Le Diable
Par Léon Tolstoi
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Aperçu du livre
Le Diable - Léon Tolstoi
Table des matières
I
II
III
IV
V
VI
VII
VIII
IX
X
XI
XII
XIII
XIV
XV
XVI
XVII
XVIII
XIX
XX
I
Table des matières
MATTHIEU, chap. V, versets 28, 29, 30.
EUGÈNE IRTÉNIEFF pouvait espérer une carrière brillante. Il avait tout pour cela : son éducation avait été très soignée, il avait terminé brillamment ses études à la faculté de droit de Saint-Pétersbourg, et par son père, mort récemment, il avait des relations dans la plus haute société, si bien qu’il était entré au ministère sous les auspices du ministre lui-même. Il avait aussi de la fortune, une grande fortune, mais compromise. Le père avait vécu à l’étranger et à Pétersbourg, et servait à chacun de ses fils, à Eugène et à l’aîné André, officier dans les chevaliers-gardes, une pension annuelle de 6,000 roubles, et lui-même, avec sa femme, dépensait énormément. L’été, il venait passer deux mois à la campagne, mais ne s’occupait point de l’exploitation, s en remettant à son gérant repu, qui lui aussi ne s’en occupait guère, mais en qui il avait pleine confiance.
À la mort de leur père, quand les frères commencèrent la liquidation de l’héritage, on s’aperçut qu’il y avait tant de dettes que l’avocat leur conseilla même de garder seulement la propriété de leur grand’mère, estimée cent mille roubles, et de renoncer à la succession. Mais un voisin de campagne, également propriétaire, qui était en relations d’affaires avec le vieil Irténieff, c’est-à-dire qui détenait un billet à ordre de lui, et qui était venu pour cela à Saint-Pétersbourg, leur fit entendre qu’en dépit des dettes on pouvait s’en tirer et refaire encore une grande fortune. Il fallait pour cela seulement vendre le bois, quelques morceaux de terres incultes et garder le principal, une vraie mine d’or, le domaine de Sémionovskoié avec ses 4,000 déciatines de terre, une raffinerie et 200 déciatines de merveilleuses prairies. Mais, pour réussir, il fallait s’adonner tout entier à cette tâche, s’installer à la campagne et gérer avec intelligence et économie.
Eugène se rendit au printemps dans la propriété (le père était mort pendant le carême), et, après une inspection minutieuse, il résolut de donner sa démission et de s’installer avec sa mère à la campagne pour faire valoir lui-même la propriété principale. Avec son frère, qui n’était pas précisément un ami pour lui, il s’arrangea de la façon suivante : il s’engagea à lui payer annuellement 4,000 roubles ou de lui donner 80,000 roubles une fois pour toutes, moyennant quoi le frère renonçait à sa part d’héritage.
Ainsi fut fait. Dès qu’il fut installé avec sa mère dans la grande maison, il se mit avec ardeur, en même temps qu’avec prudence, à faire valoir son domaine. On pense ordinairement que les vieillards sont les conservateurs les plus endurcis et que les jeunes gens sont novateurs. Ce n’est pas tout à fait juste. Les conservateurs sont habituellement des jeunes gens, des jeunes gens qui désirent vivre mais qui ne pensent pas et n’ont pas le temps de penser à la manière dont il faut vivre, et qui, à cause de cela, prennent comme modèle la vie telle qu’elle est.
Ce fut le cas pour Eugène. Maintenant qu’il vivait à la campagne, son rêve, son idéal, était de rétablir non le mode de vie du temps de son père (son père était un mauvais maître) mais celui du temps de son grand-père ; et dans la maison, dans le jardin, dans tout le domaine, bien entendu avec quelques modifications imposées par le temps, il tâchait de ressusciter l’esprit général d’alors, pour voir régner autour de lui le contentement de tous, l’ordre et le bien-être. Il y avait beaucoup à faire. Il fallait satisfaire les exigences des créanciers et de la banque, et pour cela vendre des terres, ajourner les échéances. Il fallait en outre se procurer de l’argent pour mener l’exploitation, tantôt en affermant la terre, tantôt en faisant valoir, avec ses propres domestiques, l’immense domaine de Sémionovskoié, avec ses 400 déciatines de terres labourées et sa raffinerie. Il fallait faire en sorte que le parc et la maison n’eussent pas l’air d’être à l’abandon et en ruines. La tâche était énorme, mais Eugène était plein de forces physiques et morales. Il avait vingt-six ans, était de taille moyenne, de robuste corpulence, les muscles développés par la gymnastique, sanguin ; il avait les joues colorées, les dents et les lèvres brillantes, les cheveux pas très épais mais fins et bouclés. Son seul défaut physique était sa myopie, qu’il avait développée lui-même grâce au lorgnon, dont maintenant il ne pouvait plus se passer et qui avait creusé une marque profonde de chaque côté de son nez. Voilà pour le physique. Moralement, il était tel que plus on le connaissait, plus on l’aimait. Sa mère l’avait toujours préféré, et, depuis la mort de son mari, non seulement elle avait reporté sur lui toute sa tendresse mais concentrait en lui toute sa vie. Et ce n’était pas sa