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Le pays où poussent les bouleaux
Le pays où poussent les bouleaux
Le pays où poussent les bouleaux
Livre électronique279 pages4 heures

Le pays où poussent les bouleaux

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À propos de ce livre électronique

Alma Rosé est la fille du fameux Konzertmeister – premier violon – de l’opéra de Vienne, Arnold Rosé. Sa mère Justine est la sœur de Gustav Mahler. L’avenir de la jeune femme s’est construit depuis son enfance par et avec la musique et son violon, dans un univers artistique, cultivé et privilégié.
Anna Eerlijk est née à Vienne, d’une mère autrichienne musicienne et d’un père néerlandais mathématicien. Après la mort de la première, le second l’emmène aux Pays-Bas pour échapper à la terreur nazie.

Parce que toutes deux sont classifiées juives du fait de leurs origines, elles se retrouvent bien malgré elles dans l’enfer de Birkenau, « protégées » par la volonté irrationnelle des SS de créer un orchestre dans le camp des femmes. Alma comprend très vite qu’elle détient entre ses mains le sort de ses musiciennes ; elle va, dès son entrée en fonction comme chef, s’employer à mener l’orchestre à son maximum. Elle est persuadée que toutes finiront gazées si elle ne réussit pas.

De la fin du XIXe siècle jusqu’à la découverte des camps, de Vienne à Auschwitz, en passant par Amsterdam et Londres, ce récit à trois voix raconte le parcours tragique de personnages unis par une même passion pour la musique, ballottés par les événements d’un siècle qui donne naissance à la plus grande abomination qu’est la Shoah.
Le personnage d’Anna est fictif. Il est la synthèse des témoignages laissés par de nombreuses musiciennes déportées. En revanche, les autres personnages ont existé et les faits sont réels.

LangueFrançais
Date de sortie27 févr. 2023
ISBN9782370117304
Le pays où poussent les bouleaux

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    Le pays où poussent les bouleaux - Agnès Boucher

    cover.jpg

    LE PAYS OÙ POUSSENT LES BOULEAUX

    Alma, Anna & Arnold

    Agnès Boucher

    Published by Éditions Hélène Jacob at Smashwords

    Copyright 2023 Éditions Hélène Jacob

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    © Éditions Hélène Jacob, 2023. Collection Littérature. Tous droits réservés.

    ISBN : 978-2-37011-730-4

    À Alma, Anita, Violette et toutes les autres musiciennes, héroïnes et survivantes tragiques.

    À tous ceux qui ne sont pas revenus de l’horreur absolue.

    1 – Anna

    Que c’est difficile ! Sortir de cette maison me semble une insurmontable épreuve. Comment puis-je songer à abandonner ce vieillard ? À la simple idée de quitter les lieux et sans doute ne jamais le revoir, j’ai l’atroce sensation de trahir mon propre père. Dans une espèce de dualité de sentiment, je ressens pour lui compassion et haine sourde, à un niveau d’intensité extrême. Comprenez-moi ! Cet homme est âgé de plus de 80 ans et il est toujours de ce monde. Pourquoi a-t-il le privilège d’exister lorsque des millions de ses semblables se sont envolés en fumée ? C’est difficile à accepter quand Pa est mort depuis de longs mois, assassiné alors qu’il avait encore tant de choses à faire et à découvrir.

    Aussitôt, une vague de honte ardente me submerge ; Herr Rosé se tient en face de moi ; son corps me semble si fragile, avec cette impuissance débile du vieillard qu’il est devenu. Dans le même temps, le regard sombre et aigu n’a rien perdu de sa force et de sa profondeur, malgré le désespoir qui l’embue. Sans doute son amertume est-elle analogue à la mienne. J’existe, je suis vivante et sa fille n’est plus, qui ne voulait que revenir auprès de lui. Il trottine à pas menus derrière moi, me raccompagne vers la porte d’entrée en dépit de son immense fatigue. Nous avons passé l’après-midi ensemble. Ce fut intense en émotions de toutes sortes. Sa main emprisonne mon coude, comme si c’était moi qui avais besoin d’être guidée et soutenue. À moins que ce dernier contact physique ne l’aide à se convaincre de la matérialité de cet instant extraordinaire. Emportée par une espèce de pulsion instinctive, je me penche vers lui et effleure sa joue tannée de mes lèvres sèches ; sa barbe clairsemée, réminiscence d’un collier jadis si abondant et soigné, picote ma peau. Je m’accroche à son épaule comme je le ferais à une bouée, froissant l’étoffe de son veston de vieux tweed dans ma main encore amaigrie par les privations. Il retient mon étreinte, m’attire contre lui pour m’enlacer avec maladresse, m’embrasse à son tour. Chacun puise dans l’autre un sursaut de courage et de tendresse, quelques bouffées de souvenirs enfuis à jamais.

