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Tuer n’est pas jouer
Tuer n’est pas jouer
Tuer n’est pas jouer
Livre électronique332 pages4 heures

Tuer n’est pas jouer

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À propos de ce livre électronique

Samuel Wiener est fatigué. Fatigué de jouer, fatigué de mentir, fatigué de tuer.
Samuel Wiener est un tueur, reconnu et apprécié de sa hiérarchie. Sauf quand il verse dans ses penchants neurasthéniques et éthyliques.
Car Samuel Wiener est aussi un solitaire dépressif qui traîne son mal de vivre au fil de cuites carabinées. Seules trois personnes comptent à ses yeux de misanthrope farouche : sa compagne Nelly, sa nièce Sarah et son vieux pote Paul Moreno.

Alors quand la première disparaît sans prévenir, au moment même où il est chargé d’éliminer froidement un trublion de la République, il ne lui reste plus aucune raison de poursuivre l’aventure de sa vie. Sauf qu’il aimerait, autant que faire se peut, en choisir lui-même le dénouement et rester maître de son destin.
Et quand il se retrouve pris au piège d’une traque dont il est devenu le gibier après avoir longtemps été le chasseur, il va tout faire pour sortir de la gueule du loup où un ennemi invisible cherche à l’enfermer. Son expérience, doublée de la sagacité du commissaire Agnelli, guère enclin par nature à cautionner ces petits jeux de roulette russe, saura-t-elle le tirer du bourbier mortel où il se débat ?
Samuel Wiener en réchappera-t-il ?

LangueFrançais
Date de sortie18 sept. 2015
ISBN9782370113528
Tuer n’est pas jouer

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    Aperçu du livre

    Tuer n’est pas jouer - Agnès Boucher

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    Tuer n’est pas jouer

    Agnès Boucher

    Published by Éditions Hélène Jacob at Smashwords

    Copyright 2015 Éditions Hélène Jacob

    Smashwords Edition, License Notes

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    © Éditions Hélène Jacob, 2015. Collection Polars. Tous droits réservés.

    ISBN : 978-2-37011-352-8

    À Anne-Isabelle, qui fut la première à lire ce livre et à m’encourager.

    Chapitre 1

    D’un geste exaspéré, ma main repousse celle de Ramón. Dans le quart de seconde qui suit, le verre que je me préparais à avaler cul sec part valser à l’autre bout du comptoir et se fracasse contre la caisse enregistreuse.

    Pas de panique. Dans les parages traîne un biberon que mon Bon Samaritain voudrait bien m’empêcher de harponner. Rêve, Herbert ! L’alcool n’a pas encore émoussé tous mes réflexes. Je m’empare de la fiole avec un sourire pathétiquement sardonique et colle son goulot à ma bouche, engloutissant quelques lampées de whisky sous son regard accablé. Ramón signe sa capitulation, sous la forme d’un florilège de soupirs éloquents que je me refuse à relever. S’enivrer est un acte barbare, dont la motivation profonde ne regarde que le gus saisi par l’envie irrépressible de se bousiller sciemment la santé.

    Au diable les bonnes résolutions ! Les remords renaîtront d’eux-mêmes avec le petit jour et la gueule de bois, c’est-à-dire toujours trop tôt.

    ***

    Au rayon déliquescences, j’ai des marottes de vieux pervers auxquelles nul prétexte oiseux ne saurait me faire déroger. Il est hors de question que je m’obscurcisse les méninges ou taquine mon ulcère chez le premier venu. Le Repaire est le lieu parfait pour bâtir ma décrépitude. Niché à l’écart de Pigalle, il se situe à une distance idéale de chez moi : ni trop près pour que j’y sois constamment fourré, ni trop loin pour qu’en revenir tienne du parcours du combattant en cas de cuite carabinée. Sauf que, et contrairement à ce que je viens d’énoncer pieusement, cela fait plusieurs soirs que j’y traîne mes guêtres sans faillir, histoire à chaque fois de m’y saouler savamment.

    Sans avoir plus de soucis qu’à l’accoutumée, je traverse une de ces mauvaises phases existentielles qui me sont familières depuis l’adolescence et dont j’ai un mal fou à me dépêtrer. Mon humeur oscille alors entre le gris anthracite et le noir de jais, mon inertie plombante reprend le dessus et je ne tente pas grand-chose pour sortir de ce blues aux allures suicidaires, préférant me laisser aller au fil des courants vagabonds et mortifères de mon désespoir. Le seul passage à l’acte dont je sois capable à ce stade est de picoler comme un trou.

