fosses communes que l’on avait visitées ensemble près de Phnom Pen ; tu te souviens ? Le Cambodge. Tu disais que tu aimais « brûler les terres avec moi ». Nous en avons dévoré, des kilomètres ! En train, en bus, en tuk-tuk… Et maintenant, regarde comme je suis, un cimetière de mots, une gisante qui attend qu’on vienne la laver.

    Je préférerais que tu renonces à me voir. Je n’aime pas ce regard hésitant que tu as pour moi, comme si tu dansais entre la pitié et la volonté de bien faire. Oui, je sais bien, il te reste de l’amour. J’ai beau être devenue cette moitié de femme, je suis toujours ta mère. Mais il y a ces frontières désormais : toi dehors, moi, dedans ; toi la visiteuse… Comme si une partie du genre humain n’était que l’étranger qui entre et sort à sa guise. Tu comprends ? Espérons que oui, même si tu es de l’autre côté de la barrière.

    Remarque, tu me diras que nous, les vieux, qu’on ait deux jambes, deux bras, ou plus que la moitié, cela ne change pas grand-chose. « Le Grand Manitou », comme tu l’appelles, nous a classés. Il est bien embêté, d’ailleurs, avec ce mamy boom qui donne des cheveux gris à notre cher petit royaume ! Je me demande si dans dix ans, il y aura encore assez de murs pour nous mettre derrière. Peut-être que l’on fera des échanges : entre le Sud et le Nord, jeunes contre vieux…

    Ah là là ! pauvre Hélène, il ne te reste plus que ta tête pour divaguer ! Heureusement que tu as la télévision qui met un peu le holà. Elle m’est d’ailleurs précieuse, cette télévision ; elle me sert de diversion quand l’ennemi surgit.

    Hé oui, ma fille, tu es aussi l’ennemie, au même titre que les autres… Intelligente et sensible comme tu l’es, je suis sûre que tu comprends. Coffre-fort sans clé, ville-forteresse… C’est l’impression que je dois donner à ceux qui cherchent à me prendre d’assaut, et tu en fais partie.

    Je t’aime, ma Jeanne, je t’aime tellement que mon corps, s’il pouvait t’embrasser, exploserait en morceaux ! Mais que veux-tu, le mal est fait, le destin a posé cette ligne infranchissable entre nous. Tu pourras te donner toutes les peines du monde, jeter la télévision par la fenêtre, c’est ainsi.

    Rassure-toi, je ne te mettrai jamais à la porte, même si c’est un jeu que nous jouons. Je suis lâche, comme tout le monde… Au moins, je demeure lucide, c’est déjà ça.

    Si tu m’avais vue hier après-midi, je n’en menais pas large. De toute façon, la journée avait mal commencé…. Mes « protections », comme ils disent, étaient trempées, et le café, aussi froid que ces deux aides-soignantes venues faire ma toilette. À peine un regard, et hop ! je les ai vues au-dessus de moi, en train de me triturer le corps comme si elles faisaient les poussières. Et pour couronner le tout, elles parlaient roumain.

    La Roumanie, tu te rends compte ! Ce beau pays que nous avons visité il y a une dizaine d’années et qui nous avait tant marquées. Tu étais veuve, déjà, et tu parlais de cette contrée comme d’un tableau folklorique où les petites églises en bois poussent à la vitesse des fleurs. Les vieilles dames aussi étaient mignonnes ; on aurait dit des poupées avec leurs jupes et leurs socquettes, qui dépassaient de leurs sabots.

    Te souviens-tu ? Nous avions le sentiment de vivre quarante ans en arrière… Ah ! c’est certain, ce voyage dans le temps nous avait rafraîchi l’âme. Rajeunies tout court, d’ailleurs… Aujourd’hui, avec l’Europe, je me demande ce que tout cela est devenu…

    En tout cas, ces deux filles ne manquent pas de culot : m’ignorer à ce point ! Comme si j’étais une descente de lit !

    Bon, j’exagère un peu. Elles doivent aussi avoir leurs raisons, ces filles. Après tout, c’est tout juste si elles parlent français, et elles vivent sans doute loin de leur famille. Mais quand même, cette dureté dans les gestes… De quoi, de qui donc se défendent-elles ? Je ne voudrais surtout pas que leur petit cœur se fende en me regardant.