    — Vous ne reviendrez pas me voir, n’est-ce pas ?

    — Je vous l’ai dit, je n’en sais rien. J’ignore tout de ma vie future. Rester ici, retourner aux Pays-Bas, émigrer en Palestine. J’ai besoin de réfléchir.

    — Vous pouvez aussi épouser votre ami Nicholas. De ce que vous m’avez raconté, il semble très amoureux.

    — Cette alternative me paraît de plus en plus folle à envisager, non ?

    — Il faut vivre, pour tous ceux qui ont disparu, et leur prouver qu’ils n’ont pas été sacrifiés pour rien.

    — Oui, sans doute, certains le feront. Mais mon père m’aurait implorée de terminer mes études. Il me déconseillerait ce mariage et chaque jour qui passe me convainc un peu plus de la chose.

    Il me regarde comme s’il avait deviné que nous nous voyons pour la dernière fois.

    — Vous ne reviendrez pas, n’est-ce pas ? répète-t-il comme pour s’en persuader.

    — Je ne sais pas…

    À quoi bon lui mentir ? Je continue de vivre au jour le jour, incapable de me projeter plus loin d’une semaine, ce qui est un pas de géant pour moi qui, pendant des mois, ai éprouvé chaque seconde comme si elle était la dernière.

    — Au moins, ne m’oubliez pas. N’oubliez pas Alma…

    — Comment pouvez-vous imaginer une horreur pareille ?

    Ma voix se brise sous le poids du chagrin. Je l’embrasse encore une fois, un véritable baiser filial, et finis par me sauver comme une voleuse.

    Sur le perron, je prends sur moi pour ne pas m’arrêter et dévale les marches en courant jusqu’au portail. Là, je marque encore une hésitation. Je pensais à tort me sentir plus à l’abri à l’extérieur. Trop d’émotions se bousculent sous mon crâne, amalgame d’impressions contradictoires, d’incertitudes qui renaissent de leurs cendres quant à mon avenir. Je prends appui sur la barrière en bois et tente de recouvrer tous mes esprits. L’après-midi a été riche en surprises et en soupirs. Rencontrer le père d’Alma n’était pas anodin. J’ai replongé la tête la première dans le passé, le sien tout autant que le mien. Avec lui, je suis physiquement rentrée à Vienne, là où je suis née, où j’ai grandi et où ma mère est morte et enterrée.

    Une dernière fois, car mon instinct me dit que je ne reviendrai jamais ici, je me retourne ; je distingue l’ombre de Herr Rosé derrière le voilage. Il l’écarte lentement et me fait un imperceptible signe de la main, comme un ultime adieu, le regard à la fois douloureux et soulagé. Il sait que tout est achevé et il a tellement envie de rejoindre sa fille. Sans doute, le récit que je lui ai fait pendant cet après-midi lui a apporté quelque réconfort, mais il sera de courte durée. Anita{1} était déjà venue lui exposer l’essentiel. Avec moi, il a surtout revécu Vienne. Je lui offre mon sourire le plus vaillant. Nous sommes tous les deux épuisés et, tout compte fait, heureux, aussi incroyable que cela puisse paraître. Nous avons évoqué sans trop de tristesse la nostalgie des jours bénis d’avant le chaos.

