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Feuillevineuse
Feuillevineuse
Feuillevineuse
Livre électronique326 pages4 heures

Feuillevineuse

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À propos de ce livre électronique

Cinq personnages, un manoir de famille au milieu des herbes folles. Au fil des lettres qu’ils s’échangent, tous battent et rebattent les cartes de leur passé, fuient ce qu’ils sont et rejettent sur les autres la responsabilité de leurs choix. On erre alors dans les méandres de la mémoire, des non-dits, des secrets, des chimères.


À l’origine, Flateurville, lieu artistique du 10e arrondissement de Paris, bric à brac d’objets hétéroclites, ancienne usine envahie par des créatures imaginaires.
Sous la plume du collectif Barsacq, Flateurville est devenu Feuillevineuse.
LangueFrançais
Date de sortie29 juin 2016
ISBN9782312041193
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    Aperçu du livre

    Feuillevineuse - Collectif Barsacq

    cover.jpg

    Feuillevineuse

    Collectif Barsacq

    Feuillevineuse

    LES ÉDITIONS DU NET

    126, rue du Landy 93400 St Ouen

    Nouvelle édition

    © Les Éditions du Net, 2016

    ISBN : 978-2-312-04119-3

    Ma feuille vineuse

    Les mots qui vont surgir savent de nous ce que nous ignorons d’eux. Un moment nous serons l’équipage de cette flotte composée d’unités rétives, et le temps d’un grain, son amiral. Puis le large la reprendra, nous laissant à nos torrents limoneux et à nos barbelés givrés.

    René Char, Sept saisis par l’hiver,

    dans Chants de la Balandrane.

    Première partie

    Lorsque l’enfant était enfant,

    Il marchait les bras ballants,

    Il voulait que le ruisseau soit rivière

    Et la rivière, fleuve,

    Que cette flaque soit la mer.

    Lorsque l’enfant était enfant,

    Il ne savait pas qu’il était enfant,

    Tout pour lui avait une âme

    Et toutes les âmes étaient une.

    Peter Handke

    JEAN-BAPTISTE, FEUILLEVINEUSE

    « Oyez, oyez, Mesdames et messieurs, et demoiselles, et damoiseaux… Paroles d’un pauvre bateleur, qui s’arrime à toutes les rives et charrie des histoires… On dit parfois : ‘Vous ne le regretterez pas ! Vous en aurez pour votre argent !’ Ah, je ne connais pas la fibre de vos regrets, et je ne suis pas prophète… Loin de moi donc cette prétention-là, de m’immiscer entre vous et vos amertumes, de me mêler de vos sous, de vos soucis, de vos thunes… Mais venez m’écouter malgré tout ! »

    Parfois je leur dis cela. Parfois je leur dis autre chose. Cela dépend. Du lieu, des circonstances, de leurs têtes aussi, si elles me reviennent ou non, bien que j’essaie en général de ne pas en tenir compte, de m’abstenir de tout jugement. Il persiste toujours quelque chose que je ne peux m’empêcher de respirer, un fumet, en quelque sorte, de bienveillance ou d’hostilité, d’intelligence ou de crasse bêtise ; et il se peut que je me trompe… Néanmoins le fumet rentre dans mes pores et s’y installe avec la force de l’évidence. Quand il me dit : basse bêtise, je frémis ; quand il me dit : moquerie, rires gras, persiflages, je me raidis. J’essaie ensuite de contrer ce premier mouvement induit par le fumet, et de rester, malgré tout, pour proposer mes histoires.

    Parfois je dis : « C’est par ici ! C’est par ici, et non par là-bas, qu’il faut pousser votre chemin, Mesdames-Messieurs, et vous autres, tous, ni Sieurs ni Dames… C’est par ici, le sac-à-histoires, venez y jeter un coup d’œil de plus près. De loin, on ne voit rien. D’ailleurs le soleil vous aveugle, venez y fourrer votre nez. N’ayez pas peur. Il ne mord pas… Il est tout à fait docile… »