    Enfin, bref, pour revenir à l’après-midi, à seize heures pile, j’étais remise au lit, dans ce cercueil, avec seulement la sonnette pour me rattacher au reste des vivants. « Un navire naufragé sur une bande de sable », voilà ce que je t’aurais répondu si j’avais eu la parole et si tu m’avais posé la question.

    Quant à la télévision, elle était bien allumée, mais pas sur la bonne chaîne, et il fallait que je tire sur ma nuque pour voir l’écran ! Alors, je me suis contentée du bruit et des coups de feu qui me sortaient de ma torpeur, quand ce n’étaient pas les minauderies de la publicité. Heureusement, l’hiver m’a un peu aidée : à cinq heures, il faisait noir et j’imaginais tout le monde chez soi, sous les couvertures, un peu comme une armée de soldats en déroute, résignée à regagner ses tranchées.

    ***

    Toi, ma Jeanne, telle que je te connais, tu devais être dehors. Je sais combien tu aimes marcher, et ce n’est ni la nuit ni quelques flocons de neige qui vont t’arrêter.

    Déjà petite, tu crapahutais partout : on devait te tenir à l’œil, ton père et moi. Tu étais comme un jeune chien qui tirait sur sa laisse, le nez toujours en l’air pour humer l’aventure.

    Ah, tu nous en as fait voir ! Combien de fois nous t’avons perdue dans les grands magasins, les supermarchés, sur la plage… Tiens, je me souviens, à Ostende, quand tu n’étais pas plus haute que trois pommes : tu allais systématiquement te cacher derrière les bateaux en nous racontant, qu’un jour, tu serais marin comme ton grand-père.

    La mer, on a cela dans le sang, nous les Riot ! Elle est cette liberté retrouvée qui circule dans nos veines… La mer… Je donnerais père et mère pour la revoir, rien qu’une fois. Une seule fois me retrouver face à elle et lui parler comme je te parle, ma fille.

    Cette nuit, d’ailleurs, j’ai chaviré plusieurs fois, mouillée de la tête aux pieds dans des sueurs froides. Mais cela n’avait rien à voir avec l’océan et ses fonds marins. C’était un cauchemar, j’en suis sûre. J’ai rêvé que l’on m’avait coupé la langue et qu’on la présentait sur un plat argenté, entre quelques feuilles de laitue pour le décorum. Tu te rends compte ? Ma propre langue comme un plat du dimanche ! Au moment où tu allais prendre ta fourchette pour piquer dedans, je me suis réveillée en sursaut et j’ai cherché la sonnette à tâtons mais sans succès.

    De toute façon, qu’aurait fait l’infirmière de garde ? Elle ne m’aurait sûrement pas dorlotée comme j’en aurais eu besoin. C’est drôle comme l’enfant qu’on a été n’est jamais loin de soi, finalement. Cette nuit-là, j’aurais juré que j’avais six ans, une fillette…

    Oh ! je te vois venir, ma fille ! Tu vas me demander pourquoi j’ai parlé de famille alors que celle-ci est réduite à peau de chagrin. Hé bien, figure-toi qu’il y avait ton père, et ta grand-mère aussi, la femme du marin. Une maman un peu floue pour moi : elle parlait si peu, et puis…

    Je la vois encore, assise sur la bite, attendant papa. Lui, l’horizon, elle, l’ancre ; lui toujours sur le départ, et elle, à l’arrivée.

    Pauvre maman ! Elle était prête à sacrifier toute son existence pour un homme qui se confondait avec la mer. Une vie de plus noyée dans l’océan… Elle était si discrète, jamais un ton plus haut ou une parole de trop, comme une mer à marée basse, au fond.

    Il faut croire que son destin n’a pas été si mauvais puisque celui-ci en a décidé autrement… C’est dommage que tu ne l’aies pas connue, son pâle sourire t’aurait plu. Cela me rappelle la chanson : « Les Flamandes dansent sans rien dire, sans rien dire aux dimanches dansants, les Flamandes dansent sans rien dire, les Flamandes, ça n’est pas causant » !

    Ah, mesdames ! Si vous pouviez plutôt m’apporter Ostende sur un plateau. Je n’ai que faire de ces trois grammes de beurre et de confiture servis sur de la mie sans croûte et qui a dû dormir toute la nuit dans la cuisine.