    Dans la rue, j’avance d’abord à l’aveuglette, sans bien savoir où me mènent mes pas. Puis je reprends peu à peu mes esprits et retrouve ces hésitations qui ne me quittent jamais depuis ma sortie de Bergen-Belsen. J’inspire profondément pour me donner le courage de continuer et me montre prudente dans mon cheminement, comme si le sol pouvait à tout instant s’effondrer sous mon poids. Autour de moi, les trottoirs sont pour ainsi dire vides ; le jour va bientôt laisser la place à l’obscurité ; c’est sans doute ce qui m’effraie le plus ; toute cette liberté subite, ces espaces sans limites tangibles, à part l’horizon, qui m’ouvrent de nouvelles perspectives ; il n’y a ni miradors ni barbelés pour entraver mes pas, juste des maisons coquettes entourées de jardins fleuris, des contre-allées herbeuses et arborées, quelques rares immeubles. Je remonte la rue en direction de la gare et continue de prendre garde où je mets les pieds. Mais mes semelles ne s’enfoncent pas dans la boue ni ne trébuchent sur des pierres. Les cadavres ne jonchent pas le pavé.

    Je ne m’y habituerai jamais !

    Nicholas a eu la délicatesse de me conduire en voiture en début d’après-midi. Il m’a déposée devant mon lieu de rendez-vous, proposant de m’escorter. J’ai soupçonné que son offre, quoique très serviable, était motivée en partie par une sorte de curiosité un peu mortifère ; il cherche aussi à me protéger d’un trop-plein d’émotions. Mais j’ai refusé avec fermeté. Je tenais par-dessus tout à être en tête à tête avec le père d’Alma et j’ignorais combien de temps prendrait notre entretien ; je ne voulais pas être espionnée et encore moins me sentir contrainte par un horaire.

    J’ai préféré qu’il dispose de son après-midi à sa guise. J’ai peut-être eu tort. Avec lui, je ressens moins la pesanteur de ma liberté retrouvée. Sa présence me réconforte.

    — Je prendrai le train pour rentrer, ne crains rien.

    — Tu es bien certaine ? Tu ne connais pas les horaires.

    — Si, j’y ai pensé. De ton côté, tu as mille choses à faire.

    — T’attendre dans la voiture ne me dérange pas.

    — Il faut que j’apprenne à me débrouiller toute seule, Nicholas.

    — D’accord. Mais si tu as besoin de moi, téléphone-moi à la maison. J’y serai. Je peux être là très vite, tu as vu, c’est tout près du centre de Londres.

    Malgré tout, je suis assez fière de lui avoir tenu tête. Il est temps que je prenne mon autonomie. Et, au fond de moi, je devinais que nous aurions beaucoup à nous dire, Herr Rosé et moi, que nous étions seuls à pouvoir partager.

    Nous venons du même univers, de la même culture, de la même ville. Vienne, unique et détruite à tout jamais. Herr Rosé a perdu sa fille et moi, j’ai vu mon père marcher à la mort. Et si Alma n’a pas succombé à la barbarie nazie au sens premier du terme, comme Pa, elle mérite que je raconte ses derniers instants et surtout, que je retrace son œuvre.

    Plongée dans mes pensées, je sursaute vivement lorsqu’un chien se prend à grogner parce que j’ai l’audace de longer le jardinet dont il a la responsabilité ; il jappe si près de moi que j’exécute un grand pas de côté et me tords à demi le pied sur le bord du trottoir, au risque de me fouler la cheville. Ses aboiements n’ont rien de terrifiant dans l’absolu, mais je ne supporte plus de les entendre. Ils étaient omniprésents dans le camp, véritables hurlements de bêtes féroces, lesquelles, en temps normal, n’auraient été que de braves gardiens, défenseurs de leurs maîtres. À Auschwitz, les nazis ont dressé ces animaux à dessein ; ils les excitaient à nous attaquer et à nous mordre. Souvent, des prisonnières en sont mortes, la gorge déchirée d’un coup de mâchoire, sous les rires et les acclamations de nos tortionnaires. Je n’ai jamais eu à subir ce genre d’agression, mais j’en ai vu tellement succomber à leur cruauté. Dans le cas présent, ce n’est qu’un roquet, une petite boule de poils que j’aurais trouvée adorable avant la guerre. À l’heure actuelle, tout me fait trembler et me terrifie. Et à certains moments, je désespère de retrouver un jour mes comportements raisonnés d’autrefois.