    Je ne suis pas sûr en fait qu’il soit si docile (mais il faut bien mentir un peu, pour ne pas leur faire peur). Il y a là-dedans des histoires terribles, des histoires véritablement ahurissantes, mauvaises, qui se tapissent avec tous leurs piquants au-dehors (et tout leur fiel au-dedans) au fond du sac. Mais si je leur disais cela, pour la plupart ils fuiraient de toutes leurs jambes. Non, ce n’est même pas vrai. Si je leur disais cela, de toute façon ils ne le croiraient pas, ils me regarderaient d’un petit air narquois, l’air de dire « cause toujours » ; certains dresseraient l’oreille, intrigués, et s’approcheraient peut-être, mus par une curiosité malsaine ; mais même eux, on peut dire qu’ils n’y croient pas, à la force mauvaise des histoires ; car s’ils y croyaient, ils devraient fuir à toutes jambes, le plus loin possible, courir à tout rompre, s’échapper coûte que coûte. Mais non, ils ont la peau dure, les histoires, c’est bon pour les amuseurs publics ou les gamins, eux cela fait longtemps qu’ils n’y croient plus. Ils diront : « c’est une belle histoire » ou « c’est amusant », ou « c’est triste » ou « c’est terrible, tout de même », et puis ils oublieront tout aussi sec. Ils ne laisseront pas l’histoire les pénétrer jusqu’à la moelle, leur chatouiller le creux des os, se glisser dans toutes les nervures de leur être. Ils n’y croient pas, et c’est assez pour faire que les histoires glissent sur leur chair comme sur la peau luisante d’un serpent.

    Parfois je dis : « Venez ! Venez ! Venez donc ! Et laissez venir à vous les paroles d’un conteur, raconteur, griot, affabulateur, tisseur de mots, brodeur d’histoires, tailleur d’intrigues, modeleur de personnages, bâtisseur de villes et sculpteur de lieux, qui a traîné sa bosse un peu partout. N’ayez pas peur, c’est un chat de gouttière qui ne griffe pas, un chien errant qui ne mord pas, au pire il vous crachera des mots à la figure ! Laissez-vous emberlificoter dans les fils de ses histoires ! Messieurs-Dames, ne fuyez pas, surtout, ne passez pas votre chemin ! Les histoires ont un lieu et un habitat, et ce lieu c’est ici, leur habitat ce sac que vous voyez là, et je vais en sortir une… Attention ! Elle frétille ! Prenez garde qu’elle ne s’échappe ! Rapprochez-vous encore un peu… Mais oui, comme ça, le chien ne mord pas je vous dis, ses crocs sont émoussés, les histoires à force d’être remâchées les ont lissés comme la peau d’un nouveau-né… »

    C’est que les gens ne s’approchent pas spontanément. Il faut les convaincre, avec force cris et soubresauts, de tendre l’oreille et de prêter un peu de leur temps à l’exercice de l’écoute. Alors je me démène comme un beau diable. Je racole, comme on dit. J’appâte le client. Les pêcheurs préparent leurs vers, mouches, que sais-je, avant de balancer l’hameçon dans les flots. Moi, je travaille mes accroches.

    MARCEL À JEAN-BAPTISTE, FEUILLEVINEUSE-LE-BOURG, 4 FÉVRIER

    Jean-Baptiste,

    Cela fait bien longtemps que tu n’as pas eu vent de moi, à moins que tu n’aies eu quelques nouvelles par Juliette ou Suzanne.

    Me voilà de retour à Feuillevineuse. Je suis enfin sorti.

    J’imagine que je n’ai guère occupé tes pensées. Tu avais d’autres chats à fouetter. Nous étions tous deux occupés à lécher nos blessures. Maintenant que les plaies ont cicatrisé, nous pouvons repartir sur des bases plus saines.

    J’ai entendu dire que tu n’avais pas changé, que tu étais toujours aussi friand des vieux objets. Je me souviens, lorsque nous étions gamins, comme tu faisais parler les sabots usés que nous avions trouvés avec Antoine. Tu leur demandais si les pieds qui les avaient chaussés les avaient bien traités, s’ils n’avaient pas trop souffert d’avoir été à chaque pas de leur propriétaire, projetés violemment face contre terre sur le pavé.

    Tu as toujours su communiquer avec les choses mortes pour leur rendre leur âme. Et comme le chercheur d’or, tu as toujours su dénicher la pépite au milieu de la boue, du sable et des cailloux.