    Goûter l’instant présent me gonfle. Jouir de la vie lorsqu’elle s’offre à moi sur un plateau d’argent m’apparaît comme le summum de la vulgarité. Le bonheur m’est irrémédiablement suspect. Je ne comprends rien à ceux dont l’horizon s’illumine à la plus infime banalité. Vous savez, le mec ragaillardi par le sourire d’un bambin, la nana béate devant une comédie dégoulinante de bons sentiments. En ce qui me concerne, ces conneries ne m’ont jamais réchauffé le cœur, au contraire.

    Est-ce du snobisme ? Réminiscence du Sturm und Drang{1} de mes ancêtres teutons ? Relents de victimisation juive ? Un panaché du tout ? Allez savoir ! Je reste persuadé que, dès ma période intra-utérine, j’ai déprimé à l’idée de toutes ces années à venir. Je suis venu au monde sans rien avoir demandé à quiconque et personne n’a cherché à savoir si je voulais vivre ou pas. Aussi loin que ma mémoire remonte, la vie m’a toujours pesé, foutue compagne d’infortune ! Pour me culpabiliser – et Dieu sait qu’elle excellait dans cet art de vivre typiquement juif –, ma mère se rengorgeait presque en prétendant qu’à peine né, je m’infligeais des grèves de la faim. Je refusais de téter son sein, puis mon biberon et plus tard renâclais à avaler toute nourriture. Ce manège pouvait durer plusieurs jours d’affilée. Sans doute tirais-je de ces luttes entre elle et moi une espèce de jouissance, lui résister équivalant d’abord à lui empoisonner l’existence.

    Car cela valait vraiment le coup d’emmerder Ruth Bornstein, fille d’émigrés allemands et née franchouillarde par la force du vacarme des bottes, puis Wiener grâce aux sacro-saints liens du mariage, larmoyante descendante d’une lignée ashkénaze généreusement massacrée par la monstruosité nazie. J’ai retiré de ces expériences anorexiques une totale aptitude à conserver en permanence le contrôle de mes émotions, une volonté inébranlable, ainsi que la capacité à exercer mon métier sans questionnement superflu.

    Tout cela, c’est quand je suis à jeun. Je ressemble alors à l’athlète qui s’entraîne à repousser toujours plus loin ses limites ultimes. La mort ne me fait pas peur. Je flirte avec elle comme d’autres avec les femmes, la cherche et la jauge, en tout cas ne l’évite jamais. Jusqu’à présent elle se refuse à moi, se fait attendre pour survenir sans doute au moment où je l’attendrai le moins. Cela a au moins le mérite de me laisser aspirer à un avenir plus rose, car jamais elle ne m’arrachera à ma seule neurasthénie. Je la sais assez rouée pour préférer patienter jusqu’à ce que je sois enfin heureux et fondre sur moi, me fauchant en pleine gloire.

    Que la mort soit malicieuse tombe d’ailleurs plutôt bien. Je suis un drogué du jeu sous toutes ses formes. Lorsqu’elle était enfant, je pilais ma nièce au Trivial Pursuit. Lors de rendez-vous réguliers, je massacre mes adversaires au poker, arrondissant au passage mes fins de mois. Quant à mon enfance, elle s’est passée à déboulonner mes parents et ma sœur au bridge. J’ignore d’où me vient cette baraka écœurante, mais j’en ai conclu à tort ou à raison que le jour qui me verra perdre sera le dernier que je passerai sur cette putain de planète.

    ***

    Ramón revient à la charge. S’il n’était pas mexicain, je le croirais breton, dans le genre plus têtu que moi tu meurs. Où ai-je imaginé m’en tirer à si bon compte ? La bouteille est vide et je louche à présent, au propre comme au figuré, sur sa jumelle planquée à côté de l’évier tout près de mes doigts tremblants. Je rêve de la descendre encore plus vite que je ne l’ai fait avec la première.

    Mais Ramón est un barman qui a le sens de ses responsabilités. Il déteste les poivrots, surtout lorsque ceux-ci font partie de ses potes. Il se croit investi d’un rôle quasi messianique, se déguise en Galaad moyen remettant le pauvre pécheur dans le droit chemin. En un mot comme en cent, c’est un chieur qui doit surtout craindre un coma éthylique dans son bar, incident du plus mauvais effet, à vous pourrir la renommée d’un établissement en deux coups de cuillère à pot.