    Vais-je devoir à jamais fournir autant d’efforts pour feindre la normalité, au risque de me perdre ?

    Nicholas m’assure que le phénomène est naturel, si l’on considère les atrocités auxquelles j’ai survécu. « Avec le temps, cela passera », tente-t-il de me convaincre avec patience. Selon lui, si je le désire vraiment, il suffira que je prenne sur moi et me tourne résolument vers la vie. Alors, je parviendrai à vaincre mes démons. Tout redeviendra comme avant, banal et évident. Mais il ne peut me comprendre, même s’il a fait partie des troupes britanniques qui ont délivré Bergen-Belsen. Il n’a vu que le résultat, qui était déjà effroyable. Comment envisager l’ampleur de notre calvaire quotidien ; nous avons enduré tant de sinistres épouvantes et de terribles tourments, heure par heure, seconde après seconde. Il faut avoir éprouvé la réalité des camps pour parvenir à concevoir la béance absolue et sidérale que l’on y ressent, avec cette conviction ultime que l’on n’en reviendra jamais.

    Comment vivre après cela ?

    Quand Bergen-Belsen a été libéré, je suis restée des jours et des semaines sans pouvoir réfléchir, sans même exister. Une seule question me taraudait. Qui es-tu pour avoir survécu ? Pourquoi moi, lorsque tous les autres ont été gazés, brûlés, assassinés ? On parle aujourd’hui dans la presse de millions d’individus. Dès qu’il m’a vue, Nicholas m’a dit avoir eu une espèce de coup de foudre pour moi. Cela me laisse rêveuse, étant donné l’état de fatigue et de maigreur où j’étais arrivée. Je crois surtout que j’étais la première déportée qu’il découvrait. Il a joué des pieds et des mains et m’a fait conduire dans un hôpital. J’étais une privilégiée, car nombreux sont ceux qui ont continué à mourir après l’ouverture des camps. Au début, je ne parvenais pas à coucher dans un lit ni à dormir sur un matelas ; j’avais besoin du contact froid et dur du sol sous ma peau pour récupérer toutes mes sensations. Mes nuits étaient hantées par d’abominables cauchemars. Les infirmières me retrouvaient blottie à demi sous le sommier, recroquevillée dans ma couverture. Quand elle était de garde, l’une d’entre elles a pris l’habitude de venir surveiller mon sommeil. À force de patience, j’ai réussi à me reposer quelques heures d’affilée et j’ai recouvré figure plus humaine.

    Chaque jour, Nicholas me rendait visite, volant quelques minutes à son emploi du temps. Il s’était fait affecter à la gestion de l’évacuation du camp, m’assurant qu’il ne m’abandonnerait jamais. J’étais devenue ignorante, tel un être primitif et inepte ; j’avais perdu toutes mes sensations, hormis la terreur. Incapable de la moindre action ou décision, je me laissais prendre en charge et me soigner. Alors que j’ai passé des mois à tout faire pour subsister, je me demande à présent de quelle manière je vais me réapproprier mon destin d’avant le cataclysme.

    Mais existe-t-il toujours ?

    Sur la route qui nous a ramenés d’Allemagne vers l’Angleterre, j’ai dit à Nicholas que, quoi qu’il fasse, je m’arrêtais aux Pays-Bas. J’aurais accepté qu’il poursuive sans m’attendre vers Londres. Il avait hâte de retrouver les siens et renouer avec le fil de sa vie prévisible de jeune avocat, dont seule la guerre avait interrompu le cours. Mais, là encore, il avait insisté pour m’accompagner, obtenant l’autorisation de ne pas rentrer avec sa compagnie ; comme je me suis étonnée de la facilité avec laquelle il avait manœuvré, il m’avait avoué que son père, dignitaire haut placé, avait joué de ses relations et de son entregent auprès de sa hiérarchie.