    Moi, au contraire, les épaves du passé m’entraînent avec elles par le fond. Or, j’ai décidé de faire de la place à la vie.

    Alors je te propose un marché qui nous conviendra certainement à tous les deux. Va dans l’atelier, le hangar et le grenier, dans lesquels tu trouveras des monceaux de ces vieilleries. Débarrasse-m’en. En échange, trie, prends, jette, casse, répare, emporte, donne ou vends ce que tu veux du moment qu’il ne reste plus rien.

    Je ne doute pas que tu mèneras cette tâche à bien. J’attendrai que tu aies terminé pour pouvoir m’installer. Préviens-moi lorsque c’est fait.

    Merci.

    Marcel

    P.S. Il y a ce juke-box que mon père s’était acheté quand l’invention était sortie. Je pense que cela pourrait amuser P’tit Louis. Donne-lui de ta part.

    Si tu vois d’autres objets qui pourraient lui plaire, mets-les de côté. Je sais que tu le connais bien, tu sauras quoi garder.

    JULIETTE À MARCEL, PARIS, POSTÉ DE BERLIN LE 5 FÉVRIER

    Cher Marcel,

    Le train vient de quitter la gare de l’Est. Les immeubles de banlieue défilent à grande vitesse. Je suis collée à la vitre. C’est beau, ces formes informes, ces couleurs qui se mélangent.

    Je pourrais rester des heures comme cela, à regarder les paysages passer. C’est eux qui traversent ma vie. Moi je suis immobile. Je savoure. Voyager c’est prendre le temps finalement, et ce trajet sera long. J’arriverai à Berlin dans huit heures environ. J’ai hâte, Marcel, hâte de me retrouver sur la scène. Je rencontre demain Hans, le patron du club de jazz « Schlot ». C’est un nouveau lieu qui vient d’ouvrir dans le quartier de Prenzlauer Berg, dans l’ancien Berlin est. Que cette ville a dû changer ! Je serai en première partie de la formation jazz du club durant la semaine et si tout se passe bien peut-être en tête d’affiche le samedi soir.

    Je suis place 41 dans le wagon 17. À côté de moi, un homme, bel homme, marié semble-t-il. C’est la bague à sa main droite qui me fait dire ça. Mais de nos jours, sommes-nous toujours sûrs de ce qu’un anneau autour d’un doigt veut dire ? Il me regarde. Je crois que je lui plais. Je finirai par lui parler, le temps de terminer cette lettre. Il ne me faudra pas cinq heures pour tout connaître de lui. Je vois déjà la scène à la gare de Berlin. Nous descendrons ensemble du train. Il m’aidera à porter ma valise même si celle-ci est légère. Je le remercierai, l’embrasserai d’un léger baiser car lui n’osera pas. Je lui dirai : « J’ai passé un très bon moment, merci. » Puis me retournerai et commencerai à marcher. Il me prendra la main pour me retenir. Il me demandera : « Nous nous reverrons ? » À cela, je répondrai : « Non » et me retournerai à nouveau et avancerai. C’est comme cela que ça se passera. Ça se passe toujours ainsi.

    Entre Feuillevineuse et Paris, j’ai lu la pièce de Tennessee Williams, Un tramway nommé désir dont tu m’as parlé dans ta dernière lettre. Non, je ne suis pas comme Blanche, je ne fuis pas, je n’ai pas honte. Ne pas être là pour t’accueillir à ton retour est une souffrance. Mais pouvais-je refuser ? Cette occasion était trop belle de vivre mon rêve : chanter, donner et briller à nouveau.

    Dans le hangar, au fond à gauche, il y a un mur avec du lierre. Derrière, cachée, tu verras une brique rouge que tu peux enlever aisément. J’ai laissé là le double des clés de la maison en cas de besoin. C’est idiot comme cachette, je sais. Il faut avoir la clé du hangar pour la récupérer. Tu trouveras sans doute un meilleur endroit. Ce domaine est à nouveau le tien.

    Voilà, les immeubles font place à la campagne, des champs en enfilade, du vert, du blanc, de la neige. Je pense à toi qui dois avoir froid. Ce n’est l’affaire que de quelques semaines et nous serons à nouveau ensemble.

