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Un si étrange amour
Un si étrange amour
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Livre électronique207 pages2 heures

Un si étrange amour

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À propos de ce livre électronique

« En étendant un drap de soie grise sur la ville et la baie, mon premier crépuscule d'Alger avait enveloppé les choses d'une tendresse insupportable, en m'étreignant avec une poignante nostalgie. À la nuit tombée et malgré la féerie des lumières de la ville, un crêpe de deuil avait recouvert cette nostalgie d'une solitude désespérée. Crépuscule après crépuscule et nuit après nuit, mon amour de Jeanne avait mis du temps à seulement s'estomper. Mais, d'une certaine façon, j'y avais été aidé par le maelström de la tragédie historique où j'avais été plongé, et qui avait fini par tout embraser là-bas autour de moi. En relisant Camus, j'avais ressenti, de façon quasi physique, combien cet embrasement final l'aurait écartelé avant de le crucifier. Sa mort absurde dans un tas de ferraille, l'avait-elle finalement sauvé du pire ? Dès que je l'avais pu, je n'avais pu éviter d'aller jusqu'à Tipasa. Errant dans l'intimité du jardin des ruines, à la recherche de je ne savais plus trop quelles retrouvailles, j'avais en vain tenté de percevoir un chuchotement d'espoir. Mais je n'avais ressenti que l'absence des dieux morts. Même le murmure de la mer dans les rochers, ne prophétisait plus rien que le lancinant va-et-vient objectif de l'écume du temps. S'il régnait encore là cette sorte de paix très particulière à la survie des ruines millénaires, celle-ci avait m'étreint d'un apaisement tragique. Et c'est en rentrant à Alger, dans la douceur dorée du couchant, que j'avais enfin réalisé tout le poids écrasant du mot définitif. »
LangueFrançais
Date de sortie20 avr. 2012
ISBN9782312006611
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    Aperçu du livre

    Un si étrange amour - Eric Guerrier

    Racine

    1

    Parti de grand matin d’Aix-en-Provence par le premier TGV, moins de quatre heures plus tard, après un coup de taxi, de la Gare de Lyon à celle de l’Est, je monte dans une autre rame, pour Metz celle-là. Comme à chaque fois, lorsque je me retrouve prisonnier de ces trains hermétiques, je me laisse glisser dans le silence feutré de leur confort climatisé. Calé dans mon fauteuil, regard perdu dans le flou, sans réellement regarder les campagnes profondes qui défilent, mon esprit sombre dans une sorte de semi-hypnose qui le laisse fureter sans contrainte à l’intérieur de lui-même.

    Ce matin, dès installé à ma place, je n’ai pu que revenir encore et encore à ce coup de téléphone qui, la veille au soir et d’un seul prénom, m’a fait l’impression de renverser le solde du cours de ma vie.

    - Marc Avelin ?… Florence Magnan.

    Quelques secondes pour réaliser :

    - Flo !… Depuis tout ce temps !

    Après l’échange de quelques banalités, elle avait fini par dire :

    - En fait, je t’appelle de la part de ma sœur… Jeanne… tu te souviens ?

    Si mon vieux cœur se souvenait ?!

    - Jeanne ! Oui bien sûr…

    Jeanne, perdue dans l’espace, mais pas dans le temps où je revoyais tout d’elle ressurgir « comme si c’était hier ». Pourtant ça doit bien faire quelque cinquante ans qu’on ne s’est pas revus, et que je n’en ai plus eu la moindre nouvelle ! À la façon du flot d’un barrage qui craque, mes souvenirs d’elle ont déboulé en me submergeant. Et, sentiment rare chez moi, ils ont réveillé une puissante nostalgie… encore un peu douloureuse. Au passage, ils ont aussi ravivé une vieille question tapie au fond de moi-même, à laquelle, aujourd’hui encore, je n’ai toujours pas de réponse sans équivoque.

    - Mais pourquoi ne m’a-t-elle pas appelé elle-même ?

    - Peut-être craignait-elle ta réaction.

    - Ma réaction !?

    - Je ne sais pas, que tu… lui en veuilles encore.

    - … Et que je lui raccroche au nez !

    Un tel ressentiment n’est pas mon genre, et surtout à son endroit. Et puis même, après tant d’années, ça n’aurait vraiment plus aucun sens.

    - Ou alors, son appel aurait-il pu te mettre en difficulté…

    - … !!!?

    - Comment dire, perturber…

    - Quoi ? Ma vie de famille ? Non. Je suis un vieux retraité solitaire, divorcé depuis très longtemps, et je n’ai pas eu d’enfant.