    Pourtant, ce soir, il devrait deviner à mon air méchant que rien n’y fera. En entrant au Repaire, j’ai décidé de frôler la syncope et n’en suis plus très loin. M’arrêter en si bon chemin m’empêcherait peut-être de découvrir le moyen de me faire peur. Ce maudit litron de bourbon me tend joliment son ventre rond couleur d’ambre. Si je fournis l’effort nécessaire dans la dernière ligne droite, il sera bon à jeter dans une poubelle spécialement fournie par la municipalité dans son effort, louable mais vain, de sauver la planète.

    Je lance un regard hargneux à Ramón qui a pour conséquence de me déconcentrer et de déstabiliser un court instant l’enchaînement laborieux de mes mouvements approximatifs. Je tangue tellement sur mes pauvres jambes en papier mâché que Ramón, même s’il n’est pas plus épais qu’un sandwich SNCF en période de rationnement, est à cette heure toujours plus costaud que moi. Il suffirait d’une pichenette pour me faire verser dans le fossé et il le sait.

    Comme il sait que je ne survivrais pas à la honte d’avoir été maîtrisé par lui. J’ai une réputation à entretenir, que diable !

    — Hombre, faut t’arrêter ou tu pourras pas rentrer à la casa.

    Dans le même temps, il me devance et s’empare prestement de la bouteille que je convoitais.

    — Fous-moi la paix, Espingouin de mon cœur, et confie cette jolie fillette à Tonton Sam.

    — Mexicano, pas Espingouin.

    — C’est la même chose ! Tes aïeux se sont massacrés entre autochtones et Ibères sanguinaires pour donner ton peuple de crevards sous-développés ! Chipote pas, fils de pute, file-moi l’enfant de chœur ou je t’explose !

    Pisser dans un violon me conduirait au même résultat. Trop heureux de l’aubaine, Ramón change aussitôt de conversation.

    — La mamá, si elle allait avec des hommes comme toi, c’était pour qu’on ait à manger.

    — Arrête ton cinéma de quartier, ou je vais me mettre à chialer.

    — T’es pas chic ce soir, hombre. Demain, tu regretteras toutes les saloperies que tu me dis.

    — C’est probable, alors laisse-moi m’imbiber en paix et je jacterai plus.

    Au lieu de cela, il fait signe à son collègue de venir à la rescousse. Mine de rien, l’autre a suivi nos derniers échanges et a juste le temps de me saisir sous les aisselles. Un troisième larron assis près de moi au comptoir, et auquel on n’a rien demandé, se ramène dans la foulée pour leur prêter main-forte en me prenant par les jambes.

    Inutile de leur résister. Mes muscles ne sont que pâte à modeler. Ils me portent dans la petite pièce derrière le bar et me déposent sans grande précaution sur un vieux divan défoncé. Dans un ultime sursaut de lucidité, je me redresse et vomis sur le carrelage une bonne partie de l’alcool biberonné dans la soirée, avant de sombrer dans une torpeur quasi comateuse.

    ***

    C’est du moins ce que Ramón me raconte le lendemain à mon réveil. Car j’ai passé la nuit au Repaire, et sans doute davantage.

    Ce n’est pas la première fois. Le patron m’accorde cette faveur dès que mon éthylisme lui abandonne de généreuses coupures sur son comptoir. Je crois qu’il m’aime bien, même si sa cadette me fait plus souvent qu’à son tour de vertigineuses œillades auxquelles je risque fort de répondre un jour ou l’autre par un acte plus conséquent.

    Torse nu dans les toilettes, je m’efforce de redonner un minimum de clarté à mes idées embrumées et, malgré le bruit de castagnettes que font mes dents, ne cesse de m’asperger d’eau glacée. Toujours aux petits soins pour moi, Ramón me tend une serviette. Je m’en frictionne avec vigueur, comme si cette nouvelle forme d’autoflagellation pouvait m’aider à reprendre pied dans la réalité. Un rapide coup d’œil dans la glace au-dessus du lavabo m’informe que mon reflet n’a rien de flatteur. Mon visage maigre est plus pâle que jamais, les joues dévorées par des cernes violets, la peau grise, les yeux injectés de sang. C’est à peine si les muscles parviennent à camoufler les os de ma cage thoracique dont le dessin apparaît nettement sous la peau blafarde. Le tableau est pitoyable et, pour la énième fois depuis deux mois, je me promets une sérieuse reprise en main de la bête.