    Rencontrer Nicholas a été une véritable chance. Souvent, quand je commence à déprimer ou que le chagrin se fait trop violent, il me prend dans ses bras et me berce longuement, d’une étreinte toute fraternelle, m’assurant comprendre mes accès de panique ; je me laisse aller contre lui, au point, parfois, de m’assoupir, tant je me sens en sécurité. De là proviennent mes hésitations quant à notre avenir commun. Il se montre toujours attentif avec moi. Il souhaite que nous nous mariions, me promettant une existence dorée, loin de tout tracas matériel, qui ne me parle en rien. Je ne viens pas du même milieu que lui ; si ses parents, ses frères et sa sœur m’ont accueillie à bras ouverts, je ne me sens pas très à l’aise parmi eux. Je veux reprendre mes études et enseigner, comme Pa. Et surtout, je m’interroge de plus en plus quant aux sentiments que j’éprouve véritablement à son égard. Est-ce de l’amour ou juste de l’affection ? Ai-je envie de partager son quotidien et surtout de fonder une famille ? Mettre des enfants au monde me semble la chose la plus irréelle qui soit ; les nazis ne les ont-ils pas massacrés par milliers, pauvres innocents qu’ils haïssaient du simple fait de leur origine ? À quoi bon donner la vie si je ne me sens pas moi-même capable de continuer à vivre ? J’ignore si je suis seule survivante ou s’il me reste quelque famille en Autriche ; je n’ai reçu aucune nouvelle des cousins, oncles ou tantes de ma mère. Ont-ils par miracle échappé à la déportation ? Se sont-ils cachés ? Ont-ils réussi à fuir ? Je ne pourrai pas faire l’impasse d’un séjour à Vienne si je veux en avoir le cœur net. Nicholas essaie de me dissuader d’entreprendre une semblable démarche. Mais quand je vois toute sa famille attablée dans la grande salle à manger pour le repas dominical, j’ai presque la nausée d’assister à un spectacle que je ne peux m’empêcher de trouver indécent. Où sont les miens ? Morts ? Vivants ? J’ai besoin de savoir, quelle que soit la réponse.

    Le plus urgent à mes yeux a été de retourner là où mon cauchemar a débuté, lorsque Pa et moi avons été arrêtés. Durant de longs mois, j’ai enfoui au fond de mon cœur le fol espoir qu’il avait peut-être survécu à Auschwitz. Je n’avais aucune preuve qu’il a été gazé ni brûlé dans les crématoires. J’étais juste certaine que, s’il avait réchappé comme moi de l’horreur absolue et s’il en avait la force, il ferait tout pour me retrouver et revenir chez nous.

    Mais quand nous sommes arrivés à Amsterdam, seule Oma{2} m’attendait, malade et alitée. Elle savait déjà que son fils unique avait été exécuté. Son dernier espoir était que je m’en sois sortie à peu près indemne. Elle a appris que certains de ses voisins juifs étaient de retour chez eux, par miracle ; ils étaient passés à travers les mailles du filet, avaient réussi à se cacher grâce à des amis. Elle leur a demandé s’ils avaient de mes nouvelles, sans résultat. Les retours des camps se faisaient au compte-gouttes. Les déportés néerlandais étaient peu nombreux à avoir survécu. Aussi, me revoir l’a soulagée au-delà de toute imagination. Elle m’a tendu les bras avec ferveur, elle qui sait si peu montrer ses sentiments, et m’a serrée contre elle, au risque de nous étouffer l’une l’autre. Elle s’est éteinte quelques semaines après mon retour, ses doigts pressant convulsivement ma main, avant de se détendre et de s’ouvrir, me donnant ainsi la permission de repartir si je le souhaitais. J’ai pleuré comme jamais, mêlant dans une même lamentation les larmes que je n’avais pu verser sur Pa. Ma seule consolation est venue de ce que nous nous sommes revues. La mort peut donc être douce. Je l’avais oublié. J’ai fermé l’appartement. J’ai chargé le notaire d’en prendre soin en attendant que je décide de vendre ou de le conserver. J’ai juste emporté une caisse de livres et mon violon retrouvé.