    - C’est ce que je croyais savoir. Car, en fait, Jeanne m’a chargée de te demander si tu accepterais de la revoir.

    La revoir ? Sur le moment, j’avais été tenté de répondre à quoi bon ? Après tout ce temps, que pouvait-il demeurer de nos sentiments d’alors, et à quoi pourrait bien correspondre le réveil d’une nostalgie de nos vingt ans, resurgissant brusquement aujourd’hui ? Pour moi au moins, ne serait-ce pas une simple complaisance, et pour tout dire un peu sénile, envers les souvenirs de ce temps et de mon amour de Jeanne ?

    Mais mes réticences avaient commencé de battre en retraite dans le registre d’une sourde appréhension, quand Florence avait ajouté :

    - Elle ne s’est pas sentie en état de faire elle-même la démarche.

    Et mon cœur s’était carrément arrêté, quand Florence m’avait appris que sa sœur, atteinte d’un méchant cancer en phase terminale, était dans un service de soins palliatifs dans un hôpital à Metz.

    - À Metz… !?

    - Si tu veux bien, c’est elle qui t’en dira plus. Voilà son numéro…

    Là j’avais compris pourquoi ce n’était pas Jeanne qui m’avait appelé. Mais lui téléphoner, non. Et pourquoi pas un SMS ou un mail, et pire, masqué derrière un pseudo ? Ou pire encore, en webcam. La trop facile commodité de ces communications immédiates mais virtuelles, a complètement vidé les relations vivantes du contact physique et de la parole de face.

    - Flo, tu dois bien te douter que, dans ces circonstances, je ne me sente pas de la retrouver au téléphone. Mais dis-lui que j’y serai, le temps de fermer la maison, et d’aller sauter dans le premier TGV, dès demain matin.

    Tellement déstabilisé, je n’avais même pas pensé à bavarder un peu plus avec Florence. Après avoir raccroché, j’étais resté là un bon moment, debout, figé, mon for intérieur agité par les remous de cet impromptu brassant en désordre mes images de Jeanne. Et puis, brusquement, j’avais pris conscience qu’elle était à peine moins âgée que moi. Deux ans seulement. C’est-à-dire qu’elle avait donc aujourd’hui… soixante-treize ans ! Si mon état n’avait été si douloureusement critique, sans doute en aurais-je souri. Pensez ! Des retrouvailles entre deux vieilles muppets… Et déjà, impossible d’imaginer une Jeanne devenue autre, comme je ne suis plus le même que celui dont elle a gardé le souvenir. Mais alors, pourquoi veut-elle me revoir ? Après cinq décennies, tout ce temps si long à venir et si vite écoulé, pour essayer de retrouver ou de ranimer quoi ? Notre amour déchiré et tout à coup relancé « à la recherche du temps perdu » ? Si je n’avais pas su que Jeanne gisait sur un lit d’agonie, sans doute aurais-je finalement tenté de m’esquiver. Mais là non, pas de défausse possible en une telle circonstance, surtout avec elle. Car de plus envers elle, je me sens toujours redevable d’une dette inaliénable.

    De souvenirs de nous, oui bien sûr, j’en ai été assailli. D’images d’elle aussi. Mais je me suis rendu compte que je n’avais pas une seule photo d’elle ! Il faut dire que c’est elle qui n’a jamais voulu que je la photographie. Pas une lettre non plus, car nous ne nous sommes jamais écrits… sauf moi, une seule fois, une seule lettre à laquelle elle n’a pas répondu. Et non plus pas un seul de ces petits objets qu’on garde dans quelque boîte oubliée au fond d’un tiroir ou d’une vieille malle, car nous n’avons même jamais rien échangé… sauf des livres. Mais là, si je me souviens bien de quelques-uns au moins, je ne crois pas qu’il y en ait encore dans ma bibliothèque, ou alors en reste-t-il peut-être dans quelque caisse. Mes affaires ont tellement bourlingué depuis tout ce temps.

    Demain, allons-nous au moins nous reconnaître, elle qui avait vingt-trois ans et moi vingt-cinq, quand nous nous sommes revus pour la dernière fois ? C’était à peine cinq mois avant son mariage. Ce foutu mariage…

    2

    Comme d’habitude, et chaque fois que je le pouvais, j’étais descendu de Paris. Cette fois-là, c’était pour la Pentecôte. Celle de 1960. Un sacré bail ! Aujourd’hui la période de prescription trentenaire est largement outrepassée. Mais la rupture de ma relation avec Jeanne est une faute imprescriptible, car elle relève du crime contre l’humanité, ou plutôt contre la féminité. Celle de Jeanne, bien sûr.