    — Je suis un rien moche, pas vrai, Ramón ?

    — Faudrait que tu manges plus, et surtout que tu arrêtes de boire.

    Une vraie mère poule !

    — C’est toi qui me dis ça ? Mais si je deviens sobre, tu perds ton job !

    Un gloussement mélodieux vient perturber notre conversation. À peine entrevue, une chevelure blonde décolorée à la Marilyn disparaît dans l’entrebâillement de la porte. Lola, surnom autrement plus sulfureux que son banal nom de baptême Laurence, s’enfuit en riant. J’ai à cette heure d’autres soucis en tête que la retenir. Le moment de lui apprendre les bonnes manières viendra toujours assez vite.

    — Le patron va pas être content de savoir qu’elle t’a vu ici.

    Les épais sourcils de Ramón se rejoignent en un froncement broussailleux.

    — Qui le lui racontera ? Ta pomme ?

    — Non, elle est bien assez grande pour s’en vanter toute seule.

    — Il n’a qu’à mieux tenir sa marmaille. Je n’ai rien demandé à cette pisseuse.

    De ses deux mains, Ramón dessine la silhouette opulente de l’effrontée.

    — Elle te plaît pas ? Je te crois pas !

    — Elle me plaît. Ou du moins, elle finira par me plaire. Mais peut-être qu’à ce moment-là, je ne serai plus son genre. Dis-moi plutôt comment la soirée s’est terminée hier. J’ai un trou noir monumental en guise de souvenir.

    — Simon et son frangin t’ont porté sur ton divan.

    À force d’y passer des nuits de débauche, ce meuble déglingué m’est naturellement attribué.

    — Qui est Simon ?

    — L’autre barman, il est là d’habitude le matin, mais ça lui arrive de faire des heures sup en cas de besoin.

    — Ah ? Ouais, je vois…

    Je comprends surtout que le tableau devait être assez répugnant à contempler.

    — Et tu nous as dégueulé dessus.

    Qu’est-ce que je vous disais ?!

    — Désolé, mon pauvre vieux.

    — C’est pas grave, on a eu le temps de se pousser. Après tu as dormi comme un bébé. Le patron a dit de te laisser alors je suis rentré à la casa. Tu roupillais quand Simon est arrivé ce matin et il s’est dit qu’on pouvait attendre pour te remettre les pieds sur terre.

    — Bon sang de bois, mais quelle heure il est ?

    — Quatre heures.

    — De l’après-midi ? Vous charriez les mecs !

    Ma montre posée sur le bord du lavabo m’indique que j’ai effectivement fait un large tour du cadran. Je ne me sens pas plus guilleret pour autant, n’aspirant qu’à me blottir dans la douce tiédeur de ma couette.

    — Je déconne à plein tube, Ramón, ça ne peut plus durer. Tu m’appelles un taxi, le temps que je me sape ?

    Ramón est tellement candide. Il me suffit d’énoncer quelques vœux pieux quant à la reprise en main que je promets toujours de faire et il les gobe aussi aisément qu’un œuf cru. La crédulité humaine me fascine, tout comme son illogisme patent. Ramón est barman mais ne supporte pas l’alcoolisme. Cet aspect humaniste de sa personnalité me perturbe. Rétribué pour faire boire ses semblables, il est incapable de choisir entre remplir mon verre vide de soiffard et m’empêcher de l’écluser. Son rêve sociologique le plus délirant est de voir chacun venir au Repaire bavarder et nouer des liens. Sitôt le cul sec d’usage exécuté, on s’en retournerait chez soi, l’œil clair et la langue fraîche, goûter un repos bien mérité et des réveils voluptueux.

    À cette seule idée, la chape de plomb qui étreint mon front se fait franchement insupportable. Je ferme les yeux pour ne plus voir la lumière crue tombant de l’ampoule. À tâtons, je boutonne ma chemise et enfile mon blouson avant de gagner la salle du bar.

    Avec l’œil sulfureux des filles auxquelles on ne la fait pas, Lola me dévisage, une ombre de sourire plein de promesses au coin des lèvres. Mais seul m’importe mon repos et c’est sans regret que je m’engouffre dans le taxi, après une brève poignée de main à mon sauveur mexicain.