    J’imagine que ces tartines datent d’hier soir. Comment auriez-vous eu le temps ? Je vous entends : à sept heures, vous êtes là, dans le couloir, fraîchement débarquées de votre bus, train, ou voiture, en train de vous affairer pour le « car wash » de l’étage. Non, ce mot ne vient pas de moi. Qu’est-ce que vous croyez ? Ce n’est pas parce qu’on a perdu la langue qu’on a perdu les oreilles. Je vous écoute, je n’ai pratiquement que ça à faire d’ailleurs. D’un côté, la télévision ; de l’autre, vos conversations – enfin, quand vous parlez français ! C’est comme cela que j’arrive à me tenir à peu près droite…

    ***

    Aujourd’hui, le silence me fait si peur… Le silence des livres aussi. Pourtant, avant mon accident vasculaire, je lisais. Il m’arrivait même de confier quelques passages à mon piano…

    Que veux-tu, j’ai toujours pensé que la beauté devait être partagée, alors, avec la solitude… J’aurais d’ailleurs bien aimé qu’il me réponde de temps en temps, ce piano, qu’il y eût des doigts sur le clavier. Enfin, il était là, c’était le principal !

    Tiens, j’entends du bruit ; c’est justement le déjeuner : un croissant pour le dimanche, mais pas d’Ostende en vue. Tu vois ma fille, il n’y a pas d’âge pour rêver ; surtout quand on se fait vieux, on a plus le temps.

    — Bonjour, madame Riot. Vous avez bien dormi ?

    Ah ! celle-ci m’a l’air assez aimable. Elle a aussi l’accent roumain mais le sourire en plus ; elle va peut-être me réconcilier avec son pays.

    Voilà, jeune demoiselle ; pour vous, j’acquiesce de la tête, je ne voudrais pas que vous me preniez pour une malpolie ou une aigrie ; pour une fois que quelqu’un du personnel s’adresse à moi. Évidemment, je vous mens ; mais comment vous raconter mon cauchemar ? Et puis, entre nous, est-ce que cela vous intéresserait vraiment ? C’est gentil aussi de m’aider à m’asseoir sur le lit. Je vous avoue que je suis gênée : avec ces sueurs et cette urine qui colle à mes fesses, on se sent peu de chose.

    Vous me direz sans doute que vous êtes là pour ça, que vous avez l’habitude… mais moi pas ! J’ai toujours mis un point d’honneur à changer de petite culotte une fois par jour, alors vous imaginez, c’est aussi ma féminité qui en prend un coup. Vous êtes déjà partie ? À très vite j’espère, votre visage m’est sympathique.

    Je sais ce que tu penses, ma Jeanne, qu’il faut se méfier des apparences : Pol Pot avait bien une bonne tête… Brrr ! quand je repense à ces camps et à cet arbre contre lequel on frappait les bébés pour les exterminer, cela fait vraiment froid dans le dos.

    On demande aux gens d’être un peu plus humains. Si c’est ça l’humanité ! Sans parler d’un idéal, quand on voit à quoi cela peut mener… Je n’ai jamais compris pourquoi on mettait l’enfer sous la terre. Il est bien là, avec nous ; enfin, je veux dire, en nous.

    Tiens, voilà que je philosophe, maintenant. Et pourquoi pas ? Les aveugles ont l’ouïe aiguisée, les muets comme moi se mettent à penser tout haut… Je ne sais si l’on perd au change, mais la nature tend toujours à rééquilibrer les choses. Notre bonne mère Nature… Au fond, elle ne veut que notre bien, et nous lui voulons du mal sans le vouloir. Elle est bien patiente avec nous, en tout cas…

    Ah ! voilà de la visite. C’est pour venir faire la dame de la chambre 511 ? Hé bien, vous en avez mis du temps, il est bientôt dix heures.

    Zut ! c’est encore une autre, une rousse assez forte. Comme elle est grande ! À la voir, tu dirais que c’est la femme du géant Gulliver.

    — Allez, madame ; finie la grasse matinée ! Je vous fais votre toilette, et hop ! en avant pour le fauteuil.

    Et hop ! Comme c’est joliment dit… De ses gros doigts boudinés, elle n’a plus qu’à me soulever, et hop ! j’atterris sur le fauteuil roulant placé près de la fenêtre.

    Mais le jardin ne m’intéresse pas, c’est la télévision qu’il faut allumer ! D’ailleurs, qu’y a-t-il dans ce jardin ? De la neige, voilà tout ; partout de la neige avec des arbres nus, désossés. Ils font pitié à voir, ces arbres… Je ne donne pas cher

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