    Ta Juliette

    MARCEL À SUZANNE, FEUILLEVINEUSE-LE BOURG, 7 FÉVRIER

    Ma Suzanne,

    Après toutes ces années, me voici de retour à Feuillevineuse. J’ai poussé le grand portail du chemin des hêtres qui s’est ouvert en grinçant comme un vieil infirme qui souffre d’être dérangé dans son sommeil. Mazette ! On croirait le palais de la Belle au Bois dormant !

    Je suis passé par le bosquet aux girolles. Tu sais, celui où tu m’emmenais le dimanche pour me raconter, à l’abri de notre cabane, les secrets que tu rapportais de tes aventures de voyage à l’autre bout de la terre.

    Je suis arrivé aux dépendances. Je croyais que tu avais confié à Jean-Baptiste l’entretien du domaine ? Je trouve qu’on n’en voit guère les résultats. Ici aussi, le temps semble s’être arrêté. Les maisons abandonnées semblent pleurer leurs habitants et leur tendre les bras, comme s’ils allaient revenir dans quelques heures. En attendant, elles gardent leurs portes et leurs fenêtres fermées, protégeant des curieux l’intimité des vies de ceux qu’elles ont abrités. Je suis passé devant toutes. Celle du menuisier, celles des ouvriers de nuit, celle de la lingère. Je suis entré dans celle d’Antoine. Silencieuse et vide comme les autres, elle s’est soudain mise à résonner des rires des enfants que nous étions. Par terre, jaunie et couverte de poussière, il y avait la photo prise lors de cette partie de chasse. Je me suis souvenu comme tu avais consolé Antoine qui était rentré en pleurant car mon père l’avait houspillé pour avoir tiré avant son autorisation.

    C’est curieux comme ce lieu semble avoir plus de mémoire que moi des moments que nous avons passés ensemble.

    J’ai repris mon chemin jusqu’au hangar des ateliers. Je rêve, quel fatras ! Ça dégage une odeur de rouille et d’essence pestilentielle. Pourquoi n’as-tu pas tout fait débarrasser ? As-tu voulu faire une garde rapprochée de ces compagnons que tu n’as jamais daigné côtoyer ou pensais-tu me faire plaisir en me laissant dans un décor de cimetière ?

    Oui, je suis libre et je compte bien en profiter cette fois. Il est hors de question que je quitte une prison pour tomber dans une autre. Les murs de l’esprit sont souvent bien plus étouffants que les vrais. Tu es bien placée pour le savoir. Je sais qu’aujourd’hui ta mémoire s’effiloche comme un vieux pull qu’on détricote et ce n’est peut-être pas plus mal en fait.

    J’irai te voir bientôt je pense. Quand je serai prêt. J’ai un peu mouliné à ton sujet lorsque j’étais enfermé…

    Je ne suis pas rentré dans la maison. Je n’avais pas le courage de regarder l’absence de Juliette.

    Je vais m’installer quelques jours à l’auberge du Bourg en attendant que ça passe. J’ai récupéré P’tit Louis. On dirait qu’il va bien, même si lui aussi est déboussolé par son départ. Et puis c’est clair qu’avec moi comme nounou, il n’a pas forcément gagné au change…

    Je t’embrasse.

    Marcel

    SUZANNE À P’TIT LOUIS, ORNYX, 9 FÉVRIER

    Mon P’tit Louis,

    Mon garçon,

    Lit ouvert, lit défait.

    C’est la phrase que me disait toujours mon vieux mari. Tu ne l’as pas connu. Et heureusement pour toi. Quel emmerdeur, celui-là ! Lui, c’est sûr qu’il ne t’aurait pas laissé te faufiler comme tu le fais entre ses vieilles machines.

    Lit ouvert, lit défait. C’est la première image qui m’est venue à l’esprit ce matin. L’image. Et le mot. Cette phrase, sa rengaine. Tu sais que je perds la boule. Je te fais rire souvent avec mes idées loufoques qui viennent d’on ne sait où. Mais figure-toi que depuis ce matin, je regarde mon lit, que je fais comme chaque matin, et je me répète cette phrase : lit ouvert, lit défait. Sans doute est-ce l’effet de mes lunettes protéiformes.

    Mais parlons de toi, mon coco.