    Ce samedi matin, en débarquant du train de nuit à Saint Charles, comme d’habitude j’étais allé poser mon sac chez mon oncle Louis qui habitait en haut du vallon de l’Oriol. Depuis que mon père, en constante mission, avait emmené ma mère et mes deux sœurs à l’étranger, me laissant seul en France, attelé à mes études, la maison de mon oncle était devenue quasi naturellement mon pied-à-terre marseillais.

    Dès le milieu de matinée, et, comme d’habitude sans prévenir, je m’étais pointé chez Jeanne. Sa mère m’avait accueilli comme à chaque fois, avec son affection un peu bourrue, mais sans jamais poser de question :

    - Elle est en bas dans le jardin, elle travaille avec un copain de fac.

    Sans façon, j’avais donc traversé le salon pour passer par la terrasse qui dominait la rade dans l’éblouissement d’une matinée radieuse. La mer scintillait au contre-jour d’un ciel encalminé, déjà lourd des promesses de l’été. Sur l’horizon, on devinait le doigt pointé du phare de Planier. J’étais descendu par l’escalier latéral dans le jardin de rocailles, lentisques, arbousiers, arroches bleutés, tamaris, aloès et palmiers nains, de fleurs aussi, pour passer sous l’ombre de l’énorme figuier. Côté mer, la frange du feuillage coiffait la vue par-dessus un rang de vieux balustres qui dominaient les toitures en contrebas de la colline Bompard, au milieu de frondaisons dévalant vers la Corniche et la mer.

    Dans l’ombre tutélaire, Jeanne était assise à la table de jardin devant ses bouquins, fiches et classeurs, à côté d’un garçon, dont, même à l’époque, j’ai immédiatement été bien en peine de me rappeler le visage. Je ne me suis pas plus souvenu du nom que Jeanne avait dit en nous présentant, mais seulement d’une main molle et moite. Le garçon avait aussitôt ramassé ses affaires et s’était esquivé, avec un au revoir murmuré comme une excuse. Pourtant, c’était lui que Jeanne devait épouser seulement quatre mois plus tard ! Mais pourquoi diable ne m’avait-elle rien dit ce jour-là, et moi comment n’avais-je pas compris le sens de cette sorte de gêne que, pour la première fois, j’avais ressentie ce matin-là entre nous deux ?

    3

    À peine un mois après, début juillet, - mais pourquoi sans prévenir Jeanne ? -, j’étais parti en stage pour deux mois dans un ranch du Manitoba, au fin fond du Canada. C’était chez un fermier avec qui mon père s’était lié à Londres, pendant la guerre avant le Débarquement, et qu’il avait retrouvé par hasard dans Berlin, où ils avaient fêté la victoire.

    Une quinzaine de jours après mon arrivée, le fermier revenant du Post Office, m’avait tendu une lettre de Marseille.

    De Marseille !?

    Cette provenance m’avait plongé dans une mortelle inquiétude. L’enveloppe, au format carte de visite, dont je ne reconnaissais pas l’écriture, avait été expédiée à Paris. Là, elle m’avait raté de quelques jours, et m’avait donc suivi avec pas mal de retard. Au dos, « Madeleine Magnan » ! avec l’adresse de la villa. Mais comment diable la mère de Jeanne avait-elle eu mon adresse à Paris ? Jeanne ne me l’avait même jamais demandé. J’avais su plus tard par mon oncle Louis, que la mère de Jeanne lui avait téléphoné pour l’avoir.

    Le cœur à l’envers, j’avais retiré de la petite enveloppe, une carte gravée. Au dos, la mère de Jeanne avait griffonné une seule phrase qui m’avait carrément vidé de mon sang :

    « Mon petit Marc, il y a quelqu’un d’autre, et il est question de mariage. »

    J’avais alors compris ce qui n’était pas normal dans le comportement de Jeanne, lors de notre dernière entrevue sous le figuier. Je n’arrivais pas à réaliser comment elle avait pu ne rien me dire, rompant de cette façon incompréhensible, le lien magique de notre relation… Était-ce à cause de cette ombre qui avait fui dans une retraite précipitée, lors de mon arrivée ? Mais à quoi bon me maudire de mon manque de flair ?