    Nous avons aussi profité de notre séjour pour rendre visite à quelques amis de mon père. J’avais besoin de Nicholas pour entendre l’impensable. C’est Marianne qui m’a dénoncée ; elle s’est comportée en bonne Aryenne qui connaît ses devoirs. C’est surtout une femme d’une jalousie maladive, qui a agi contre son propre bénéfice. Le seul résultat qu’elle a obtenu a été de voir Jan Eerlijk, l’homme dont elle était éperdument amoureuse depuis l’enfance, me rejoindre dans les locaux de la Gestapo ; il a frappé un officier pour être certain qu’on ne le renvoie pas. Apprendre son départ vers Westerbork, comprendre qu’il n’avait pas voulu m’abandonner l’a stupéfiée, puis désespérée, jusqu’à en devenir folle. Marianne n’a eu d’autre échappatoire que de se donner la mort.

    Je suis restée de marbre en découvrant la triste vérité. J’ai songé à notre arrivée à Auschwitz avec Pa. Je ne pouvais oublier notre séparation dans les cris et les pleurs et mes vains efforts pour deviner sa haute silhouette, confondue avec celles de tous ces individus martyrisés. Je les ai vus s’éloigner vers un bâtiment en brique, surplombé d’une cheminée monstrueuse, crachant tout autant de fumée que de flammes, comme s’ils marchaient tous au-devant d’un incompréhensible sacrifice. Comment une femme intelligente a-t-elle pu agir de la sorte ? Pourquoi me détestait-elle à ce point ? Sa haine lui a pris l’homme qu’elle adorait. A-t-elle réellement cru qu’il délaisserait sa fille unique et accepterait de vivre auprès d’elle tandis que je me débattais au cœur de l’horreur ?

    L’ironie de l’histoire est que j’en suis revenue non pas saine, mais à peu près sauve.

    Après cette triste étape à Amsterdam, nous avons fini par rejoindre Rotterdam et embarquer pour l’Angleterre. Les arbres commençaient à verdir. Bien sûr, à Auschwitz, je savais énorme la probabilité que Pa ait été gazé à l’arrivée du train. Les récits des autres détenues ne laissaient guère de place à l’espoir. Je ne me suis fait que peu d’illusions. Toutefois, alimenter la petite flamme m’a permis de tenir. Et de manière irrationnelle, recueillir la preuve tangible de son extermination, lire son nom sur les listes des victimes m’a aidée à me réaccoutumer à ma propre existence. Mon pauvre père ! Le paradoxe est que Jan Eerlijk représentait l’archétype idéal de l’Aryen, grand et blond, les yeux clairs. Il a eu le tort de s’éprendre d’une Autrichienne protestante, mais dont les ancêtres étaient juifs sur plusieurs générations, rescapés des pogroms russes. À force de s’aimer, ils ont eu une fillette, demi-juive selon les critères antisémites des nazis.

    Jan Eerlijk méritait bien son patronyme{3}, sacrifié sur l’autel de la folie inhumaine de l’Allemagne hitlérienne.

    Je dois reconnaître que Nicholas a montré une patience d’ange durant toutes ces semaines. Il m’a accompagnée dans toutes les démarches administratives que j’ai dû accomplir. Il a pris le temps de m’apprivoiser, me réapprenant un à un les gestes inhérents au quotidien, lorsque tout me semblait inutile, insignifiant et creux ; j’étais juste à côté des autres, à côté de Nicholas. Je me sens encore aujourd’hui en marge. Le pire est que j’ai l’impression de faire d’énormes efforts pour apparaître vivante. Je lutte pied à pied contre mon absence.

    Et puis j’ai compris qu’il était temps de laisser Nicholas revenir à la vie civile, à présent que la paix était revenue ; il est tellement plein d’enthousiasme et d’optimisme. Avec ses coreligionnaires, il a découvert l’horreur un matin de printemps, mais il prétend que c’est mon regard qui lui a permis de dépasser la vision apocalyptique de Bergen-Belsen. Il me lit les courriers que sa mère lui envoie presque chaque jour, me demandant au préalable mon autorisation. Si au début, entendre un tel

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