    Je sais que tu dois être un peu perdu ces jours-ci. Que tu ne diras jamais rien, que peut-être même tu ne sauras pas vraiment pourquoi tout d’un coup tu tournes en rond et la vie te paraît sans goût. Que tu auras juste envie d’aller te cacher, de te blottir quelque part. De faire la mouche crevée en attendant que les jours passent, que le soleil revienne et que tu puisses à nouveau jouer au lézard sur les murs de pierre. Je sais qu’elle doit te manquer ta Juliette. Et que Marcel, tu dois le regarder un peu de travers, en trouvant que vraiment, il ne lui ressemble pas à Juliette, qu’il fait du bruit en mâchant, et que quand il chantonne, il chante faux et qu’à chaque fois qu’il fait quelque chose, il ne le fait pas comme Juliette. Bref, je sais tout ça, que tu te demandes pourquoi elle est partie, et que tu es en colère.

    Je peux juste te dire ça, mon coco. Les adultes, c’est comme ça. Parfois, il leur faut partir. Partir vite. Ça leur prend comme une envie de pisser. Et s’ils ne partent pas, eh bien, ils finissent par se pisser dessus. Par sentir moisi. Alors, quand ils ont envie de partir, il vaut mieux qu’ils partent.

    Peut-être un jour, tu liras ces vers d’un grand poète, et tu te rappelleras :

    « Quand tu aimes il faut partir,

    Le monde est plein de nègres et de négresses. »

    J’en sais quelque chose, moi. Tu dois te dire, elle, Suzanne, la vieille dans sa robe de chambre rose et ses pantoufles d’ex- Cendrillon, elle, Suzanne, qui sent si fort la vieille et qui bave quand elle m’embrasse. Oui, moi. Pendant des années, je me suis réveillée le matin avec cette phrase en tête, et cette image – lit ouvert, lit défait – et je savais qu’alors le départ était imminent, impérieux, et que si je ne cédais pas à cette envie pressante, je vomirais très vite tout ce qui m’entourait, à commencer par mon mari. Dans ces moments-là, je n’avais qu’une envie, troquer ce lit ouvert, ce lit défait contre un ciel ouvert, un ciel défait… Et là, tout était possible.

    Je ne vais pas me lancer dans le récit de mes aventures, P’tit Louis. Je t’ai déjà raconté ces plantes étranges que j’allais cueillir à tous les coins du monde. Et je vois bien qu’à chaque fois, tu n’écoutes pas vraiment. Je vois tes yeux qui rentrent loin, loin, dans les profondeurs d’une rêverie dont tu n’as pas encore trouvé le fond. Et puis tout à coup, lumière dans tes yeux. Tu rôdes à nouveau hors de ta cachette, mais y retournes aussi sec, dès que tes antennes hument le parfum du premier piquant.

    Non, aujourd’hui, je t’écris pour te demander un grand service. J’aimerais retrouver une vieille cage à oiseau. Je crois qu’elle est quelque part, dans un grenier, à Feuillevineuse. Il faudrait que tu demandes à Marcel. Il est possible aussi que ce soit Jean-Baptiste qui l’ait embarquée avec lui, un jour où j’avais décidé de me débarrasser de tout un tas de vieilleries. Peut-être l’a-t-il mise dans sa besace et l’a-t-il vendue au premier amateur venu, qui ne saura jamais que cette cage, c’est un peu une lanterne magique, et qui la postera dans son salon, entre une vierge recollée et un renard empaillé. Ah, la la, le mauvais goût !

    Je compte sur toi, mon coco. Si tu la retrouves, je te raconterai l’histoire de la cage à oiseau.

    Je t’embrasse, mon chou.

    Ta vieille Suzanne

    SUZANNE À MARCEL, ORNYX, 13 FÉVRIER

    Mon cher Marcel,

    Quel soulagement de te savoir enfin libre. Que ce cauchemar soit terminé ; que plus jamais une vitre de plusieurs épaisseurs ne séparera mon corps du tien ! Que plus jamais, ces yeux braqués tels des lampes torches sur nos conversations ! Que plus jamais le tic-tac de l’horloge du parloir pour empêcher nos silences de se taire !