    Assommé mais incrédule, je m’étais retrouvé limaçon, ou plutôt escargot dont la coquille vient d’être écrabouillée. Ma première pensée : pourquoi était-ce sa mère qui m’avait prévenu et pas Florence… ou Jeanne elle-même ? Si j’avais encore été à Paris, bien sûr que j’aurais sauté dans le premier train pour Marseille. Mais hélas, à l’époque, un ranch au Manitoba c’était encore une sorte d’abstraction métaphysique perdue dans la profondeur septentrionale du Nouveau Monde. Et coincé là-bas, je n’avais eu que le choix entre un télégramme et une lettre. Car téléphoner était alors impensable, tout simplement. Mais l’envoyer à qui ? Répondre à sa mère, passer par Florence, ou alors directement à Jeanne ? Et pourquoi pas les trois à la fois ? Hélas, je n’avais guère perçu la force stratégique d’un tir groupé, et en avais abandonné les deux premiers termes sans plus y réfléchir.

    Au vu de l’urgence, je me souviens avoir commencé par rédiger cent télégrammes, mais le style télégraphique… Bref, sauf à ne pas réagir, je m’étais alors résolu à faire une lettre à Jeanne. C’était la première fois que je lui écrivais, et ce serait la seule. Mais, au lieu de lui dire que le mot de sa mère m’avait crucifié, et tout simplement que je l’aimais, pourquoi m’être emporté avec une telle violence ? Sans doute par rage devant mon impuissance, coincé là-bas, si loin. Mais pas seulement…

    Cinquante ans après, je me souviens encore quasi-mot pour mot de quelques-unes des phrases de cette maudite lettre. Hasard, je venais alors de lire Le colosse de Maroussi. Et les imprécations d’Henry Miller, lancées à la figure d’une boutiquière crétoise, collaient si bien à ce que j’éprouvais, que j’en avais paraphrasé quelques-unes. Quel procédé dérisoire ! Si j’avais eu quinze ans, passe encore, mais à vingt-cinq, et dans une circonstance aussi critique, de plus en lui donnant du vous, quelle connerie !… et du « Madame…

    « C’est par un mot de votre mère - imaginez, de votre mère !!! -, qui me laisse répandu comme un blanc d’œuf, que j’apprends votre intention de vous marier. Est-ce avec cette ombre entre-aperçue dans votre jardin ?

    Comment, après sa retraite, avez-vous pu ne rien me dire, et avoir fait semblant de poursuivre un ersatz de notre relation pourtant si miraculeuse ? Sans doute pensez-vous pouvoir la mettre en conserve pour la réchauffer de temps à autre, et, lorsque vous serez prise de nostalgie, la réchauffer en la faisant revenir comme une vulgaire ratatouille, jusqu’au moment où il n’en restera plus qu’une misérable tâche de gras.

    Madame, vous faites erreur, horriblement, misérablement, lamentablement erreur. Vous vous fourvoyez dans une vie qui n’aura plus de sens. Au fond de vous-même vous le savez très bien depuis ce jour où…

    Désormais, tout en moi vous répudie et en appelle au ban et à l’arrière-ban des cauchemars malveillants, pour vous assaillir et vous poursuivre dans votre sommeil d’épouse. Morte, ma si belle mémoire de vous va se décomposer avant de devenir poussière.

    Sur ce Madame, je vous laisse à vos noces de papier peint… »

    Et, comble d’affectation imbécile, j’avais terminé sans rien d’autre, avec seulement la signature rageuse « Marc Avelin » !

    J’avais sûrement dû aligner quelques autres inepties du même tabac, car je me rappelle que ma lettre occupait un plein recto verso. Comment, dans une situation aussi critique, avais-je cru pouvoir en passer par ce genre de geste au travers d’effets « littéraires », dont certains traits m’avaient même semblé pas mal tournés !? Décidément, c’était d’une connerie incommensurable. Même si nous nous étions toujours si bien compris à demi-mot, comment avais-je pu espérer que, derrière le grotesque de cette mascarade, Jeanne saurait lire entre les lignes ? Car ici la violence des mots avait outrepassé et fracassé tous les non-dits. Sans doute était-ce la raison pour laquelle elle n’avait pas répondu, ni au moins attendu mon retour. Car elle s’était mariée dès octobre - sans m’envoyer de faire-part bien sûr ! -, ni plus jamais donner le moindre signe de vie.

    Aujourd’hui, je me demande encore comment le hasard a ensuite si bien séparé nos vies, et pendant si longtemps. Je ne sais pas si le mariage a duré, si elle a eu des enfants, puis des petits,

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