    Chapitre 2

    Quelques instants plus tard, je suis arrivé à bon port. Planquée sous les toits, ma tanière court peu le risque d’être repérée, tout près du cœur des Épinettes, dans une petite rue reculée derrière le cimetière Montmartre. J’y ai trouvé refuge depuis que ma vie professionnelle m’alloue de grassouillets émoluments. Ici, je suis connu pour être le mari ombrageux de la jolie styliste. La vérité est que Nelly est effectivement ravissante, mais nous ne sommes pas mariés. C’est sa faute, par la mienne. Elle a refusé de m’épouser la seule fois où je lui ai demandé d’être ma compagne devant les hommes et devant Dieu, s’Il existe. Entre nous, si vous ne l’avez pas encore compris, à ce sujet comme à d’autres, j’avoue quelques doutes bien ancrés.

    La scène très peu romantique s’est tenue un lendemain de cuite mémorable, presque aussi belle que celle qui me laisse à demi mort aujourd’hui. Sans doute ai-je été poussé à une telle extrémité par la peur de crever seul, plutôt que par la honte de m’être laissé tomber si bas. Quelle que soit la raison pour laquelle un homme demande une femme en mariage, la mienne n’avait rien de très glorieux, même si j’aime assez Nelly pour envisager sérieusement de faire un bout de chemin avec elle.

    Cette femme sublime et stoïque m’a tout bonnement ignoré, continuant de siroter son café d’un air absent comme si je n’avais rien dit, le regard perdu dans le bleu d’un ciel printanier pendant que je continuais à me traîner à ses pieds. Fallait-il que je me sente coupable ! Toujours est-il que mes supplications n’y ont rien fait. Sa réponse m’est revenue dans la figure comme un boomerang. Un bon vieux non, définitif et serein.

    Nelly sait ce qu’elle veut. Un jour elle me quittera, non par manque d’amour, mais parce qu’elle s’est lassée de devoir toujours m’attendre. Cela fait quatre ans que nous partageons ce cent cinquante mètres carrés avec vue imprenable sur les sépultures de Heine et de Zola. Je crois pouvoir dire que plus grand-chose ne la retient ici, et surtout pas l’espoir de me changer après avoir réalisé l’exploit prodigieux de m’apprivoiser.

    Mais mettez-vous à ma place, un seul petit instant. Trouveriez-vous facile d’avouer à la femme aimée que votre boulot consiste à dézinguer tous ceux qui cherchent à mettre des bâtons dans les roues de notre foutue Ve République ? Sûr que vous ne verriez que la mallette pleine de coupures usagées reçue en échange des bons et loyaux services.

    Je n’ai jamais pu révéler toute la vérité à Nelly, sans doute par lâcheté, même si je me persuade que l’ignorance est la meilleure des protections à lui offrir. Le job de coupe-jarret n’est pas très flatteur pour un époux ou pour le père de vos enfants. Imaginez la conversation du mouflet avec ses potes pendant la récré : « Il fait quoi ton père ? Moi, il est docteur… Et le tien ? » « Ah, mon papa à moi il est charcutier… » « Ah… Et toi ? » « Ben… Le mien, il est tueur à gages… » Pas très reluisant, tout ça, même si le mot gages peut prêter à confusion et laisser imaginer un grand jeu avec tout un tas d’épreuves très difficiles à accomplir. On a beau prétendre dans certains milieux psychomachins bien informés que l’assassin est cousin éloigné du chirurgien ou du boucher quant à ses pulsions, il faut bien admettre que les deux derniers se sont davantage adaptés à notre société pourrie.

    Le refus de Nelly a été prononcé d’une voix embrumée de sommeil, mais son esprit était suffisamment vif pour savoir ce qu’il faisait. Je me suis relevé l’air penaud, groggy comme un boxeur envoyé au tapis par un adversaire d’apparence plus chétive. J’ai allumé en tremblotant une Rothmans bleue, puis me suis enfui sous la douche. J’aurais donné n’importe quoi pour qu’elle m’y rejoigne, mais la porte a claqué peu après. Elle est rentrée une heure plus tard, un panier plein de provisions pour la semaine au bout de chaque bras. La bouffe comme compensation. Très féminin tout cela. Je n’ai pas été dupe une seconde. Il faut dire que Ruthie, ma ô combien charmante génitrice, avait les mêmes réflexes.

    Nous n’en avons plus jamais reparlé. Nous avons juste continué à vivre comme si de rien n’était. Mais nous savons que ce jour-là, quelque chose s’est irrémédiablement cassé entre nous.