    Qu’attends-tu pour venir me voir ? Déjà huit jours que tu es sorti et rien ! À peine une lettre. N’oublie pas que je ne suis pas éternelle. Ça me démange, il y a des jours où je me retiens de grimper dans le premier taxi qui passe. Mais je vois bien que ce retour à Feuillevineuse est une épreuve pour toi. J’ai comme l’impression que tu as besoin d’arpenter encore et encore les chemins troubles du passé pour trouver la porte d’entrée de cette maison qui n’a jamais cessé d’être tienne. Enfin. Tu as de la route à faire. Y compris pour venir trouver ta vieille mère qui perd un peu la boule.

    Que te dire ? L’employé du téléphone est passé pour réparer. J’ai désormais une ligne toute neuve et je pourrai passer des heures à téléphoner. Je me demande bien à qui. Tu sais, toutes mes amies ont en moyenne entre un et deux pieds dans la tombe. Mais l’idée de me savoir isolée du monde, moi qui ai passé ma vie à tâcher de me relier aux choses et aux êtres, m’était insupportable.

    Cela me ferait plaisir d’entendre ta voix, mon Marcel.

    J’espère en tout cas que tu prendras soin de P’tit Louis. Ce gamin est tellement touchant. J’ai peur parfois qu’il vire mal. Les oiseaux tombés du nid, même quand on les recueille et qu’on les garde au chaud sur du coton tout le temps qu’il faut pour que leurs ailes grandissent, ils restent fragiles, tu sais.

    Dans ta lettre, tu me parles d’un certain Antoine. Je ne sais plus du tout de qui il s’agit. Tu ne confonds pas avec Jean-Baptiste, le fils du curé ?

    En tout cas, j’espère que tout cela ne va pas durer jusqu’à la fin des temps. Tu sais, ces yeux : braqués sur nous. Parfois ça me fait peur.

    Raconte-moi, mon Marcel. Toi, ta vie. Feuillevineuse. Et quand tu seras prêt, tu viendras me chercher et nous irons ensemble marcher dans les bois.

    Ta mère qui t’aime,

    Suzanne

    JEAN-BAPTISTE À SUZANNE, FEUILLEVINEUSE-LE-BOURG, 13 FÉVRIER

    Madame,

    J’espère que vous ne verrez dans cette missive aucune impudence. Depuis deux ans que vous avez quitté Feuillevineuse, nous ne nous sommes guère croisés. Certes, vous m’avez confié l’entretien du domaine, mais hormis quelques comptes rendus, je n’ai pas pris l’habitude de vous écrire. Celui qui prend cette peine aujourd’hui, ce n’est pas tant le grand échalas que vous avez côtoyé avant votre départ, que Jean-Baptiste l’enfant du village, le « fouineur » (comme disait Monsieur), celui qui rôdait toujours autour de l’atelier, fasciné par les machines, et que vous croisiez parfois, au retour d’une de ces longues marches qui vous faisaient, alors, sillonner la campagne, par tous les temps, à la recherche de quelque plante rare pour nourrir votre herbier. Vous souvenez-vous du jour où vous avez ramené d’une de ces promenades un oisillon à l’aile cassée ? Arrivant par le fond du domaine, du côté de l’atelier, vous m’avez trouvé là, perché à la fenêtre, à observer les machines vrombissantes, et vous m’avez montré votre oisillon. Moi, les oiseaux, ça me connaît. Mais je ne sais toujours pas ce qui vous a poussée, ce jour-là, à me le confier, l’oisillon blessé. L’idée était que je lui répare l’aile, je suppose. Ce que j’ai fait : je lui ai fait une place sur mon bureau, je lui ai construit une boîte, je l’ai placé sur un lit de lichens et de mousse, et tous les jours, je l’ai nourri. À ma mère horrifiée j’ai dit : « C’est Madame qui me l’a confié pour que je le guérisse », et ça l’a fait taire. Ainsi, c’est ce Jean-Baptiste là qui vous écrit. Mais peut-être avez-vous oublié l’oisillon depuis longtemps.

    Si je vous écris, Madame, ce n’est certes pas pour vous importuner avec des histoires d’oiseaux. Seulement voilà. Il y a quelques jours, on m’a appelé à Feuillevineuse, pour débarrasser le hangar des « quelques vieilleries qui y traînent encore » (c’est ce que l’on m’a dit). Ah, cela faisait bien longtemps que je n’avais vu de près les machines. Ce sont maintenant

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