    ***

    Cette fois encore, inutile de vous préciser que je ne suis pas attendu comme le Messie réincarné. Des deux pièces qui donnent sur le cimetière et qu’elle a aménagées en atelier me parviennent des bruits de voix, ponctués du vacarme de la machine à coudre. À reculons, parce que j’ai reconnu les interlocuteurs de Nelly et qu’ils me sont franchement antipathiques, je me glisse jusqu’à la porte.

    Un silence de plomb succède à mon apparition. Il n’y a pas à tortiller. Je suis plus indésirable qu’un mammouth dans un magasin de porcelaine.

    Comme je l’ai deviné, une espèce d’éphèbe blondin est en train d’inspecter les coutures d’un corsage taillé dans un fabuleux taffetas gris perle, si étroit qu’il doit avoir été conçu aux dimensions d’une rescapée des camps. Je ne relève pas son petit sourire pédant et me concentre sur Nelly. La serrant de trop près à mon goût, un trentenaire me jette un regard méprisant. Tant mieux, c’est réciproque. J’emmerde ces deux cousettes désapprobatrices. Ne compte pour moi que le regard sombre de ma moitié qui me transperce comme si je n’existais pas.

    Puis Nelly reporte toute son attention sur sa machine.

    Autant l’avouer tout de suite : un de mes fantasmes récurrents est qu’elle m’envoie sa bécane à la figure, ou qu’au moins elle me crie dessus, qu’elle râle que je suis une ordure et qu’elle se tire avec un type plus attentionné. Je saurais ainsi qu’elle m’a aimé à défaut de m’aimer encore, qu’elle a un jour espéré quelque chose de moi. Ni elle ni moi ne sommes de grands expansifs, mais dans ce domaine, je reconnais qu’elle me bat à plate couture, ce qui est normal vu le boulot sur lequel elle s’esquinte les yeux. Je m’empresse donc de disparaître pour me réfugier dans la grande salle de séjour, m’effondrant dans un fauteuil. Les yeux fermés, j’attends l’affrontement inévitable. Mais elle tarde à me rejoindre et je m’assoupis un instant.

    Lorsque j’émerge de ma torpeur, je la retrouve debout devant moi, les bras croisés, le visage fermé, pas franchement hostile, mais pas davantage follement amoureuse. Vais-je enfin avoir la crise tant espérée, avec tous les reproches qu’une femme de constitution normale devrait m’assener après une nuit et une journée passées au-dehors, sans avoir pris seulement le temps de la prévenir ? Mais non. Si jamais elle a existé, la colère se dissout d’elle-même, comme si le simple fait de me revoir lui suffisait. Moi, cela ne me suffit pas ! Du coup, j’attaque bille en tête.

    — Tu me fais la gueule ?

    Oh, putain ! Dieu sait combien je déteste qu’elle me fixe de la sorte avec ses yeux tellement sombres. Cette femme, c’est de la glace sous le feu. En la rencontrant, vous vous imaginez une Méditerranéenne ombrageuse, mais découvrez au bout du compte l’impassibilité d’un fjord suédois. Son silence continue de me mettre horriblement mal à l’aise, moi qui, sans ciller, suis capable de vider un barillet dans le crâne de n’importe quelle cible vivante ! Aussi j’en rajoute un poil dans le style goujat, fier de l’être et décidé à le rester.

    — J’ai aucun compte à te rendre.

    — T’ai-je demandé quoi que ce soit ? rétorque-t-elle d’un ton uniforme.

    — J’aurais aimé ! Jamais tu ne t’inquiètes de mon sort ?

    Ma mauvaise foi accroche une ombre de sourire sur ses lèvres pâles.

    — Il faudrait savoir ce que tu veux. Certes, nous ne sommes pas mariés.

    — C’est toi qui as refusé !

    Elle préfère ne pas relever le ridicule de mon interjection – qui, je l’admets volontiers, est digne du plus nul des tragédiens antiques – et poursuit son raisonnement.

    — Mais nous partageons le même appartement et de temps à autre le même lit. Aussi dois-je me ronger les sangs lorsque tu ne rentres pas pendant plus de vingt-quatre heures sans trouver une seconde pour me rassurer sur ton sort ? Autant t’informer tout de suite. J’ai l’intention de mourir le plus tard possible et, dans l’intervalle, de profiter à fond de la vie. Avec ou sans toi. L’anxiété est déconseillée dans ce cas. Donc, je ne m’inquiète plus. Si tu n’appelles pas,

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